samedi, février 08, 2025

Faire maintenant ce qu’après on ne pourra plus faire

 

Francesco de Goya, Duel au gourdin -1823

Qu’est-ce qu’une catastrophe ? Un épisode local en lequel on ne peut plus rien faire. Ceux de Valence en Espagne, ceux de Mayotte, ceux de Los Angeles, et, auparavant, ceux des vallées de la Vésubie et de la Roya (Alpes maritimes), savent ce que cela veut dire. À chaque fois le système social censé les protéger est dépassé, impuissant, et les laisse livrés à eux-mêmes, à leurs blessures, à leurs décombres, à leurs morts.
Qu’est-ce qu’un effondrement ? Une situation globale de l'humanité en laquelle elle ne peut plus rien faire. L’accélération du rythme des catastrophes doit alerter sur la possibilité d’un effondrement à venir – les éboulis avant que l’immeuble ne s’effondre. Il y a des esprits sincères qui écrivent sur l’hypothèse d’un effondrement à venir et sur la manière de s’y préparer. Qu’ils sachent qu’on ne s’adapte pas, par définition, à un effondrement. S’il s’annonce on fait tout pour l’éviter.
Notre erreur, nous humains de bonne volonté qui sommes immensément majoritaires, est d’avoir mal évalué la véritable catastrophe advenue à l’humanité ces dernières décennies et qui est une catastrophe sociale : le triomphe de l’idéologie mercatocratique.
Cette idéologie est égotiste de courte vue en ce qu’elle met le bien dans la maximisation des sensations bonnes du sujet individuel. C’est pourquoi elle investit systématiquement le court terme entendu comme le plus court temps futur permettant de remédier aux frustrations du présent. Elle tend ainsi à promouvoir un personnel politique qui ne sait parler du Bien commun qu’autant qu’il serve à monter dans les positions de pouvoir social qui permettent de gagner en possibilités de sensations bonnes[1]. La mercatocratie – le pouvoir de ceux qui agissent pour le développement du marché – contrôle le pouvoir politique, du moins en Occident, depuis près de deux siècles. Pourtant, elle a toujours dû s’imposer en s’opposant à une culture populaire qui exigeait une certaine décence dans la gestion des relations sociales telle que soit ménagé ce minimum de confiance a priori entre les gens qui facilite leur vie sociale. Cette décence minimale semble avoir été broyée par le développement récent de la communication numérique qui évacue de plus en plus une ouverture vivante aux relations sociales, tout en permettant une emprise quasi permanente sur les individus, dès le plus jeune âge, de l’idéologie égotiste requise par le développement du marché[2].
Nous sommes désormais confrontés à une irresponsabilité politique à peu près générale qui n’a peut-être jamais eu d’équivalent dans l’histoire humaine – même en démocratie, même malgré la démocratie. On se bat à n’en plus finir sur des enjeux d’intérêts particuliers (catégoriels dit-on) en évacuant le problème qu’en se comportant ainsi, on s’enfonce inexorablement dans une crise écologique planétaire – voir ci-dessus le tableau Duel au gourdin de Goya où les deux combattants ne se voient pas s’enfoncer d’autant plus dans les sables mouvants qu’ils mettent d’énergie à vouloir se frapper. Qu'arrivera-t-il quand ils se verront proches de l'engloutissement ? Ils s’agripperont l'un à l'autre en gestuel d'amour désespéré. Mais il sera trop tard !
La mercatocratie sait comment s’y prendre avec la liberté des individus qu’implique les formes démocratiques : elle les met en situation de réagir de manière « évidente » par interpellation émotionnelle. C’est comme cela qu’elle gagne des parts de marché en imposant un produit … et le personnel politique est devenu de plus en plus un produit. Tout cette affaire de manipulation de la liberté est concentrée dans le verbe « réagir ». Quand on réagit on le vit comme une expression de sa liberté. Et pourtant, comme le remarquait Spinoza, on est déterminé par ce qui nous fait réagir. On a donc le comportement attendu par celui qui a conçu l’interpellation destinée à nous faire réagir. Et pour la conception de son message interpellateur, celui-ci utilise désormais largement les résultats des sciences humaines. On peut citer l’exemple de la communication qui vous invite, par l’image, à vous identifier au possesseur d’un véhicule automobile surdimensionné, en vous présentant, par l’imaginaire de sa possession, surpuissant (et séduisant) ; de même que le produit Trump se présente à ses électeurs comme surpuissant, capable de résoudre tous leurs problèmes – une sorte de Mr Propre en responsable politique.
Voilà pourquoi l’on n’a pas fait ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps. Et ce qu’on aurait dû faire est très clair. Des politiques responsables n’auraient jamais dû autoriser les monstrueux paquebots de croisière (de plusieurs milliers de croisiéristes) qui sont apparus, et se sont vite multipliés, récemment[3]. D’une manière générale le problème n’est pas tant posé par les innovations techniques en elles-mêmes que par l’usage qui en est fait. Nous savons très bien qu'il faut développer en toute priorité les transports collectifs, tout en évitant les organisations sociales qui multiplient des besoins incessants de déplacements. Nous savons très bien qu'il faut bannir les organisations industrielles qui impliquent une goinfrerie de ressources naturelles et d’énergie, pour des biens de bénéfice superficiel ou éphémère, mais porteurs de pollutions et de déchets durables. Tant de cours d’eau sont mourants, tant de milieux atmosphériques sont devenus morbides, tant de paysages découverts enchanteurs, riches d’espèces en interaction, sont devenus sordides !
Ce sont là des principes de Bien commun très simples à appliquer. Un programme écologiste n’est pas problématique à définir. Même la transition qu’il implique ne devrait pas torturer les esprits s’ils prennent en compte l’essentiel : se savoir progresser vers un avenir de Bien commun. Il est sûr que cela implique de se déprendre d’habitudes de vie qui pouvaient avoir des agréments de la facilité – le plastique, c’est si pratique ! Mais, ce que l’on voit se rapprocher de nos jours – imposer aux populations un état de guerre – n’engendre-t-il pas des changements dans la vie autrement plus difficiles à accepter ? À ceux qui essaient de stigmatiser une « écologie punitive », s’ils ont des relations avec les riches résidents sur les hauteurs surplombant Los Angeles, peut-être celles-ci les aideront à prendre conscience que si punition il y a, elle vient de l’autre bord, du côté de l’absence de prise en considération des limites écologiques.
C’est de notre intelligence dont nous avons besoin à présent, et non pas de cette prétendue « intelligence artificielle » dont on nous rebat les oreilles !
L’expression « intelligence artificielle » est abusive. Il n’y a que derrière cela que du calcul, quelquefois fort sophistiqué, sur des données numérisées. Toute l’intelligence est naturellement humaine dans cette technique récente qu’est l’« IA (intelligence artificielle) générative », à la fois dans la numérisation, la conception des algorithmes régissant le calcul, et dans l’interprétation du résultat. Cela peut être intéressant si l’embase de données est large et la puissance de calcul suffisante. Mais cela n’ira jamais plus loin que ce que l’on peut savoir directement par d’autres moyens (encyclopédies, etc.) en prenant du temps certes, de manière laborieuse le plus souvent, mais un temps de vie humaine certainement intéressant, en lequel s’aiguise sa curiosité pour la richesse du monde, et où l’on peut faire des découvertes imprévues, élargissant ainsi de manière insoupçonnée sa vision du monde, et augmentant ce bien humain le plus précieux qui soit : l’estime de soi-même.
Il n’y a aucune estime de soi-même à recevoir dans les secondes la réponse faite par l’IA générative. C’est si facile ! Il faut plutôt reconnaître qu’elle rabaisse. Car l’IA nous met dans une situation parfaitement régressive. C’est vers 3-4 ans que le petit enfant n’arrête pas d’interroger l’adulte sur le monde – « Cékoiça ? » – pour s’abreuver de la nécessairement bonne réponse de celui-ci. De même l’IA, qui a toujours la bonne réponse (c’est-à-dire non criticable), nous met précisément dans cette posture infantile. Là est le principal danger de l’IA : devenir l’instance qui sait tout, parce qu’elle a réponse à tout et qu’elle est incriticable. Elle tend ainsi à court-circuiter notre autonomie dans la découverte du monde, c'est cela l'infantilisation.
La question de notre intelligence collective doit donc prendre le pas sur cette effervescence à propos de l’IA, laquelle ne peut en aucun cas ouvrir l’avenir qui nous manque puisqu’elle ne peut que reprendre ce qu’on sait déjà pour servir les intérêts à court terme de la mercatocratie : elle ferait gagner du temps, et dans l’idéologie dominante, le temps c’est de l’argent.
Il est vrai que l’idée de notre intelligence proprement humaine, même si elle est fortement valorisée, reste confuse : celui qui est champion au jeu d’échec, mais rate régulièrement ses relations affectives, est-il intelligent ?
Une piste pour éclairer cette valeur est de se rendre à l’origine étymologique du mot. Intelligent vient du verbe latin intelligere dont la traduction la plus appropriée est notre verbe comprendre. Or on peut clarifier ce verbe en notant que com-prendre, c’est prendre-avec-soi. Le soi est ici l’unité de tout ce qui arrive à un individu qui le fait être sujet humain, et cette unité n’a de sens qu’en ce qu’elle vise un Bien comme but final de son existence. Ainsi l’intelligence humaine serait la capacité de comprendre une réalité qui interpelle un sujet en l’intégrant à son existence du point de vue du sens qu’il lui donne.
Par exemple, comprendre l’IA pourra signifier reconnaître son utilité pour répondre à des problèmes de court terme en même temps que sa vacance totale pour répondre au problème essentiel de l’humanité en ces premières décennies du XXIe siècle (dans la mesure où le sens que l’on donne à son existence est lié à un avenir ouvert en lequel l’humanité aura la possibilité de faire valoir ce qu’elle peut).
Faire preuve d’intelligence aujourd’hui, serait prioritairement comprendre notre situation historique très singulière d’humain. Ce serait ainsi se donner les moyens de faire maintenant ce qu’il faut pour que l’aventure humaine continue et puisse réaliser les promesses qu’elle a pu esquisser, en ayant conscience qu’après il sera trop tard, qu’elle ne pourra plus que subir dans le malheur.

[1] «Je veux mourir riche» aurait confié le nouvellement élu président, Nicolas Sarkozy, à son conseiller Patrick Buisson, le 20-12-2007. Cf Le Canard enchaîné du 5-02-2025, p.3.

[2] La potentialité d'un gain en chiffre d'affaires en affichant des prix se terminant en "99" (plutôt qu'en chiffres ronds avec l'unité au-dessus) est connue depuis plus d'un siècle. Pourtant, la pratique ne s'en est généralisée que depuis les années 2000. Il fallait en effet que les relations personnelles entre le commerçant et le marchand fussent abolies par la généralisation des centres commerciaux et des sites de ventes sur internet pour que cette injure faite à la liberté de choix du client, devienne possible. Voir notre "99".

[3] Ainsi se décline la transition écologique selon la mercatocratie : oui aux monstrueux paquebots de croisières, non aux tickets de caisse !