dimanche, juillet 06, 2025

Pour en finir avec la société à réaction

Débat pour le bien commun
dans Land and Freedom (1995) de Ken Loach

Qu’est-ce qu’une société ?

Aristote (– IVe siècle) commence ainsi son traité sur La politique : « Toute société [en grec polis] est un certain type d’association (…), celle qui vise le plus important de tous les biens ». Ce « plus important de tous les biens » est ce qu’on appelle en langage contemporain le Bien commun. Certes, on pourrait rétorquer : « Mon Bien propre, celui par lequel je veux donner sens à ma vie, passe avant le Bien de la société ! » Mais ce serait une erreur par illusion individualiste. Car on méconnaîtrait que la personne humaine est essentiellement un être social ; ce qui signifie qu’elle ne peut concevoir son Bien propre qu’en concordance avec le Bien commun de la société à laquelle elle participe.

Le problème est qu’il peut y avoir des conceptions antagoniques du Bien commun à l’intérieur d’une même société. Que faire alors si le Bien effectif vers lequel est orientée la société est incompatible avec ce que je pense comme mon Bien propre, lequel requiert alors une autre conception du Bien commun ? Il y a soit exil, soit dissidence, révolte, ou même action révolutionnaire – dans ce dernier cas, il s’agit de forcer vers un changement pour un autre Bien commun.

Lorsque la dissidence sur le Bien commun est massive, on est dans un société en crise – puisqu’on n’a en réalité plus vraiment de Bien commun. C’est le cas de notre société contemporaine, désormais quasiment mondialisée, puisqu’elle est sous l’empire mercatocratique, lequel se joue des frontières. Or la mercatocratie ne voit de Bien commun que dans le développement du marché – ce qui doit se traduire, au niveau des entités étatiques, par l’accroissement maximum du Produit Intérieur Brut (la somme numéraire annuelle des transactions marchandes). Mais de plus en plus nombreux sont ceux qui pensent que le Bien commun est dans une toute autre direction : dans la subordination du monde marchand à une politique de rétablissement de la vitalité de la biosphère trop meurtrie par deux siècles d’économie de marché.

En réalité, elles ne devraient pas exister ces sociétés fragilisées, comme la notre aujourd’hui, parce qu’irréconciliables sur le Bien commun en fonction duquel on doit s’organiser pour vivre ensemble.

Pourquoi ? Tout simplement parce que, comme le disait Aristote dans le même ouvrage (chap. I, § 2) : « seul parmi les animaux, l’homme a la parole [logos] ; la voix [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c'est pour cela qu'elle a été donnée aussi aux autres animaux (…) mais la parole a pour but de manifester l’utile ou le nuisible et, par suite, le juste ou l’injuste. »

Ce texte distingue clairement les sociétés humaines des sociétés animales en ce qu’elles sont politiques. La politique c’est l’espace de décision sur ce qu’est le Bien commun par la médiation de la parole. La parole – au sens grec de logos – a en effet deux vertus décisives : elle permet de se représenter un monde commun (puisque les mots adoptés dans une langue le sont sur la base d’une signification partagée), elle permet de développer des possibilités d’avenir et de comparer leurs mérites respectifs (puisque la logique, qui permet de déduire et d’argumenter, est immanente à cette parole-logos).

L’humain a la parole parce qu’il est un « animal politique ». Cela signifie qu’il doit sans cesse nourrir, réajuster, sa visée de Bien commun. Ceci en fonction des deux volets spécifiés par Aristote. D’une part l’utilité qui concerne la détermination des biens dont on a besoin pour assurer la continuation de la vie sociale – faut-il s’organiser pour une alimentation moins carnée ? D’autre part la justice car l’injustice secrète le violence qui est le pire ennemi du Bien commun – faut-il interdire la « location » de mères porteuses ? Lorsque la parole ne peut pas remplir ce rôle, par exemple lorsqu’elle est méprisée, dévaluée, bâillonnée, lorsque sa valeur de vérité est piétinée, alors le Bien commun n’est plus vivant et se fige en blocs – les « pour » et les « contre » – qui ne savent que vouloir s’éliminer mutuellement.

C’est une société en crise. Et c’est la situation de notre société mercatocratique mondialisée ! Non pas que notre société soit en défaut de communication. Bien au contraire. Il y en a un trop plein ! C’est fou ce qu’on a d’occurrences de communications de nos jours ! Mais, pour reprendre les mots d’Aristote, il ne s’agit que très peu de faire valoir la parole. Il s’agit massivement de donner de la voix.

Contrairement à la parole qui se réfère à notre monde commun et qui fait appel à ce que nous avons, mentalement, le plus sûrement en partage – notre raison –, la voix n’exprime que l’état affectif de celui qui s’exprime. Et l’expression d’un état affectif touche directement le récepteur du message, tout simplement parce qu’il est toujours qualifiable dans la bivalence bon/mauvais, amour/haine, joie/tristesse, bref il est pris dans la polarité positif/négatif. C’est-pourquoi il fait d’abord réagir : il attire ou il rebute.

Pour bien comprendre la crise du politique, on peut admettre de façon réaliste que 99% de la communication publique, en notre société, n’est pas de l’ordre de la parole, mais de l’ordre de la voix. On peut parler ici de voix dans un sens élargi, c’est-à-dire qui dépasse le domaine de l’ouïe (car du temps d’Aristote l’image était trop rare pour être un moyen de communication courant), qui inclut donc aussi les images, les vidéos, les odeurs même, etc. Soit tout stimulus susceptible de faire réagir affectivement le récepteur dans le sens calculé par l’émetteur.

