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Galilée, 1564-1642 |
L’« autre procès de Galilée » est celui, non formel, qui lui est intenté par l’écologisme contemporain sous le chef d’accusation d’un réductionnisme délibéré de la réalité du monde par le savant florentin :
« L’illusion de Galilée comme de tous ceux qui, à sa suite, considèrent la science comme un savoir absolu, ce fut justement d’avoir pris le monde mathématique et géométrique, destiné à fournir une connaissance univoque du monde réel, pour ce monde réel lui-même, ce monde que nous ne pouvons qu’intuitionner et éprouver dans les modes concrets de notre vie subjective. » Michel Henry, La barbarie, Le Livre de poche, p. 14 – 1988.
Une telle vision du monde, promue par la science moderne, et dont le principal instigateur est Galilée au début du XVIIe siècle, serait le motif profond, essentiel, de toutes les menées abusives de la part des humains à l’encontre de la biosphère qui les fait vivre.
En effet, c’est bien Galilée, qui a systématisé la méthode expérimentale dans les sciences, affirmé que la connaissance véritablement scientifique des phénomènes naturels consistait dans la formulation de lois sous forme d’équations mathématiques, établi que la dynamique techno-scientifique était le moteur du progrès humain dans la maîtrise de la nature.
Il faut reconnaître que la conjugaison de ces trois nouveaux facteurs de connaissance a contribué à dégrader considérablement la biosphère depuis deux siècles.
1. L’expérimentation, c’est l’expérience d’un phénomène recomposée artificiellement afin de mettre à l’épreuve une hypothèse sur son interprétation. Quelle est la vitesse de la chute d’un corps ?À l’encontre d’Aristote qui affirmait qu’un corps plus lourd tombe plus vite, Galilée fait l’hypothèse que la loi de ce mouvement naturel de chute ne dépend pas de la nature du corps. En faisant chuter des billes sur des plans inclinés, en variant les paramètres, et en évaluant les vitesses au point de chute, il montre que, en faisant abstraction de la résistance de l’air, non seulement le mouvement d’un corps en chute libre ne dépend pas de la nature de ce corps, mais également que c’est un mouvement uniformément accéléré dont la vitesse à un moment t est proportionnelle au carré du temps écoulé depuis le début de la chute. Il faut déjà comprendre dès ce montage expérimental fort simple – extérieurement cela pourrait apparaître comme le jeu d’un enfant – qu’on s’autorise alors une nouvelle audace par rapport à la nature. Comme l’écrivit plus tard D’Alembert, l’expérience, dans la science nouvelle, « ne se borne pas à écouter la nature, elle l’interroge et la presse. » (Discours préliminaire à l’Encyclopédie – 1751). Au fond, l’expérimentation consiste à contraindre la nature à avouer sur elle-même des vérités qu’elle n’exprime pas spontanément. C’est un peu comme mettre la nature à la question. Tant qu’on considérait la nature comme une déesse à laquelle il fallait complaire pour avoir sa mansuétude, la méthode expérimentale dans les sciences ne pouvait pas être une norme acceptable. Et, aujourd’hui, du point de vue de ceux qui s’alarment de l’exténuation de la biosphère du fait de la manière dont l’humanité la traite, la méthode expérimentale peut, de nouveau, paraître inacceptable.
2. Pour que l’expérimentation soit informante, il faut pouvoir comparer précisément l’état de départ et l’état d’arrivée du phénomène étudié. Il faut donc mesurer – par exemple le temps de chute de la bille et la dimension de l’impact du choc de celle-ci sur un morceau de cire (pour sa vitesse), et ensuite algébriser :
v(vitesse) = k (constante) x t2.
Éventuellement il faut aussi géométriser : c’est une parabole que décrit la trajectoire (dans le vide) du projectile. L’expérimentation dans la nouvelle science implique donc l’appel à la forme mathématique pour la formulation des lois qu’elle découvre. Ce qui amène Galilée à affirmer: « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l'Univers, mais on ne peut le comprendre si l'on ne s'applique d'abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d'en comprendre un mot. » L’Essayeur (Il Saggiatore) – 1623. Et cela implique, effectivement, de mettre de côté, comme non avenues, voire perturbatrices, les multiples qualités sensibles des réalités ainsi expérimentées. Du point de vue scientifique moderne, comme il ne faut pas s’occuper des formes et couleurs des objets qui chutent (dans le vide), de même il ne faut s’inquiéter de l’apparence cassée de la rame plongée dans l’eau, il ne faut y voir que la discontinuité des rayons lumineux passant d’un milieu à un autre ayant un indice de réfraction différent. Pourtant, cela ne justifie pas que l’on déplore, dans la méthode expérimentale, la perte d’une relation intuitive au monde (l’intuition est une saisie immédiate d’une vérité qui implique la subjectivité), comme semble le faire Michel Henry. L’intuition est toujours constamment présente dans la connaissance scientifique moderne – par exemple c’est une intuition de Galilée qu’il faille s’intéresser à l’hypothèse que la loi de la chute des corps ne dépendrait pas de la nature de ceux-ci.
