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| George Grosz, Metropolis, 1917 | 
« Souvenez-vous
de votre humanité. Oubliez le reste »
Manifeste Russell-Einstein du 18 avril 1955
Il y a une bien intéressante incongruité dans la manière dont les économistes du marché parlent de nous, nous les potentiels acquéreurs de biens marchands :
– Dans leurs discours appuyés sur la théorie économique nous sommes des êtres de besoins.
– Quand ils s’adressent à nous dans leur communication publicitaire, ils s‘adressent à nos désirs.
La différence est aussi simple que radicale. En tant qu’êtres de besoins nous sommes dans la nécessité d’acquérir leur offre marchande. En tant qu’êtres de désirs, nous sommes dans la liberté d’acquérir ou non les biens désirés.
Ces économistes trouveraient à répondre sans problème à cette incrimination de double langage contradictoire.
Ils diraient que leur connaissance des comportements des acteurs du marché relève de la science – de la psychologie donc – laquelle produit les lois selon lesquelles sont déterminés les comportements, en particulier ceux des consommateurs. Ces lois leur permettent de prévoir ces comportements. Or, les comportements humains ne sont prévisibles que s’ils procèdent de besoins. Puisque le besoin est le sentiment impérieux de manque qui exige d’urgence le comportement qui satisfait. Ainsi un consommateur ayant des besoins doit nécessairement aller vers l’offre qui leur correspond.
Ce qui n’empêchera pas ces mêmes économistes de maintenir le présupposé de la liberté des acteurs du marché. Chacun est libre d’apporter une offre sur le marché, comme chacun est libre d’acheter un bien ici ou là, ou de ne pas l’acheter. Ce qui est la reconnaissance de la liberté de chacun quant à la satisfaction ou non de ses désirs. D’ailleurs, argumenteraient-ils, s’il y a une communication publicitaire aussi dense, c’est bien parce qu’il s’agit de susciter un désir par rapport auquel chacun choisit de donner suite ou non.
Selon une telle configuration économique, le pouvoir ne devrait-il pas être finalement du côté des consommateurs, c’est-à-dire de l’immense majorité de la population ? Les entrepreneurs proposent, les consommateurs disposent, et si ça ne leur plaît pas, l’entrepreneur se retrouve avec ses stocks invendus, et doit changer son offre ou renoncer. C’est le désir des populations qui devrait avoir le dernier mot sur l’évolution du marché.
Or, nous l’avons établi dans un article précédent – Au-delà de la primauté de l’offre sur la demande – c’est l’offre globale qui mène désormais la danse des échanges marchands, et non la demande.
Si nous affirmons être en mercatocratie et non en démocratie, c’est pour deux raisons conjuguées :
– Le marché (économique) s’est, comme le dit Polanyi (La Grande Transformation, 1944),« désencastré » de la société. C’est-à-dire qu’il n’est plus régulé par la pouvoir politique, et a fortiori par le peuple, mais s’autorégule.
– L’organisation de la vie sociale est subordonnée aux choix d’offres des acteurs-entrepreneurs majeurs du marché, en particulier par l’incidence technique de ces choix – hier c’était le tout automobile, aujourd’hui c’est le tout numérique, demain sera-ce le tout IA ?
Si bien que la conciliation entre l’humain-besoin de la théorie économique, et l’humain-désir requis par la liberté du marché se fait au profit du premier.
Comment ? Par l’extension délibérée du domaine du besoin. C’est ainsi que les économistes du marché distinguent les besoins – primaires, secondaires, tertiaires, et au-delà – par ordre d’entrée en scène dans le psychisme de l’individu : il faut que les primaires soit satisfaits pour s’intéresser aux secondaires, etc. L’essentiel est que le maximum du spectre des inclinations humaines soit couvert afin d’enclaver au mieux les comportements d’achat dans des lois permettant de les prédire.
Qu’est-ce qui caractérise le besoin, outre sa nécessité ? C’est son urgence ! Le besoin, c’est le sentiment que le manque ressenti soit comblé prioritairement comme condition de la continuation de sa vie. On peut désirer ou non se faire servir une boisson dans un verre givré avec une paille en terrasse, mais on a besoin de boire quand on a soif.
