L’idée se répand qu’une sorte de monstre planétaire, un Léviathan contemporain, qu’on appelle technoscience, se rendrait maître du monde et de notre avenir. Mais l’idée de technoscience est-elle légitime ? Science et technique ne sont-elles pas des réalités trop différentes pour cohabiter sous un même vocable ? Elles ont pourtant en commun d’être une mise en œuvre de la raison. Alors ne serait-ce pas la raison elle-même qui serait en cause ? Par ses avancées scientifiques incessantes, par ses produits techniques proliférants, ne serait-ce pas elle qui, en réglant minutieusement la vie sociale et en formatant les esprits, étoufferait le meilleur de l’humanité ? Ainsi raison, technique, science et technoscience paraissent s’appeler l’une l’autre. Il s’agit ici d’essayer de voir plus clair sur ces différentes notions et sur les jugements de valeur qu’elles suscitent.
Raison
Contrairement à ce qu’ont affirmé d’éminents philosophes – tels Aristote et Descartes – la raison n’est pas le propre de l’homme. Elle est partout dans la nature. Dans la délicate géométrie du cristal de neige, dans l’ellipse de la trajectoire de la planète, dans la spirale de la coquille d’escargot, dans la structure fractale du chou-fleur, etc. La raison n’est pas moins présente dans le monde animal. On le voit en mille occurrences. Les alvéoles hexagonales des abeilles leur permettent de concentrer la maximum d’unités habitables dans un espace restreint. Le tisserin est un oiseau qui a appris à faire, au cours de son évolution, une douzaine de nœuds différents avec des liens végétaux. Et des chimpanzés sont capables de choisir les pierres suffisamment lourdes qui casseront des noix très dures.
De quelle raison parlons-nous lorsque nous la pensons ainsi à l’œuvre dans l’ensemble de la nature ? D’une capacité à réitérer des séquences de phénomènes qui aboutit toujours à un certain effet global comme forme qui prend sa place dans une efflorescence des formes naturelles, lesquelles sont capables de valoir l’une pour l’autre et ainsi constituer ce qu’on appelle proprement la nature, et qui s’impose spontanément comme un ordre –l’ordre de la nature – justement par reconnaissance de sa base rationnelle. Les lois du monde physique expriment déjà cette régularité orientée de séquences de phénomènes: les mêmes jeux de forces produisent les mêmes formes (trajectoire d’une planète, cristal de neige) ; la répétition d’une même procédure de construction produit les alvéoles de la ruche comme la spirale de la coquille ; le chou-fleur manifeste l’intégration d’une même forme à différents niveaux de sa structure ; c’est la reprise de séquences causales à son profit qui caractérise l’habileté technique du tisserin comme celle du chimpanzé.
La raison humaine s’inscrit pleinement dans ce schéma. Sa manifestation fondamentale est également la reprise de séquences causales. Une séquence causale n’est rien de plus qu’une séquence de phénomènes dont la réitération orientée est identifiée par un vivant comme significative : il peut dès lors en tirer parti. Si la tique, perchée sur sa tige, sent l’odeur de l’acide butyrique, elle peut se laisser choir car elle sait qu’elle se retrouvera sur un épiderme poilu de mammifère en lequel elle plongera sa tête pour se gorger de son sang. Certes la tique ne pense pas à la causalité, mais elle a ce savoir propre à elle – préverbal – de quelques chaînes causales qui lui permettent de vivre. Ce qui caractérise la raison humaine c’est qu’elle a conscience de ce type de relations qu’elle nomme « causalité » et que, du coup, elle peut en exploiter méthodiquement les opportunités. Cela implique que son adaptation à l’environnement passe par une activité spirituelle spécifique. C’est là l’origine de la valeur proprement humaine de la raison, celle qui en fait une qualité spirituelle, alors que, considérée indépendamment de l’homme elle ne serait qu’une manifestation immanente à la nature.