On va objecter : « Ça n’est pas gentil pour les animaux ce qui est dit là. D’ailleurs les animaux s’en sortent très bien avec seulement la "voix", c’est nous, avec notre "parole" raisonnée, qui avons fou.. le bord.. dans leur vie ! »

Mais l’accusation ne tient pas, parce que nous humains avons une différence essentielle avec les autres espèces animales. Notre bien commun ne nous est pas directement imposé par la nature sous forme d’instinct. Nous devons nous le donner nous-mêmes. C’est là notre insigne privilège, mais également notre plus grand risque. Ce que le lettré florentin Brunetto Latini avait ainsi exprimé (Le livre des Trésors, vers 1265) : « … bien-être appartient à l'homme, non pas au lieu. ». L’animal sait d’instinct que son bien est dans son insertion dans un biotope déterminé, son "lieu" (le marais pour le crocodile, le pré pour le bovin) ; par contre, il appartient à l’homme de définir ce que sera son bien dont dépendra le lieu qu’il habitera.

Si les humains font tant de dégâts aujourd’hui, s’il saccagent inconsidérément tant de biotopes d’autres espèces, c’est parce qu’ils n’échangent pas assez de paroles sur ce que peut être leur bien commun, c’est parce qu’ils sont trop accaparés par ceux qui donnent de la voix, trop sollicités à réagir à leurs interpellations affectives. Et ces réactions vont dans le sens d’une consommation effrénée de « biens » à l’utilité parfois douteuse, alors que les biens essentiels viennent à manquer (l’air respirable, l’eau, la verdure spontanée, l’environnement sonore, la cohabitation avec les autres espèces, etc.). Au point que ceux qui veulent vraiment parler – je veux dire : être politiquement constructifs – ont du mal à se faire entendre dans le brouhaha ambiant.

Nous souffrons désespérément d’un manque de circulation de la parole politique, celle qui parle objectivement du monde commun, s’appuie sur l’expérience partagée, et s’adresse à notre raison pour envisager les possibilités d’avenir. C'est le seul type de parole qui peut réunir : « Il n'y a qu'une seule et même raison pour tous les hommes; ils ne deviennent étrangers et impénétrables les uns aux autres que lorsqu'ils s'en écartent. » (Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale,1934). 

Peut-être faut-il admettre dans cette omniprésence de la voix en notre société, la manifestation d’une servitude nouvelle, originale, qui n’était sans doute pas envisageable avant que l’image fut aisément reproductible. Une servitude par la communication, et non plus par la force, dont les potentats sont les propriétaires des grands médias et réseaux de communication. Une servitude par contrôle des comportements dans la mesure où ils sont la tendance à réagir à des interpellations affectives justement pensées pour susciter une réaction déterminée.[1]

Car la « voix » comme domaine de communication nous laisse séparé d’autrui, enfermé dans notre subjectivité, puisque ce n’est pas une raison objective, mais un ressenti émotionnel qui motive notre comportement (même si nous croyons penser la même chose que les autres parce que nous employons les mêmes mots-slogans). De plus elle nous laisse dans le plus court terme puisque le comportement réactif, qui vise à réparer le dérangement provoqué par l’intrusion émotionnelle du message, doit intervenir au plus vite.

C’est en ce sens que nous sommes dans « une société à réaction ».

C’est une société qui est de plus en plus organisée pour généraliser les comportements réactifs. Par une organisation spatiale – nous maintenir le plus possible dans un espace nous mitraillant de messages intrusifs. Et aussi par une organisation temporelle – être constamment assailli d’injonctions à réagir pour ne plus avoir la disponibilité de se poser et de faire circuler la parole qui permette d’esquisser un bien commun qui réunisse.

C’est pourquoi c’est une société qui ne sait pas où elle va. Alors qu’elle voit sa situation globale se détériorer de manière toujours tangible, à la fois du côté de l’utile (l’air qu’on respire, l’eau qu’on boit, les aliments qu’on nous engage à manger, les déchets qui s’accumulent, les dérèglements du climat et l’effondrement de nombreuses espèces), et du côté du juste (la brutalisation des relations sociales, le déclenchement de guerres impitoyables, les bafouements cyniques de droits humains). Seuls savent où ils vont ses principaux acteurs, ceux que la croissance du P. I. B. conforte dans leur perspective d’enrichissement et d’accroissement de leur pouvoir… jusqu’à l’échec final : leur mort.

Nous avons encore le choix. Il faut renouer avec la parole politique, celle qui parle du monde comme il est, s’appuie sur l’expérience partagée, se développe par la raison, celle qui s’écoute, se réfléchit, est reprise, critiquée et transmise, celle qui s’enrichit par sa circulation même. Cette parole nous ouvrira forcément – il y a tant de qualités humaines laissées en jachère – la perspective d’un Bien commun. Ce Bien commun né de nos paroles nous réunira beaucoup plus largement que l’état de crispation des relations sociales dans le contexte actuel le laisse penser.

Alors nous pourrons agir. 

 


[1] Nous avons étudié précisément le contexte et le mécanisme de cet asservissement dans notre dernier livre – P-J Dessertine, Démocratie… ou mercatocratie ? Éditions Yves Michel – 2023, chap. 3 « La manipulation réactive».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire