dimanche, août 03, 2025

Au-delà de la primauté de l’offre sur la demande

 



L’économie, c’est le savoir des règles de circulation des biens dans la société.

Il y a une dimension économique dans toute société parce qu’il est quasiment impossible – le « quasiment » renvoie à des situations de survie – que chacun puisse assurer de manière autonome la disponibilité des biens nécessaires pour répondre à ses besoins. Ne serait-ce que parce que chacun à des possibilités (aptitudes, goûts, situations, etc.) différentes qui l’amènent à être plus efficace dans la production de certains types de biens. De ce fait une société devient globalement plus prospère en favorisant la spécialisation dans la mise à disposition de biens et donc leur circulation.

Cette circulation se fait par l’échange de biens. Ce qui implique la rencontre entre une demande et une offre. Au-delà du troc, qui ne peut être que marginal, un échange permet à un bien de circuler grâce à la médiation de la monnaie, laquelle permet de rendre commensurables les uns par rapport aux autres les biens disponibles. Spontanément le transfert d’un bien se fait à la demande de celui qui a besoin du bien en question, pour la simple raison que la notion de « bien » pour caractériser une réalité quelconque – ce peut-être aussi un service (se faire couper les cheveux) – est créée par l’existence d’un besoin qui la vise. Il s’ensuit que c’est d'abord la valeur d’usage du bien – ce en quoi il répond au besoin – qui détermine son prix ; cette valeur d’usage est ensuite pondérée par le temps et la qualité du travail demandé ainsi que la valeur des matériaux mis en œuvre. C’est ce qu’explique le premier économiste de l’histoire, Aristote : « Il est donc indispensable que tous les biens soient mesurés au moyen d’un unique étalon, comme nous l’avons dit plus haut. Et cet étalon n’est autre, en réalité, que le besoin qui est le lien universel (car si les hommes n’avaient besoin de rien, ou si leurs besoins n’étaient pas pareils, il n’y aurait plus d’échange du tout, ou les échanges seraient différents). » (Éthique à Nicomaque, V, 8)

Ce sont là les règles économiques de base que connaissent toutes les sociétés. Même encore la nôtre, bien qu’elle ait massivement dérivée vers la primauté de l’offre sur la demande, car il subsiste toujours un fond inexpugnable de demandes auxquelles doivent s’adapter les offres (par exemple coiffure, soins médicaux, etc.) Mais il y a une autre dimension de l’activité économique, qu’Aristote nommait la chrématistique (dans Politique, livre I). La chrématistique est l’intérêt non pas pour l’utilité propre d’un bien, mais en tant qu’il peut être échangé et ainsi rapporter un bénéfice. C’est la dimension proprement commerçante de la circulation du bien qui s’attache à sa valeur d’échange et non à sa valeur d’usage. Elle est une dimension nécessaire de toute économie car il faut bien des intermédiaires – les commerçants – qui mettent à disposition des biens qu’ils jugent correspondre à la demande locale, ce qui implique des risques et de nombreuses charges pour lesquelles ils doivent se rémunérer.

 Mais tout de suite Aristote met en garde contre une dérive de la chrématistique qu’il repérait déjà dans la société grecque du IVe siècle avant J-C. La transaction commerciale peut être en effet détournée de sa fin propre – assurer la satisfaction des besoins – pour une autre fin qui est l’accumulation de monnaie pour elle-même. Aristote insiste sur le caractère illimité de cette recherche du profit, car elle ne saurait trouver sa fin dans la sérénité des besoins satisfaits. Car en utilisant de l’argent pour faire plus d’argent le marchand – on peut réserver ce mot à celui qui vise un tel profit – acquiert un nouveau pouvoir dans la société. Il peut en effet faire fructifier son capital monétaire s’il l’investit pour réaliser une disponibilité de biens anticipant une demande prévisible : il se met alors en situation d’amasser de grands profits. Ainsi l’activité marchande ne devient finalement qu’une recherche de pouvoir et de jouissance, lesquels n’ayant jamais de fin mènent à l’excès, ce qui fait immanquablement le malheur des sociétés. C’est ce que dénonce le contemporain et concitoyen athénien d’Aristote, l’orateur Démosthène : « En vain il criera, en vain il invectivera, il sera puni comme nous autres, s'il se porte à quelque excès (ubris). » (Contre Midias, IVe siècle av. J.-C.). Ne pouvons-nous pas nous sentir concernés par cette apostrophe d’il y a 25 siècles, en notre situation contemporaine sous une mercatocratie à la fois triomphante et sans avenir ?

C’est pourquoi Aristote préconise de légiférer pour encadrer la chrématistique. Il demande tout particulièrement l’interdiction du prêt à intérêt, qui consiste à mobiliser de l’argent, pour faire plus d’argent. Cette condamnation du prêt à intérêt à été reprise par la chrétienté – on l’appelait alors l’usure. Ce n’est qu’au XIIe siècle, parce que les demandes des cours royales aux marchands (par exemple en tissus et épices venant d’Orient) impliquaient de lourds investissements, que les princes ont obtenu du pape une tolérance de l’usure.

On peut considérer que la véritable fin du Moyen-Âge correspond à la reconnaissance sociale de la chrématistique, autrement dit cette partie de l’économie constituée par la poursuite par les marchands de leur propre profit. Des penseurs vont théoriser que c’est l’enrichissement de ses marchands qui fait la puissance d’un royaume. C’est ce qu’on a appelé la doctrine mercantiliste qui, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, a transformé l’économie de l’Occident, constituant en quelque sorte une première esquisse de mondialisation. Car l’appât du gain du marchand devenant le moteur de l’économie, il appelle des entreprises de quête des métaux précieux qui permettent d’augmenter la masse monétaire de l’État tout en asseyant sa fiabilité, et une prédilection pour le commerce international qui permet de faire les meilleurs profits en se procurant des biens là où ils sont faciles à produire pour les vendre là où ils sont difficiles à se procurer. Il faut savoir que ce commerce est d’autant plus fructueux qu’il s’appuie sans vergogne, malgré la religiosité ambiante, sur des pratiques inhumaines d’esclavage, en particulier de populations africaines.

La voie privilégiée de l’investissement profitable pour le marchand consiste alors à préempter une demande en rendant une offre disponible – pour le dire simplement : « instaurer un marché » (d’où le nom de mercantilisme). Mais ne nous méprenons pas sur ce « marché » du mercantilisme. C’est un marché fait par les riches pour les riches. Au peuple, aux petites gens, aux paysans chassés des campagnes par la pratique des enclosures – enclore des terres communales (qui depuis toujours étaient ouvertes à tous) pour les exploiter et en faire des terres de rapports pour les manufactures ou l’industrie (y mettre des moutons pour la laine) – est réservé pour seul destin de rester pauvres et de travailler. Ceux qui font leur marché dans cette nouvelle économie en développement sont uniquement, dans ces sociétés fortement hiérarchisées, les privilégiés. 

Ainsi, jusqu’aux profonds changements sociaux qui marquèrent la fin du XVIIIe siècle, cette préséance de l’offre ne concerne qu’un marché exigu (les privilégiés sont très minoritaires) et ne présente qu’un faible éventail de produits puisque les privilégiés sont bridés par les phénomènes de mode qui sont un enjeu de reconnaissance de leur statut social.

L’économiste austro-hongrois Karl Polanyi, dans La Grande Transformation (1944), affirmait que « le remplacement du marché régulé par des marchés autorégulateurs constitua à la fin du XVIIIe siècle une transformation complète de la structure de la société. » En effet, le marché, tant qu’il a été pratiqué selon la doctrine mercantiliste, est resté entièrement sous l’autorité du monarque, lequel en est un acteur majeur, à la fois comme le premier client (avec sa cour), et comme un producteur (par exemple les manufactures royales fondées par Colbert). Si bien que tout marchand-entrepreneur doit se conformer à la politique étrangère royale. Enfin la source de la force publique reste dans la main royale. C’est en ce sens que Polanyi peut considérer comme « régulé » le marché sous le mercantilisme.

