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Nous pouvons tout, du moins nous pouvons comme jamais n’ont pu nos prédécesseurs sur cette planète …
…et pourtant nous sommes totalement impuissants !
Tel est l’intenable paradoxe de notre temps.
Nos pouvoirs sont liés aux multiples possibilités ouvertes par les formidables avancées technoscientifiques depuis deux siècles – on peut payer un billet d’avion dans l’heure et se retrouver le lendemain sur une merveilleuse plage à des milliers de kilomètres, on peut poser une question pointue à l’IA à portée de clic et avoir une réponse pertinente et détaillée en quelques secondes, on peut rejoindre en visiocommunication et presque gratuitement son proche qui est parti aux antipodes, et j’en passe (chacun peut abonder la liste). Ah, que la vie semble facilitée pour nous, en contraste avec nos ascendants, avec tous ces pouvoirs !
Il est vrai que nous ne sommes pas tous égaux dans l’accès à ces moyens techniques que nous apporte le monde contemporain ! Mais si on reconnaît que ces injustices sont circonstancielles, alors il faut considérer que tous ces nouveaux pouvoirs technoscientifiques sont des possibilités pour tout humain. C’est d’ailleurs pour se mettre en situation de faire valoir ces possibles que tant de personnes partent, de nos jours, de façon périlleuse, sur des chemins d’exil.
Et pourtant nous sommes impuissants au sens le plus radical du mot. Nous sommes incapables de nous projeter dans l’avenir ! Ce qui se voit de la manière la plus significative dans notre attitude à l’égard des jeunes générations : nous avons de plus en plus de difficultés à parler les yeux dans les yeux de leur avenir à nos enfants, nous avons de plus en plus de réticences à accepter les contraintes de l’enfantement et de l’éducation pour des descendants pour lesquels nous n’arrivons plus à penser que le monde à venir leur sera accueillant.
Les paradoxes sont habituellement connus comme des curiosités de la pensée qui ont surtout l’intérêt de défier les esprits intrépides – les paradoxes de l’ensemble de tous les ensembles, d’Achille qui ne rattrape jamais la tortue, du Crétois qui affirme que tous les Crétois sont menteurs, etc.. Mais ici il ne s’agit pas de jeux d’esprit. C’est bien le sens de notre existence qui est en jeu dans le fait de nous sentir dans l’instabilité d’être à la fois tout-puissant et totalement impuissant. C'est pourquoi la pensée commune a tendance à supprimer un des termes de la contradiction ; et on n’est pas étonné que ce soit la pensée de notre impuissance radicale quant à l’avenir qui soit dès lors volontiers gommée. Par exemple lors d’un repas familial : « Non, on ne parle pas de çà ! Il ne s’agit pas de casser l’ambiance ! » Ce qui est raccord avec l’idéologie dominante : « Le principal, c’est d’accumuler des sensations bonnes ! On n’a qu’une vie n’est-ce pas ?! »
Hé bien non, on n’a pas qu’une vie ! Notre vie est celle qui s’est nourrie de nos ascendants et dont se nourrit nos descendants. Notre vie est aussi constamment impliquée dans la vie de nos relations amoureuses, de nos relations de fraternité, d’amitié, dans toutes les relations de confiance, ou de défiance qu’on établit avec autrui. Cette intersubjectivité foncière des humains fait que chacun est beaucoup plus que ce qu’il est lorsque ne considère que soi. Pour le dire autrement : chacun est pleinement impliqué dans l’aventure qu’est l’histoire de l’espèce humaine sur Terre.
