"Une vie dépourvue de pensée n'a rien d'impossible ; elle ne réussit pas à développer sa propre essence, c'est tout... Les hommes qui ne pensent pas sont comme des somnambules." Hannah Arendt
Cf le site L'anti-somnambulique
lundi, janvier 09, 2012
Sur les propriétés hautement adhésives du progrès
Croyons-nous toujours au progrès ? Le mot n’a pas bonne presse, l’écologie est passée par là.
En effet, pour nous, le mot progrès, lorsque qu’il est amené par l’article défini – le progrès –signifie exclusivement le progrès technique, c’est-à-dire la multiplication et le perfectionnement des outils et procédures permettant de détourner les lois de la nature pour notre utilité.
Mais depuis le début de la prise de conscience écologique (fin des années soixante), on ne met plus « le progrès » à toutes les sauces dans les discours comme on le faisait auparavant.
Le mot « progrès » ne désigne plus de manière évidente la valeur en soi – ce qui mérite en fin de compte d’être poursuivi par l’humanité.
Mais l’idée qu’il désigne est-elle pour autant désinvestie ? La réponse est négative. Autrement, on ne comprendrait pas la valorisation marchande du différentiel technologique des biens de consommation : plus un bien recèle de fonctions techniques, plus ces fonctions sont sophistiquées, et plus il coûte cher ; a contrario, un produit sans apport technique un peu spécialisé, même s’il est très utile et a demandé beaucoup de travail, a, relativement, un prix faible (ainsi en est-il des produits agricoles non élaborés par l’industrie agro-alimentaire).
De nos jours le progrès est donc toujours investi. Même si cela n’est pas dit, cela se traduit dans les comportements de consommation. Et c’est bien là le problème ! Puisque ce sont ces comportements de consommation qui engendrent une prédation démesurée sur l’environnement naturel, comme sa pollution par les rejets industriels et les déchets de consommation. Tous facteurs qui amènent au diagnostic d’épuisement de notre planète bleue. Il importe donc de réfléchir sur les motifs d’un tel investissement.
Le motif qui semble de prime abord s’imposer est hédoniste. La technicité d’un bien nous facilite la vie, et donc contribue à nous rendre plus heureux. L’automobile, la machine à laver, le téléphone, l’informatique en réseau, sont effectivement ces inventions que Descartes appelait de ses vœux « qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent. » Discours de la méthode, 1637.
Pourtant ce motif du bonheur par le bien-être est-il encore valable ? Car il est patent que la prolifération des objets techniques, avec les bouleversements qu’elle provoque dans l’environnement, laisse les hommes dans un sentiment de sourde inquiétude. Comment continuer comme cela ? Où va-t-on ? L’avenir apparaît plus préoccupant que jamais car, pour la première fois, il semble remettre en cause la viabilité de l’espèce humaine. Il s’ensuit que le gain de bien-être apporté par la technique ne va plus de soi. En contexte de réchauffement climatique et d’accumulation de centaines de milliers de tonnes de matières hautement radioactives, le progrès ne peut plus avoir la rationalité d’un calcul pour le bonheur.
Si, de manière empressée, nous continuons à acheter des objets pour leur technicité, nous devons avoir d’autres motifs, plus cachés.
Parler d’un égoïsme massif des consommateurs, façon « J’en profite bien, après moi le Déluge ! », semble assez vain. Si ce cynisme est parfois affiché (mais par qui sinon des affidés à l’élite marchande ?) , il ne correspond pas du tout à la culture populaire, en laquelle on peut trouver de multiples exemples d’une tendance à la générosité.
Pointer un effet de propagande paraît insuffisant. La publicité, même si elle agit de manière de plus en plus masquée, ne peut avoir un effet sur nos comportements que parce que nous lui sommes complaisants. Cessons de nous poser en victimes de la pub : celle-ci n’est pas un pistolet sur la tempe ! Si nous suivons ses suggestions, c’est parce qu’elles font résonner des désirs déjà existant en nous. Si nous courons acheter la nouvelle tablette informatique tactile, c’est aussi parce que la performance technique qu’elle exprime nous fascine.
C’est là que l’on tient peut-être la clé de l’énigme de notre adhésion persistante au progrès. Admettre que la technicité de l’objet nous fascine, n’est-ce pas reconnaître que, indépendamment de son utilité propre, nous l’investissons comme valeur en soi ? Comment comprendre que l’on puisse payer deux fois plus cher un ordinateur portable « ultrabook » simplement parce que son épaisseur est réduite de quelques millimètres. L’objet en est inévitablement fragilisé. Seulement, on possède une symbole fort de la performance technique humaine : tant de fonctionnalités en si faible épaisseur ! Ne jouissons-nous pas, à l’avoir entre les mains, du pouvoir technique humain ?
Il semble bien que l’on ne puisse pas rendre compte de l’activisme consumériste contemporain sans adopter la thèse d’un investissement de la technique comme valeur en soi. Cela permet de rendre compte de la valorisation marchande de la nouveauté technique, comme de l’obsolescence rapide des biens – ils deviennent vite dépassés techniquement – , ce qui accélère d’autant le flux des marchandises, accentuant la pression humaine sur la biosphère.
Si nous voulons maîtriser notre rapport avec notre support de vie qu’est la Terre, il faut nous libérer d’un investissement compulsif de la technique comme valeur en soi. C’est en effet de cet investissement que procède notre adhésion, non consciente et persistante, au progrès. Cet investissement à tous les caractères d’une passion au sens classique du terme : nous sommes collectivement (quasiment toute l’humanité si l’on tient compte du succès du modèle occidental de civilisation) pris dans un rapport à notre environnement naturel qui suscite l’emprise technique, indépendamment de notre volonté.
Il faut ici suivre la leçon de Spinoza : « Un sentiment qui est une passion cesse d'être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte. » Éthique, V° partie. C’est ce que nous avons essayé de faire dans notre livre : « Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? », Aléas, 2010.
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