3. Enfin la méthode scientifique galiléenne solidarise de manière nécessaire l’avancée des sciences, et l’avancée des techniques. Une expérimentation implique toujours un dispositif technique particulier. Et chaque découverte théorique dans les sciences ouvre à des techniques nouvelles d’expérimentation. Torricelli, disciple de Galilée, arrive à réaliser le premier espace vide conscient en renversant une longue éprouvette remplie de mercure dans un bac rempli de ce même métal liquide : le niveau du mercure dans l’éprouvette se stabilise à 76 cm, et au-dessus il ne peut y avoir que du vide. Donc nous évoluons dans un bain atmosphérique dont la densité est précisément donnée par cette hauteur du niveau de mercure. Et le vide existe (contrairement à ce que pensaient Aristote …et Descartes) ! On peut donc concevoir la technique de la pompe à vide. Avec cette technique, on peut faire le vide dans un long tube contenant un bille métallique et une plume, et le fermer hermétiquement. Si on renverse le tube on vérifie la théorie de Galilée : la bille et la plume chutent bien à la même vitesse ! Donc on est passé d’une technique (avec le mercure) à une théorie (existence de l’atmosphère et possibilité du vide) qui ouvre a une autre technique (faire le vide) qui permet la confirmation d’une théorie (sur la loi de chute des corps). Ce qui permet de comprendre pourquoi aujourd’hui on peut parler de technoscience. Il y a une logique de la science moderne telle que la science (le savoir) et la technique (le savoir-faire) s’alimentent mutuellement pour nourrir une dynamique d’accroissement de l’emprise, tant théorique que pratique, de l’humanité sur son environnement naturel. Comme on peut dater la mise en place de cette logique de l’œuvre de Galilée, les écologistes l’accusent d’être le premier responsable des ravages qu’elle a causé, et cause encore plus que jamais, sur notre planète.
Pourtant il faut aussi admettre que la méthode de connaissance scientifique par expérimentation systématisée, sinon inaugurée[i], par Galilée, était la bonne méthode puisque l’histoire lui a donné raison sur l’ensemble de ses découvertes scientifiques.
C’est Galilée qui a imposé dans tout le monde intellectuel d’Occident le système de Copernic, en particulier par la diffusion de cette technique d’expérimentation qu’a constitué son invention de la lunette astronomique. Il a fait voir à toute l’Europe curieuse de connaissances qui dépassent les verrouillages des gardiens des saintes Écritures, que la Lune n’est pas cet astre parfait, puisque appartenant au monde céleste, que concevait Aristote, car il a des montagnes et des vallées, tout comme notre Terre, et que Jupiter est comme un astre frère de la Terre, sauf qu’il possède quatre lunes et non une seule. C’est encore Galilée qui a apporté les bases de la cinétique – les lois des corps solides en mouvement – en particulier en posant le principe d’inertie, et les lois régissant la vitesse et la trajectoire du projectile.
Donc il est bien vrai que l’œuvre de ce savant a bouleversé, peut-être plus qu’aucun autre humain, le rapport de l’humanité à son environnement naturel. Il ne faut pas qu’un écologisme qui se voudrait radical fasse oublier au militant que, pratiquement, il vit dans un monde galiléen. Au sens où il trouve continuellement des repères pour interpréter les phénomènes quotidiens dans les connaissances établies par Galilée, aussi bien en jouant au ballon, qu’en contemplant un coucher de soleil.
Il faut aussi considérer que l’œuvre de Galilée a contribué à mettre fin aux Guerres de religion du XVIe siècle en Europe. De manière indirecte, certes, mais d’effet considérable qu’on ne saurait sous-estimer. Rappelons que l’enjeu de la Réforme protestante, puis de la Contre-réforme catholique qu’elle a induite, était essentiellement le rapport aux Saintes Écritures, lesquelles décrétaient ce que devait être la vision du monde et les règles de comportement qu’elle impliquait. La démarche de Luther avait été de remettre en cause la légitimité du haut clergé catholique d’être le porte-parole des Écritures, et donc d’avoir ainsi autorité sur les consciences. Or, l’œuvre de Galilée, en ramenant l’essentiel du vécu quotidien à des lois immanentes aux phénomènes et donc universellement valables, le détachait ainsi de l’adhérence aux vérités révélées des Écritures, et donc disqualifiait grandement le pouvoir social de ceux qui s’en prévalaient. Or, on sait très bien que derrière toutes les guerres, même « de religion », il y a un enjeu de pouvoir: elles deviennent d’autant moins nécessaires que celui-ci s’affaiblit.
