dimanche, octobre 26, 2025

Qu’il ne saurait y avoir de vérité relative

 

Friedrich Nietzsche

 

  « Protagoras (…) admettant comme il le fait que l'opinion de chacun est vraie, doit reconnaître la vérité de ce que croient ses opposants de sa propre croyance lorsqu'ils pensent qu'elle est fausse »
Platon, Théétète, 170a
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 La citation en exergue, écrite il y a vingt-cinq siècles, est la réponse de Platon au sophiste Protagoras qui affirmait : « Chacun de nous est la mesure de ce qui est et de ce qui n'est pas, […] un homme diffère infiniment d'un autre précisément en ce que les choses sont et paraissent autres à celui-ci, et autres à celui-là. » (Platon, Théétète, 166d), autrement dit que la vérité est relative à chacun. Elle montre que tout propos qui relativise la vérité met son locuteur dans une contradiction implacable puisqu’elle implique que sa profération même lui est relative. Donc qu’il n’y a aucune raison, pour son auditeur, de la prendre au sérieux.

 Cette réponse est définitive ! Cela n'a aucun sens de dire que la vérité est propre à chacun. La vérité relative est impensable ! On aurait dû en rester là : exit la sophistique et sa vision du monde insoutenable. Sauf que la sophistique est revenue en force (clandestinement, l’appellation n’étant pas revendiquée) dans le monde contemporain, précisément, depuis le XIXe siècle avec les philosophes utilitaristes, et surtout Nietzsche qui n’en finissait pas de vouloir discréditer la valeur de vérité, par exemple : « C'est un simple préjugé moral que de croire que la vérité vaille mieux que l'apparence ; c'est même l'hypothèse la plus mal fondée qui soit. » (Par-delà le bien et le mal, § 34 – 1886) … Alors, il faut le prendre comment, ce que tu écris, bonhomme ?!

Cela n’empêche pas les auteurs contemporains les plus en vue de se placer sans hésiter dans le sillage de Nietzsche. Foucault donne le ton de la manière la plus franche : « Ainsi n’apparaît à nos yeux qu’une vérité qui serait richesse, fécondité, force douce et insidieusement universelle. Et nous ignorons en revanche la volonté de vérité, comme prodigieuse machinerie destinée à exclure. » L'Ordre du discours, 1971. On retrouve aussi Deleuze qui s’efforce, difficilement, dans la Logique du sens (1969) de subordonner la fonction de désignation du langage – celle qui met en jeu le vrai et le faux – à sa fonction de signification (voir 3e série). On pourrait aussi citer Derrida, Stengers, ou Latour. À propos de ce dernier nous reprenons notre remarque dans Démocratie… ou mercatocratie ?, p. 104 : « Bruno Latour défendait, par exemple, la légitimité de la connaissance des anges comme relevant d’un « régime de vérité » particulier – le religieux –, laquelle n’avait pas à être remise en cause par cet autre régime de vérité qui est celui de la science moderne (Enquêtes sur les modes d'existence, La Découverte, 2012). Hé bien si, il faut la remettre en cause : le ciel doté d’une couche d’ozone est plus vrai que le ciel peuplé d’anges ! Tout le monde peut être affecté par un trou dans la couche d’ozone ; seuls les croyants d’une certaine religion peuvent être affectés par l’existence des anges »

Le fond du problème est une maltraitance du langage. Tout se passe comme si ces personnes voyaient dans le langage essentiellement un moyen d’expression – et c’est bien dans cette direction que va La logique du sens de Deleuze.

Il faut rappeler à tous cette simple distinction d’Aristote : « Seul, entre les animaux, l'homme a l'usage de la parole (logos) ; la voix (phonè) est le signe de la douleur et du plaisir et c'est pour cela qu'elle a été donnée aussi aux autres animaux. » (Politique, I).

Et pourquoi l’homme a-t-il le logos ? Pour la politique ! Car « l’homme est l’animal politique », c’est-à-dire le seul animal qui doit organiser sa vie en société, et d’abord décider collectivement, par le logos, ce que sera l’utile et le juste. L’utile implique de définir les bons rapports avec l’environnement naturel, le juste implique de définir les bons rapports entre humains.

