dimanche, août 10, 2025

Qu’il s’agit de mercatocratie et non de capitalisme !


 

Bien nommer la réalité à laquelle on est confronté, c’est être capable de la distinguer clairement des réalités proches par ce qui la caractérise en propre, c’est donc mieux la comprendre, et donc se mettre en capacité d’agir de façon maîtrisée sur elle.

La mercatocratie n’est pas le capitalisme. Pourtant chacun de ces noms prétend désigner le pouvoir de nature fondamentalement économique qui, aujourd’hui, gouverne le monde.

Dans le cadre de l’élaboration des doctrines socialistes et marxistes au milieu du XIXe siècle, le mot « capitalisme » est utilisé pour désigner le pouvoir sur la société des gens riches qui font fructifier leur capital en l’investissant dans la production de biens, en particulier dans l’industrie. Pour Marx cet enrichissement passe essentiellement par une exploitation injuste des travailleurs qui sont employés par les capitalistes pour produire. En effet, au-delà du salaire reçu, le capitaliste extorque systématiquement au travailleur un surplus de valeur qu’il a apporté à la production par son travail (théorie de la plus-value dans Le Capital de K. Marx, 1867). Car le capitaliste, guidé par la maximisation de son profit, tend toujours à payer le travailleur au plus près de ce qui lui est seulement nécessaire pour renouveler sa force de travail.

La mainmise du capitalisme sur la vie sociale oriente celle-ci vers un antagonisme de plus en plus aigu entre deux classes sociales : d’un côté les possédants que dans la tradition post-révolutionnaire française on appelle la classe bourgeoise, et de l’autre les prolétaires considérés comme n’ayant pour toute richesse que leur force de travail. Cette lutte des classes doit inévitablement se terminer par la victoire des prolétaires parce qu’ils sont la majorité et n’ont rien à perdre. Les prolétaires au pouvoir, faisant table rase du passé, forts de leur vécu de lutte solidaire, établiront une société communiste, abolissant la propriété privée, selon le principe « À chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités ». Ils ouvriront enfin le temps du bonheur pour l’humanité.

Cette destinée de l’humanité, bien que présentée comme une nécessité historique par le marxisme, a échouée.

Certes mais, observera-t-on, si l’on enlève cette histoire de lutte de classes permettant à l’humanité de se réaliser dans le bonheur communiste, ne peut-on pas garder l’idée de capitalisme et de pouvoir des riches alimenté par la spoliation des pauvres qui sont obligés de se faire embaucher pour pouvoir survivre ? Car cela correspond bien à l’expérience commune.

Non ! En réalité cela est loin de correspondre à toute l’expérience présente du salariat. En effet, nous ne sommes plus dans la phase première de l’industrialisation par l’exploitation maximale du travailleur au XIXe siècle. La société industrielle a évolué depuis en faisant émerger une classe moyenne de travailleurs enrichis et disposant de congés payés, leur permettant de remplir aussi un rôle tout aussi indispensable pour l’économie de marché que la production, celui de la consommation.

Le salariat prolétarisé, parfois aux confins de l’esclavage, a été largement déporté dans des pays moins riches et moins développés du point de vue technologique que l’Occident, souvent par l’entremise de pouvoirs autocratiques capables de tenir par la force les situations d’injustice ainsi créées.

Il faut comprendre que l’extension du marché, donc des possibilités de consommation, est une nécessité pour le système économique qui s’est mis en place au XIXe siècle en Occident – c’est la fameuse « croissance » dont on nous rebat les oreilles et dont l’absence est présentée par les médias dominants comme une catastrophe. C’est pour cela que le marché s’est mondialisé et doit toujours plus s’intensifier – il y a désormais un marché de l’adoption, des mères porteuses, du sang pour transfusions (même si on s’approvisionne initialement par des dons), etc. Tel est le sens de l’expression « lois du marché ». Ce sont les lois de sa croissance à tout prix : renouvellement incessant de l’offre, obsolescence accélérée des produits, piétinement de la structure des sociétés peu avancées dans le développement économique mais qui possèdent des ressources exploitables, déprédation sans frein de l’environnement naturel, concurrence exacerbée pour s’approprier sa part de marché (d’où plans sociaux, délocalisations, etc.), financiarisation de l’économie – car l’argent lui aussi est un marché, mais comme c’est le marché d’un produit qui permet de contrôler tous les autres, il devient le marché principal.

L’économie est l’ensemble des règles mises au point par les humains pour la circulation des biens. Capitalisme et mercatocratie désignent deux manières différentes de caractériser la manipulation de ces règles qui s’est instaurée dès le début du XIXe siècle Occident au service de visées de pouvoir. Car un pouvoir ancestral fondé sur la force et les liens de sang ayant été renversé, des individus riches ont perçu qu’il y avait des places à prendre en investissant leur capital pour, comme disait Karl Polanyi, « désencastrer l’économie » – ce qui veut dire faire cesser sa subordination au pouvoir politique et prendre la main sur l’organisation de la société.