Et l’homme, toujours, tire gloire de cette capacité rationnelle de son esprit, se sentant par elle supérieur aux autres créatures de la Terre. Cette prétention est justifiée. Car si l’on peut considérer que la raison a un rôle supplétif dans l’économie vitale des autres espèces vivantes – comme une faculté d’affinement adaptatif – elle a un rôle fondamental dans le destin de l’espèce humaine. On le comprend si l’on reconnaît que l’humanité est la seule espèce dont la constitution physique ne l’attache pas à un biotope particulier en lequel elle s’épanouirait et hors duquel elle dépérirait. Elle est ainsi faite qu’elle peut s’adapter à un nombre indéfini de configurations environnementales. On peut citer trois caractères qui scellent cette adaptabilité essentielle de l’humain : sa nudité (pas d’attributs physiques qui le voueraient à un environnement déterminé), sa verticalité (et donc sa capacité de porter son regard au loin pour choisir où habiter) et la polyvalence de ses mains (« La main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres » écrivait Aristote). Ces trois caractères se conjuguent pour permettre à l’homme de détourner systématiquement des séquences causales : cette grotte me servira d’abri contre les aléas climatiques, avec le feu que j’allumerai à son entrée je me protégerai des bêtes sauvages, je trouverai dans ces arbres les branches souples dont j’ai besoin pour construire l’arc qui me permettra de chasser, etc.
C’est pourquoi, à la différence des autres espèces, la raison a d’emblée été essentielle à l’humanité pour survivre. Et cette forme fondamentale de la raison humaine – détourner des séquences causales pour son utilité– est une raison technique.
Technique
On peut appeler « technique » l’ensemble des procédures applicables par un être vivant afin d’obtenir des effets utiles à sa vie. Il est difficile de se prononcer sur la conscience que peuvent avoir les différentes espèces animales de leurs comportements techniques (dans l’exacte mesure où il est difficile de se prononcer sur la conscience qu’elles ont de leur rationalité). Il apparaît cependant que les animaux ne ménagent aucune suspension d’action – laquelle serait l’indice d’une prise en compte de la situation globale et de plusieurs possibles qui pourraient lui être appliqués – précédant la mise en œuvre d’une technique. Ce qui semble indiquer qu’alors la représentation consciente des procédures n’intervient pas (ce que nous connaissons fort bien sous le mot d’« habitude »). Peut-être faut-il nuancer cette proposition concernant les grands singes, puisqu’on fait état d’acquisition de procédures techniques (comme le cassage de noix évoqué plus haut) et de leur transmission, ce qui suppose leur maîtrise consciente. Mais il est clair que seul l’homme a pleinement conscience de sa technique. C’est en effet une conscience qui relève à la fois d’une conscience globale de la situation, de la position de possibles, et d’un choix. L’emploi de techniques est, chez l’homme, non seulement systématique, mais aussi réfléchi et délibéré ; et s’il ne l’est pas (comme chez l’instrumentiste virtuose), c’est par dérive vers l’habitude de procédures de comportement d’abord réfléchies et choisies.
On pourrait le dire autrement. L’animal a besoin de mettre en œuvre une technique comme il a besoin de manger ou de se reproduire. La technique n’est que le détour nécessaire pour satisfaire le besoin. Chez l’homme, elle a un autre sens puisque, l’ethnologie l’établit, les techniques peuvent être très différentes chez deux peuples qui ont, par ailleurs, des conditions environnementales tout-à-fait semblables (chez telle peuplade d’une île du Pacifique, on élèvera de manière extrêmement rigoriste les enfants, alors que chez la peuplade de l’île voisine, l’éducation sera très libérale). Ce qui est en jeu dans le choix technique humain, ce n’est donc pas essentiellement la nécessité du besoin, c’est autre chose.
On défend communément l’idée que l’homme est l’être technicien par excellence parce qu’il est l’animal nu, c’est-à-dire celui qui n’a pas les attributs naturels suffisants pour survivre. Sa capacité technique lui permettrait de suppléer à cette déficience native, comme on le voit dans le mythe de Prométhée selon Platon (Protagoras). En somme l’homme serait technicien par défaut. Mais en interprétant ainsi la technique humaine, on s’interdit de rendre compte de sa prodigieuse diversité selon les cultures et de sa singulière histoire qui mène aux étonnantes formes qu’elle peut prendre aujourd’hui : on la découvre capable d’exténuer la biosphère et de modifier l’identité même de l’espèce humaine.
L’homme n’est pas technicien parce qu’il est nu. Il est nu et technicien parce qu’il est libre. Nous parlons ici d’une liberté spécifique, radicalement différente de celles des autres vivants. Au sens le plus général, la liberté est le jeu qu’instaure tout vivant dans la nécessité des lois de la nature par sa capacité à choisir entre plusieurs comportements possibles pour entretenir et transmettre sa vie (c’est bien cette imprévisibilité orientée du comportement qui nous permet spontanément de détacher perceptivement le vivant de son environnement inanimé). Toujours la liberté de l’animal est encadrée par les nécessités – habituellement présentes sous forme d’instincts – liées à son assignation biotopique. Autrement dit, en l’inscrivant dans un biotope, c’est la biosphère qui limite a priori la liberté en imposant son Bien à l’animal. La liberté de l’homme est totale au sens où, n’ayant pas de biotope assigné, il peut choisir sa relation à son environnement en fonction d’un Bien qu’il aura lui-même défini. C’est pourquoi, il peut décider de vivre dans les arbres, sur l’eau, dans le désert, ou dans le pays des neiges éternelles. C’est pourquoi il peut décider de raser une forêt, d’ériger une tour de 800 mètres, de désintégrer l’atome, de manipuler les gènes, etc. Il peut aussi, on commence à le comprendre, faire de sa planète un désert pour multiplier les occasions d’un bien-être immédiat. Il suffit qu’il juge que cela va dans le sens de son Bien, et que, pour cela, il exploite systématiquement les opportunités des chaînes causales qu’il décèle dans la nature.
C’est cela la technique humaine : un ensemble des procédures utiles qui n’existent qu’autant qu’elles vont dans le sens du Bien d’une culture. Une culture peut être définie comme un groupe humain lié par une hiérarchie de valeurs communes – ces valeurs étant d’abord déposées dans le découpage sémantique de sa langue. La culture (au singulier) est tout ce que l’humanité ajoute à la nature du fait de sa capacité à choisir son Bien. C’est pourquoi la technique humaine est une expression de la culture : elle n’est pas seulement bonne pour la satisfaction des besoins mais aussi pour le sens qu’elle apporte à l’existence humaine.
Le corollaire de cette liberté fondamentale de la technique – elle ne procède pas seulement de la nécessité du besoin, mais toujours aussi du choix des valeurs finales – est qu’il n’y a aucun destin du progrès technique. Si les développements techniques contemporains s’avèrent finalement catastrophiques pour l’humanité, c’est que les hommes se trompent sur les valeurs finales (le Bien) en fonction desquelles ils les choisissent.
Science
La pensée de la nature a longtemps été gauchie par les préjugés qui excluaient l’animal de la raison et de la technique. On comprend le motif de ces préjugés : raison et technique prennent un sens tout nouveau chez l’homme du fait de sa liberté propre. Mais ce sont bien les progrès de la science qui nous ont permis de rattacher notre raison et notre technique à des modes d’activités équivalents chez l’animal. Les progrès de la science nous ont réinscrit dans notre passé d’inhumanité : nous appartenons à la biosphère et sommes soumis à ses lois. Avec cette précision toutefois que les lois de la biosphère laissent la possibilité aux hommes de choisir leurs valeurs finales.
Comment peuvent s’articuler cette liberté et cette nécessité apparemment contradictoires ? Par la « théorisation ». Nous désignons par ce mot (que nous employons de manière plus large qu’il est d’usage) la représentation rationnelle, et donc verbale, du tissu des nécessités en lequel est prise l’espèce humaine. En ce sens, le mythe (tel celui de la Genèse), puisqu’il explique l’apparition et la place de l’homme dans la nature, est déjà une théorisation. Il ne faut pas se laisser abuser par les fantaisies imaginaires présentes dans les mythes, et ne pas reconnaître la démarche fondamentalement rationnelle qu’ils manifestent. Les mythes sont déjà une expression de ce « besoin de raison » que relevait Kant derrière la quête humaine du savoir. Ils le sont d’autant plus qu’ils bravent l’expérience commune – en faisant intervenir des êtres surnaturels – afin de satisfaire la raison en lui offrant un tableau cohérent des nécessités naturelles.
