jeudi, novembre 21, 2024

À propos de l'autodestruction de la démocratie aux États-Unis

 
Mont Rushmore avec les présidents
G. Washington, T. Jefferson, T. Roosevelt, A. Lincoln
– L’interlocuteur : On peut vraiment être inquiet pour l’avenir de la démocratie aux États-Unis depuis l’élection de Trump. Penses-tu toi aussi qu’elle est en péril ?
– L’anti-somnambulique (a-s) : Elle n’est pas en péril. Elle n’est plus en péril ! Elle est déjà défaite, renversée !
À partir du moment où les institutions se sont montrées incapables d'interdire la candidature à la tête de l'État d'un individu qui a tenté de bafouer par le mensonge et l’usage de la force les règles démocratiques, et que les suffrages populaires lui ont octroyé la responsabilité suprême, la démocratie américaine, qui est, rappelons-le, la plus vieille démocratie des temps modernes, est entrée dans un processus d’autodestruction.
– Il me semble que tu exagères. Il y a des forces importantes, institutionnelles et populaires – quasiment la moitié de la population – qui vont s’efforcer de la défendre. Il ne faut pas dire qu’elles ont perdu d’avance.
– (a-s) : Soyons lucide ! Avec un président Trump qui est en position de s’arroger un énorme pouvoir, et un arbitre institutionnel ultime – la Cour Suprême – qui lui donnera toujours son aval, ce qui va suivre ne peut être qu'une brutalisation systématique, et d’ailleurs annoncée, des institutions publiques et un détricotage des règles qui assuraient au moins le maintien d’une perspective de bien commun à toute la population exprimée par ses choix électoraux. Or, c'est la présence d'un tel idéal de bien commun qui est la condition nécessaire pour que l'on puisse vivre entre soi en paix. C'est pourquoi on peut anticiper que cette société des États-Unis va inéluctablement vers la violence et la désagrégation.
– Peut-être… Mais on peut aussi envisager qu’un certain nombre d’électeurs de Trump, en constatant la dangerosité de ses choix, « s’en mordent les doigts » comme on dit, et reviennent du côté de la raison, pour défendre la démocratie.
– (a-s) : Pourquoi ne l’ont-ils pas fait avant ? Cette dangerosité était quand même parfaitement évidente, non ?
– Heu… !
– (a-s) : Je vais te le dire ! Parce que le camp Trump a constamment fait campagne par le mensonge et l’excitation de passions négatives. Le mensonge, c’est le non-respect de son interlocuteur pour son instrumentalisation ; les passions négatives sont ici l’insistante incrimination de catégories sociales désignées comme ennemies, en l’occurrence les populations en migration et les adversaires politiques au président élu qui défendent les institutions démocratiques. Mensonges et incriminations passionnelles sont deux facteurs qui minent la confiance minimale nécessaire à la vie sociale, et ouvrent la voie à la violence.
– Mais les vociférations du populiste, fut-il président, ne déterminent pas les comportements des individus qui vivent effectivement ensemble. On peut penser que, finalement, la majorité des américains ne veulent pas la violence. Pour eux, même s'ils ne sont pas d'accord, le dialogue reste toujours possible…
– (a-s) : Comprenons-nous bien. Dans toute société, il est tout-à-fait normal que l’on ne soit pas d’accord sur la bonne manière de vivre ensemble. À partir de là il y a deux issues possibles : soit le dialogue pour trouver un accord, soit la violence pour éliminer les tenants de la thèse opposée. Le dialogue implique la valorisation de la raison et de la vérité – la raison élimine les arguments incohérents (qui impliquent contradiction), la vérité élimine les arguments fallacieux (non conformes à l’expérience partagée). La démocratie est précisément ce mode d’organisation sociale fondé sur le dialogue, et donc sur la raison et la vérité, qui doit permettre d’arriver à un consensus sur la manière de vivre ensemble. Dans les faits, elle n’y arrive jamais vraiment, mais ce qui est important, c’est qu’elle en garde la visée – ce qui implique de cultiver la raison et de chercher la vérité. Le populisme à la Trump piétine cette visée ; il se moque de la raison et discrédite la vérité. Cette attitude légitime de faire taire ses opposants par la force. Il faut bien admettre qu’une partie significative du peuple des États-Unis a avalisé cette attitude. Et cela a été possible parce que le camp Trump a sans vergogne utilisé l’espace d’expression dont la démocratie a nécessairement besoin pour que le dialogue se fasse, pour diffuser cette violence.
Il est essentiel de comprendre que dans le rapport entre démocratie et violence, il y a une double loi qui opère :
1.   La violence peut toujours avoir le dessus sur la démocratie, puisqu’elle est toujours capable de faire taire ceux avec qui elle n’est pas d’accord, elle supprime dès lors la possibilité du dialogue démocratique.