Parler de capitalisme, c’est considérer que cette manipulation s’est faite essentiellement au niveau de la production des biens – réquisition des terrains communaux par les riches (enclosures), exode rural, constitution d’unités de production autour de machines, exploitation de l’énergie du bois forestier, de celles tirées du sous-sol, déclassement des ouvriers, constitution d’un prolétariat salarié avec embauche en nombre de femmes et d’enfants aux conditions de travail inhumaines, et, finalement, extorsion de la plus-value par le salariat.

Mais il faut avoir conscience que, du point de vue de la dénonciation du capitalisme, ni les impacts de l’industrie sur l’environnement naturel, ni les comportements de consommation, ne sont considérés comme des problèmes. Au contraire : ils font partie de la solution.

D’abord parce que les progrès techniques sont compris comme la raison première de l’évolution historique et que cette évolution est conçue globalement comme un progrès vers une société du bonheur. En effet le marxisme soutient que les classes sociales, dont l’antagonisme est le moteur de l’histoire, sont déterminées par l’état des techniques : il fallait que les machines soient inventées, pour faire tourner des usines, pour que se constitue un prolétariat, pour qu’advienne dans la conscience des opprimés la volonté de faire advenir une société communiste.

Ensuite parce que la consommation n’est vue que comme l’expression du droit légitime de chaque individu à satisfaire ses besoins – ce que veut garantir pour tous l’idéal de société communiste.

Pour le dire simplement le marxisme croit que le sens ultime du bien commun est la société du bonheur – en laquelle chacun pourra satisfaire sans problème ses besoins. Mais n’est-ce pas également l’idéal affiché par la société qu’il combat ? Partout dans ses communications elle met en scène le bonheur à portée d’achat !

Mais faire du bonheur le but social ultime est une escroquerie. Tout simplement parce que « le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble. » (Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785).

Cette impossibilité de se donner un but collectif de bonheur peut plus concrètement se cerner dans la notion de besoin. Le besoin est une inclination vers un objet porteur d’une possibilité de satisfaction qui se manifeste sous la forme de la nécessité : on n’a pas le choix, il faut se l’approprier pour se satisfaire, sinon on se met dans la souffrance, de plus en plus aigü, tant qu’on n’obtient pas satisfaction. Mais les occurrences les plus fréquentes de cet état ne sont-elles pas, pour le consommateur contemporain, des réactions à la multiplication et à l’insistance de communications publicitaires, autrement dit des besoins artificiellement provoqués par un pouvoir qui s’alimente de nos pulsions d’achat ? On peut entendre aujourd’hui :« J’ai besoin d’un nouveau smartphone ! » Voilà un besoin inenvisageable une génération auparavant.

Le bonheur est un mot qui existe, dans toutes les langues, il a donc un sens, mais ce sens est essentiellement personnel – on peut dire que, pour chacun, c’est le rêve de son désir, donc un idéal totalement subjectif. Il faut avoir la lucidité d’admettre que la mise en exergue de la finalité de bonheur, venant de la société – que ce soit d’un parti ou d’une firme marchande – est toujours un moyen par lequel un pouvoir essaie de prendre la main sur notre liberté.

Si le capitalisme pointe un pouvoir économique socialement délétère parce qu’il s’exerce essentiellement au niveau de la production des biens, la mercatocratie met à jour la nocivité sociale de ce pouvoir tout au long du circuit de la circulation de la marchandise. Cette nocivité est désormais largement documentée après deux siècles d’exercice de ce pouvoir économique. Or, ce qui commande cette circulation, c’est bien le marché, c’est-à-dire cet espace social qui fait apparaître une offre, conforme aux intérêts des investisseurs, et qui préempte les besoins des consommateurs – ceux-ci étant pris en compte de manière biaisée par des « études de marché » que nous avons présentée dernièrement –  en l’accompagnant d’une campagne de communication autant que possible massive et intrusive.

Ce sont aussi les lois du marché qui impliquent aujourd’hui, la persistance de l’utilisation de produits chimiques dangereux dans les denrées alimentaires, la mise à l’écart du bio, le suremballage des produits, la débauche dans l’utilisation de matières plastiques, les injustices monstrueuses entre les conditions des gens sur cette planète (et donc les mouvements d’exil qui en découlent), le gaspillage choquant – environ un tiers – des aliments produits, etc. On connaît trop bien cette litanie de toutes impasses créées par l’économie contemporaine de croissance à tout prix des marchés.

C’est pourquoi, du point de vue de l’expérience de chacun, quand nous parlons de mercatocratie nous sommes beaucoup plus partie prenante que lorsque nous parlons de capitalisme. Et comme ce mot nous permet de saisir en une vision unifiée le pouvoir qui subtilise notre liberté, nous nous sentons moins impuissants. Cela nous aide à penser plus clairement en quoi ce pouvoir consiste, et donc à comprendre que son avenir est compté. Ce qui nous engage à penser l’avenir au-delà.

 Nous espérons prochainement prolonger cette réflexion en abordant les responsabilités dans l’avènement et la fortune de la mercatocratie, et la liberté que nous pouvons avoir pour la dépasser avant qu’elle n’ait généré trop de malheurs et de décombres.

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