La véritable rupture économique se fait donc à la fin du XVIIIe siècle en Occident, à la faveur des bouleversements sociaux consécutifs aux révolutions états-unienne et française. Polanyi parle de l’advenue du marché « autorégulé » pour marquer que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le marché – l’espace d’échanges économiques qui, en exposant l’offre, la met en libre concurrence par rapport aux demandes qui s’expriment, déterminant, en fin de compte la valeur d’échange des biens – ce marché donc, ne se soumet plus à l’autorité politique. C’est même le contraire ! Désormais c’est le marché qui, profitant du déverrouillage des hiérarchies, s’efforce d’investir l’État afin qu’il facilite son expansion. Il bénéficie pour cela d’un contexte idéologique favorable, car l’on parle désormais de la liberté du peuple et de son droit au bonheur. Les marchands-entrepreneurs peuvent prétendre offrir à la consommation des biens pouvant aller dans le sens de cette quête populaire de bonheur.

 En ce point, il faut noter que si tout marché est la mise en scène d’une offre, et en tant que tel exprime une primauté de l’offre sur la demande, il ne signifie pas nécessairement la prise de pouvoir du marchand.

Nous connaissons tous la plus simple situation de marché, celle qui occupe périodiquement la place de la ville ou du village, en laquelle, sur des étals provisoires, producteurs et commerçants exposent leur offre variée et ciblée à une population qu’ils connaissent. Dans cette interaction vivante entre l’offre et la demande, la primauté de l’offre n’est pas l’instauration d’un pouvoir du commerçant, parce qu’ici, si l’offre ne paraît pas évidente pour la demande, on argumente et on s’écoute .

À ce marché local, que l’on peut qualifier de « démocratique », il faut opposer le marché global –  on peut même dire aujourd’hui « mondialisé » – que l’on qualifiera de « mercatocratique » – l’usage de cet adjectif signifie qu’il est le lieu d’une forme de pouvoir social qui entrave arbitrairement la liberté humaine. Qu’est-ce qui change lorsqu’on passe de l’un à l’autre ?

  • Il y a une perte essentielle dans la relation de la demande avec l’offre, puisque dans le marché global, vu le nombre de personnes impliquées, l’offre ne se trouve plus confrontée directement à une demande qu’elle doit prendre en compte, elle cible « une clientèle » potentielle par abstraction de certains caractères dans une population donnée. Les besoins de celle-ci vont être étudiés indirectement par des « études de marché » en lesquelles on pose, à un échantillon d’individus censé être représentatif, des questions courtes qui impose des réponses par réaction (non réfléchies ni argumentées) et simples (le plus courant : oui/non/sans avis).

  • L’offre s’appauvrit. En effet, n’ayant plus la régulation de l’État au-dessus d’eux les marchands-entrepreneurs entrent dans une concurrence sans frein, les petits étant engloutis par les gros, lesquels deviennent de plus en plus gros, jusqu’à devenir des oligopoles qui se répartissent le marché. La variété de l’offre se réduit et les prix sont artificiellement tirés vers le haut. Il faut souligner que cette impitoyable concurrence amène à la disparition de nombreux produits originaux ou locaux, exigeant des ressources et un savoir-faire spécifiques, créant d’autant un décalage de l’offre par rapport à la demande.

  • Elle implique une agression communicationnelle massive. La stratégie de la mercatocratie est la saturation de l’espace par des messages promouvant son offre. Ceux-ci s’insinuent jusqu’aux chambres à coucher par l’intermédiaire des terminaux de communications personnels, …et n’épargnent pas les enfants. Son procédé est ce qu’on peut appeler « la manipulation réactive » – une interpellation émotionnelle avivée par l’image qui, soulignant une frustration, fait réagir, alors même que le produit à vendre est mis en valeur comme la solution – la grosse automobile bien haute avec gros pneus pour le mâle de classe moyenne en menace d’être déclassé professionnellement, et peut-être aussi dans son genre. 

