Désormais plusieurs milliers de transplantations d’organe sont
réalisées en France chaque année. Il s’agit donc d’une modalité
thérapeutique devenue importante et qui apporte un bénéfice décisif de
qualité ou de prolongement de vie à de nombreux malades.
Mais il y a un écart important entre la demande de greffons et
l’offre d’organes ou tissus en situation d’être transplantés. C’est
pourquoi la loi française prévoit le « consentement présumé »
du don d’organe post-mortem : celui qui n’a pas refusé de son vivant
est présumé consentir qu’on prélève une part de son corps après sa mort
pour continuer à la faire vivre par greffe sur un corps malade. D’autre
part sont mises en place des actions de sensibilisation au don
d’organe, et en particulier au don de rein de son vivant. La greffe du
rein est en effet la plus fréquemment pratiquée. Elle permet en
particulier au patient d’échapper au lourd asservissement à la dialyse.
On peut faire connaître son choix de donner ou non ses organes après
sa mort – il y a un registre national (en France) qui peut être
renseigné par Internet à cet effet. Il sera respecté.
C’est en rapport à ce choix de don d’organe que se posent un certain
nombre de questions philosophiques. Peut-on donner sans intention de
donner ? Y a-t-il une propriété légitime du cadavre ? Le propriétaire
serait-il la famille ou la collectivité ? Jusqu’où faut-il vouloir
continuer à faire vivre un humain au moyen de « pièces
détachées » ? Le donneur continue-t-il à « vivre » dans
le receveur ? Par nécessité technique, le prélèvement d’un organe est
resserré au plus près du diagnostic de la mort ; or ce diagnostic est
ambigu – mort cérébrale, arrêt de l’irrigation sanguine, avec des cas
de réversibilité – qu’est-ce alors que la mort ? Qu’est-elle, cette
mort qui laisse perdurer la vie d’un organe ?
Toutes ces questions sont en rapport avec le problème philosophique
central de l’identité de l’individu humain. Que veut-on dire d’un
individu humain quand on dit qu’il est lui-même ? Jusqu’où reste-t-il
lui-même dans les transformations qui adviennent à son corps ?
Ce problème, du point de vue du don d’organe, peut être formulé
ainsi : le receveur est-il toujours lui-même après la transplantation ?
Nous voudrions apporter quelques éléments pour baliser la réflexion
sur cette question.
Imaginons un Roméo contemporain follement amoureux d’une Juliette.
Mais ce qui pourrait faire obstacle à son amour, ce n’est pas la haine
entre les familles, c’est la mauvaise fortune de Juliette.
En effet, Juliette est tombée malade et a été diagnostiquée comme
souffrant d’une grave insuffisance rénale, elle a dû se faire greffer
un rein.
Roméo aime toujours autant Juliette, mais cela lui fait tout drôle
que Juliette possède en elle un îlot de cellules remplissant une
fonction vitale essentielle dont le patrimoine génétique appartient (ou
appartenait) à un étranger inconnu.
Et puis Juliette a eu un accident de voiture avec incendie du
véhicule, elle a été gravement brûlée au visage. Elle a cependant
échappé à la disgrâce de rester définitivement défigurée. En effet le
décès concomitant d’une jeune femme a permis de prélever à temps le
greffon de la totalité de son visage pour une greffe sur Juliette (la
première transplantation totale d’un visage a été réalisée en 2010).
Roméo va-t-il encore aimer Juliette alors même qu’il ne retrouve
plus le visage tant chéri ? On peut penser que cela lui sera difficile,
mais non impossible. Certes, c’est comme si Juliette portait un masque
pour le restant de sa vie, mais derrière ce masque, elle reste bien sa
Juliette avec ses qualités propres qui font son charme – cette manière
propre qu’elle a de se poser dans la vie ; ses qualités spirituelles en
somme, lesquelles transcendent tous les aléas qui peuvent survenir à sa
constitution physique. Et ainsi, ce masque, finalement, ne va-t-elle
pas se l’approprier, comme si, avec le temps, elle intégrait à sa
personnalité son nouveau visage ?
Mais voilà que Juliette est victime d’un grave accident vasculaire
cérébral qui occasionne une lésion handicapante eu cerveau. Grâce aux
progrès de la médecine on va lui greffer de la matière grise – des
millions de neurones jeunes et intacts – obtenue par une culture in
vitro sur des cellules souches embryonnaires prélevées sur un autre
humain. Car il a été montré que cescellules étrangères peuvent s’intégrer dans un cerveau lésé et
développer progressivement l’ensemble des connexions neuronales
requises pour une vie normale. Or, c’est par la matière grise que se
déterminent les activités physiques et mentales.