Tel est le fondement de notre puissance d’agir pour l’avenir : faire des projets qui vont non seulement au-delà de nos intérêts immédiats, mais au-delà de nous ! Il apparaît que cette capacité était toujours, peu ou prou, entretenue par nos ascendants – planter un arbre au centre de la place du village, et qui est toujours là avec son ombre plus généreuse que jamais et ses mille refuges pour oiseaux et insectes quatre siècles plus tard. C’était encore le point de vue de nos aïeux les plus proches, rescapés de terribles guerres mondiales, qui pensaient sincèrement œuvrer, dans leurs engagements dans la vie sociale, pour ce qui était alors la valeur en fonction de laquelle on investissait l’avenir : le Progrès. On l’écrit ainsi avec une majuscule dans la mesure où, dans leur esprit, il n’était pas simplement le progrès des sciences et techniques, car ce progrès-là n’est que l’aspect le plus clinquant d’un progrès essentiel, celui « de l’esprit humain »[1], autrement dit de la raison, car la raison n’est autre que la forme que prend l’esprit humain dans le partage. Ce qui implique d’abord le progrès politique – éducation pour tous, droit de vote des femmes, décolonisation, déstalinisation, etc. – comme le progrès géopolitique – la régulation des relations internationales qui puisse permettre d’éviter l’absurdité des guerres.
Ainsi, il faut être prudent dans la critique qu’on peut faire du progrès du point de vue écologiste, il ne faut pas méconnaître que cette valeur de Progrès a été populairement investie d’une toute autre manière que ce qu’en a fait, par la suite, la mercatocratie : cette cascade qui ne doit pas s’interrompre de nouveaux produits valorisés pour leur différentiel technologique, et dont le but essentiel est de nourrir le développement du marché.
Il reste que si nous sommes radicalement impuissants aujourd’hui, c’est parce notre pouvoir citoyen d’investir l’avenir comme Progrès s’est trouvé enrayé par des événements historiques récents.
Il y eut d’abord le choix d’utiliser la formidable énergie que permet de libérer la fission artificiellement provoquée de noyaux d’atomes lourds. Ce furent les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki de 1945, et le chapelet d’essais nucléaires qui s’en sont suivis durant des décennies. Mais ce fut aussi le choix d’utiliser cette énergie pour en tirer industriellement de l’électricité. Car on a fait ces choix du point de vue d’intérêts à court et moyen terme, alors que l’on ne maîtrise pas du tout les retombées sanitaires à long terme de la libération de substances radioactives. Bien des esprits lucides (Einstein, Anders, Arendt) avaient dénoncé, comme effet de ces choix, le lourd et sombre nuage qui s’avançait pour obscurcir l’idée de Progrès.
Il y eut ensuite, le désengagement, par les principaux États émetteurs de rejets carbonés, sous la pression de grandes firmes énergétiques du charbon et du pétrole, des accord de Kyoto de 1997 qui avaient posé les principes d’une régulation mondiale de ces émissions de façon à désamorcer un dérèglement climatique dû à l’effet de serre qu’elles induisaient. On sacrifiait donc la prévention de situations catastrophiques à moyen terme – nous y sommes aujourd’hui ! – à des intérêts marchands à court terme.
Ce tournant des premières années du XXIe siècle peut être considéré comme le moment de consécration de la toute-puissance de la mercatocratie, devenue capable d’imposer la logique du marché contre la politique au sens noble du terme c’est-à-dire la régulation pour le bien commun.
Enfin pour ceux qui s’interrogeraient sur ce délaissement du bien commun au début de ce siècle par les citoyens, il faut repérer l’effet sur l’opinion commune de trois facteurs historiques convergents :
1. Un basculement de générations qui a ôté de l’activité citoyenne les personnes ayant vécu le seconde guerre mondiale.
2. Une campagne de désinformation financée par les firmes de production d’énergie, souvent cautionnée par des scientifiques complaisants. C’est ce qu’on a appelé le climato-scepticisme.
3. L’épanouissement du mercatocratisme débridé – ce qu’on appelait alors le libéralisme – qui a investi massivement les médias dominants et l’espace public pour faire valoir sa vision du monde qui est celle de l’investissement du plus court terme pour réparer les frustrations du présent au moyen de la consommation.
En cette troisième décennie du siècle, les conséquences catastrophiques de la politique mercatocratique s’avancent et commencent à nous malmener. Ce qui ne fait pourtant pas tomber le déni commun de notre impuissance par rapport à l’avenir. Il faut dire que ce déni est fortement alimenté par l’idéologie dominante. Que nous dit-elle en effet, la voix des pouvoirs installés, à propos de ces incendies, inondations, et autres catastrophes écologiques qui se multiplient ? Quels que soient les mots employés cela revient à : « Il faut apprendre à s’adapter ! » C’est comme si elle voulait nous contraindre à accepter cette succession de phénomènes catastrophiques comme relevant de la loi de l’évolution, donc comme s’il était acté que nous citoyens, soyons définitivement écartés de la maîtrise de notre avenir. Car il est certains qu’eux – les principaux affairistes acteurs du marché – sont adaptés ! Ils accumulent les propriétés à-droite-à-gauche et, avec leurs avions, ils peuvent les rejoindre sans délai.
