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Projections pour le futur : les scénarios du GIEC |
On méconnaît trop le basculement historique du début de ce siècle, lorsque des acteurs décisifs du pouvoir mercatocratique, tout particulièrement ceux de la production d’énergies d’origine fossile, ont renoncé à respecter les règles négociées par les États lors des accords de Kyoto de 1997 afin d’enrayer l’amorce d’un dérèglement climatique induit par la suractivité industrielle humaine. Car s’est alors manifestée une fracture durable dans notre société mondialisée entre deux manières opposées d’aborder l’avenir.
Il y a les tenants de l’attitude que l’on peut qualifier de courtermiste qui est l’attitude des pouvoirs politiques en place dociles au développement du marché. Elle consiste à toujours aller au plus court de ce qui permet de réparer le présent. Et c’est toujours la même recette : mettre en avant des solutions techniques. Il fait trop chaud – produisons et diffusons des climatiseurs ; il y a des insectes qui font baisser les rendements agricoles – pulvérisons un néonicotinoïde ; etc.
Et en face, il y a tous ceux qui pensent que l’avenir à long terme est un enjeu de choix collectif essentiel : ils veulent faire valoir la préservation de bonnes conditions environnementales pour nos descendants. De ce côté se retrouvent, outre les écologistes qui alertent depuis près d’un siècle de la menace que fait peser sur l’humanité l’évolution non encadrée de la société industrielle, un large fond de bon sens populaire, et surtout la révolte sourde, mais qui éclate parfois, d’une grande partie de la jeunesse.
Bien que cela soit occulté – on préfère dauber sur « Le choc des civilisations »[1] – cette question du rapport à l’avenir porte la contradiction principale de la société contemporaine. On le voit dans le fait qu’elle suscite dans la durée – cela a commencé dans les années soixante-dix – les manifestations de foule les plus déterminées et les affrontements populaires avec les « forces de l’ordre » les plus violents.
Or, si nous voulons mieux comprendre les ressorts de cet affrontement, il est important d’avoir conscience qu’un de ses tenants principaux est le statut de la science. Car la science, qui est une des valeurs les plus incontestables de nos sociétés modernes, est invoquée, comme point d’appui essentiel, par chacun des camps.
Il est inhérent à la nature humaine de se projeter dans l’avenir – ce que Kant avait exprimé par la très belle proposition : « On ne doit pas élever les enfants d'après l'état présent de l’espèce humaine, mais d'après un état meilleur, possible dans l'avenir, c'est-à-dire d'après l'idée de l'humanité et de son entière destination. »[2] Ainsi, dans le contexte du courtermisme ambiant, chacun ne peut pas ne pas s’interroger « Et après ? », « Cela nous mène où ? ». Certes, le pouvoir mercatocratique, qui est d’abord un pouvoir par la communication, et qui a toujours quelque solution technique à agiter sous nos yeux par laquelle il essaie d’accaparer nos consciences, fait ce qu’il peut pour qu’on ne pose pas la question de l’avenir. Mais on la pose. Il doit donner sa réponse. Elle est simple, c’est le solutionnisme technique appuyé sur l’avancée des découvertes scientifiques : « La science sera toujours capable d’apporter une solution à nos problèmes ! »
Pour répondre au besoin humain d’investir l’avenir, on affirme, du côté des courtermistes, une foi inébranlable en la science. Il y a des cohortes de chercheurs scientifiques qui se situent dans cette perspective – voir notre article de la semaine dernière sur le devenir des déchets nucléaires, et on peut lire dans Le Monde de ce jour (20-21 juillet 2025) ce titre « Peut-on "guérir" de la vieillesse ? Chercheurs et biotechs en quête d'un remède », ainsi la vieillesse serait une maladie, et la science pense pouvoir trouver son remède ![3] Ces chercheurs travaillent dans des domaines très spécialisés, et sont attendus par les entreprises qui investissent pour les retombées en innovations techniques qu’ils rendront possibles.
Mais la recherche scientifique n’est pas réductible à cette perspective mercatocratique. Il faut rappeler ici qu’il n’y a pas de vecteur nécessaire qui ferait déboucher toute connaissance scientifique vers des applications techniques. La science est d’abord l’expression de la curiosité humaine pour comprendre de façon fiable le monde[4]. D’autre part la proposition « La science sera toujours capable d’apporter une solution à nos problèmes ! » n’est pas une proposition scientifique. Elle est tout l’opposé : une proposition mythologique. La notion de science est en effet traitée alors comme un mythe : un mot qui donnerait la clé de la destinée de l’humanité et auquel on ne peut adhérer que par un acte de foi – la foi étant une croyance qui, toute subjective qu’elle soit, se veut suffisante et récuse a priori toute objection.
Rappelons que la science est apparue dans l’histoire humaine, avec Thalès de Milet, à la fin du VIIe siècle avant J.-C., comme critique de la mythologie, afin de faire prévaloir la raison et l’expérience partagée – en un mot l’ o b j e c t i v i t é – dans la connaissance du monde.
Ainsi tout se passe du côté des pouvoirs sociaux actuels – des « mercatocrates » – comme si leur vision du monde, avec son courtermisme obligé, reposait sur une religion sous-jacente dont le Dieu est nommé « Science » – on pourrait ajouter : «… et dont Elon Musk se veut le grand-prêtre. »
On n’est pas surpris de constater que, face à une telle dérive de la recherche scientifique ainsi assujettie aux intérêts mercatocratiques, de plus en plus nombreux sont, depuis deux décennies, les scientifiques qui montent en première ligne sur le front de la lutte pour une maîtrise rationnelle par l’humanité de son avenir. On les trouve surtout du côté de l’étude du climat, de la Terre, et du vivant. Leur rôle est décisif car ils ont une connaissance approfondie des lois de la nature, et nous aident à comprendre qu’il faut tenir compte de leur implacabilité pour se donner des projets d’avenir viables.
Pour retrouver une maîtrise de notre avenir qui nous redonne respect et dignité face à nos descendants, nous avons deux tâches complémentaires.
1– Dénoncer inlassablement le mythe d’une science prométhéenne qui accroîtrait indéfiniment le pouvoir des humains sur leur environnement naturel. Il faut garder la lucidité que l’usage de toute technique qui nous donne un pouvoir à court terme sur l’environnement naturel ne doit pas être contraire avec la conservation à long terme des équilibres de la biosphère dont nous avons besoin pour nous épanouir.
2– Accueillir avec bienveillance le « progrès » – lequel est essentiellement celui du savoir du monde ! Et donc saluer le courage des scientifiques qui s’efforcent de progresser dans la connaissance de notre monde, pour que soit maîtrisée une relation raisonnée avec notre environnement naturel. Ceci dans la visée d’une forme de société qui permettra de faire valoir notre sagacité pour bénéficier au mieux de l’abondance spontanée de biens que rend disponibles la biosphère, tout en ménageant pour nos descendants « la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre. » (Hans Jonas, Le principe responsabilité, 1979).
[1] C’est le titre français du livre de l’américain Samuel Huntington (Odile Jacob, 1996)
[2] Traité de pédagogie – 1803 (traduction de J. Barni)
[3] Nous invitons nos lecteurs à réfléchir sur ce que serait une vie humaine avec un tel remède, autrement dit une vie humaine sans enjeu ! Pour les y aider : Remarques sur la liberté du posthumain
[4] Lire à ce propos La leçon de Thalès
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