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Déplacement de Juifs vers le ghetto de Varsovie (1940) |
La logique du ghetto est l’enfermement d’une population particulière, reconnaissable par des caractères physiques propres, dans un espace délimité – celui qu’on nomme « ghetto » – parce qu’elle est jugée indésirable. Cet espace, qui est toujours trop réduit par rapport au nombre d’habitants, implique d’emblée la difficulté de vivre en trop forte densité.
La logique du ghetto est donc celle d’une maltraitance arbitraire d’une population particulière, d’abord par le déni de sa liberté essentielle de circulation. Elle est arbitraire parce que nul n’est responsable de ses caractères physiques génétiques (les israéliens descendants des rescapés de l'antisémitisme génocidaire en Europe au siècle dernier ont-ils oublié cela ?)
L’existence du ghetto implique donc l’action d’un pouvoir qui l’impose par la force. Comme ce pouvoir en contrôle totalement l’accès, ses moyens de maltraitance sont illimités. Cette population peut être simplement exploitée plus fortement et systématiquement que les autres habitants, mais, de toute façon, elle est à la merci de l’usage de la force par rapport à laquelle elle a perdu tous ses droits. C’est pourquoi, elle peut faire l’objet d’un black-out sur ce qui se passe dans le ghetto, de réquisitions, déportations, emprisonnements d’individus ou de groupes, de blocus alimentaire (qui affame) ou de médicaments, de déni de soins, d’assassinats ciblés, de bombardements aveugles, etc.
L’existence de certaines situations de ghettos dans l’histoire humaine est un tache significative de ses épisodes de pire inhumanité et de pire malheur. Il faut le dire : la logique du ghetto, du fait de la disproportion des forces et de l’abolition du droit, tend à devenir une logique de « terreur » ! Cela signifie qu’elle fait partie de ces épisodes qui interpellent prioritairement la mémoire humaine avec l’impératif catégorique « Plus jamais ça ! »
Imaginons un arrière-grand-père – il doit être nonagénaire – israélien, originaire de Varsovie, ayant visionné des images sur ce qui se passe aujourd’hui à Gaza, interpellant le dirigeant de son pays : « Dis-moi Benyamin, ce que tu fais là-bas, ça me rappelle beaucoup ce que j’ai vécu à Varsovie entre 1940 et 1943 ! » Que lui répondrait ledit Benyamin ? Peut-être, trop extérieur à son horizon, le regarderait-il comme un OVNI, et passerait-il à autre chose ?
D’ailleurs, peu importe, il est probable que ledit nonagénaire n’existe plus : il y eut peu de rescapés du ghetto de Varsovie ! Mais posons-nous la question : Benyamin aurait-il pu traiter ainsi la population de Gaza, il y a seulement 10 ans (supposant qu’ait été subi le même carnage terroriste) ?
Non !
Non pas parce qu’il est évidemment absurde de prétendre sortir de la terreur en la répandant à son tour (cette évidence ne semble pas avoir trouvé les connexions pour atteindre la conscience de Benyamin). Mais parce que la mémoire du ghetto de Varsovie était encore trop présente, les témoins directs ou indirects trop prêts à rappeler la terreur vécue.
« Ami israélien, que j’ai jadis rencontré au kibboutz Sarid, qu’est devenue la mémoire de tes parents, de ta famille, dans l’Israël d’aujourd’hui ? »
Mais ce problème de transmission de la mémoire dans la succession des générations n’est-il pas un problème général du temps présent ?
La génération ayant vécue, jeune, la seconde guerre mondiale était encore largement au pouvoir en 1997 lorsque furent signés les accords de Kyoto, en lesquels presque tous les pays de la planète s’engageaient à prendre des mesures pour désamorcer un dérèglement climatique lié à l’excès d’émissions carbonées de la civilisation industrielle. Elle n’était plus au pouvoir 10 ans après lorsque les principaux pays émetteurs s’en sont désengagés, conduisant à la crise écologique actuelle que l’on connaît.
L’élection d’un Trump, piétinant les institutions de régulation internationale créées au lendemain de la seconde guerre mondiale, eut-elle été possible de la part de générations précédant la sienne (celle des baby-boomers) ?
Tous les orages du temps présent – guerres qui s’allument de toutes parts, épisodes climatiques catastrophiques, effondrement de la biodiversité, multiplication des cancers, « maladies rares » de moins en moins rares, injustices comme jamais vues dans la répartition des biens, étouffement sous les déchets humains, réarmement généralisé, etc. – n’ont-ils pas eu pour condition des nouvelles générations en négligence de la mémoire des dangers de la compétition effrénée pour faire valoir ses intérêts particuliers conjuguée avec le rejet de toute régulation pour préserver le bien commun ?
Cette perte de la mémoire dans le passage des générations est-elle naturelle à l’humain ?
Pas du tout !
Pascal écrivait : « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement » (Préface sur Le Traité du vide – 1651). C’était acter que la mémoire transgénérationnelle est essentielle à l’humanité. Effectivement, les hommes prennent soin, de leurs musées, d’écrire l’histoire, de transmettre les savoir-faire, les théorèmes mathématiques, les lois de la nature qu’ils ont su dégager, etc.
Ils devrait être capables – prioritairement capables – de transmettre les leçons de leur histoire ! N’est-ce pas la condition de la meilleure maîtrise de leur destin ?
Il faut donc interpréter cette perte du sens de la transmission comme une déficience caractéristique de notre temps. Cette sorte de rétrécissement du temps vécu qui gomme le passé relève de l’idéologie moderniste, toute puissante aujourd’hui parce qu’elle sert les intérêts marchands. Le modernisme implique le mépris du passé et les choix de comportement prioritairement voué au soulagement au plus court délai des frustrations du présent – ce qui nourrit effectivement les transactions marchandes.
S’il amène à oublier le passé, le modernisme, symétriquement, néglige l’avenir à moyen et long terme. Il rabat l’horizon au plus court terme. De là vient l’impuissance commune actuelle face aux catastrophes écologiques – et sociales – qui s’avancent.
Nous accédons à un vécu serein du temps – ce qui pourrait être une définition du bonheur – dans la mesure où nous nous dégageons du modernisme. Ce qui se fait en prenant du recul par rapport aux scintillements des invitations aux sensations bonnes qui prétendent accaparer nos consciences.
Nous sommes alors en mesure de comprendre la constitution de ghettos terribles au Moyen-Orient comme un indice majeur, parmi beaucoup d’autres, d’un parallélisme frappant entre les années trente du siècle dernier et les années vingt de notre siècle. Nous pensons alors à ce qu’ont dû vivre nos aïeux, et à tout ce qu’ils ont pu faire quand ils en ont réchappé, pour contribuer à construire un monde où nous ne le revivions pas.
Nous ne disons pas qu’ils ont échoué. Nous disons que les succès de l’emprise du mercatocratisme sur les consciences – sous la forme du modernisme – ces dernières décennies, nous en ont éloignés. Nous disons qu’il faut aller vers eux pour voir plus lucidement les menaces qui grèvent notre avenir, et ce que nous devons faire pour le maîtriser.
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