Du point de vue de l’exigence rationnelle, on pourrait même dire que la raison technique est en deçà du mythe parce qu’elle se contente de segments de chaînes causales (dont l’inachèvement laisse la pensée rationnelle insatisfaite), toute empressée qu’elle est de trouver la procédure permettant de transformer l’environnement afin d’en tirer parti.
On peut faire l’hypothèse que la tendance à théoriser est aussi vieille que l’humanité, c’est-à-dire qu’elle caractérise nécessairement une espèce prenant en charge la définition du Bien qui doit donner sens à son existence – et l’archéologie humaine semble corroborer cette hypothèse (fresques pariétales, sculptures de pierre ou d’os). Que peut faire l’homme pris entre les nécessités naturelles et son souci de Bien sinon dresser le tableau le plus achevé possible de ces nécessités de façon à se positionner par rapport à elles dans sa recherche du Bien ? Ainsi la Genèse biblique situe-t-elle le bien de l’homme dans une rédemption par rapport à une erreur de choix initiale concernant les valeurs finales ; ainsi la philosophie de Platon situe-t-elle l’homme dans l’entredeux du dualisme universel de la matière et de l’esprit l’engageant à trouver le Bien en rejoignant le monde de l’esprit.
On est amené à envisager que théoriser soit la tâche par excellence de la raison humaine en ce qu’elle vise à résoudre la contradiction fondamentale qui noue le tragique et la grandeur de l’existence humaine : comment être confronté à l’omniprésence des nécessités naturelles et répondre des valeurs finales en fonction desquelles on veut donner une valeur à sa vie ?
Le mythe est le premier et le plus universel mode de théorisation. La science en est un autre mode qui est apparu tardivement dans l’histoire de l’humanité. Le discours mythique est en effet obligé de s’appuyer sur la croyance pour mobiliser des entités surnaturelles (en particulier les dieux) afin de rendre cohérente son explication. Or, l’adhésion à une croyance mettant toujours en jeu la subjectivité des individus, aucune croyance ne saurait obtenir l’unanimité. Ainsi on a toujours une pluralité de discours mythiques lesquels, parce qu’ils impliquent chacun leur version du Bien en fonction duquel on doit vivre, ont tendance à dresser les hommes les uns contre les autres. En Grèce, dans les premiers siècles du dernier millénaire avant J. C., les hommes s’étant aperçus des vertus sociales de la raison mettant à l’épreuve l’objectivité des faits, l’ont appliqué à la légitimation de la décision judiciaire (procédure du débat contradictoire), puis à la légitimation du pouvoir politique (institution de la démocratie), ils ont ainsi apprécié les bienfaits d’une société pacifiée par la raison (voir à ce propos J-P Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs). L’avènement de la science, avec Thalès et les Milésiens à partir du VIIème siècle avant J.-C. correspond tout simplement à l’importation de ce type de discours – mise à l’épreuve de l’objectivité des faits au moyen de la raison, ou logos – afin de pacifier le domaine de la théorie déchiré par les conflits de croyances.
Thalès, en affirmant que « l’eau est le principe de toutes choses » ne sort pas de la nature pour rendre compte des nécessités naturelles. Il y a en effet une expérience commune de l’eau qui lui donne une objectivité assurée : on peut ou pas aimer se baigner mais on est tous d’accord sur les caractères essentiels de l’eau. Et il en est de même de tout le discours de ces théoriciens d’un nouveau genre qui se sont imposés dans l’empire grec euro-méditerranéen d’alors : le logos, renvoyant à la fois à la raison présente en chacun et à une réalité objectivée par l’expérience commune, était clair à tous, et chacun était à même de juger la validité de ce qui était avancé.