Pour cela il faut être capable de dire le monde. C’est ce que seule permet la langue que l’on parle, c’est-à-dire le logos, alors que la voix (phonè) permet d’exprimer des sentiments (assez variés chez les mammifères) et aussi de donner du sens (essentiellement biologique chez les animaux : entretenir sa vie, jouer, exprimer de l’attachement, etc.). Ainsi, la seule dimension proprement humaine de la langue est sa capacité de dire le monde, sa capacité de désignation, laquelle se juge selon les valeurs du vrai et du faux.

Le sophiste disait : il y a autant d’apparences d’une chose que d’individus qui la perçoivent, et dans les moments différents où ils la perçoivent. Et tout notre savoir ne peut venir que de ces perceptions multiples. Certes ! Mais nous sommes une espèce qui doit organiser sa vie sociale dans le monde sans qu’elle possède quelqu’instinct qui lui indique comment faire. C’est pourquoi nous nous sommes donnés un système de signes – le langage – capable de nous donner la représentation d’un même monde en lequel nous pouvons nous organiser pour vivre. C’est en effet notre langue, sous des noms communs, qui permet de réunir tout ce qui est partageable dans nos si diverses expériences sensibles. C’est seulement par les mots de la langue que nous pouvons prendre du recul par rapport à chaque bouquet de sensations pour le percevoir comme événement du monde ; par là, elle nous désincarcère de notre bulle de subjectivité pour nous mettre dans le monde partagé par tous les humains. Elle nous permet d’habiter ce monde, mais à condition de le partager en parlant vrai. Si l’on ment sur ce que l’on dit à l’autre sur le monde, alors le monde devient moins habitable : le trompé sera mis en échec, le menteur perdra la confiance de l’autre.

Sans exigence de vérité, pas de monde habitable. Une vérité relativisée, c’est une atteinte au monde autrement plus profonde que le mensonge, car cela veut dire des mots qui ne sont plus assurés de désigner une réalité unique qui puisse être partagée – Trump affirmant qu’il y avait plus de monde lors de son investiture en 2017 qu’à celle d’Obama en 2012. C’est alors la ruine du langage, celle que l’on retrouve dans le délire.

Car la vocation essentielle du langage est de rendre compte fidèlement de la réalité du monde : là est la valeur de vérité. C’est pourquoi il n’est rendu possible que par l’existence d’une vérité universelle, tout comme le bateau n’est rendu possible qu’appuyé sur l’eau.

Comment une part majeure des intellectuels occidentaux, depuis plus d’un siècle, ont-ils pu négliger, voire nier, la valeur de vérité, dont par ailleurs, ils ne pouvaient que faire leur pain quotidien ?

Il faut en revenir à la révolution culturelle du dernier quart du XVIIIe siècle, en Occident, dont les révolutions politiques furent les symptômes les plus voyants. Alors, du point de vue des fins dernières, le bonheur sur terre a progressivement pris le pas sur le salut de l’âme ; de même, du point de vue des fins de la connaissance, l’utilité s’est substituée au dogmatisme ; et du point de vue du regard sur l’humain, l’homme de désir s’est substitué à l’homme faillible au péché.

Sans aller plus avant dans la compréhension de cette révolution culturelle (cela sera traité dans mon prochain livre), nous pouvons comprendre que le rapport à la vérité en soit affecté. En effet le rejet du dogmatisme amène à suspecter toute valeur absolue d’installer un dogmatisme. Ainsi, dès le XIXe siècle, avec le pragmatisme – le vrai est ce qui réussit – , et surtout avec Nietzsche, on s’est efforcé de déconstruire l’absoluité de la vérité.

Ainsi, il faut admettre que maints penseurs contemporains soient tributaires de cette révolution culturelle. Ils s’efforcent d’échapper à tout prix à l’incrimination de dogmatisme en allant jusqu’à sacrifier la vérité comme valeur absolue. À un professeur de philosophie, sans doute bénévole, qui expliquait dans un lieu public, à un auditoire  populaire libre, que la vérité n’existait pas mais n’était qu’une illusion, je faisais la remarque qu’affirmer ceci comme une vérité était incohérent. Un silence pesant suivit …, et puis le professeur répondit que ce n’était là que subtilités logiques, et qu’il ne fallait pas que cela empêche de comprendre la richesse de la pensée contemporaine !

On peut interpréter cette anecdote comme symptomatique d’un lourd non-dit de la pensée contemporaine sur la stratégie d’évitement absolu de la contradiction.

