dimanche, novembre 16, 2025

La valse moderniste

 

Le modernisme est un phénomène d’opinion majeure de notre époque. On peut le qualifier d’idéologique parce qu’il est la manière dont s’affirme un pouvoir social.

Il est essentiel, pour la compréhension de notre histoire des siècles passés, de spécifier cette notion de modernisme(-iste), en la démarquant clairement de la notion de moderne(-ité). La raison en est que seul le mot modernisme permet de circonscrire l’investissement irrationnel de l’avenir qui apparaît en Occident au sortir de la Renaissance. Cet investissement pourrait se formuler ainsi : « La potentialité de progrès technoscientifique de l’humanité apportera nécessairement des solutions techniques aux problèmes auxquels elle est confrontée ». De cette proposition on tire volontiers le corollaire logiquement abusif : « Toute invention technique rendue possible par le progrès technoscientifique est nécessairement bonne ».

La technoscience c’est la stimulation mutuelle de la découverte scientifique et de l’invention technique mise en lumière par l’œuvre de Galilée. Galilée établit en faisant rouler des billes sur des plans inclinés que la vitesse de la chute d’un corps à un point p est indépendante de la nature du corps mais est fonction du temps écoulé. Mais alors pourquoi tout un chacun expérimente-t-il que des corps tombent plus vite que d’autres ? Galilée fait l’hypothèse de l’existence de la pression atmosphérique, laquelle est prouvée par son disciple Torricelli au moyen d’un long tube plein de mercure renversé dans une bassine, le niveau du mercure descend et le haut du tube est un pur vide. Donc l’atmosphère existe et fait une pression sur le mercure dans la bassine égale au poids de la colonne de mercure dans le tube. Cette expérience ouvre la voie à l’invention des pompes à vide, lesquelles permettront d’autres découvertes. C’est cela la technoscience, l’auto-renforcement positif de la relation mutuelle entre la théorie scientifique et la technique.

Ainsi la technoscience ouvre à une suite indéfinie de découvertes théoriques et d’inventions techniques à venir. Il s’ensuit que le modernisme est une dévalorisation systématique du passé, en vertu du solutionnisme technique qu’il affiche. Si toutes les solutions aux problèmes humains se trouvent dans les potentialités techniques qui seront inventées du fait de la dynamique propre à la technoscience, il est vain de se pencher sur un passé dont on pourrait tirer des leçons, puisque ce passé est dépassé par les progrès de la technoscience.

À ce stade on serait tenté d’objecter : L’optimisme quant à l’avenir du modernisme paraît bien légitime puisque la technoscience existe. Et d’ailleurs c’est bien la conséquence qu’en ont tirée d’aussi éminents esprits que
– l’anglais Francis Bacon posant que « Le but (…) est l'expansion de l'Empire humain jusqu'à ce que nous réalisions tout ce qui est possible. Nous volerons comme les oiseaux et nous aurons des bateaux pour aller sous l'eau. » La nouvelle Atlantide (1627),
– et le français René Descartes affirmant qu’avec cette nouvelle méthode de connaissance : « nous pourrions (…) nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature… » Discours de la méthode (1637).

Et pourtant ce fantasme d’omnipotence humaine sur la nature n’était pas du tout partagé par le découvreur même de la technoscience, Galilée, dont l’œuvre fut pourtant décisive pour l’avènement de la modernité. Il restait tout-à-fait révérencieux envers le passé. Ainsi, il écrivait « Je tiens les travaux d’Archimède (IIIe siècle av. J-C) pour supérieurs à ceux de tous les autres esprits de l’humanité. » (Discours, 1638). Il était moderne, certes, mais pas moderniste !

Car le modernisme est paradoxal en ce qu’il est une foi quasi religieuse  – et donc irraisonnée – en l’exercice technoscientifique de la raison. Ce qu’a très bien exprimé Cornelius Castoriadis : « La science offre un substitut à la religion pour autant qu'elle incarne derechef l'illusion de l'omniscience et de l'omnipotence – l'illusion de la maîtrise. Cette illusion se monnaye d'une infinité de manières – depuis l'attente du médicament-miracle, en passant par la croyance que les "experts" et les gouvernants savent ce qui est bon, jusqu'à la consolation ultime : "Je suis faible et mortel, mais la Puissance existe." La difficulté de l'homme moderne à admettre l'éventuelle nocivité de la technoscience n'est pas sans analogie avec le sentiment d'absurdité qu'éprouverait le fidèle devant l'assertion : Dieu est mauvais. » (Le monde morcelé, 1990).

