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| Abordage de militaires israéliens sur un bateau de la flottille pour Gaza septembre 2025 |
Il semble bien que la quasi totalité des sociétés connues soient injustes. Lorsqu’une infime minorité accumule des sommes pécuniaires faramineuses essentiellement utilisées imbécilement à des dépenses d’apparat à l’impact très négatif pour l’environnement humain, alors qu’innombrables sont ceux qui n’arrivent pas à trouver un travail leur apportant un revenu suffisant pour vivre, on dit qu’il s’agit d’une situation d’injustice, car elle est ressentie comme humainement indigne. Or c’est là le régime social quasi mondialisé sous le règne de la mercatocratie – pouvoir qui organise la société pour l’expansion indéfinie du marché – telle qu’elle s’est imposée de nos jours. L’iniquité des revenus, comme l’asservissement contraint des uns par les autres, sont des situations sociales injustes. Car une société est injuste en ce qu’elle entérine, en son organisation des atteintes systématiques à la dignité humaine. Font semble-t-il exception à cette tare d’injustice, les sociétés dites « premières » de faible effectif[i].
L’injustice est toujours un ferment de violence. Car la violence peut paraître la seule voie de réhabilitation pour celui qui subit l’injustice. Surtout si se manifeste un leader populiste qui agrège les indignations en une force collective dirigée sur une partie de la population en situation plus fragile et désignée comme facteur essentiel de l’injustice. Et nous savons que ce type de violence, qui peut se répandre en épidémie du fait des logiques de vengeance, est le pire ennemi d’une société.
Du point de vue de nos sociétés contemporaines, autoproclamées développées, l’injustice est -elle conjurable, ou faut-il se résoudre aux soubresauts, à l’instabilité, et au risque de violence généralisée, qu’elle génère ?
Dans son ouvrage sur La désobéissance civile (1849), Le philosophe américain H. D. Thoreau interpellait le public en témoignant qu’il avait refusé de payer son impôt, et accepté la prison, pour ne pas être complice de la guerre injuste, colonialiste, contre le Mexique, perpétrée alors par les États-Unis.
La situation par lui décrite est intéressante, car la guerre entreprise était tout-à-fait légale puisque décidée par une présidence et des élus choisis par une majorité de citoyens conformément à la Constitution démocratique du pays. Elle a pu même sembler légitime par ceux qui ont été convaincus par l’argumentation qu’elle était dans l’intérêt de l’ensemble de la population. Pourtant elle a indigné une conscience, au moins, en l’occurrence celle de Thoreau, parce qu’elle était parfaitement injuste. Elle visait en effet à mettre sous le joug d’un envahisseur par la force, un pays afin de lui extorquer au mieux ses richesses.
Cet exemple nous montre un jugement d’injustice, qui est un jugement d’ordre social, disons même politique, n'émanant pas d’une institution d’État, fut-elle celle de la Justice, ni même d’une opinion majoritaire hostile à cette guerre, mais d’une conscience individuelle qui alors se fait conscience morale. Et cette conscience morale peut faire nombre et devenir une force politique. C’est le sens du texte de Thoreau qui interpelle la conscience de ses compatriotes, pour que, comme lui, ils enfreignent la loi afin de rester en accord avec leur conscience morale en refusant d’être complices d’une grave injustice. Il a bien conscience que si, comme lui, ils désobéissent en nombre significatif, ils constitueront une force politique redoutable qui pourrait renverser une décision inique, pour un motif plus profond, plus solide, que la simple règle, aux effets aléatoires et versatiles, de la majorité démocratique, celui de l’accord des citoyens avec leur conscience morale.
On voit, par cet exemple, qu’il y a plus qu’une proximité, il y a identité de racine entre la valeur de justice et la valeur de moralité : toutes deux sont révélées par le sentiment d’indignation[ii]. Or, ce sentiment provient toujours du constat d’une atteinte à la dignité humaine. La dignité est cette valeur uniquement attribuée à l’être humain en tant que celui-ci est raisonnable, c’est-à-dire doté d’une raison telle qu’elle lui permet de donner un sens à sa vie, faisant ainsi de lui une fin en soi. C’est sur cette dignité humaine que Kant fonde le précepte moral fondamental qu’on ne doit jamais traiter autrui comme un simple moyen, mais toujours aussi comme une fin en soi.
C’est pourquoi la véritable distinction entre la justice et la moralité se révèle dans la portée du jugement qui naît du constat d’indignité. Le jugement d’immoralité porte sur l’individualité – soi-même, une autre personne, ou un groupe d’individus. Le jugement d’injustice porte sur la politique au sens le plus profond du terme, c’est-à-dire l’organisation de la société en fonction du Bien commun.
Le jugement d’injustice est toujours un jugement de recul du Bien commun.
Dès lors, il faut considérer la désobéissance civile telle qu’elle a été théorisée par Thoreau comme un appel pour trancher sur les situations d’injustices – et donc de recul du Bien commun – de la manière la plus assurée qui soit puisque, s’appuyant sur la conscience morale, elle a la force de mettre en jeu la situation sociale (pensons à la prison), au moins, mais aussi quelquefois l’intégrité physique, voire la vie, du désobéissant.
Parce que la désobéissance civile fait droit à l’indignation envers l’injustice de la seule manière conséquente – en mettant son comportement en règle avec sa conscience – elle est la seule prise de position politique indubitablement morale.
À partir de l’état dégradé de la société injuste, seule la désobéissance civile peut faire advenir une société juste, en arrimant la décision politique à la conscience morale des citoyens.
On le sait, pour l’idéologie dominante, cette conclusion va paraître fabuleusement utopique ; c’est effectivement comme cela qu’elle aimerait qu’on la considère. Mais, il faut regarder de près la réalité des mouvements de désobéissance civile. Partout où ceux-ci ont été largement partagés, ils ont incontestablement et durablement changé la donne, en faisant progresser la justice et donc le Bien commun : l’Inde après Gandhi, les États-Unis des droits civiques des années soixante, etc. On peut penser que la multiplication des flottilles de militants désobéissants navigant vers Gaza ont été un facteur important, peut-être décisif, pour que cesse ce massacre de gens démunis.
[i] Voir en particulier Pierre Clastres, La Société contre l'État, éditions de Minuit, 1974
[ii] Voir à ce propos : Pourquoi l'injustice indigne-t-elle ?

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