En réalité le maintien des comportements de chacun dans les œillères du court terme semble se fissurer de toutes parts. Il y a d’abord les engagements, souvent physiques, très courageux et très précieux, de ceux qui se battent contre des projets d’infrastructures qui ne valent que pour la voracité du marché. La violence de la répression qu’ils subissent interpelle chacun : « Faut-il continuer à ne s’occuper que de son herbe la plus proche, ou bien lever le regard vers l’horizon, et se comporter dans la perspective de l’orage qui approche ? ». Et on a eu récemment un élément de réponse éloquent, avec le succès de la pétition contre la loi Duplomb, loi adoptée sans débat, par un subterfuge peu reluisant, pour favoriser l’agriculture industrielle. En réunissant plus de 2 millions de signataires en quelques jours cette pétition a manifesté un désir populaire, insoupçonné du pouvoir, de réinvestir l’avenir.
Car une vérité s’impose : ceux qui intensifient le marché du côté des fusées, des voitures électriques, des crypto-monnaies, de l’IA, etc., ne maîtrisent pas l’avenir. Pour chaque occurrence il serait aisé de montrer les impasses vers lesquelles ils accourent. La raison en est très simple, les lois du marché sont par nature des lois de court terme. Elles consistent à présenter un offre capable de capter une demande. Si cela marche, on peut investir dans d’autres offres, sinon il faut arrêter au plus vite pour perdre moins de capital. Où est le souci de l’avenir du point de vue de l’histoire humaine là-dedans ?
Face à une situation globale toujours plus catastrophique, alors qu’il est manifeste que la priorité des pouvoirs en place, plutôt que les problèmes humains, apparaît être le maintien de la croissance (du marché), il est clair qu’il revient aux citoyens de renouer avec l’investissement de leur avenir.
Comment aller vers cette réappropriation citoyenne, populaire, de l’avenir.
Il faut d’abord remarquer que la question « Que faire ? » est dépassée. On sait très bien ce qu’il faut faire. Et on le sait même depuis un demi-siècle, depuis le rapport du Club de Rome de 1972 sur la nécessité de limiter la croissance. Par exemple on sait qu’il faut interdire les monstrueux paquebots de croisière ; on sait qu’il faut développer en toute priorité les transports collectifs, tout en évitant les organisations sociales qui impliquent des besoins incessants de déplacements ; on sait qu’il faut bannir les organisations industrielles qui impliquent des gaspillages systématiques ; on sait qu’il faut proscrire des pratiques insupportables propres à l’élevage intensif, la prédation halieutique inconsidérée, la monoculture massive sans oiseaux et sans insectes, etc… chacun peut abonder sur les choix absurdes de la société mercatocratique mondialisée contemporaine.
Et tout cela, on sait non seulement pourquoi le faire, mais aussi comment le faire, et on a les moyens de le faire … c’est beaucoup plus simple à faire, moins coûteux, moins dangereux, moins triste, que de faire la guerre !
D’autre part le problème n’est pas vraiment dans la motivation populaire : les gens ont soif de pouvoir espérer dans l’avenir (comme le montre la pétition contre la loi Duplomb). Il n’y a donc pas à « militer », à convaincre.
Alors où est le problème ? Qu’est-ce qui nous manque pour sortir de l’impuissance et passer à l’action, redresser l’orientation de notre société (qui est rappelons-le, désormais, mondialisée), et lui donner des perspectives d’avenir ?
Ici, il convient de rappeler une formule que l’on trouve chez Spinoza : « Ni pleurer, ni rire, ni maudire, mais comprendre ».
Ce qui signifie qu’il est vain de se répandre émotionnellement avec l’espoir bien aléatoire de faire réagir. Il faut s’efforcer de comprendre cette situation d’impuissance collective, seule voie réaliste pour la maîtriser.
