Téhéran, le 2 novembre 2024,
On voit, sur une vidéo prise d’une fenêtre, diffusée par Amnesty Iran, une jeune étudiante marcher en sous-vêtements devant son université, avant de se faire enlever brutalement par des hommes dans une voiture banalisée.
Nous nous retrouvons, nous humains, dans cette situation historique singulière, parfaitement inédite, en laquelle l’humanité se voit comme piégée dans une impasse qui la prive de perspective d’avenir. Pourtant c’est une humanité devenue aujourd’hui performante comme jamais, qui s’est dotée de tout le savoir des nécessités naturelles et de tous les outils techniques, pour maîtriser, mieux que ce ne fut jamais possible, son destin.
Bref, les humains savent pourquoi ils se sont mis dans une telle impasse, ils connaissent les moyens pour en sortir, et ils ont aisément les capacités pour mettre en œuvre ces moyens, bien que cela implique quelques renoncements à des biens secondaires à court terme – mais cela est autrement moins cruel, moins affligeant, que d’entreprendre une guerre, ce que certains font pourtant, actuellement, sans barguigner.
De plus les humains savent que plus ils tarderont à faire ce qu’il faut, plus sera coûteuse, douloureuse, la sortie de cette crise pour retrouver un avenir.
Que manque-t-il aux humains pour qu’ils ne fassent pas ce qu’il faut ?
Ne serait-ce pas du courage ?
* * *
Le courage désigne d’abord une expérience vécue. Et c’est toujours une expérience particulièrement intense, laquelle valorise fortement à nos yeux celui qui en est le protagoniste. Et la reconnaissance de cette valeur va de pair avec le savoir de sa vulnérabilité par rapport au pouvoir ainsi bravé. On est porté à se soucier : Que sont devenues ces personnes ?
Voici un extrait d’un récit de cet événement – Le Monde du 29/08/1997, L'inconnu de Tiananmen, par A. Cojean :
« Le jeune homme a surgi de la foule on ne sait trop comment. Il a traversé en courant l'immense avenue Chang'An et il s'est mis au garde-à-vous, droit comme un « i », devant la colonne de chars qui roulaient vers la place Tiananmen. A moins de 2 mètres de lui, le premier tank, donc, s'immobilisa. Et entre le petit homme et l'engin meurtrier, ce fut, durant de longues secondes, un incroyable face-à-face. Derrière, une vingtaine de blindés attendaient, probablement surpris, ignorants de l'obstacle. Le premier char, soudain, esquissa un mouvement, et le petit homme réagit promptement en étendant ses bras, dessinant une barrière symbolique autant que dérisoire. De chacune de ses mains pendait un paquet : à gauche, peut-être un sac d'école ; à droite, sans doute une chemise blanche. Le char décida de contourner l'obstacle en manoeuvrant à droite. Mais l'homme fit quelques pas chassés et se retrouva à nouveau devant le canon du blindé. Celui-ci se pointa vers la gauche. Mais le Chinois buté suivit le même mouvement et la colonne resta paralysée. Un petit homme sans arme tenait tête aux canons. Les dignitaires chinois devaient s'étrangler de rage.
Mais il fit mieux que cela. Avec une audace effarante, il escalada la chenille et monta sur le char. Là, il se pencha vers l'ouverture donnant accès au poste de pilotage pour parler quelques secondes avec le conducteur. Puis il sauta sur le bitume, d'un mouvement si léger qu'on l'eût dit insouciant. Là, il n'eut guère le temps de réfléchir : deux personnes en civil se précipitèrent vers lui, le saisirent par le bras et le poussèrent en courant de l'autre côté de l'avenue. Et le Chinois disparut de la scène comme il y était entré. »
Voilà un exemple de courage qui interpelle fortement notre conscience sur ce que nous sommes, et sur ce que nous pourrions être…
Ce qui est très étrange, c’est que tout au long de l’article, le mot « courage » n’est jamais employé. Et cette lacune n’est pas à imputer à une déficience de la journaliste. Pour les trois autres situations emblématiques de courage de l’époque contemporaine qui sont illustrées ici, en reprenant des articles les relatant de ce même journal, Le Monde, que ce soit celui sur Greta Thurnberg « En grève scolaire pour le climat » du 13/12/2018, celui sur « Alexeï Navalny arrêté dès son retour en Russie, cinq mois après son empoisonnement » du 17/01/2021, et celui sur « Iran : une étudiante se déshabille devant son université pour protester contre la police des mœurs, avant d’être arrêtée » du 04/11/2024, jamais n’apparaît le mot « courage » !