De toute façon, il faut garder à l’esprit que l’œuvre de Galilée est une avancée du domaine de la raison et un recul de celui de la croyance, concernant la connaissance de la nature. C’est ce qu’a éloquemment illustré la polémique qui s’est développée, vers la fin de sa vie, entre le savant florentin et l’autorité ecclésiastique de Rome, ponctuée par sa condamnation par le Saint-office en 1633, le contraignant à abjurer. Et si Galilée a pu maugréer « Eppur , si muove ! » (Et pourtant, elle tourne !) après avoir abjuré, c’est parce qu’il savait très bien que la raison rigoureuse et l’expérience partagée finissent toujours par avoir le dernier mot sur les croyances que l’on prétend imposer.
Autrement dit, la mathématisation des lois de variation des paramètres régissant le mouvement des solides peut toujours mettre tout le monde d’accord. De tels énoncés ne motiveront jamais de guerres. Par contre les polémiques sur les vérités révélées par des textes sacrés ont motivé des guerres, lesquelles purent être fort dévastatrices, comme le surent les français contemporains de Galilée.
Par contre, le caractère potentiellement agressif, relativement à la spontanéité des manifestations naturelles, de la méthode expérimentale de la science post-galiléenne, peut être un vrai problème écologique. Mais ce n’est pas un problème en soi – faire rouler une bille sur un plan incliné est une pratique aussi vieille que l’humanité, et est sans souci écologique. L’expérimentation ne devient un problème écologique que relativement aux choix humains. La consommation de chimpanzés ou autres espèces physiologiquement proches de l’homme pour l’expérimentation médicale est aujourd’hui un problème écologique : les espèces sont menacées. Mais c’est aussi un problème moral : quel but humain peut-il légitimer l’instrumentalisation d’être vivants sensibles et capables d’entrer dans des relations positives de confiance avec les humains ? C’est essentiellement un problème de conscience morale personnelle eu égard aux valeurs finales en fonction desquelles on donne sens à sa vie. On peut quand même faire deux remarques concernant cette question :
Dans les milieux sociaux qui utilisent le plus l’expérimentation du vivant aujourd’hui (et cela n’épargne pas toujours des populations humaines fragilisées), ceux des grands laboratoires pharmaceutiques, les dirigeants ne se posent pas la question de conscience sur l’instrumentalisation du vivant aux fins d’expérimentation, car ils l’ont réglée une fois pour toutes en décidant que la valeur finale était la croissance du chiffre d’affaire de l’entreprise, et donc l’ouverture, la plus rapide possible, de nouveaux marchés avec de nouveaux médicaments. On voit très bien qu’alors ce n’est pas le fait de l’expérimentation qui est en cause mais celui de la cupidité mercatocratique.
Il n’y aura sans doute pas d’ouverture pour une politique écologiste conséquente sans une démarche critique déterminée contre les aberrations des choix mercatocratiques. C’est pour stimuler celle-ci qu’il est bon de rappeler le principe général de comportement qui noue l’exigence écologique avec l’exigence morale, dû à Hans Jonas (Le principe responsabilité, 1979) : « Agis de telle sorte que les conséquences de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre. »
Il faut prendre du recul par rapport aux exactions qui peuvent se faire aujourd’hui au nom de la pratique d’une expérimentation « compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre », laquelle expérimentation est toujours réalisée dans l’urgence dans le contexte d’une course aux profits. Il faut prendre en compte que l’expérimentation a d’abord été un épisode heureux de l’aventure humaine – ce qui se voit clairement si l’on fait attention à la carrière de Galilée et autres chercheurs italiens qui l’entouraient au tournant du XVIIe siècle. Il y a eu tant d’aventures heureuses d’inventions par l’expérimentation qui nous sont aujourd’hui précieuses ! Cette épisode correspond à une émancipation de l’humain à l’égard de la Nature avec laquelle il avait établi jusque-là un rapport volontiers superstitieux qui était une manière de se donner une compréhension d’un environnement naturel dont il pâtissait de l’imprévisibilité, dans sa « générosité » dilapidante comme dans ses « colères » impressionnantes.
Finalement le reproche écologiste le plus conséquent fait à Galilée est celui de l’enclenchement de la technoscience, celle-ci étant entendue comme une logique d’enchaînement nécessaire de découvertes théoriques et d’inventions techniques qui s’appellent l’une l’autre. Lisons Michel Henry à ce propos : « On peut seulement dire : si des techniques a, b, c, sont données dont la composition est la technique d, celle-ci sera produite, inévitablement, comme leur effet assuré, peu importe par qui et où. » (supra, p. 81). Ce propos semble assez fidèle à notre expérience contemporaine :
communication électronique instantanée + capacités gigantesques de mémorisation électronique de données + système d’auto-enrichissement des données par la technique du « deep learning » = Intelligence Artificielle (IA).
Cela apparaît bien comme une fatalité du développement technoscientifique car, avant l’automne 2022, il n’y avait, dans le public (soit les gens non spécialisés dans ce domaine de l’informatique), absolument aucune appétence pour une IA !
Pourtant, il faut bien être conscient que cette convergence de techniques et de savoirs ne s’est pas faite toute seule, de même que le but de populariser une IA a été posé par des consciences humaines. Il y a tout au long de l’enchaînement des inventions technoscientifiques l’intervention indispensable de décisions humaines. Et la seule explication rationnelle à cette apparence de fatalité est tout simplement que le choix de la nouvelle technique possible n’a pas été réfléchi, désiré, socialement. Il vient d’un petit cercle d’individus initiés à des questions qui ne sont pas celles de l’ensemble de la population, laquelle voit pourtant sa vie changée par l’apparition de la nouvelle technologie. Car on lui signifie bien de devoir la prendre en compte si elle ne veut pas se retrouver à l’écart de l’évolution de la société.
Aux yeux de ses promoteurs, la popularisation de l’IA, c’est l’ouverture d’un nouveau marché infiniment prometteur. Mais à leurs yeux ! Puisque d’un point de vue écologique cela va accélérer les processus catastrophiques déjà amorcés du point de vue du dérèglement climatique et de la crise énergétique, alors que du point de vue social cela va exacerber l’intolérabilité des injustices.
Il n’y a donc aucune fatalité du développement technoscientifique. Il n’y a que des choix humains, et comme ceux-ci échappent au commun des gens dont les innovations modifient les conditions de vie, il est facile de faire en sorte que ceux-ci fassent du développement technoscientifique une sorte de monstruosité impersonnelle, et même que certains en arrivent à stigmatiser le si positif Galilée, en une sorte de Lucifer de l’Enfer de la modernité.
Ne faut-il pas voir dans ce détournement de l’imputation de responsabilité l’intérêt de la mercatocratie ?
Il faut sortir de ce piège pour être efficace dans la reprise en main de notre avenir collectif. La science et la technique sont des produits de la culture humaine. Cela veut dire qu’elles n’ont été possibles que par la liberté propre à l’humain. Or la liberté éminemment humaine est celle de choisir le sens de sa vie. C’est ainsi que l’individu humain se pose le pourquoi de ce qu’il fait. Pourquoi Galilée s’est-il passionné pour le mouvement des corps et leur agencement dans le ciel ? Au vu des engagements qu’il a pris à la fin de sa vie, on peut affirmer qu’il voulait contribuer à sortir ses contemporains de la superstition, et par ses inventions il avait conscience de leur apporter des outils pour une plus grande autonomie dans la vie quotidienne.
La science moderne, oui, celle de l’expérimentation et de la mathématisation, a d’abord été libératrice ! Aujourd’hui elle ne l’est plus. Elle est, comme jamais elle ne l’avait été, sous la coupe d’affairistes, lesquels désormais décident massivement des programmes de recherche. Pourquoi ont-ils besoin d’avancées scientifiques et d’inventions techniques ? Pour leur intérêt particulier qui passe par l’ouverture de nouveaux marchés. Car il faut toujours que le marché croisse pour que le système de pouvoir mercatocratique subsiste. Il n’y a plus d’idéal en cette engeance, il n’y a que de l’intérêt à court terme… et des effets induits à long terme qui ne sont pas « compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre » (Hans Jonas, voir plus haut). Mais cela, ils ne veulent pas le voir.
C’est à nous de le prendre en charge.
[i] Il faut au moins mentionner deux remarquables prédécesseurs : le savant arabe Ibn al-Haytham (965– 1040) et le franciscain anglais Roger Bacon (1220-1292).
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