2.   Seule la démocratie peut nous rendre humainement heureux. Puisqu’elle permet d’exprimer ce que seule l’espèce humaine est capable d’exprimer : une réflexion sur les valeurs en fonction desquelles on veut vivre ensemble.
– Je t’ai bien écouté. C’est très intéressant le lien que tu viens de faire entre des valeurs, qu’on réserve plutôt à la réflexion philosophique, et des orientations politiques. Mais, pour moi, le mystère s’épaissit. Comment se fait-il qu’une majorité des votants états-uniens aient choisi le négatif, c’est-à-dire le mensonge plutôt que la vérité, la haine plutôt que le dialogue ? Comment accepter l’idée que ce pays soit composé de tant de mauvaises personnes ?
– (a-s) : Tu poses la bonne question. Je te réponds qu’ils n’ont pas choisi le négatif, ils ont choisi ce qui de leur point de vue est le positif : le discours bienfaisant !
– Comment ça ?!
– (a-s) : Je fais l’hypothèse qu’il y a trois facteurs essentiels qui concourent à l’accueil comme bienfaisant de ce discours menteur et haineux. D’abord un complexe de sentiments négatifs d’une partie majoritaire de la population à l’égard de la société, où prédominent l’impuissance et l’inquiétude, fondé sur une profonde frustration : la conviction que son existence n’apporte pas les promesses qu’on en attendait lorsqu’on s’apprêtait à entrer dans la vie sociale. Ensuite la réparation que fait entendre le discours simple et énergique du tribun populiste qui désigne de façon transparente « des responsables » et affirme sa volonté de les châtier. Le discours bienfaisant est là car il signifie la sortie du sentiment d’échec.
– Mais ces gens-là n’ont-ils aucune culture politique ? Ne voient-ils pas venir l’entourloupe ? Les mensonges ?… les incohérences ?… Tout cela est tellement grossier !
– (a-s) : Oui, mais c’est juste ce qu’ils ont besoin d’entendre. Le leader populiste n’est rien d’autre qu’un bateleur de foire qui vend sa marchandise avec des arguments de bateleur de foire. Il est passé de sa foire initiale, l’immobilier, à la foire en grand, celle de l’État (en passant par la foire d’une émission de télévision). Mais il n’a qu’un discours de bateleur de foire. Il est écouté parce que tout ce qu’il dit se résume à « Derrière moi, vous aurez la puissance, derrière moi, vous retrouverez la confiance, parce que moi, je suis l’incarnation de la puissance ! » Ne voit-on pas que tous les signes qu’il donne sont des signes d’affirmation de sa puissance, même face aux pouvoirs légitimes installés, même dans sa capacité de mentir au su et au vu de tous ? Il est le cador de la cour de récré pour lequel on se dit « Tout ira mieux si je suis de son côté ! »
– Sauf qu’on n’est pas dans une cour de récré ! On est dans une société qui se donne rendez-vous pour décider de son avenir !
– (a-s) : On est bien d’accord ! Et cette société a effectivement choisi. Mais peut-être a-t-elle prioritairement choisi contre le discours d’en face, ce discours trop bien connu avec lequel on l’a bercé au temps de son éducation : ce pays est un pays libre et démocratique, avec des lois telles que, si on est travailleur et déterminé, on aura chacun sa chance de réussite et on pourra faire valoir sa voix ? Or, une majorité de cette population se considère comme ayant été bernée par ce discours, que les dés sont pipés, que la démocratie n’est qu’un paravent servant à légitimer une classe de riches indéfiniment installés. Et il se peut bien que, de ce point de vue, elle ait raison ! L’argent, avec la capacité qu’il donne d’occuper l’espace médiatique, tient beaucoup trop de place dans les démocraties contemporaines, et tout spécialement aux États-Unis lors des campagnes électorales où il finit par occulter le débat démocratique, celui où on examine la valeur des arguments échangés. Ceci les citoyens le sentent bien puisque, dans l’ensemble des démocraties occidentales, le taux de participation aux élections tend inexorablement à baisser.
– Je suis d’accord avec toi. Nous vivons dans des démocraties très imparfaites, on le sait. Et c’est ce qui fait la fortune des populistes. Mais il me semble que, tant qu’on garde les formes de la démocratie, on peut garder espoir, car on peut, sans crainte, la critiquer et contribuer à l’améliorer. Par contre, cette violence qui lui est faite aux États-Unis, ce phénomène d’autodestruction, comme tu dis, c’est cela qui est désespérant. On sait bien que les manières de se comporter aux États-Unis ont tendance à s’exporter outre-atlantique peu après… et qu’il y a des mouvements populistes qui ont le vent en poupe en Europe !
C’est donc cela ton troisième argument pour expliquer le succès du discours du populiste ? Il y aurait donc, outre la frustration populaire et l’existence du leader se présentant comme le grand réparateur, le caractère très imparfait de nos démocraties ?
– (a-s) : Non ! L’imperfection de nos démocraties est juste un approfondissement de la frustration populaire. C’est d’ailleurs un approfondissement que ne font pas les principaux intéressés, car s’ils le faisaient, ils s’apercevraient que les Trump, Musk, et compagnie, font partie des plus riches parmi les riches, et qu’en cela ils sont les plus responsables de l’enlisement de leur vie dans la frustration.
Le troisième facteur qui a permis à Trump d’avoir la majorité des suffrages est justement la capacité d’une part importante de la population à se maintenir dans l’irréflexion. Car, comme tu l’as remarqué, il ne faut surtout pas réfléchir le discours du leader populiste pour qu’il reste bon à entendre. Il faut le prendre pour argent comptant !
– Certes ! Mais cet argument me gêne beaucoup. Il peut paraître méprisant. N’implique-t-il pas que le peuple est bête ?
– (a-s) : Pas du tout ! Il s’agit d’un problème beaucoup plus complexe et plus large que cela. Un problème qui relève de ce que j’appellerai « la culture mercatocratique ».
– « Mercatocratique » ? Ok, j’ai lu ton dernier livre – Démocratie… ou mercatocratie ? – qui développe l’idée que la réalité du pouvoir, en deçà des formes démocratiques, est celui du marché et des principaux affairistes qui l’animent.
– (a-s) : Oui ! Mon livre identifie le pouvoir qui s’impose mondialement, mais surtout il veut éclairer la manière dont il opère et pourquoi il est aussi largement accepté, alors même qu’il mène l’humanité dans une impasse qui pourrait lui être mortelle. Quand je parle de « culture mercatocratique », je pense aux valeurs que la mercatocratie popularise et aux comportements qu’elle promeut pour les réaliser.
– En ce qui concerne les comportements, ne relèvent-ils pas  de ce que tu nommes « la manipulation réactive » ?
– (a-s) : Tu as tout-à-fait raison ! C’est bien elle qu’il faut mettre au jour pour comprendre la possibilité du vote paradoxal pour la violence populiste. Elle consiste en l’interpellation émotionnelle des individus, suffisamment ciblée et intense pour appeler un comportement de réaction immédiate qui court-circuite la réflexion. Du côté de Trump, les illustrations abondent : « On sera tous riches et prospères si on généralise la fracturation hydraulique pour produire du pétrole », « On sera enfin en sécurité quand j’aurai évacué, dès le lendemain de mon élection, tous les migrants en situation précaire », « Je vais réduire le budget de l’État de 30%, comme cela vous n’aurez plus à payer toutes ces taxes qui entretiennent des parasites », etc. Mais ce procédé manipulatoire, qui a de tous temps été celui des bateleurs de foire, est familier à tous car sa logique est reprise, sur d’autres supports que la harangue vocale, par la publicité commerciale. L’essentiel des budgets publicitaires n’est plus voué aux développement d’arguments sur les éventuelles qualités, techniques ou autres, des biens à vendre, mais à des mises en scène propres à susciter des émotions de telle sorte qu’elles laissent croire que l’achat du bien proposé va résoudre le désir qu’elles déclenchent.
– Bien ! C’est vrai que la publicité commerciale nous touche volontiers à l’émotion. Mais cela est très commun dans les relations humaines. Pourquoi alors employer ce grand mot de « manipulation » ? Elle le fait à visage découvert, non ? On sait qu’elle s’adresse à nous pour vendre ! Il n’y a pas, comme chez le leader populiste, l’omniprésence du mensonge et l’effet de foule qui anesthésie le jugement personnel !
– (a-s) : Certes, mais il faut voir les choses de plus loin. Volontiers, concernant une personne dont tu veux te rapprocher (ou t’éloigner), tu t’adresses à elle à l’émotion. Mais il ne peut pas y avoir manipulation dans la mesure où elle peut te répondre ! Et de la qualité de sa réponse résultera soit un rapprochement soit un éloignement, soit une maîtrise de la bonne distance de relation (si l’échange passe de l’émotionnel aux arguments objectifs). Par contre, il n’y a pas de réponse possible dans la propagande publique. Tu ne peux pas confronter le propagandiste à ta propre personnalité pour construire une relation. C’est une communication à sens unique liée à un pouvoir qu’il a – celui d’occuper médiatiquement l’espace public – et que tu n’as pas. Tu peux certes mettre l’émotion et le désir qu’elle déclenche de côté pour t’occuper d’intérêts qui viennent de toi. Mais le plus souvent la propagande publique se rencontre de manière insistante, envahissante, et nourrit, grossit, le désir qu’elle a insinué… Elle est manipulation parce qu’elle met énormément de moyens pour susciter, par réaction, des comportements attendus conformes à l'intérêt particulier de celui qui l'émet, alors même que les individus qui adoptent ce comportement le vivent comme libre : « Oui, c’est bien moi qui a choisi de réagir par ce vote, ou par cet achat, puisque personne ne m’y a contraint ! ».
