L’autorité étatique, par la voix du Président Macron, vient de réaffirmer qu’elle entend « redonner des souplesses » dans la gestion des emplois de fonctionnaire « en termes d’embauches hors du cadre de la fonction publique territoriale en permettant d’embaucher davantage sur la base de contrats. »
Les « contrats » dont il s’agit, on l’a compris, sont des contrats à durée très déterminée, ou contrats de mission. Et après ? Après, retour à Pôle Emploi, et attente de la prochaine mission… Prière surtout de ne pas se montrer exigeant sur la « mission » si l’on ne veut pas attendre trop longtemps !
C’est cela « réformer la France », aujourd’hui : réaliser une nouvelle disponibilité de la population active salariée à l’impératif de croissance – croissance qui ne peut être autre dans le monde de l’économie libérale que celle de la richesse en termes de valeur d’échange, mais, en corollaire, croissance de l’injustice dans la répartition des biens, et croissance dans la dévastation de la planète.
L’expression de cette disponibilité requise des salariés se concentre dans la constellation de vocables : flexibilité, souplesse, mobilité, nomadisme, fluidité, etc.
Ces mots on déjà largement fait florès dans le privé, où ils ont fortement contribué au déclassement des salariés – les « gilets jaunes » nous font prendre conscience, aujourd’hui, des effets négatifs, même du point de vue de la « croissance », du développement du sentiment d’insécurité de la part de ceux qui les subissent.
Mais le propos présidentiel actuel vise à les faire régner également dans les emplois publics. L’idée sous-jacente est que les services publics doivent également être gérés de manière plus efficace, autrement dit être plus rentables du point de vue de la logique marchande : ils ne doivent pas remplir les fonctions incontournables de l’État et des collectivités publiques au mieux, mais à moindres frais !
Il s’agit de juger la gestion de l’institution publique sur le modèle de la gestion de l’entreprise.
Un de mes proviseurs de lycée à qui l’on faisait remarquer que le problème examiné venait d’un poste de professeur non pourvu se lamentait : « mais à chaque fois qu’on embauche un nouveau professeur, on en a pour 40 ans ! »
Exactement ! Car il se trouve que le plus souvent on choisit d’être professeur par vocation. Et donc qu’on est prêt à y consacrer l’ensemble de sa vie active. Et ce rapport de vocation à son activité professionnelle est socialement très important. C’est ainsi qu’on peut devenir médecin, historien, infirmier, apiculteur, cuisinier, avocat, etc. La liste serait sans fin : on peut aussi être responsable politique par vocation, de même que marchand – être cet intermédiaire dans le transit des biens qui permet à ceux qui en ont besoin d’y accéder (ainsi en était-il de l’épicier de mon quartier, avant que se construise le centre commercial excentré qui l’élimine).
À vrai dire, il semble bien que l’adhésion à une activité professionnelle par vocation ait été, aussi loin que l’on considère l’histoire humaine, aussi largement que l’on considère les cultures, la norme. Et si on en parle au passé, c’est simplement parce que le mot « vocation » n’a à peu près plus d’usage public : il est tombé en désuétude.
Et pour cause ! Il heurte de front l’idéal de mobilité qui est constitutif de l’emprise mercatocratique sur notre vie sociale.
Pourtant, il faut admettre que la question de la vocation demeure, qu’elle agisse en tâche de fond, quasi clandestinement, dans les fébriles et angoissants remplissages de vœux des interfaces numériques post-bac imposés aux lycéens, comme dans les errances des premières années d’emploi de ceux qui se retrouvent sur le marché du même nom.
Il y aurait donc là les éléments d’une contradiction assez terrible, et dont l’enjeu n’est rien moins, pour chacun, que le sens de sa vie – contradiction entre la visée mercatocratique d’un emploi des individus tout-à-fait flexible, et la recherche populaire de sa vocation.
Le mot « vocation » vient du latin vocare qui signifie « appeler ». La vocation est donc un appel intérieur pour un engagement dans un type d’activité qui donne sens à sa vie. Socrate parlait de son « démon » (daimon = une sorte de génie personnel) qui l’avait appelé pour réveiller la conscience des athéniens endormis dans leurs certitudes illusoires ; et , en un usage religieux, « la vocation » a longtemps désigné l’appel de Dieu à un individu pour engager sa vie dans un ordre religieux.