Rappelons que l’adjectif moderne est bien antérieur à l’apparition du modernisme. Il a d’abord été employé dans le Haut Moyen Âge (du Ve au Xe siècle) pour désigner le présent en tant qu’il ouvrait vers une nouvelle période de l’histoire aux caractères inédits, par opposition au monde ancien, celui de la civilisation gréco-latine. Ce monde à venir, bien sûr, était espéré meilleur pour ses enfants et les générations futures, c’est-à-dire moins violent, plus juste et plus prospère. Mais cet espoir n’impliquait aucunement un rejet du monde ancien, comme en témoigne la persistance de l’usage de la langue latine dans le monde lettré d’alors.

Moderne est un adjectif qui valorise, on pourrait presque dire, « qui rééquilibre » l’avenir par rapport au passé, par réaction aux sociétés traditionnelles qui font trop lourdement peser les anciens et leurs choix sur le présent. Moderniste est un fantasme de pouvoir sans limite de l’humain sur son environnement naturel.

Nous parlons de « fantasme », pour que soit sensible que ces mises en scène imaginaires d’un pouvoir sans frein sur l’environnement naturel qu’on vient de lire chez des philosophes, si elles ont un effet attrayant, n’ont rien de raisonnable. Comment un être, eût-il une âme éternelle, qui se vit quotidiennement comme partie prenante de la nature, pourrait-il prétendre à un « Empire » sur celle-ci, ou à en être « maître et possesseur » ? Bien sûr il y a un nombre indéfini de possibles qui s’ouvrent à la liberté humaine avec l’accès à la technoscience. Mais la véritable supériorité de l’humain n’est-elle pas de pouvoir choisir entre ces possibles ceux qu’il juge les plus appropriés pour avancer dans la direction de ce qu’il juge bien ?

Le modernisme est comme une valse à trois temps.

Le premier temps est celui de sa diffusion

Initié par Bacon et Descartes, on peut considérer que ce temps mène jusqu’au dernier quart du XVIIIe siècle avec l’advenue des révolutions démocratiques des États-Unis puis de France. Durant cette période, le modernisme est d’abord largement partagé par les intellectuels d’Europe en lesquels il instille un optimisme assez inédit. Ainsi, G. W. Leibniz, philosophe allemand, écrivait en 1697 : « Il faut reconnaître un certain progrès perpétuel et absolument illimité de tout l’univers, de sorte qu’il marche toujours vers une plus grande civilisation. » (De l’origine radicale des choses). Mais, Gottfried Wilehlm, la notion de progrès n’a de sens que si elle est une avancée vers un but clair qui fait consensus comme valeur. Or, ta notion de « grande civilisation » est indéniablement très obscure !

Ce qui  est clair, par contre, c’est que le modernisme a indiscutablement motivé ce qu’on a appelé la « première industrialisation », laquelle commence d’abord en Angleterre à partir de la fin du XVIIe. Or, celle-ci a provoqué le déracinement et prolétarisation brutale de villageois chassés par la pratique des enclosures, l’enrôlement, dans les unités de production, des femmes et des enfants, sous un régime quasi esclavagiste, la déportation de main d’œuvre esclave enlevée de force en Afrique, la déforestation massive pour alimenter en énergie les nouvelles machines, la multiplication des paysages défigurés par les nouvelles installations de production, avec les fumées et déchets qui accompagnent, etc.

Le deuxième temps est celui de son règne assumé.