Roméo va-t-il encore aimer Juliette ?
Ou plutôt : Peut-il encore considérer cette femme possédant une
partie du cerveau fonctionnant avec des neurones au patrimoine
génétique hétérogène, comme sa Juliette bien-aimée ?
Que vise véritablement mon amour quand j’affirme que j’aime
quelqu’un ?
Pascal, dans une de ses Pensées (Br. 323), donne une réponse
radicale :
« … Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté,
l'aime-t-il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer
la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon
jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre
ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni
dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme,
sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi,
puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme
d'une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela
ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais
seulement des qualités. »
Ainsi, selon Pascal, quand on aime quelqu’un on ne peut l’aimer que
pour ses qualités. Et comme les qualités de Juliette se perdent l’une
après l’autre, notre Roméo, tel qu’il serait vu par Pascal, va l’aimer
de moins en moins, voire ne plus l’aimer du tout.
L’idée implicite de cette pensée est que la personne humaine est
connue comme une configuration singulière de qualités à la fois
corporelles et spirituelles. Et comme ces qualités sont, comme toutes
les choses du monde, changeantes, il n’y a aucune identité de la
personne, inébranlable à travers le temps, qui justifierait un amour
(ou une haine) indéfectible.
La pensée de Pascal nous oblige à reconnaître, au moins, que
l’identité d’une personne est problématique au niveau de l’expérience
commune. Elle nous amène à considérer que les techniques médicales
modernes d’implantations de corps étrangers – greffons,
prothèses, etc. – pour remédier à des défaillances fonctionnelles
du corps, et même parfois de l’esprit, ne font qu’étendre et
intensifier les changements qui, dans l’individu, brouillent sa saisie
comme personne pérenne.
Mais, à mieux regarder une telle situation, on s’aperçoit que c’est
un trompe l’œil. Car la transplantation d’organe met en lumière un fait
très révélateur : le refus tenace de l’organisme d’accepter l’organe
greffé – ce qu’on appelle le phénomène de rejet. Et ce rejet
implique un traitement lourd d’immunosuppresseurs poursuivi jusqu’à la
fin de vie, afin d’en neutraliser les agents.
Or, dans ce rejet du greffon s’impose l’idée d’une défense par
l’organisme de son identité. En effet les cellules de l’organe importé
sont caractérisées par un matériel génétique différent de celui qui est
commun à toutes les cellules indigènes. Et l’on constate que ce rejet
est d’autant plus vigoureux que le génome est différent. C’est pourquoi
on favorise, pour les transplantations possibles avec un donneur
vivant, le don d’organe intra familial. La parfaite compatibilité étant
obtenue lorsque le donneur possède le même génome que le receveur, ce
qui n’est le cas que pour des jumeaux monozygotes.
Ainsi, il y aurait bien une identité de l’individu humain qui serait
donnée par l’uniformité du génome enfermé dans toutes ses cellules, de
sa conception à sa mort. Pascal, au XVIIème siècle, ne pouvait pas le
savoir : toute personne possède une « qualité » qui ne change
pas et qui scelle son identité. Il s’agit de son patrimoine génétique.
Enfin, il faut plus précisément dire « qui ne changeait
pas » jusqu’à ce que, tout récemment, l’on transplante des organes
d’un individu à un autre[1].
Si donc il y a un problème d’identité de la personne humaine, c’est
un problème propre à notre modernité. Il découlerait d’audaces
techniques où l’on pratique comme moyens thérapeutiques ordinaires,
outre l’implantation de prothèses mécaniques, la transplantation
d’organes et de tissus, avec la maîtrise des phénomènes de rejet
qu’elles engendrent.
Roméo n’est-il pas fondé à considérer Juliette comme une personne
qui diffère toujours plus de celle qu’il aimait au fil de la succession
des transplantations, puisque des fonctions essentielles, et qui vont
jusqu’à la cognition, relèvent du patrimoine génétique d’inconnus ?