La science, c’est tout simplement cela : une théorie des nécessités naturelles telle que tout homme puisse savoir, de la même manière, de quoi on parle. Tel était le projet des Milésiens, et de leurs héritiers présocratiques : donner la juste théorie de la nature qui permette aux hommes d’orienter leur vie sur une base sûre : c’était l’idéal de sagesse de la Grèce antique (d’ailleurs une écrasante majorité de livres de philosophie antiques reconduisent le même titre De la nature). Mais cette juste théorie n’a pas vu le jour. Car tout de suite après Thalès d’autres théories sont apparues qui se sont revendiquées tout autant fidèles au logos. Par exemple Anaximandre expliquait que c’est non pas l’eau mais l’Illimité qui est à l’origine de tout ; mais pour Anaximène, c’est l’air, pour Xénophane, c’est la terre, pour Héraclite, c’est le feu, etc.
Comment est-il possible que plusieurs théories de la nature, toutes relevant pleinement du logos, c’est-à-dire d’objectivité équivalente, soient possibles. La raison en est simple: lorsque la théorie porte sur les réalités les plus générales elle devient hors de portée de la vérification par l’expérience. Comment vérifier la thèse de Thalès selon laquelle tout être naturel comporte une part d’humidité, ou celle de Démocrite affirmant que les atomes existent et sont en mouvement de toute éternité ?
Nous savons quelle a été finalement la solution adoptée : renoncer à la science unique de la nature pour réaliser des avancées parcellaires dans des domaines de la réalité naturelle permettant une maîtrise suffisante de l’expérience pour atteindre une objectivité incontestable. Cette solution a pu être mise en œuvre systématiquement seulement à partir du moment où a été mise au point la méthode expérimentale, c’est-à-dire au sortir de la Renaissance (fin XVIème).
La méthode expérimentale commande que le scientifique ne se contente pas d’interpréter l’expérience commune mais contraigne la nature à révéler ses procédés en mettant en place des dispositifs techniques l’obligeant à répondre à des questions auxquelles elle ne répond pas spontanément. Quelle est la loi de la chute des corps ? L’expérience commune ne permet guère d’aller plus loin que de répartir les corps entre ceux qui montent spontanément (la fumée) et ceux qui tombent spontanément (la pierre), avec un entredeux indécis (la feuille morte). Mais si l’on met les corps dans une situation en laquelle on ne les trouve jamais (un tube à vide), on constatent qu’il suivent tous exactement la même loi de chute.
Le passage de la Science aux sciences signifie certes une extension du champ du logos (par exemple on peut formaliser en langage mathématique les lois scientifiques), mais finalement un renoncement de la raison, puisqu’elle ne cherche plus à restituer en une vision globale l’ordre de la nature. En effet, non seulement les différentes sciences particulières se sont développées de manière contingente (la mécanique pour mieux maîtriser l’art du canonnage, l’ethnologie pour mieux maîtriser la colonisation, etc.), mais elles demeurent globalement non articulées entre elles : pas d’articulation claire entre microphysique/physique, physique/biologie, sciences naturelles/sciences humaines, etc. Elles ne peuvent donc pas éclairer la question essentielle d’une vision globale de l’ordre de la nature en fonction de laquelle on pourrait se positionner pour essayer de donner à sa vie sa plus grande valeur.
Technoscience
Pourtant les sciences représentent un progrès indubitable de la connaissance théorique en ce qu’elles mettent de mieux en mieux en lumière les lois sous-jacentes qui commandent l’efflorescence des phénomènes naturels. La preuve en est dans le fantastique développement technique de l’humanité qu’elles ont rendu possible en quatre siècles d’existence, et qu’on ne va pas rappeler ici puisqu’il constitue l’épopée indéfiniment répétée du modernisme.