La vocation est-elle la condition nécessaire et suffisante pour donner sens à sa vie ? C’est ce que pensaient les Stoïciens : « Tu aimerais être vainqueur aux Jeux olympiques ? Moi aussi, par les dieux ! Gagner aux Jeux, c’est bien agréable ! Mais, avant de te lancer, examine un peu les tenants et aboutissants : l’abstinence sexuelle, le régime, le renoncement aux friandises, les exercices sous la contrainte et aux heures réglementaires, … » enseignait Épictète (Manuel, XIX), et d’ajouter : « Pense à tout cela et après, si tu en as encore envie, entre dans la carrière. Sinon, tu ne seras qu’un gamin qui joue tantôt aux lutteurs, tantôt aux gladiateurs, tantôt aux sonneurs de trompette, tantôt aux acteurs de tragédie. »
La méthode est donc très simple pour ne pas perdre sa vie à imiter pathétiquement des rôles qui ne sont pas fait pour nous : il suffit de s’écouter soi-même au lieu de s’enticher d’imaginaires importés, et d’entendre sa tendance profonde – que chacun possède et qui lui est propre. Car, selon les Stoïciens, chacun a sa raison d’être dans la monde, et il convient qu’il la concrétise, non seulement pour être heureux, mais aussi pour contribuer à l’harmonie du monde.
Aujourd’hui nous sommes si loin de cette contribution à l’harmonie du monde ! Ce qui nous oblige à examiner les alternatives à la thèse stoïcienne de l’universalité de la vocation.
Dans le monde contemporain, on ne parle plus de vocation, on parle de carrière. Réussir sa vie, c’est faire une belle carrière. Et faire une belle carrière, c’est enchaîner une succession d’activités dans le sens d’une orientation ascendante de sa position sociale. La carrière de l’individu s’inscrit donc dans le cadre d’une société de compétition – compétition dans l’enrichissement, compétition dans la quête d’une position dominante, compétition pour la notoriété. On reconnaît là les passions sociales à la source des excès des hommes dans l’histoire.
Faire carrière, c’est viser un bénéfice égoïste, toujours d’ailleurs relatif à la position sociale des autres et provisoire (autrui pouvant toujours le remettre en cause) – c’est vouloir être plus (riche, dominant, célèbre, …). Cela implique la persistance d’une tension agressive dans les rapports avec la plupart de ses congénères. Et c’est donner à sa vie un sens finalement dramatique puisqu’à cette aune, on en arrive immanquablement à être moins, jusqu’à n’être plus du tout.
Au contraire, « la vocation implique la croyance en la valeur intrinsèque d’un engagement professionnel particulier » (Christopher Lasch, Le seul et vrai Paradis, 1991). Réaliser sa vocation est vouer le meilleur de son énergie à une activité considérée comme ayant une valeur en elle-même – donc qui ne s’éteindra pas avec la fin de sa vie : elle sera reconnue en quelque manière comme ayant contribué à la valeur de l’humain. À l’« être plus » que vise le carriérisme, la vocation oppose l’« être humain » – ce qui peut sembler trivial comme but, mais qui ne l’est pas, car ce qu’on réalise par vocation mérite d’être conservé (au moins en mémoire), cela constitue un apport à la culture humaine.
Pourtant, au XXIème siècle, il est difficile d’adhérer stricto sensu à la doctrine stoïcienne de la vocation. Dans les faits, cet appel intérieur semble si variable d’un individu à l’autre ! Et parfois ne paraît-il pas totalement absent ?
D’autre part les Stoïciens présentent la vocation comme un savoir d’intuition, et, à ce titre, court-circuitant le logos (discours rationnel). C’est pourquoi, il peut y avoir de fausses vocations – de celles qui sont induites par les images valorisantes de tel type d’activités rencontrées tout au long de sa maturation, et qui ne sont pas toujours sauves de manipulation idéologique.
À cette dernière fragilité, le remède est bien indiqué dans l’exemple du jeune homme qui veut devenir champion olympique, proposé par Épictète : il faut faire un effort de réflexion sur ce qui apparaît comme sa vocation, en analysant toutes les implications du choix d’activité en question. Autrement dit, Épictète réintroduit la raison comme juge suprême de la valeur de vocation de l’intuition.