D’ailleurs avec le progrès constant de ces techniques
thérapeutiques, jusqu’où peut aller cette logique de pièces de rechange
par transplantation, au fur et à mesure que la fonctionnalité d’organes
s’affaisse ? La partie indigène de l’organisme ne pourrait-elle pas
devenir minoritaire ? Y a-t-il un obstacle de principe à ce que tout du
matériel biologique indigène soit remplacé (ou éliminé par ablation) ?
Qui serait cet humain vivant de multiples transplantations procédant
d’une mosaïque de patrimoines génétiques ?
Cette question rappelle un problème posé dans l’Antiquité grecque.
Chaque année, depuis des siècles, les athéniens faisaient un pèlerinage
rituel au temple d’Apollon dans l’île de Délos, à bord d’un navire
sacré. Comme ce navire était sacré, il était toujours soigneusement
conservé et réparé, dès qu’une planche commençait à pourrir elle était
remplacée. Si bien que, du temps de Socrate, toutes les pièces
constituant ce navire avaient été remplacées. Question : S’agissait-il
toujours du même navire ?
Non, si l’on prend garde que, puisqu’il n’est plus fait de la même
matière, c’est comme si le navire avait changé de nature.
Oui, pratiquement, puisqu’il s’agissait toujours, pour tous les
athéniens, du « bateau de Thésée » (son nom qui le rattachait
à la mythologie grecque). La nomination consacre l’accord de tous sur
la pérennité de l’embarcation et donc la permanence de son identité.
Mais cet accord n’est pas arbitraire. Il est motivé par la continuité
de l’expérience partagée et transmise de la forme de l’embarcation qui
appelle la nomination « bateau de Thésée ».
Peut-on transposer ce « Oui » à la personne contemporaine
porteuse de greffes ? Certes, elle garde la même identité juridique, et
on la nomme du même nom. Mais du point de vue de l’expérience partagée
concernant l’abord de cette personne, la continuité est moins évidente.
Il y a la coupure nette de la période de l’opération de transplantation
et de l’hospitalisation, avec ce véritable hiatus d’expérience que
constitue l’anesthésie générale. On retrouve la personne greffée au
terme de ce qu’on nomme souvent, à peine métaphoriquement, une
« renaissance ». C’est en tout cas souvent le mot qu’emploie
le patient lui-même pour exprimer ce sentiment de libération par le
recouvrement, grâce au greffon, d’une fonction organique auparavant
déficiente.
Mais cette renaissance n’est pas du tout vécue comme la remise en
cause d’une identité.
Lorsque la personne, après transplantation, dit « Pour moi,
c’est une renaissance ! », elle affirme, en même temps que son
appropriation de nouvelles possibilités vitales, la permanence de son
identité. Car ce « moi » auquel elle réfère la valeur de
l’intervention chirurgicale, est le point de référence qui demeure,
avant et après la transplantation, et même depuis sa plus tendre
enfance, en réalité depuis qu’elle est capable de dire « je ».
Ce point de référence, absolument immuable, auquel l’individu humain
rapporte tout ce qui lui arrive, c’est ce qu’on appelle la conscience
de soi.
C’est pourquoi il faut reconnaître que l’identité d’un être humain
consiste fondamentalement dans ce « soi » qui accompagne
comme leur horizon tous les événements qui interpellent sa conscience :
« Tout cela, c’est toujours à moi que ça arrive ! »
On comprend alors que l’identité de la personne transcende
l’événement que constitue l’apport d‘un îlot de cellules au génome
hétérogène suite à une transplantation d’organe. C’est bien
« elle », cette personne, qui l’a voulue et qui se retrouve
après avec une vie renouvelée ; et si la transplantation s’est faite en
dehors de sa volonté pour résoudre une crise sanitaire aiguë, c’est
encore « elle » qui sera reconnaissante aux thérapeutes de
l’avoir tirée d’affaire.
Le critère de la permanence de l’identité de la personne
transplantée est donc tout simplement sa capacité de faire état de ce
qui lui est arrivé, que ce soit en positif ou en négatif, même si c’est
pour dire son malaise de vivre avec l’organe de quelqu’un d’autre.
Pourquoi l’identité de la personne peut-elle ainsi enjamber ce qu’il
faut continuer à reconnaître comme l’identité biologique de son corps,
c’est-à-dire son patrimoine génétique ? Parce qu’elle est d’une toute
autre nature. Elle n’est pas un codage chimique d’informations, elle
est une valeur. Elle est, du point de vue de chacun, sa valeur absolue.
