dimanche, octobre 12, 2025

Là ou commence la violence

 

Une clouterie à Mohon (Ardennes), vers 1880
 

Du point de vue de la vie sociale, le fait le plus significatif, en cette troisième décennies du XXIe siècle, est la montée de la violence jusqu’à un niveau jamais atteint depuis 1945. Pas besoin d’illustrer, il suffit d’écouter ou lire, quotidiennement, les informations.

Et il y a de la réserve ! Ne surtout pas se focaliser sur le retour au pouvoir de Trump. Il n’est pas tombé du ciel ! Il a fallu que des dizaines de millions d’électeurs le choisissent, avec ses propos outranciers, son irrespect des lois, son rejet sans nuance d’une part significative de la population, son mépris affiché de la vérité, sa tentative de sédition contre la démocratie de son pays, etc. Qui plus est, on voit se pousser du col de nombreux aspirants-Trump, à travers le monde !

Cette montée de la violence se manifeste par la multiplication des conflit armés, avec les difficultés à les clore durablement. Elle se voit aussi à l’intérieur des diverses sociétés par la multiplication d’agressions meurtrières, avec l’apparition d’armes de guerre (souvent cela concerne le trafic de drogue, mais la drogue n’est-elle pas une forme de violence ?), mais aussi, et c’est nouveau, par des actes de violence aveugle venant de jeunes personnes aux motivations confuses.

La violence est la pire ennemie de la vie sociale. Ainsi nous vivons, non seulement dans une biosphère délabrée, mais dans une société qui paraît également en voie de délabrement.

Pourquoi en sommes-nous rendu à ce niveau de violence ?

On peut repérer deux facteurs principaux :

1.     L’individualisme exacerbé promu par les lois du marché et l’idéologie qui va avec. Selon celle-ci, l’essentiel est de réussir en amassant le maximum de revenus pour profiter pour soi-même du maximum de biens. Dans cette optique, autrui est essentiellement vécu comme un rival potentiel. La popularisation récente d’Internet, en particulier par l’espace des réseaux sociaux, a fortement intensifié cette compétition.

2.    Le développement des populismes. Le populisme consiste, pour un leader autoproclamé, d’exploiter la frustration commune de certains secteurs de la population, manifestement perdants dans la compétition instaurée par le marché, pour les réunir en une vindicte collective contre une autre partie de la population, encore plus vulnérable, mais facilement identifiable par des caractères physiques propres, dont l’élimination serait la solution à leurs problèmes.

La seconde source de violence a pour condition nécessaire la première. Car le règne de plus en plus envahissant du marché, ces dernières décennies, implique le déclassement de secteurs nombreux de la population : les quelques grands gagnants à la course à l’enrichissement impliquent de nombreux perdants. Ceux-ci voient, malgré tous leurs efforts pour assurer leur vie dans l’organisation sociale qu’on leur impose, leur condition se dégrader.

Les gens peuvent se vivre déclassés en tant que consommateurs, c’est le mépris du traitement du consommateur par la communication commerciale ; en tant que travailleurs, lorsque ils sont utilisés sans ménagement et poussés vers la sortie pour « dégraissage » ou délocalisation ; en tant qu’habitants d’un territoire qui se trouve en dehors des grands circuits de flux marchands, ou qui est saccagé au profit du marché, en tant que dépendants de services publics défaillants, etc.

Mais objectera-t-on, le déclassement est certes, pour ceux qui en sont victimes, une expérience sociale déplorable, mais, à proprement parler, elle n’est pas une violence. Pour qu’il y ait violence, il faut qu’un emploi de la force viole l’intégrité physique de la victime.

Il faut aborder le problème de la violence comme phénomène de société d’une toute autre manière. D’abord, il faut poser que la violence est par nature épidémique. La violence appelle la violence, et selon un emploi qui croît en intensité. Cela se remarque particulièrement dans le besoin de se faire justice par vengeance. C’est pourquoi toute société a besoin de s’organiser avec des lois qui préviennent les comportements violents, un corps de force publique qui les fasse respecter,  et une institution de Justice pour sanctionner. Ainsi la société peut circonscrire et éteindre dès qu’ils se déclarent les foyers de violence afin qu’ils ne se propagent pas en un incendie destructeur.