Il faut cependant en souligner l’effet essentiel quoique largement méconnu. Le développement technique explosif de ces derniers siècles a déplacé le centre de gravité de l’investissement des hommes sur le savoir théorique. Ceux-ci négligent de plus en plus les lumières que la science projette sur l’ordre des nécessités naturelles pour s’intéresser d’abord aux techniques qu’ils peuvent en tirer afin de satisfaire leurs désirs. Mais n’est-ce pas là contrevenir aux exigences propres à leur liberté ? Car la liberté humaine est essentiellement position d’un Bien en fonction duquel on peut donner valeur à son existence. Et c’est ce Bien qui va guider la manière dont on va accueillir les désirs qui sans arrêt sollicitent notre vie intérieure en leur accordant, ou non, la possibilité de se satisfaire. Or, dans le contexte du développement des sciences expérimentales qui caractérise le modernisme on ne se demande plus tant « ce désir est-il bien ? », mais plutôt « quelle technique permettrait-elle de le satisfaire ? »
C’est un double mécanisme qui favorise ce déplacement qui aliène la liberté humaine. D’abord la science expérimentale engendre une synergie entre la découverte scientifique et l’invention technique, puisque non seulement l’invention technique profite des avancées théoriques – les lois de la propagation de la lumière permettent de faire des lentilles grossissantes – mais les inventions techniques rendent possible de nouvelles expérimentations qui permettent d’enrichir la théorie – les verres grossissant permettent l’accès au monde des êtres microscopiques. Se noue ainsi une solidarité de la science et de la technique en un cercle vertueux de développement mutuel.
Mais l’on peut vraiment parler de technoscience à partir du moment où ce développement conjoint de la science et de la technique devient sans frein, illimité, parce qu’il s’avère porter les intérêts d’un groupe dominant de la société. Nous parlons bien sûr des intérêts marchands qui visent à ce que circulent des flux toujours plus nombreux et rapides de marchandises de façon à produire le maximum de valeur d’échange, laquelle est le Bien par excellence visé par les dits intérêts. L’invention technique portée par le progrès scientifique devient alors, du point de vue de ces intérêts, comme une valeur en soi parce qu’elle permet effectivement de mettre indéfiniment sur le marché de nouveaux produits censés satisfaire toujours mieux la multiplicité des désirs.
Ainsi la technoscience désignerait une forme contemporaine de pouvoir social lié au développement conjugué des sciences et des techniques au service des marchandises, aussi bien en permettant de renouveler indéfiniment les marchandises consommables qu’en fournissant les infrastructures favorisant la multiplication et l’accélération de leurs flux, donnant ainsi ses formes caractéristiques à la société contemporaine telles la configuration de l’espace en fonction des déplacements automobiles, ou encore le système d’équipements permettant aux individus d’être constamment connectés, etc.
Conclusion
La technoscience n’est donc pas cette entité monstrueuse produite par la raison humaine dont l’accroissement serait devenu incontrôlé, comme fou, menaçant d’engloutir ses créateurs.
La technoscience ne menace l’humanité que dans la mesure où le pouvoir marchand, qui aujourd’hui règne sur le monde, traite la dynamique du développement conjugué des sciences et techniques comme valeur en soi parce qu’elle sert ses intérêts à travers l’envahissement du monde par les marchandises.
Ce qui est en cause ce n’est ni la science, ni la technique, ni la solidarité moderne du développement des sciences expérimentales et des techniques, encore moins la raison, mais bien les valeurs finales des hommes qui promeuvent le règne de la marchandise, valeurs qui procèdent de ce l’on pourrait appeler un hédonisme acritique, c’est-à-dire une recherche du bien comme accumulation, sans discernement, de plaisirs (par opposition, par exemple, à l’hédonisme critique des épicuriens).
Le phénomène décisif concernant la tournure tragique que prend l’histoire humaine depuis quelques décennies – voyants qui clignotent au rouge, aussi bien en ce qui concerne l’environnement naturel (réchauffement climatique, hécatombe de la faune) que la vie sociale (terrorisme) – c’est le renoncement général des hommes à leur liberté. Nous avons pointé précisément l’occurrence de ce renoncement dans la négligence pour le savoir théorique qu’apporte le développement des sciences expérimentales au profit des applications techniques qu’elles permettent.
Car négliger le savoir des nécessités de la nature, c’est avoir abandonné le questionnement sur le bien en fonction duquel on peut donner sa plus grande valeur à sa vie. C’est faire comme si la question des valeurs finales était définitivement réglée – mais réglée par qui ? – et qu’il n’y ait plus que des problèmes techniques de moyens. C’est se contenter, comme l’animal, de trouver les moyens pour des fins hétéronomes (qui sont imposées définitivement de l’extérieur). C’est rendre inutile la forme verbale de la raison humaine comme logos. C’est finalement renoncer à être humain.
N’est-ce pas là que peut commencer le transhumanisme ?
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