Disons le clairement, il n’y a de véritables besoins que ceux que les économistes appellent les « besoins primaires », ceux qui sont liés aux exigences de notre physiologie pour continuer à vivre – respirer, boire, manger, dormir, assurer sa sécurité contre les agressions extérieures, auxquels il faut ajouter le besoin d’être respecté (être reconnu comme personne). Tous les autres prétendus « besoins », quel que soit leur rang sont des pseudo besoins car entièrement relatif à une organisation de la société – besoins, d’une automobile, d’un smartphone, de prendre des vacances, etc. Mais c’est artificiellement que les acteurs de l’offre en font des besoins en accolant, par leur communication, à ces biens les caractères de nécessité et d’urgence.
Et toute la mystification du pouvoir de la mercatocratie concernant sa libéralité consiste en ceci : faire en sorte que le choix d’achat par désir ait les caractères objectifs de la satisfaction d’un besoin.
Cette mystification se fait par un secteur majeur, extrêmement dispendieux, on pourrait même dire boursouflé, de la communication publique, celui qu’on appelle familièrement « la com ». Sa tâche consiste à raccrocher au bien qu’elle promeut les caractères de nécessité et d’urgence qui sont propres à l’état de besoin. On peut identifier trois leviers principaux qu’on retrouve presque toujours dans la com :
– L’intrusion émotionnelle. Il s’agit d’abord de rompre le courant de conscience autonome de l’individu. Pour cela on a toujours recours à l’image qui doit impressionner affectivement, et provoquer une réaction.
– L’appui sur un imaginaire régressif. Les images sont choisies pour faire remonter à la conscience des émotions archaïques liées à la construction de son moi. Elles font ainsi résonner l’acuité des besoins (de douceur, d’amour, de reconnaissance, d’identité, etc.) de l’enfant encore en nous avec les frustrations subies dans la société présente.
– L’accaparement de la conscience. La communication marchande n’est pas seulement irrespectueuse, lourde, elle assume d’être envahissante. Elle investit, sans vergogne pour son sans gêne, tous les interstices possibles des espaces publics, mais aussi privés depuis que des terminaux connectés s’introduisent jusque dans les chambres à coucher. Tout indique que la stratégie est d’empêcher, ou tout au moins de marginaliser, tout chemin de pensée personnelle.
Ne faut-il pas admettre le pari (gagnant ?) du pouvoir marchand de miser sur une lâcheté de ses cibles ? Il est en effet plus facile de renouer avec ses rêves infantiles dans son acte d’achat que d’assumer sa responsabilité citoyenne pour faire valoir son désir d’une société juste ! Mais il reste que la com, systématiquement et massivement, ne nous respecte pas. Il est dès lors beaucoup plus difficile de se respecter soi-même.
Peut-être faut-il en conclure que c’est pour cela qu’il faut dénoncer le pouvoir – l’« empire » ! – mercatocratique. Certes, cet empire est le premier qui n’est pas essentiellement fondé sur la domination par la force. Mais il est pourtant un pouvoir abusif, tyrannique, injuste, et ce qui le révèle, c’est qu’il procède comme tous les pouvoirs abusifs de l’histoire : il se nourrit du maintien de sa population en l’état de besoin.
Repensons au grand-père de notre grand-père qui, au XIXe siècle, après le renversement de la multiséculaire tyrannie des hiérarchies par le sang, pensait la possibilité d’une société juste en laquelle peut-être les petits-enfants de ses petits-enfants seraient enfin sortis de l’état de nécessiteux. Le nécessiteux est celui qui dépense sa vie à gagner ce dont il a besoin pour continuer à vivre. Hé bien non ! Le pouvoir mercatocratique nous a maintenu dans l’état de nécessiteux. Notre aïeul rêvait « Quand je serai riche …! » Sommes-nous riches ? Nous sommes envahis de biens dont nous avions besoin, dont le bénéfice est relatif, et le plus souvent à très court terme, alors que des biens essentiels – air, eau, environnement naturel, relations de confiance, ont été abîmés.
Ne sommes-nous pas plus que jamais des nécessiteux ?