Le populisme est violent. Ceux qui sont victimes systématiquement de mauvais traitements dans la vie sociale – par exemple pour trouver un emploi, un logement, ou dans leur relation aux forces de l’ordre – du fait de leur apparence physique, ou de la consonance de leur nom, le savent. D’où vient cette violence sinon d’une violence antérieure subie par ceux qui adhèrent au discours populiste ?

Cela signifie que la société telle qu’elle évolue aujourd’hui , c’est-à-dire une société mercatocratique – dont l’organisation est comme jamais imposée par les réquisits du marché – est une société violente pour une majeure partie de la population mondiale (puisque cette société est mondialisée pour les besoins du marché). Nous voulons dire que toute la partie pauvre et marginalisée des habitants de cette planète qui n’est pas jugée utile pour produire du profit aux employeurs,  et aussi tous les salariés prolétarisés des pays pauvres, ainsi que, dans les pays dits développés, la plus grande part de la classe moyenne qui voit ses moyens d’existence se dégrader à mesure que l’injustice dans la répartition des revenus se creuse, se vivent violentés par la société en laquelle ils vivent. C’est cette violence qu’on retrouve dans le populisme de qui se laisse embarquer dans des incriminations paresseuses plutôt que de réfléchir aux sources réelles de cette violence sociale.

Qui a le sens historique objectera que la signification du mot violence est ici un peu trop délayée. Que la mercatocratie, qui n’est après tout que l’organisation sociale correspondant au culte du commerce, est sans doute une des moins violentes organisations sociales inventées par les hommes. Qu’en 1815 en Europe, la conversion au commerce et à l’industrie a été la manière salutaire de sortir d’un quart de siècle de guerres, pour parvenir à des rapports sociaux non plus fondés sur le rapport de force, mais sur le contrat commercial. Et qui dit contrat dit accord libre entre les deux parties.

Mais on rappellera ici que le contrat n’exclut pas le rapport de force, tout particulièrement le contrat de travail. On ne développera pas sur ce qu’on appelle la « prolétarisation » des travailleurs, c’est-à-dire l’accaparement des terres, l’exode rural massif, l’embauche dans des conditions quasiment inhumaines, pour faire tourner les usines, non seulement des anciens artisans désormais déclassés pour servir les nouvelles machines, mais les femmes et les tout jeunes enfants.

La mercatocratie est née par la violence et est restée dans la violence. Car la croissance du marché implique la violence sur des populations. Mais ce n’est pas une violence brute, fondée essentiellement sur l’emploi de la force. C’est une violence qui procède essentiellement de la communication – faire croire que vous allez librement vers le bonheur pour que vous acceptiez les conditions qui vont permettre d’accaparer votre énergie et de tirer profit de vos compétences.

Cette violence sur les populations qu’implique la croissance du marché, en ce qu’elle est blanchie par la pensée dominante (comme on blanchit de l’argent obtenu crapuleusement) – regardez l’abondance de biens qui sont désormais possibles grâce à la croissance industrielle ! – n’est ni reconnue, ni poursuivie par les institutions sociales. Elle ne peut donc que nourrir, épidémiquement, d’autres violences. Comme on le voit aujourd’hui.

Pour comprendre la montée de la violence présente, et donc pour être capable de s’y opposer efficacement, il faut reconnaître à la fois le passif de violence que recèle la montée historique du pouvoir mercatocratique, et son procédé propre qui est la communication prioritairement à la force. Ce qui implique qu’on aie de la violence une vue plus large que celle, commune,
de l’usage de la force qui altère le corps.

La violence commence dès lors qu’il y a acte délibéré de dégradation d’un être humain.

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