Pourtant, il faut comprendre que cette absoluité de la valeur de vérité est très singulière. Elle ne relève pas d’un dogme légitimé par quelque révélation d’origine transcendante. Elle est un produit de la contingence de l’histoire humaine. Il se trouve en effet que l’évolution phylogénétique a fait apparaître une espèce – l’espèce humaine – dont le biotope n’est pas déterminé a priori par la logique de la biosphère au moyen de l’instinct. L’humanité a dû elle-même se donner son biotope, ce qui implique le choix d’un emplacement et l’inventivité technique qui le rende habitable. Cela n’a pu se faire que sous la condition de s’être donné une représentation du monde partageable. Comme l’écrivait H. Arendt : « La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici. » (La crise de la culture, 1961). Cela ne serait même pas métaphorique de dire que le langage est le biotope propre de l’humanité. Le langage (logos) ne peut en effet pas être pensé autrement que la première création de l’espèce homo sapiens et la plus collective ! Mais il faut alors avoir conscience que ce biotope est le seul qui soit artificiel dans le monde vivant – la preuve en est à la fois dans la multiplicité indéfinie des langues, et dans la faillibilité de leur capacité de représentation (par le mensonge où la relativisation du savoir du monde).

Ainsi l’absoluité de la vérité n’est pas l’expression d’une transcendance, elle est immanente à la condition humaine. On comprend alors que la vérité universelle est nécessaire sans que cette nécessité découle de l’adhésion à un dogme. Cette nécessité est simplement impliquée par la situation singulière de l’espèce. Vouloir sortir de cette nécessité met inévitablement en péril l’humanité car c’est ouvrir la probabilité qu'elle se scinde irrémédiablement en factions ennemies se référant à des « mondes » particuliers incompatibles – on peut voir cette possibilité se développer aujourd’hui dans certaines régions du globe, en particulier aux États-Unis.

Enfin il faut admettre que le pouvoir social, tel qu’il s’est développé au sortir de la révolution culturelle du XVIIIe siècle, trouve dans l’idéologie sophiste de la souveraineté des apparences sur la connaissance, le terrain le plus propice à son épanouissement. Ce pouvoir est une mercatocratie : ses tenants l’imposent au moyen d’une expansion forcenée sans limites d’un marché économique ouvert. Comme ce pouvoir s’exerce prioritairement par une communication ayant pour support l’image, et pour moteur la réaction émotionnelle qu’elle suscite, il impose massivement une motivation subjective des comportements. On est là précisément dans ces « vérités » multiples des sophistes, en lesquelles chacun est dans son « monde » de frustrations et de besoins, mais qui sont incapables de préserver un espace public apte à l’investissement politique pour un monde plus juste et respectueux de la biosphère.

Chacun a bien sûr une légitime prétention à élaborer et faire valoir une pensée philosophique. Mais le sens de sa publication est d’apporter une contribution argumentée au problème de la condition humaine, laquelle appellera des critiques qu’on voudra également argumentées, de façon à alimenter un débat public qui, du moins en Occident, se continue depuis Thalès de Milet au VIIe siècle avant J-C. Le fil rouge de la continuité de la pensée philosophique ne peut être que l’exercice de la raison qui règle l’argumentation. Or, cette espèce de forclusion du caractère incohérent d’un discours catégorique sur le caractère relatif de la « vérité » n’est-elle pas au moins comme une tache sur la lisibilité de l’histoire de la pensée ?

C’est pourquoi nous demandons, à ces auteurs qui relativisent, de parler juste !

Au lieu de dire ou de laisser entendre : cette proposition est vraie,

  •       que l’utilitariste dise : elle apporte le plus de bonheur au plus grand nombre,
  • que le pragmatiste dise : elle permet de réussir,
  • que le nietzschéen dise : elle permet d’affirmer sa puissance par rapport aux autres,
  • que le foucaldien dise : elle affirme une volonté de pouvoir,
  • que le deleuzien dise : elle affirme son désir
  • que le latourien dise : elle exprime un mode particulier d’existence,

etc…car il y a une multiplicité de types de propositions intéressantes pour conduire son temps de condition humaine. Mais il ne faut pas perdre de vue que la philosophie vise la vérité dans son sens le plus précieux parce que le plus général. Et même si elle n’atteint que partiellement ce qu’elle vise, qu’au moins elle ne perde pas de vue que c’est le monde commun, que tous les humains cherchent à habiter au mieux, que toujours elle cherche à dire.

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