Car qu’est-ce que « comprendre » ? C’est, étymologiquement, prendre avec soi. Et qu’est-ce qu’on « prend » ainsi ? C’est la « cause adéquate » du phénomène que l’on veut comprendre, c’est-à-dire celle qui nous permet à la fois de rendre compte de sa venue et de son caractère propre.
Ainsi nous voulons comprendre pourquoi nous restons collectivement impuissants, alors que nous savons quoi faire, comment le faire, et que nous avons la motivation pour le faire.
Notre démarche présente nous a fait voir que la cause adéquate de cette impuissance est le courtermisme, c’est-à-dire ce régime temporel imposé par une société en laquelle les pouvoirs en place tendent constamment à rabattre l’horizon temporel de chacun sur le futur le plus court qui permette de rectifier le présent qui le frustre. La simple compréhension par le courtermisme est l’ouverture décisive pour nous réapproprier notre avenir.
Mais nous avons besoin que les autres partagent cette compréhension pour aller vers une transformation sociale conséquente. Il nous faut alors comprendre pourquoi nous avons pu être pris collectivement dans le courtermisme. Nous avons vu plus haut que ce ne saurait être une attitude qui va de soi, et nous avons montré les circonstances historiques qui l’on favorisée (dont celles qui ont amené à ne plus croire au Progrès). Mais nous n’avons pas pour autant connaissance de la cause adéquate (pourquoi n’est-on pas retourné au Salut des chrétiens comme vision d’avenir ?). Comprendre adéquatement le courtermisme c’est le saisir comme conséquence nécessaire d’une organisation sociale qui promeut systématiquement les comportements réactifs – les comportements réactifs étant les comportements qui sont déterminés par l’émotion et non par la réflexion. On peut montrer qu’ils sont le plus bas degré de la liberté humaine[2].
Mais notre besoin de compréhension reste inassouvi car nous avons besoin de comprendre pourquoi les humains acceptent massivement de vivre selon un mode dégradé de leur liberté. Ils le peuvent dans la mesure où ils adhèrent à une vision du monde mise en avant, sous pression communicationnelle constante, insistante, voire intrusive, par les pouvoirs sociaux, qui appâte les individus avec une perspective de bonheur comme maximisation de sensations bonnes.
Mais il faut se rendre compte qu’une telle perspective de bonheur nous conduit dans une sorte d’enfer individualiste. Car les sensations bonnes, celles de la société de consommation, ne valent que pour soi. Autrui dans sa propre quête de sensations bonnes ne peut être qu’un obstacle. Chacun doit se battre dans une compétition pour la capacité d’avoir des sensations bonnes. Et la mesure de cette capacité, on la connaît, c’est la richesse …financière, soit le montant de son compte en banque. Et cette richesse, dans une société organisée pour le marché, s’accumule toujours au dépend de celle d’autrui.
Autrement dit, ce bonheur individuel qui est la valeur finale promue par l’idéologie dominante, implique une société de compétition et de défiance a priori envers autrui.
Nous retrouverons notre puissance d’agir pour notre avenir lorsque nous nous vivrons ensemble dans ce mouvement, c’est-à-dire lorsque nous aurons retrouvé, recréé, la confiance. Alors nous aurons la force, l’aplomb, pour nous élever contre les absurdités, qu’elles soient quotidiennes ou d’infrastructures, de la mercatocratie, de façon à ce qu’elles soient disqualifiées comme des aberrations du point de vue de l’avenir de tous.
Précisons que pour ce retissage de la confiance une attention prioritaire doit être apportée à ce qu’on pourrait appeler « une écologie de la communication » : savoir faire taire les canaux de communication dominants, éviter les réseaux sociaux qui enferment dans des bulles d’auto-confirmation, épargner les enfants du racolage publicitaire, ouvrir des espaces et du temps aux échanges vivants en lesquels on sait à la fois s’écouter et argumenter, etc…
[1] Cf. Nicolas de Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1794).
[2] Voir pour ce point et le point suivant les chapitres 3 - La manipulation réactive, et 4 - La nouvelle sophistique, de notre Démocratie… ou mercatocratie ? éditions Yves Michel – 2023.
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