N’est-ce pas un trait culturel de notre époque que le mot courage n’est pas à la mode, …plus à la mode ?
Car il faut savoir que le Courage a été une notion très importante dans l’histoire de la pensée. Dès Platon il est considéré comme une des 4 vertus cardinales de l’individu humain, avec la Sagesse, la Justice et la Tempérance – les vertus cardinales sont celles qui conditionnent toutes les autres vertus, comme les 4 piliers sur lesquels se construit l’excellence humaine. D’ailleurs ce quatuor vertueux fondamental sera repris tout au long de la Chrétienté.
Il faut savoir que le mot français « courage », que l’on trouve employé dès le Haut Moyen-Âge, est dérivé du mot « cœur » qui était déjà utilisé, à l’époque, en son sens figuré, comme dans « Rodrigue, as-tu du cœur ? » (Corneille), ou « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » (Pascal). Cette idée de « cœur » peut être interprétée comme un attachement de tout l’être du courageux à un but qui vaut de mettre en risque sa propre personne. Mais une telle valorisation d’un but implique une prise de recul par rapport à ses intérêts égoïstes et donc une réflexion personnelle sur les valeurs finales, celles qui peuvent donner sens à sa vie au-delà de ses sensations bonnes toujours éphémères. C’est ainsi que l’on pourrait définir simplement le courage comme cette vertu qui réside dans la capacité d’agir en prenant des risques pour ce qu’il juge Bien (nous mettons une majuscule puisque la valeur visée devient alors un absolu par rapport à sa propre personne). Il y a à la fois du « cœur », de la raison, et de l’action au sens le plus noble du terme, dans le courage. C’est ce qui fait la singularité de cette vertu.
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Russie, le 17 janvier 2021 Arrestation d’Alexeï Navalny, de retour d’Allemagne dans son pays, à son arrivée à l’aéroport de Cheremetievo de Moscou. |
Nous avons, chacun, le sens du courage présent en nous, dans la mesure où nous pouvons être inquiets du sens de notre vie comme du bien de la société dont nous sommes partie prenante. Et même s’il peut rester longtemps sommeillant, ce sens du courage résonne très fort face à des exemples de comportements courageux tels ceux qui sont illustrés ici. Il réactualise la possibilité de donner une toute autre valeur à notre existence.
Si le sens du mot est ainsi présent en chacun de nous – ce qui fait le succès médiatique de ces scènes de courage – comment se fait-il qu’il soit si largement tu ?
On comprend très bien que l’acte de courage est un démenti frontal à la réalité mythique d’un pouvoir sans faille auquel prétend un régime à tendance totalitaire. Non seulement le communication officielle ne reconnaît pas l’acte de courage, mais elle essaie d’effacer l’événement lui-même. Au premier ministre chinois auquel un journaliste demandait, quelques semaines plus tard, ce qu’était devenu le jeune homme du 5 juin 1989, celui-ci a répondu qu’il ignorait tout de ce dont il parlait ! De même la jeune étudiante iranienne, a été soigneusement psychiatrisée et ainsi totalement soustraite de la sphère publique.
Mais le vrai mystère est du côté du traitement médiatique dans les pays dits « libres » parce que « démocratiques ». Concernant les événements évoqués nous avons consulté les articles du Monde parce que ce journal se revendique comme rigoureux et objectif (son contenu est formellement contrôlé par ses journalistes). Pourtant jamais n’est écrit le mot qui exprime ce que chacun ressent en prenant connaissance de l’information : ce sont des actes de « courage » !
Pourquoi ?
Parce que la vertu de courage est incompatible avec les valeurs dominantes de nos sociétés qui se disent démocratiques mais qui sont en réalité mercatocratiques. En effet quel est le bien que promeuvent les acteurs du marché afin que celui-ci s’accroisse sans cesse ? Celui qu’est censée apporter la consommation de toujours plus de marchandises : le bonheur !
Il est bon de rappeler ce qu’a écrit Kant à propos du bonheur : « Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble … parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination. » (Fondements de la métaphysique des mœurs).