– Oui, je comprends ce que tu veux dire. Trump a été élu par l’effet d’une manipulation massive des comportements, et non comme résultat d’une réflexion objective sur ses projets. Mais quand même ! Si cette manipulation est patente quand on prend un point de vue de masse – celui d’un ensemble de comportements qui convergent – l’est-elle aussi du point de vue individuel ? Chacun ne garde-t-il pas la liberté de choisir de ne pas réagir ?
– (a-s) : Je te réponds : oui. Mais tout est fait pour que ce soit le plus difficile possible ! Il y aurait beaucoup choses à dire sur cette manière d’asservir sans contraindre. Soulignons au moins que le comportement réactif est le plus court chemin entre le désir que déclenche l’irruption émotionnelle et sa satisfaction, puisqu’il ne s’embarrasse pas de la réflexion qui est requise pour choisir entre plusieurs possibilités ; c’est pour cela que le comportement réactif est le plus bas degré de la liberté. On remarque qu’il est exclusivement celui du bébé et qu’il est le plus commun du monde animal ; n’est-ce par lui que l’on contrôle son animal de compagnie ?
– Je pense que tu as raison ! Me vient à l’esprit cette petite musique de lieux communs dans notre société : « Il ne faut pas se prendre la tête ! », « On a toujours raison de se faire plaisir ! », etc. Cela amène chacun à être capté par la parade incessante des marchandises. Et d’ailleurs, c’est une tendance contemporaine que les candidats aux élections politiques se fassent valoir par la même logique et recourent aux mêmes espaces de communication que la publicité marchande. Mais si notre liberté apparaît être dans la possibilité d’accès à la satisfaction la plus proche, la contrainte devient alors comme une agression contre notre liberté. Dès lors, je ne vois pas ce que vient faire la culture là-dedans. Pourquoi parles-tu d’une « culture mercatocratique » !
– (a-s) : On parle ici de culture dans un sens très large comme un ensemble de valeurs que se donne une société par lesquelles elle se situe dans le monde et sur lesquelles elle s’appuie pour organiser son vivre-ensemble. Hé bien ce sont exactement les valeurs dont tu viens de parler qui se sont imposées par la domination massive du pouvoir mercatocratique. On peut dire que ce pouvoir, à imposer continuellement aux consciences individuelles de se plier à la réaction émotive, est parvenu à faire en sorte qu'elles prennent peu ou prou ce pli qui leur permettent d’adhérer plus facilement aux solutions simplistes et socialement désastreuses des populistes.
– Mais alors, nous aussi, en Europe, nous sommes vulnérables aux ambitions populistes et aux violences qu’elles portent…
– (a-s) : Effectivement ! N’as-tu pas noté que le rôle social qui a le vent en poupe aujourd’hui dans notre société est celui d’« influenceur » ?
– Oui, je vois de qui tu parles. Et c’est effectivement une figure sociale qui correspond bien au pouvoir dont on vient de parler. L’influenceur est en effet celui qui tire parti de l’espace ouvert à un large public par les réseaux sociaux, et des moyens techniques offerts par l’informatique, pour s’enrichir en faisant systématiquement de la manipulation réactive.
– (a-s) : Tout-à-fait exact !
– Il faut quand même reconnaître qu’il y a des influenceurs qui semblent sincèrement animés d’un souci de bien commun, par exemple pour un comportement plus écologique, etc.
– (a-s) : Peut-être. Mais comprends-tu maintenant que ce n’est pas au contenu du message qu’il faut donner de l’importance, mais à sa forme ? Et quelle serait la bonne forme ?
– Le dialogue ? La réflexion ?
– (a-s) : Oui ! Les deux ! Car, comme le disait Paton, la réflexion est toujours un dialogue avec soi-même – « dialogue » vient du grec dialogos = discours rationnel à deux. N’est-ce pas ce que nous avons fait ?
– Oui ! Nous avons bien dialogué. [souriant] Nous ne sommes vraiment pas des « influenceurs » !
– (a-s) : C’est pour cela que nous allons mettre notre dialogue en ligne : pour contribuer à la réflexion commune.
Nourrir la réflexion commune ! Il n’y a pas d’autre antidote à la manipulation réactive. C’est de ce côté-là seulement qu’il y a de l’espoir !

 

1 commentaire:

  1. Anonyme8:38 AM

    Très intéressant du début à la fin ! L'analyse sous l'angle de procédés analogues à ceux de la publicité commerciale éclaire bien le sujet.

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