J’entendais ce jour un reportage plein de commisération et d’interrogations sur les gens qui ne pouvaient pas partir en vacances, et qui seraient un pourcentage de la population anormalement important. L’étonnante omniprésence du verbe négativement conjugué « ne peuvent pas » imposait le présupposé d’une thèse idéologique incontestable : « On ne peut que vouloir choisir quelque lieu de destination dans l’offre si variée et si séduisante qui s’étale sur le marché des vacances ! » Nul soupçon que l’on puisse ne point avoir une demande de vacances, du moins en ce sens particulier où l’entend le reportage et qui est celui de l’offre marchande, qu’on puisse, par exemple, vouloir simplement profiter d’un espace urbain rendu plus calme et plus disponible, qu’on puisse vouloir se dispenser de l’épreuve d’une transhumance dans les bouchons des samedis d’été, etc.

Ce type de reportage laisse voir le pouvoir que s’attribue la mercatocratie, en fait le pouvoir des principaux acteurs du marché. En saturant l’espace public de son offre de biens, avec la communication intrusive et proliférante qui la promeut, elle parvient à réduire, en l’orientant selon ses intérêts, le champ des possibles pour chacun. Or, l’ouverture du champ des possibles entre lesquels on peut choisir n’est rien d’autre que la mesure de notre liberté !

Au fond, le pouvoir mercatocratique n’est-il pas essentiellement là : étouffer l’infinie variété des demandes possibles sous son offre, et finalement imposer une organisation sociale en fonction de cette offre ?

On voyait bien, dès les années 70, qu’il fallait valoriser le très dense réseau ferroviaire français pour contrer l’envahissement de l’espace public par l’automobile, et prévenir l’excès d’émissions carbonées qui s’annonçait. Mais non ! Les demandes en ce sens ont été marginalisées ; on a voulu faire croire que seule l’offre automobile pouvait répondre aux besoins de déplacement de chacun, que le choix du moyen de déplacement ne pouvait pas être autre que le choix entre les grandes marques de cette offre. Et, toujours par rapport aux besoins de déplacement, cela continue. On offre des destinations dites « paradisiaques » avec voyages en avion, ou des croisières dites « de rêve » dans des méga-paquebots, à des prix si abordables qu’on parvient à ne même pas laisser une partie de nos chers retraités envisager des activités qui ne compromettent pas à ce point l’avenir de leurs petits-enfants.

La primauté de l’offre, ce sont donc plein de micro-pouvoirs de la mercatocratie sur nous, c’est-à-dire contre la pleine maîtrise de nos vies. Mais c’est plus, c’est l’induction d’une certaine organisation de la société qui nous bride dans des manières de vivre que l’on n’a pas choisies, et qui nous amène à une impasse à la fois sociale et écologique.

Mais ceci étant constaté, on peut se rendre compte qu’on n’est pas nécessairement impuissant face à cette emprise de la mercatocratie sur nos vies par la primauté de l’offre. Car chacun peut faire pour lui-même le petit examen de conscience que constitue la réponse à la question : « Qu’est-ce que j’aurai voulu en ce domaine si je n’avais pas connu cette offre ? » S’il est fait sincèrement, en fonction de soi et de ce qu’on veut être, on verra que cet examen changera notre vision du monde.

Un dernier mot quand même. Nous critiquons, nous condamnons, cette économie de la primauté de l’offre. Mais nous ne voulons en aucun cas incriminer l’emploi du mot « offre » lui-même. C’est un des plus beaux mots de notre langue. Car c’est le mot qui désigne l’initiative d’un autre mode d’échange que l’échange économique : l’échange symbolique du don. Ce type d’échange a une présence et une importance dans nos vies trop méconnue par l’économisme ambiant. Il faudra que nous en reparlions !

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