La mercatocratie a trouvé la stratégie adaptée pour faire valoir l’offre du marché comme voie d’accès au bonheur en frappant l’imagination, plutôt qu’en s’adressant à la raison. Elle met en scène le produit qu’elle veut promouvoir de façon à le faire briller de l’éclat du bonheur. Elle déploie et impose pour cela une communication proliférante, et de plus en plus intrusive puisque s’insinuant désormais, sans vraies limites, dans l’espace privé. Si bien qu’elle a fini par installer une vision du monde qui accrédite que le sens d’une vie est dans la réussite liée à sa capacité d’accumuler plus que les autres des sensations bonnes à travers l’achat de biens marchands.
Pour le dire philosophiquement, la mercatocratie propage un hédonisme primaire. Hédonisme (du grec hédonè = plaisir), parce que bien est identifié au bonheur lequel est identifié à l'accumulation de plaisirs ; primaire, parce que ces plaisirs par la consommation sont irréfléchis – la communication publicitaire est conçue pour provoquée une réaction spontanée – ce qui est précisément le rapport au plaisir le plus primaire de la vie, celui du tout petit enfant.
Le courage ne saurait avoir sa place dans une telle vision du monde, puisqu’il implique un détachement de ses intérêts égotistes pour un bien qui les dépasse, ce qui se traduit inévitablement par des sensations négatives : être courageux c’est toujours aussi avoir peur et se mettre en devoir de surmonter sa peur.
C’est pourquoi, très inconsciemment sans doute, de la part de journalistes dont le salaire dépend largement de la communication mercatocratique – la publicité – il n’est pas de bon ton d’employer le mot « courage ».
L’antonyme du courage est la lâcheté, c’est-à-dire le fait de se détourner de la question du sens de sa vie, et donc de celle du bien commun, pour s’affairer à grappiller le plus possible de sensations bonnes.
En ce point ne devrait-on pas diagnostiquer que nous, sociétés occidentalisées, dites démocratiques, sommes des sociétés de lâches ? N’est-ce pas pour cela que nous sommes dans l’incapacité de sortir de l’ornière écologique et sociale en laquelle nous sommes dramatiquement embourbés ?
Nous l’avons vu, la lâcheté la plus manifeste se trouve du côté des pouvoirs autocratiques, puisqu’ils n’ont même pas le courage de la vérité sur les faits conséquents des actes de courage de leurs opposants.
Il y a en ce point une thèse essentielle sur le courage qu’il faut prendre en compte. Le courage apparaît essentiellement être une affaire individuelle, celle qui se joue pour chacun dans la balance entre son attachement au bien et ses peurs. Pourtant le premier courage, le courage basique, celui qu’on peut considérer comme la matrice de tout courage, est pleinement collectif : c’est le courage de la vérité. Car la vérité, c’est d’abord l’acceptation de vivre dans un monde commun, et donc être toujours dans le risque de voir ses désirs buter contre les nécessités imposées par ce monde.
C’est pourquoi les pires lâches sont ces leaders politiques, si nombreux aujourd’hui, qui affirment leur « vérité » qui les arrange, en dépit de l’expérience partagée qui permet de dire la vérité sur le monde.
Font aussi partie des pires lâches les affairistes qui forts de leur puissance financière, investissent les grands médias de communication pour distiller le doute sur la vérité de l’état du monde – de la biosphère et de la situation présente de l’humanité – tel que l’établissent les scientifiques, afin de continuer à faire prospérer leurs affaires.
Certes, nous, participants aux sociétés occidentalisées, dites démocratiques, sommes pris dans une atmosphère de lâcheté. C’est cela qui nous décourage de prendre les initiatives qu’il faut prendre pour retrouver des perspectives d’avenir. Mais la mesure de l’ébranlement émotionnel que suscite en nous les exemples de courage qui nous parviennent – mentionnons aussi les lanceurs d’alerte – nous révèle la force de notre aspiration à devenir courageux. »
Soyons convaincus qu’il y a parmi nous des réserves de courage qui nous sont cachées à la mesure du bannissement de l’usage du mot.
Car il y a notre fidélité à la vérité qui est comme le sol où peut pousser notre courage.
Et surtout il y a les relations de confiance dans la société qui en sont comme le fertilisant, puisque plus il y a d’actes courageux, moins la peur a d’arguments à opposer à notre aspiration à l’initiative courageuse. De ce point de vue il y a un peu partout de très beaux exemples, surtout venant des jeunes générations, dont la force est capable de rendre inaudible le vacarme des « influenceurs » de réseaux sociaux.
Il faut nommer le courage et partager l'admiration qu'il suscite.
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Stockholm, Août 2018 |
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