Car c’est par rapport à elle – son « soi » – que prennent
sens tous les événements de sa vie, comme c’est par rapport à elle
qu’une personne peut intégrer un organe au patrimoine génétique
différent, quitte à guerroyer le restant de sa vie contre les défenses
immunitaires de son organisme.
Le bon point de vue à adopter pour bien le comprendre est le point
de vue temporel. Au long du temps mon corps change profondément à
travers les âges de la vie, et il peut changer jusque dans sa nature la
plus intime – implants mécaniques, organes greffés. Mon
« moi » ne change pas. En réalité, du point de vue de mon
expérience vécue tout change, sauf mon « moi », le seul point
fixe de mon existence. C’est pourquoi il transcende tous les
changements.
Mon « moi » ne change pas dans la mesure où mon existence
est un flux de conscience continu. Et cette continuité est nécessaire
pour que « je » puisse faire le lien entre tous les contenus
de conscience. C’est pourquoi nul être humain a pu et pourra jamais
témoigner d’un hiatus dans le courant de conscience qu’est sa vie.
Notre seule expérience de modifications brusques de ce courant ne
concerne que des changements de niveau de conscience : la conscience
continue mais dans un autre régime (rêverie, sommeil, évanouissement,
coma). Si une véritable rupture de la continuité de la conscience est
possible – la question reste ouverte – elle ne peut être que la mort.
Il ne faut pourtant pas interpréter la thèse de la transcendance de
la conscience de soi comme relevant d’un idéalisme échevelé. Si l’on
respecte l’expérience commune, c’est-à-dire celle qui peut être
partagée par tous, il faut rappeler qu’il n’y a pas d’esprit qui ne
soit associé à un corps, et plus précisément un corps vivant (sans
préjuger de son niveau d’organisation, de la cellule au mammifère
supérieur)[2].
La mémoire qui unifie l’ensemble des vécus d’un individu sous
l’égide de son « moi » doit donc être rattachée à un
support vivant. Il semble, en l’état actuel des sciences neurologiques,
que l’on puisse relier la gestion de la mémoire à plus long terme
(« mémoire profonde »), à l’activité d’une région très
enfouie du cerveau humain que l’on appelle « hippocampe ».
À ce stade deux questions
restent ouvertes :
1. La
séparation de l’hippocampe du reste du corps – ou son ablation –
entraînerait-elle la mort immédiate ?
2. Sinon
« qui » serait le greffé de l’hippocampe, ou du cerveau
entier (possibilité qui n’est pas exclue par les chercheurs en
transplantation d’organe) ?
Si véritablement Roméo est aussi profondément amoureux de Juliette
qu’il l’affirme, s’il l’aime vraiment elle, c’est-à-dire en sa personne
en tant qu’elle surplombe ses qualités particulières, il continuera à
l’aimer, même après plusieurs transplantations.
Mais l’on ne saurait se prononcer en ce qui concerne la
transplantation de l’hippocampe ou du cerveau de Juliette.
D’ailleurs cette question n’est-elle pas purement casuistique ?
L’humanité n’aura-t-elle pas bien d’autres questions à résoudre avant
celle-ci ?
Ainsi le problème éthique principal que pose le don d’organe ne
serait pas tant dans la remise en question de l’identité du
transplanté, que dans le sens de la lutte contre la
« bio-logique » au moyen des techniques thérapeutiques. Car
la logique du vivant est un vieillissement des tissus jusqu’à ce que
l’organisme ne soit plus en capacité de fonctionner au bout de quelques
décennies (pour l’homme) ; elle est aussi un refus d’intégration de
tout corps vivant reconnu comme étranger en ce qu’il possède un génome
hétérogène. Mais cette finitude de l’individu vivant qui en découle
n’est-elle pas le pendant à sa capacité de reproduction? Et ce système
mortalité/reproduction n’est-il pas propre à assurer une pérennité dans
le dynamisme de l’espèce ?
Jusqu’où alors peut aller cette lutte du thérapeutique contre le
biologique dans un contexte culturel d’incessantes innovations
techniques ? En fonction de quelles valeurs pourrait-on lui imposer des
limites légitimes ?
[1] Il faut aussi mentionner la thérapie génique, encore balbutiante, qui consiste à insérer un gène étranger, modifiant, dans un but thérapeutique, le génome de certaines cellules.
[2] L’idée d’une « intelligence artificielle » procède d’un abus de langage, il n’y a que des effets particuliers d’intelligence humaine obtenus par montage technique de traitement de l’information.
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