Mais cette démarche n’est pas si aisée, car on ne peut supprimer tout imaginaire dans la pensée d’une vocation – c’est bien pourquoi le destin de la notion de vocation a souffert de l’irruption de la « psychologie des profondeurs » (dont la psychanalyse) dans la culture au siècle dernier.
Cela signifie que l’authenticité d’une vocation, au sens stoïcien d’une intuition de sa juste place dans le monde, pourrait n’être jamais assurée.
C’est pourquoi il est pertinent d’assouplir la notion stoïcienne de vocation en la fondant, non pas sur l’intuition directe de la bonne activité qui nous serait impartie, mais sur l’intuition plus générale que notre existence doit avoir un sens. Nous pouvons assimiler cette présupposition du sens à ce que Kant nommait, dans un essai intitulé Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786), le « besoin de raison » comme guide ultime de notre activité de pensée. Car, en effet, c’est d’emblée l’activité de la raison, sous la forme de la réflexion, qui prend en charge cette exigence de sens. Kant comparait le besoin de raison – l’exigence de sens, donc – dans l’ordre de la pensée, au sens a priori de la discrimination entre droite et gauche, dans l’ordre de la sensibilité : « Pour m’orienter dans l’obscurité en une pièce que je connais, il me suffit d’être en mesure de saisir un seul objet dont j’ai la place en mémoire », ceci en vertu de ma discrimination droite/gauche qui ne repose alors sur aucune sensation (il faut percevoir au moins 2 objets pour expérimenter un sens spatial).
Cette exigence de sens amène à se poser la question : « À quoi consacrer mon temps et mon énergie pour donner à ma vie humaine sa plus grande valeur ? ». Et il est justifié de nommer « vocation » la réponse à cette question, puisqu’elle rejoint la définition de Lasch énoncée plus haut : l’engagement dans une activité choisie pour sa « valeur intrinsèque ». Et la réponse sera différente pour chacun puisque chacun n’a pas les mêmes qualités, compétences, expériences, et donc pas tout-à-fait la même vision du monde – ce différentiel propre à soi dans la pensée de sa meilleure façon de vivre serait précisément « sa vocation ».
La notion de vocation a cette exigence de poser soi-même, et de l’approcher selon sa manière propre, une valeur pourtant non relative à soi – « intrinsèque », c’est-à-dire absolue. On se retrouve devant la même configuration que pour la création artistique : la reconnaissance de la valeur de l’œuvre artistique doit être universelle, parce qu’elle n’est pas relative à l’artiste, mais intrinsèque. Seulement, pour la vocation, il ne s’agit pas de l’engagement dans une œuvre, mais de l’engagement de sa vie. Ou alors : trouver sa vocation, ne serait-ce pas faire de sa vie une œuvre ?
Il s’ensuit que l’activité du travailleur industriel caractérisée par l’assignation interchangeable à des tâches parcellaires, répétitives, et l’absence de toute maîtrise du produit fini (ce que Marx appelait le travail « aliéné ») ne peut être une vocation. Un tel type d’activité salariée, parce qu’il est inhumain, ne peut se vivre que dans une sorte de seconde conscience qui soustrait l’individu humain à la lucidité sur sa situation présente. C’est pourquoi, dans la mesure où ces tâches seraient nécessaires à une société, elles devraient être réalisées par des machines[1]
Peut-être d’ailleurs, n’y a-t-il pas de demi-mesure : soit l’on vit selon sa vocation, soit l’on vit « comme des somnambules » (comme dit Hannah Arendt : voir la citation en exergue de ce blog). Car les individus les plus visibles de la société de la modernité tardive – ceux qui courent après les passions sociales de domination, de richesse, de célébrité – vivent tout autant « comme des somnambules » : ils font tous, plus ou moins habilement, la même chose, et sont en cela totalement prévisibles – exploiter le plus fragile, faire chuter le rival potentiel, mettre au pas le récalcitrant, surveiller le concurrent, se faire voir à son avantage, etc. Ces activités, jamais interrogées, indéfiniment réitérées de manière quasiment mécanique, ne sauraient être une vocation, bien au contraire, car elles ne font que reconduire des principes de comportement animaux : accumulation de biens, domination par la peur, reconnaissance de signes de leadership, ont déjà cours dans le monde animal. Ce n’est pas un hasard si se sont popularisées, ces dernières décennies, des théories anthropologiques fondées sur la biologie – telle la sociobiologie de E. O. Wilson (cf. Sociobiologie : la nouvelle synthèse, 1975). Elles permettent en effet de naturaliser ces principes « bêtes » de comportements. La théorie du « Gène égoïste » (cf. l’ouvrage éponyme de Dawkins – 1976) rend parfaitement compte des compétitions impitoyables induites par la société mercatocratique – mais comment pourrait-elle rendre compte du phénomène de la vocation ?