Après les quatre décennies, entre 1775 (début de la guerre d’indépendance des États-Unis) et 1815 (congrès de Vienne), de mouvements révolutionnaires et de guerres qui ont mis bas l’accaparement du pouvoir politique par la noblesse de sang, la société nouvelle qui émerge va permettre la popularisation du modernisme. Celui-ci bénéficie de la conjugaison de deux faits sociaux nouveaux. D’abord, après des décennies d’insécurité et de malheur, se manifeste dans les sociétés occidentales une aspiration générale au bonheur. Ensuite, le pouvoir politique est désormais largement contrôlé par les principaux affairistes, à la fois industriels et acteurs du marché. C’est le phénomène de « désencastrement du marché » souligné par Polanyi (La grande transformation, 1944). Le marché n’est plus sous le contrôle du pouvoir politique, au contraire ! C’est désormais le marché qui est en position de contrôler la politique. En bref c’est l’avènement de la mercatocratie, laquelle aujourd’hui règne encore.

Mercatocratie et aspiration au bonheur se conjuguent en ce que le marché s’emploie à convertir l’aspiration populaire au bonheur en achat de biens de consommation. C’est l’époque du développement d’une nouvelle communication publique, ayant d’abord eu pour support les gazettes, les affiches, l’almanach, pour accrocher le désir de bonheur du destinataire à la mise en scène prometteuse du produit mis sur la marché. C’est l’époque où la « nouveauté », simplement parce qu’elle est nouvelle, doit susciter le désir d’achat parce qu’elle ne peut être apparue que pour le bonheur de ceux qui l’acquerront. C’est ainsi que le modernisme a pu s’auto-alimenter pendant près de deux siècles avec les points d’orgue que furent les apparitions, de l’électricité, du téléphone, de la TSF (télégraphie sans fil), de l’automobile, de l’avion, de l’ordinateur, etc.

Le troisième temps de la valse du modernisme est celui de sa persistance clandestine.

Ce marché, sans cesse grandissant, sans cesse s’intensifiant, n’a pu prospérer que dans une débauche ahurissante de dépenses d’énergies, forestières, fossiles, nucléaires certes, mais avant tout humaines (celle des travailleurs salariés), sur deux siècles. La biosphère s’est vue envahie de plus en plus impitoyablement de flux de biens marchands et des déchets attenants. Aujourd’hui elle est épuisée, malade, sa vitalité a drastiquement baissé, et elle a la fièvre (le « dérèglement climatique »). Pourtant le modernisme est toujours présent, mais il a dû renoncer à s’affiche explicitement. Il n’a plus la cote ! Par exemple on ne prétend plus attirer vers un produit en mettant en vedette l’argument « C’est nouveau ! ». Pourtant le marché de l’économie telle qu’elle fonctionne depuis deux siècles a absolument besoin de susciter le réflexe d’achat moderniste – il faut qu’on aie besoin d’acheter la nouvelle version du produit, censée être plus avancée technologiquement. C’est pourquoi on met l’accent, dans la communication commerciale, sur les détails nouveaux susceptibles d’avoir le plus d’effet sur l’imaginaire du destinataire. Mais cela ne suffirait pas si l’on ne détournait pas aussi la conscience du long terme, forcément porteur d’inquiétudes. On met donc sans cesse l’accent sur les sensations bonnes au plus court terme qu’apportera l’acquisition du bien marchand.

Cette clandestinité du modernisme est due à l’échec non assumé de sa remise en cause rationnelle. Cette remise en cause est le résultat de la prise de conscience, à partir des années soixante-dix du siècle dernier, que le bonheur prétendument apporté par la société de consommation était largement illusoire, alors que les dégâts entraînés par l’extension indéfinie du marché se manifestaient de plus en plus concrètement et implacablement. L’échec de cette remise en cause a été avéré au début du siècle par le reniement des accords de Kyoto (1997) – qui avaient arrêté une régulation mondiale contre le réchauffement climatique – de la part des États-Unis et du Canada, sous la pression de dirigeants de firmes majeures du marché de l’énergie.

Ce qui montre bien que le véritable pouvoir est mercatocratique.

Pourtant on ne peut pas dire qu’aujourd’hui le modernisme soit finissant. Au contraire, il semble que la durée de valeur technique des produits, surtout ceux de technologie récente, n’a jamais parue aussi courte, ou plutôt, on n’a jamais été invité à les remplacer aussi rapidement, et de manière aussi pressante. Le modernisme semble n’avoir jamais été aussi frénétique ! La valse à trois temps deviendrait-elle une valse à mille temps, comme dans la chanson de Brel ? Serait-ce là son chant du cygne ?

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