Et pourtant, la vocation, malgré l’empire apparent de l’idéologie libérale de la mobilité, reste un phénomène social massif. N’y a-t-il pas tant de jeunes qui exigent du sens dans leur activité professionnelle ? N’y a-t-il pas tant de moins jeunes qui rompent brutalement une carrière dans les affaires ou les institutions pour recommencer une nouvelle vie ailleurs, loin de la métropole, avec pour priorité une activité qui ait du sens ? Et on pourrait évoquer d’autres occurrences de ruptures avec l’idéal régnant de l’homme carriériste, pour trouver sa vocation. Car rechercher l’activité qui donnera sens à sa vie, et réfléchir à la fois sur soi, et sur le fonctionnement de la société pour laquelle vaudra son activité, n’est-ce pas chercher sa vocation au sens que nous avons précisé ci-dessus ?
* * *
Le mot « vocation » a été délaissé pour deux raisons :
– Du fait de son usage très métaphysique dans l’esprit du stoïcisme, puis du christianisme. Cet usage, surtout au sortir de plus d’un millénaire de règne de l’idéologie chrétienne, est apparu trop gros d’irrationalité au regard du développement des sciences, en particulier des sciences de l’homme.
– Parce qu’il gênait la mise en place du totalitarisme mercatocratique – plier les vies humaines aux exigences d’extension du marché. Car, en vertu de sa propre logique, le dynamisme du marché a besoin d’une activité humaine la plus flexible possible – on se rend très bien compte, par exemple, que cette pratique nouvelle que l’on appelle l’« uberisation » des emplois favorise d’abord le changement aisé d’activité tout comme la pluriactivité, et, en faisant de l’employé un travailleur indépendant, le soustrait au droit protecteur du salarié.
L’État lui-même, sous emprise mercatocratique, n’entend plus que ses fonctionnaires soient par vocation dans leur fonction de service public. Tout se passe comme si la vocation ne faisait plus partie du monde – de leur monde : l’idéologie contemporaine l’a forclose de ses pensées.
Et pourtant la vocation résiste, de façon souterraine mais extraordinairement puissante : elle affleure dans l’exigence de sens pour leur activité professionnelle de la part de l’immense majorité des citoyens.
C’est là une contradiction majeure de notre temps : cette innombrable, contagieuse, envahissante, exigence de sens dans un monde qui est censé être le monde de l’homme sans vocation.
La conscience de cette contradiction est un des motifs les plus tangibles d’espoir aujourd’hui : les insensés qui se montrent dans les positions de pouvoir ne peuvent réduire les citoyens à être de simples agents de leur activisme absurde – même avec le secours d’une anthropologie sociobiologique. L’exigence de sens leur échappe définitivement, puisqu’elle ne fait pas partie de leur monde.
Mais les citoyens – qui exigent que leur vie ait un sens – ont intérêt à retrouver la notion de vocation, pour penser ce sens dans la perspective de leur activité professionnelle, et plus largement, de leur engagement dans la vie sociale. Mais il faut qu’ils la retrouvent en concordance avec le recul des croyances superstitieuses et le progrès du savoir. Il faut penser sa vocation de manière rationnelle, c’est-à-dire au bout de l’élaboration rationnelle de la question : « À quelle activité vais-je consacrer mon temps et mon énergie pour donner à mon passage sur Terre sa plus grande valeur ? »
C’est dans la synergie des réponses, différentes pour chacun, que se dessineront les contours d’un monde enfin humain – un monde qui redonnera à l’humanité le goût de son avenir.
[1] Cela mériterait réflexion de savoir dans quelle mesure on pourrait y assigner l’animal domestiqué.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire