dimanche, décembre 04, 2016

Peut-on agir ?


À propos de notre impuissance citoyenne et de ses remèdes

 



« Ni pleurer, ni rire, ni maudire, mais comprendre »
(Spinoza, Traité politique, 1677)


   Spinoza nous a légué la très belle idée que la joie est le sentiment que nous avons d’une augmentation de notre puissance d’agir.

   Ce serait litote de dire qu’il y a aujourd’hui peu de joie dans la vie sociale (nous parlons des sociétés occidentalisées). En réalité il y a un incontestable fond de tristesse collective – ce que confirme, a contrario, le constant besoin des médias dominants de mettre en scène des joies factices. [1]

   Si nous sommes tristes, ce n’est pas tant parce que la COP21 n’a rien résolu concernant le réchauffement climatique, ce n’est pas tant parce que la moitié des vertébrés non humains peuplant la planète ont été éliminés ces 40 dernières années, ce n’est pas tant parce que des centaines de milliers d’exilés errent sur les chemins vers et dans l’Europe en se demandant s’ils seront bienvenus quelque part, ce n’est pas tant parce que nous sommes la cible de massacres collectifs.

   Non ! Aucun de ces motifs, ni tous ces motifs pris ensemble, et même en complétant par bien d’autres, ne peuvent rendre compte de notre fond de tristesse collective. Car celle-ci est exactement la mesure de notre sentiment d’impuissance par rapport à tout cela.

   Nous sommes tristes d’être impuissants face au monde tel qu’il est et tel qu’il devient.

  Ce constat n’implique pas une méconnaissance de la valeur d’expériences locales alternatives qui sont tentées avec audace, ténacité, générosité un peu partout ; il n’ignore pas non plus les volontés courageuses qui investissent directement le champ politique pour l’autonomiser par rapport aux intérêts affairistes. Toutes ces énergies montrent qu’une autre logique des rapports des humains entre eux, comme du rapport de ceux-ci à leur environnement naturel, est possible. Oui, un autre monde est possible !

   Mais il faut bien le constater : l’impuissance reste là. Toutes ces énergies n’infléchissent en rien le cours du monde, c’est-à-dire l’inexorable processus d’invasion du marché dans tous les secteurs de la vie humaine – ne se fait-on pas désormais de l’argent en s’appropriant le savoir du génome humain ? –, comme dans tous les lieux de la planète – intéressons-nous, par exemple, à la course actuelle pour le contrôle du Pôle Nord suite à la fonte de la banquise –, avec tous les dégâts que cela engendre à la fois comme dégradation de la culture humaine et comme détraquement de la biosphère.

  Nous sommes donc conduits à poser le problème de la possibilité même de l’action : Peut-on agir ? À quelles conditions ? Qui agit ? En affrontant cette interrogation, nous aimerions gagner un peu plus de compréhension sur cette impuissance commune, et par là nous sentir un peu moins impuissant, et donc un peu moins triste.

Que réagir n’est pas agir

   Ne taisons pas notre étonnement d’avoir à nous poser la question de notre possibilité d’agir. Ne vivons-nous pas une époque où l’activité des hommes est valorisée comme jamais ? Nos sociétés ne favorisent-elles pas la multiplication des profils individuels aux horaires de travail à rallonge, aux emplois du temps « surbookés », à la prise régulière de psychotropes destinés à maintenir au plus haut son niveau d’activité  ? Ne méprisent-elles pas ceux qu’elle désigne comme « inactifs » (rentiers, chômeurs, etc.) ?

   Le paradoxe n’est qu’apparent si l’on prend garde que l’action dont nous déplorons le défaut a une signification exigeante qui empêche de l’identifier à l’activité. « Agir », lorsque les hommes visent à maîtriser leur histoire, n’est pas simplement « être actif ».

   C’est le commun des hommes, mais aussi de tous les êtres vivants, de devoir s’activer pour entretenir leur vie : manger, avoir un lieu pour se reposer en sécurité, trouver un partenaire sexuel et avoir des enfants, les élever en les protégeant, etc. C’est bien pour cela que les humains doivent travailler. Mais peut-on appeler le « travail » une action ?

   Le travail est une transformation du donné naturel afin de lui « donner une forme utile à sa vie » (Marx). On voit que selon cette définition la mésange qui fait son nid, tout autant que l’homme, travaille. Ce qui détermine le travail, c’est la nécessité de dépenser son énergie vitale dans des comportements propres à apporter la satisfaction des besoins vitaux. Toujours, nous travaillons par « réaction » aux exigences de la nature en nous. Or, une « réaction » n’est justement pas une « action ». Donc travailler, ce n’est pas encore agir.

  Il est clair que, du moins dans les formes qu’ont prises les sociétés contemporaines, le travail est, et de loin, la principale forme d’activité des hommes dans le monde[2]. Donc, finalement, aujourd’hui, les hommes n’agissent pas tant que ça, en tout cas, globalement, beaucoup moins qu’ils travaillent.

   Quand agit-on alors ? Quand on s’active sans être dans un comportement réactif. Certes ! Mais les comportements réactifs se cantonnent-ils aux nécessités vitales ? Si j’insulte l’automobiliste qui ne redémarre pas assez vite, ne suis-je pas dans la réaction ? Si je vote pour tel homme politique parce que la composition de son image par la propagande l’associe en moi à tel contenu émotionnel, ne suis-je pas encore dans la réaction ?

   C’est chez Spinoza que l’on trouve une théorie appropriée de la distinction entre l’action et la réaction : «Je dis que nous agissons lorsqu'il se produit en nous ou hors de nous quelque chose dont nous sommes la cause adéquate, c'est-à-dire (…) lorsque, en nous ou hors de nous, il suit de notre nature quelque chose qui peut être clairement et distinctement compris par cette seule nature. Mais je dis au contraire que nous sommes passifs lorsqu'il se produit en nous, ou lorsqu'il suit de notre nature, quelque chose dont nous ne sommes que la cause partielle.» (Éthique, Partie III, définition II)

   Ces définitions nous font comprendre que nous réagissons – « nous sommes passifs » selon la traduction du texte latin de Spinoza – lorsque nous ne sommes que « la cause partielle » de notre comportement. Cela signifie que l’on ne peut comprendre ce comportement sans prendre en compte une cause extérieure à nous – la condition très particulière de l’automobiliste en zone urbaine ou la propagande politique, pour les situations de réaction évoquées plus haut.

   Par contre nous agissons lorsque nous sommes la cause adéquate de notre comportement : celui-ci peut-être clairement compris par ce que nous sommes. Si, analysant ma déception concernant l'élu politique, je comprends qu'elle a eu pour cause l’impact d’une propagande sur mon imaginaire et que je décide de faire valoir dans l'espace public des idées politiques que j’ai réfléchies, alors je suis dans l’action.

   La raison d’être de toute propagande, aussi bien la propagande politique que la publicité commerciale, est de déterminer massivement des comportements réactifs. Pourquoi les plus grands affairistes se disputent-ils le contrôle des grands médias, fut-ce souvent économiquement à perte ? Pour déterminer des comportements sociaux réactifs (et pour avoir la main sur les décideurs politiques en monnayant cette détermination).

   À quoi servent les sondages d’opinion ? À mesurer l’efficacité de cette détermination … tout en la renforçant d’ailleurs grâce à un autre et puissant motif de comportement réactif  qu'on appelle commodément « conformisme » et que nous avons essayé d'analyser comme le complexe d'Alexandre.

   Puisque les comportements réactifs relèvent essentiellement d’une nécessité extérieure, ils peuvent être qualifiés de « non libres » ; alors que les actions, qui expriment ce que sont ceux qui les font, peuvent être considérées comme « libres ».
   Dès lors, c’est bien le symptôme d’une société non libre, fut-elle institutionnellement sous régime démocratique, que les mêmes comportements réactifs soient adoptés par la majorité – qui a alors le nom d’« opinion publique » –, alors que les véritables actions aient tendance à paraître excentriques[3]. Nous serions aujourd’hui sous le despotisme d’une « ploutocratie[4] d’induction réactive » (gouvernement d’une élite économique et financière dont le pouvoir s’exerce non par la force mais en induisant des comportements réactifs). Telle serait la raison de notre impuissance commune.

   Mais alors où trouver l’action dans le monde contemporain ?


 Que l’action requiert la raison

   Il semble bien qu’il faille chercher l’action du côté des puissants de ce monde. Car ceux qui sont en position d’induire les comportements réactifs de la plupart de leurs concitoyens ne réalisent-ils pas ainsi leurs buts délibérés ?

   Mais quels sont ces buts ? Augmenter la surface économique de l’entreprise, écraser la concurrence, accroître le chiffre d’affaires, maximiser les profits, améliorer son classement dans le top des plus grosses fortunes, accéder à des positions de pouvoir plus élevées, être connu, admiré, susciter l’envie, etc.

   On voit bien que tous ces buts sont liés les uns aux autres, et c’est inévitable puisqu’ils ont une racine commune : ils s’alimentent essentiellement de la rivalité entre les hommes. D’ailleurs quel sens peut garder l’activité pour « faire de l’argent » lorsque, un certain niveau d’enrichissement étant atteint, celui-ci ne peut rien apporter de plus pour l’utilité propre de celui qui le possède (si l’on pense la monnaie selon sa fonction originelle de médiateur universel pour l’obtention de biens) ? Le seul sens qui puisse encore motiver l’activisme du très riche est bien la rivalité.

   Or, la rivalité est un motif d’activité éminemment réactif : ce qui détermine l’individu à s’activer pour posséder plus est extérieur à lui : c’est ce que possède ou ce que pourrait posséder l’autre. Et comme l’autre s’active selon le même motif, la rivalité engendre une course à l’enrichissement sans fin aux conséquences désastreuses, à la fois pour la vie sociale (elle laisse la majorité de la population mondiale en difficulté pour assurer ses besoins vitaux) et pour la planète (elle altère gravement la biosphère).

   Dans le monde contemporain, c’est dans le domaine de la possession des richesses que s’exerce de manière privilégiée la rivalité. Mais elle sévit également dans le domaine de la possession de la force. Et là aussi on en arrive à ces conséquences désastreuses que sont la courses aux armements, la dissémination et même l’usage d’armes de destruction massive (les bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki, mais aussi les bombardements chimiques en Syrie)

   D’une manière générale ce qui caractérise les comportements réactifs au-delà de la satisfaction des besoins vitaux, c’est leur irrationalité, laquelle se traduit toujours par des conséquences négatives du point de vue de l’intérêt collectif. Il faut manger pour vivre, et l’être humain doit cette réaction à son instinct de vie. Mais il a aussi la capacité d’en faire une véritable action en l’investissant de manière sociale (repas comme moment de réunion et d’échanges) et esthétique (repas de gourmets). Pourtant il peut aussi, à travers cet acte, réagir à un mal-être et devenir boulimique (ou anorexique) : son comportement vis-à-vis des biens nutritifs est alors une réaction au-delà de l’instinct vital qui est assurément nuisible.

   Traditionnellement, la philosophie appelle « passions » ces comportements réactifs au-delà des besoins vitaux. Et elle les oppose aux comportements raisonnables. Cette opposition passions/raison remonte à la pensée grecque, plus précisément elle apparaît au Vème siècle avant J.-C. dans la polémique entre Socrate et les Sophistes : « … pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer » argumentait le sophiste Calliclès, à quoi Socrate répondait « cette vie même que tu nous dépeins est redoutable … je voudrais te persuader, si j'en suis capable, de changer d'idée, et de préférer à une existence inassouvie et sans frein une vie bien réglée » (Platon, Gorgias). Car, en effet, dans l’Antiquité, l’excès (l’ubris des grecs), le comportement qui outrepasse les limites posées par la nature, est le pire crime que puisse se commettre.

   La passion, c’est toujours le dérèglement, contrairement à la raison qui règle les comportements en fonction de buts réfléchis. En effet, par définition, ce qui le fait réagir dans la passion échappe au contrôle du passionné (de là le mot « passion » qui vient de pâtir = souffrir, supporter). Comme il n’a pas prise sur la cause de sa passion, celle-ci demeure inchangée malgré l’activisme du passionné. Celui-ci ne peut jamais en finir de s’activer à satisfaire sa passion : il n’atteint jamais le contentement.

   Pourquoi vouloir à tout prix posséder plus qu’autrui ? Pourquoi toujours vouloir être le plus fort ? Il est certain que c’est dans un passé très enfoui, et qui pour cela échappe à la conscience présente, que se trouve la cause de tels comportements. Dans les haltes-garderies déjà le bambin se désintéresse de son jouet pour tenter de s’approprier le jouet de l’autre ; chez les chiens déjà on fait signe de sa force en urinant plus haut que l’autre. Le facteur du comportement de rivalité est profondément archaïque, au sens de préhumain, animal. C’est pourquoi peut prospérer encore aujourd’hui – alors que tout indique qu’il est une négation de l’avenir – ce type humain qui n’en finit jamais de vouloir posséder plus que l’autre, qui n’en finit jamais de vouloir supplanter les réalisations naturelles par de nouvelles inventions techniques (regardons de près la pauvreté du « robot-toujours-gentil-d’aide-à-la-personne » comparativement à une personne attentionnée ; comment des êtres humains sensés pourraient-ils songer remplacer l’une par l’autre ?), tout comme le boulimique n’en finit jamais de combler un mal-être venu de son passé par l’ingestion présente de nourriture.

   Tel est le signe le plus sûr du comportement passionnel, et donc foncièrement réactif, des personnes les plus puissantes, celles dont l’activité a les plus lourdes conséquences pour l’avenir : elles ont un comportement activiste (l’activisme est la perte du sens de l’accomplissement de son but par reconduction incessante de nouvelles activités), et donc totalement déréglé. Autrement dit, tout indique que les gens qui mènent le monde aujourd’hui n’agissent pas, qu’ils ne font que réagir à leurs passions, ce qui veut dire que, quant à l’avenir qu’ils préparent, ils sont totalement impuissants.

   À ce stade on est en droit de s’interroger : si l’action ne se trouve ni dans la grande majorité de la population (en tant qu’on lui donne le statut d’opinion publique), ni chez les puissants qui la manipule, où est-elle ? Est-elle si rare ? Ne partons-nous pas d’une conception de l’action trop exigeante ?

   En fait, elle n’est pas rare du tout. Simplement la mainmise idéologique marchande sur la conscience collective s’efforce de la rendre invisible. Retournons à la définition de Spinoza : « nous agissons lorsqu'il se produit en nous ou hors de nous quelque chose dont nous sommes la cause adéquate. » Qu’est-ce qu’être la cause adéquate des effets qu’il produit pour un individu ou un groupe humain ? C’est imprimer la marque de son humanité dans les conséquences de ses actes. On peut le dire autrement : c’est pouvoir faire reconnaître dans le produit de ses actes l’expression d’une liberté humaine particulière. L’agriculteur qui organise ses plantations de façon à fournir une nourriture saine et goûteuse à ses congénères tout en favorisant la vitalité du sol et un écosystème riche et équilibré sur sa ferme, est pleinement dans l’action. Alentour on reconnaîtra sa ferme et ses produits comme une valeur collective. « Oui, mais pourtant il travaille beaucoup » objectera-t-on. Sans doute, mais la nécessité de son travail est comme allégée par le sens qu’il prend pour l’accomplissement de son action. On peut comparer l’activité de cet agriculteur « biologique » à celle de l’agriculteur « industriel » qui confine son activité dans le rigoureux cahier des charges de la multinationale qui l’a mis sous contrat – semences / produits et matériels phytosanitaires / procédures afférentes – pour une monoculture intensive. Il est certes possible que ce dernier travaille moins que l’autre, mais ce travail, il doit le supporter de tout son poids, car il n’a que l’argent au bout : rien dans ce qu’il fait ne reflète sa propre personne, ses productions, parce qu’elles se noient d’emblée dans l’industrie agroalimentaire, sont indifférentes ; personne ne lui dira jamais « le pain que donne votre blé est bon ! ». L’agriculteur biologique est reconnu comme cause adéquate d’effets bénéfiques pour la collectivité et la biosphère : il est essentiellement dans l’action. L’agriculteur industriel, qui évite la pensée qu’il n’est la cause adéquate que des dégâts qu’il cause sur l’environnement de ses surfaces d’exploitation, reste enfermé dans le travail prescrit par d’autres ; il est en réalité dans l’impuissance.

   On pressent que l’artisan, et plus encore l’artiste, sont dans l’action dans la mesure où ils choisissent le but de leur activité, contrairement au travailleur en contexte industriel dont le but et le contenu de l’activité lui échappent.

   Le critère décisif qui permet de clarifier ces distinctions est la présence, ou l’absence, de la réflexion. La réflexion est l’usage de la raison lorsqu’elle évalue entre plusieurs comportements possibles de façon à déterminer celui qui mérite d’être choisi. La réflexion se place toujours dans la perspective des valeurs finales impliquées par ses possibilités de choix. Est-ce que je privilégie mon bien individuel ou le bien collectif , mon enrichissement ou l’équité, la rivalité ou la solidarité, etc… ? Faut-il poursuivre la richesse, la gloire, le pouvoir, l’épanouissement personnel, l’accumulation des plaisirs, la sobriété, la vie vertueuse, la justice, etc… ?. La réflexion amène à prendre parti sur ces valeurs en les hiérarchisant ; et cette hiérarchisation donne forme à une vision du monde qui est propre à chacun (quoiqu’elle ait à voir avec la culture de notre société et qu’elle évolue). On appelle « Bien » la valeur suprême – c’est Socrate, mis en scène dans l’œuvre de Platon, qui a promu cette notion essentielle – qui couronne notre vision du monde, et qui, par là, donne sens à l’existence humaine.

   Ainsi agir, c’est choisir parmi les activités possibles, celle qu’on juge la meilleure, c’est donc finalement prendre position sur ce qu’est le Bien. Ne pas agir, réagir donc, c’est se dispenser de la réflexion pour répondre à une nécessité qui nous est imposée de l’extérieur. Si l’action est toujours réfléchie, la réaction est volontiers spontanée. Mais on peut aussi raisonner dans la réaction – est-ce en faisant du blé ou du maïs que je dégagerai le plus de bénéfices ? Mais ce raisonnement ne porte que sur les moyens, il laisse toujours hors champ le but de l’activité, tout simplement parce celui-ci, imposé de l’extérieur comme une nécessité, n’a pas à être remis en cause. C’est pourquoi, à proprement parler, il ne s’agit pas de réflexion, mais de calcul. Et l’on sait que lorsque la réaction procède de passions elle peut passer par des calculs fort sophistiqués. Pensons aux stratégies pour parvenir à des positions de pouvoir, ou pour augmenter ses revenus.

   Cette distinction entre réflexion rationnelle et calcul bénéficie d’un critère très simple : si de l’intelligence artificielle – un ordinateur par exemple – peut traiter le problème (supposant entrées toutes les données pertinentes), c’est du calcul, sinon c’est de la réflexion. Quel est l'irréfléchi le plus emblématique ? L'individu technocrate qui promeut le remplacement de l'esprit humain par l'intelligence artificielle.

   Cette aptitude humaine à la réflexion s’éclaire du postulat anthropologique fondamental selon lequel l’espèce humaine est la seule, dans le monde vivant, dont le « Bien » n’est pas déterminé par l’ordre de la nature, mais relève de sa liberté. Le « Bien » de toute autre espèce vivante correspond à un biotope en lequel seul elle peut s’épanouir, et hors duquel elle dépérit, tandis que moi, humain, « où que j’aille, je serai en la mienne terre, puisque nulle terre ne m'est exil, ni pays étranger ; car bien-être [le Bien] appartient à l'homme, non pas au lieu. » Brunetto Latini (vers 1265).

   Il est très vraisemblable que cette notion du « Bien », qui est en quelque sorte l’horizon de la raison humaine, apparaisse chez l’enfant justement à l’âge de raison (à partir de 6 ans), et qu’elle soit d’abord léguée par les adultes comme une sorte de point de fuite qui donne cohérence à leurs exigences éducatives. On peut faire l’hypothèse que le bouleversement spirituel qui constitue le pendant du bouleversement physique de l’adolescence se concentre dans l’essai du futur adulte de se donner une idée du Bien qui lui soit propre, en réaction au Bien tutélaire parental, en allant chercher du côté de modèles sociaux hétérogènes à son milieu familial d’enfance. L’adolescent doit ainsi être considéré en réaction. Mais dans la mesure où il a expérimenté une prise de recul par rapport à une vision du monde imposée, il s’est ouvert la possibilité d’une réflexion autonome sur le Bien qui annonce la liberté pleinement humaine de l’adulte. Celle-ci consiste dans la capacité « d'élaborer sa propre conception du monde de façon consciente et critique, et ainsi, en connexion avec ce travail que l'on doit à son propre cerveau, de choisir sa propre sphère d'activité, de participer activement à la production de l'histoire du monde, d'être le guide de soi-même au lieu d'accepter passivement et lâchement que le sceau soit mis de l'extérieur à notre propre personnalité. » La véhémence de cette citation de Gramsci, (Cahiers de prison, 1935) laisse deviner que l’adulte ne concrétise pas toujours cette capacité de se donner librement son Bien. Car, effectivement, la racine de l’attitude réactive de l’adulte se trouve toujours dans l’abandon de sa propre réflexion sur le Bien au profit d’un prêt-à-penser fondé sur un « Bien » exogène.

   On peut identifier deux sources à cette démission de la liberté. D’une part le fait de se laisser dicter son Bien par ses passions, comme le pouvoir, la possession, la gloire, la force ; d’autre part, de façon assez adolescente, de rester sous la tutelle d’une vision du monde idéologique présentée de façon insistante comme incontournable par les médias émanant des pouvoirs sociaux. D’ailleurs, le plus souvent, l’une se combine avec l’autre : la source idéologique s’appuie sur la source passionnelle pour prospérer largement et durablement dans les consciences (on peut remarquer dans notre environnement public la promotion éhontée des passions de rivalité pour faire adhérer à la vision du monde mercatocratique).

   Le résultat est que très nombreux sont les « adultes » qui vivent réactionnellement, et donc qui ne sont pas en mesure d’agir pour maîtriser leur histoire. Le problème devient préoccupant lorsque de tels adultes « infantiles » acquièrent des positions de pouvoir dans la société de telle manière qu’ils en maîtrisent dans une certaine mesure les valeurs et l’organisation. Le cas de l’élection de Donald Trump en est une illustration exemplaire. La vie de cet homme manifeste les passions de rivalité dans ce qu’elles ont de plus sommaire. Y-a-t-il une différence essentielle entre la construction de tours qui se veulent les plus hautes, dans les plus grandes agglomérations, en apposant son nom en grosses lettres au nez des habitants dans les lieux les plus passants, et la trace d’urine du chien la plus haute possible, avec la signature par son odeur, dans les lieux de passage canins les plus fréquentés ? D’autant que cette composante passionnelle trouve sa justification dans la vision du monde idéologique qu’on nomme « Le rêve américain », laquelle situe le « Bien » dans la réussite matérielle personnelle. C’est bien pourquoi la campagne présidentielle de cet individu a été exclusivement réactive : il fallait voter pour lui en réaction contre l’invasion par les mexicains, contre la prise de pouvoir par les noirs, contre la menace islamiste, contre les élites de Washington, etc… ! Que risque-t-il de manquer cruellement à Donald Trump installé à la Maison Blanche ? Une vision réfléchie, positive, du Bien Commun.

   Par ce phénomène de prise en otage du « Bien » par les passions humaines jusqu’aux plus hauts niveaux des pouvoirs sociaux, c’est l’histoire elle-même qui ne semble plus maîtrisable. Ce qui permet de rendre compte de l’impuissance commune soulignée en introduction qui se manifeste aussi bien au niveau politique (montée des démagogies excluantes), géopolitique (déstabilisation économique et politique de vastes contrées, guerres, migrations massives) qu’écologique (entre autres réchauffement climatique et disparition des espèces).

   Il s’agit donc de savoir si l’on peut tirer parti de cet examen de l’impuissance commune pour la surmonter.

Que l’action est fondamentalement politique

   Que veux-tu faire de ta vie pour lui donner sa plus grande valeur ? Telle est la première question qui logiquement s’impose à qui veut agir. Cette question révèle d’emblée le problème du Bien car c’est en précisant en quoi il consiste que j’envisagerai comme possible ou exclurai de devenir sage, fortuné, saint, notable, cordonnier, acteur, notaire, chef de bande, Président, etc.

   Cette énumération suggère que le choix du sens de sa vie est loin d’être circonscrit à sa personne : il engage nécessairement autrui. En effet les valeurs finales qui composent mon Bien ne sont identifiées qu’à partir de la culture de la société à laquelle j’appartiens ; l’orientation que je donne  à ma vie renforce donc certaines valeurs finales au détriment d’autres dans la culture partagée. Si, par exemple, je choisis d’orienter ma vie vers l’enrichissement personnel, je valorise un type de relation sociale se fondant sur la rivalité, et je dévalorise des relations sociales basées sur la solidarité, ce que J-P Sartre exprimait par la formule : « En me choisissant, je choisis l’homme ».

   D’autre part, l’espèce humaine étant éminemment sociale, toute vision du monde en fonction de laquelle je fais mes choix inclut nécessairement une vision de ce qui serait bien que devienne la société en laquelle je vis – autrement dit une vision du Bien Commun. Ainsi même une doctrine aussi individualiste que l’hédonisme épicurien de l’Antiquité, qui préconisait le bon usage des plaisirs afin d’atteindre la paix de l’âme, implique un idéal de société qui favorise l’amitié et élimine les comportements qui lèsent autrui.

   L’homme ne peut penser son Bien sans penser un Bien qui soit généralisable à tous. C’est pourquoi agir, c’est non seulement se prononcer sur le Bien qui donne sens à sa vie, mais, dans le même mouvement, c’est se prononcer sur le Bien commun.

   Il faut dire plus : c’est d’abord se prononcer sur le Bien commun. Et pour une raison bien simple : si l’on peut, comme on l’a montré, se dispenser de réfléchir son propre Bien, ce qui se produit trop souvent, on ne peut pas se dispenser de réfléchir le Bien Commun.

  En effet, en ce qui concerne la vie sociale, il n’y a aucune réponse à chercher du côté de la nature et de l’instinct. Comme écrivait Platon dans sa relation du mythe de Prométhée (Protagoras): « C'est ainsi que l'homme fut mis en possession des arts utiles à la vie, mais la politique lui échappa : celle-ci en effet était auprès de Zeus ; or Prométhée n'avait plus le temps de pénétrer dans l'acropole qui est la demeure de Zeus. » L’idée qui est inaugurée ici, et qui sera reprise au long de l’histoire de la pensée, c’est que la société humaine est la réalité la plus anti-naturelle , la plus artificielle, qui soit. Pourquoi ? Parce qu’elle signifie le refus délibéré d’un état de nature en lequel s’agrègent spontanément, de manière chaotique, des individus dont les intérêts sont d’emblée divergents. Comme l’écrivait Hobbes (1651) : « L’état de nature c’est la guerre de chacun contre chacun

  La première décision qui fait sortir l’humain de l’état de nature, c’est que chacun renonce à la poursuite de sa satisfaction propre, conduisant nécessairement à des conséquences malheureuses pour tous, et accepte de s’organiser avec les autres en une société qui réalise un Bien Commun.

   On peut en tirer trois conséquences :

– À la base de l’idée de Bien Commun il y a toujours le dépassement de la logique des rapports de force et le contrôle, en la minimisant et en la confinant, de la violence entre les hommes.

– Du point de vue autant logique que chronologique la réflexion sur le Bien commun est la première réflexion humaine, parce qu’elle marque le moment de la prise distance par rapport par rapport au « bien » qui est spontanément désigné par ses penchants naturels. Il a fallu initialement penser collectivement le Bien Commun pour pouvoir penser individuellement le Bien par lequel on donne sens à sa vie. C’est bien pourquoi Aristote disait (Politique, I) que « la parole », qui est propre à l’homme, « a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. » (autrement dit : ce qu’est le Bien Commun).

– Il s’ensuit que la première action – soit la première expression tangible de la liberté proprement humaine –  est l’institution de la vie en société. Ce qui amène Hannah Arendt à écrire : « La liberté comme fait démontrable et la politique coïncident et sont relatives l'une à l'autre comme deux côtés d'une même chose. » (La crise de la culture, 1954)

   Il n’y a donc pas de société sans un accord de ceux qui la composent sur le Bien Commun : «  Les hommes … à partir d’un chaos absolu de différences, s’organisent selon des communautés essentielles et déterminées » (Arendt, Qu'est-ce que la politique ? 1993)

– elles sont « essentielles » au sens où c’est la définition d’un Bien Commun qui constitue leur essence.

– elles sont « déterminées » au sens où ce sont les lois inspirées du Bien Commun qui déterminent leur organisation.

   Si, aujourd’hui, nous avons un problème d’impuissance quant à agir pour notre avenir commun, ne serait-ce pas parce que nous avons un problème avec notre Bien Commun ?

D’une contrefaçon du Bien Commun

   Le Bien commun est un idéal. Il ne faut pas le chercher dans le fonctionnement de la société telle qu’elle est. Il faut le chercher dans la perspective d’une vie bonne qui motive les individus à continuer à vivre ensemble.

  Dans la société française, depuis plus de deux siècles, l’idée de République décline explicitement le Bien Commun comme aspiration à une vie de liberté, d’égalité, et de fraternité.

  Il se trouve qu’avec les traumatismes liés aux attentats islamistes de 2015-2016 on a invoqué l’idée de République, et réveillé avec elle, implicitement, cet idéal d’un « bien-vivre-ensemble » selon ce triplet de valeurs finales. Mais cela avait toutes les apparences d’un retour régressif vers des valeurs du passé, désemparés qu’étaient les individus et leurs dirigeants par la perte de leurs repères au présent.

   En réalité, le Bien commun porté par l’idée de République est devenu déserté depuis belle lurette – sans doute la féroce répression de la Commune en 1871 a-t-elle été à cet égard décisive – sinon par évocation incantatoire lors d’occasions mémorielles (comme lors des 14 juillet). Car nous partageons clairement, et de plus en plus, une vie sociale :

– qui tourne le dos à la liberté au profit de la manipulation réactive ;

– qui tourne le dos à la fraternité au profit de la rivalité dans la compétition pour l’argent, le pouvoir et la célébrité ;

– qui tourne le dos à l’égalité au profit de l’accaparement des biens par une minorité toujours plus restreinte correspondant à l’appauvrissement du plus grand nombre.

   Il faut donc prendre en compte un autre Bien Commun, réellement opérant dans notre vie sociale, en opposition avec l’idée de République. On le désigne volontiers par le mot « bonheur », mais l’idéal ainsi désigné est fort confus car, comme le remarquait Kant (Fondements de la. Métaphysique des mœurs, 1785), « le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination. » Il s’agit en fait d’un idéal de bonheur essentiellement égoïque (centré sur l’ego de l’individu) qui, derrière les mots grandiloquents dont on l'affuble – épanouissement personnel, réalisation de ses fantasmes, etc. – se réduit à la simple culture de sensations positives ; « sensations » désigne alors – excluant les sentiments positifs de motifs purement spirituels tels le respect, le sentiment de dignité , l’estime de soi, etc. – tout ce qui, en notre idiosyncrasie, peut être éprouvé par stimulation technique. Et, bien évidemment, les agents techniques sont là, constamment présents sous forme de biens marchands, pour nous proposer des satisfactions possibles.

   Ce n’est pas là un Bien Commun collectivement réfléchi. Il est suggéré par une myriade de signes qui nous touchent pour la plupart malgré nous car ils jouent sur un effet d’immersion, à la fois dans l’espace public urbain, et dans l’espace privé où ils s’imposent largement à travers l’usage des écrans. Ces signes susurrent que tel bien va nous faciliter la vie, effacer notre mal-être, nous donner par l’apparence de sa possession un avantage dans la compétition sociale, etc. C’est un Bien Commun simplement consenti.

   Car il faut reconnaître que nous adhérons à cette perspective d’un Bien comme réception généralisée d’une pluie de bienfaits par la consommation de marchandises toujours mieux ajustées pour nous apporter un surcroît de bien-être. Nous y adhérons dans la mesure où nous acceptons de sacrifier à ce système la plus grande partie – celle consacrée au travail – de notre temps de vie active et de notre énergie. Mais nous n’y adhérons que réactivement : nous réagissons à la pression synergique de la massivité des messages émanant de notre environnement pour le comportement de travailleur/consommateur, et de l’attrait des sensations plaisantes.

   Comment le Bien Commun, dont nous avons vu qu’il manifeste l’acte fondamental de la liberté humaine, pourrait-il être adopté par réaction ? En réalité ce « Bien Commun » – le bonheur par la consommation de biens marchands – ne saurait être assumé en tant que tel. Imaginerait-on que soit écrit dans notre Constitution « La France est une société organisée pour le bonheur par la consommation »? Même notre droite qui se veut décomplexée ne le propose pas ! Notre Constitution reste fondée sur « sur l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité » (Préambule). Or, nous l’avons vu, les deux idéaux sont contradictoires.

   C’est pourquoi il faut reconnaître que notre « Bien Commun » effectif, celui qui fait tenir notre société, est un Bien Commun de contrefaçon. Il s’agit en réalité d’un bien particulier, celui de ceux dont l’horizon est accaparé par leur intérêt (qui se résume le plus souvent à leur enrichissement) dans l’amplification et l’accélération des flux marchands. C’est donc d’abord le bien de l’élite mercatocratique. Et que ce bien puisse valoir comme Bien Commun consacre la réalité d’un despotisme mercatocratique.

   Il faut remarquer également que ce Bien Commun a une extension sociale indéfinissable, tout simplement parce qu’il n’émane d’aucune histoire collective puisqu’il est l’idéologisation de passions humaines universelles, telles celles de la cupidité et de la rivalité. Il dissout plutôt les cultures historiques dans une unification par le bas en délitant les valeurs de ces cultures[5] dans ce qu’on appelle la « mondialisation ».

   Mais quelle est la condition de l’individu-citoyen d’une telle société ? Il lui est demandé de se référer au Bien Commun porté par l’idée de République, ce qu’il fait volontiers car cela a du sens pour lui de se rattacher à une volonté populaire exprimée par l’action de ses aïeux ; mais, par ailleurs tout, dans l’organisation de la société, induit à ce qu’il s’active en fonction d’un « Bien Commun » contradictoire. Comment pourrait-il agir dans ce cadre ? Cela n’a pas de sens ! De là vient ce sentiment diffus mais très sensible du caractère insensé du monde en lequel nous vivons ! Agir, n’est-ce pas d’abord maîtriser le sens de ce que va apporter son activité ?

De la refondation du Bien Commun

   Peut-on agir ? Ce n’est certes pas par le vote, même pour un parti révolutionnaire, que l’on renouera avec l’action ; ce n’est pas non plus en modifiant la Constitution, même en offrant plus de possibilités de référendums ; ni encore en organisant une démocratie participative afin de rapprocher les citoyens des décisions.

   Non ! Le seul remède à la hauteur de notre impuissance commune, c’est de retrouver le sens de l’action. Et le seul moyen de retrouver le sens de l’action c’est de refonder notre Bien Commun. Comment repenser notre Bien Commun ? En étant simplement ce que nous sommes. En étant humain. Et, selon J-P Sartre (L’existentialisme est un humanisme, 1945) « l’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir », ce qui signifie que la pensée de son avenir est toujours une dimension de sa vie présente, et donc qu’il est sans cesse enclin à penser un avenir désirable. Chacun de nous n’a-t-il pas quelque part en lui le rêve d’une société bonne, une société en laquelle il serait pleinement en confiance, une société où pourraient s’exprimer les talents de chacun, et au bénéfice de tous ?

   Ne disons pas : « il faut cultiver nos rêves de société bonne. » Il n’y a aucun sens à enserrer dans un devoir notre faculté de rêver, il suffit de se mettre en situation de pouvoir rêver : éteindre un temps les écrans, se soustraire un moment à l’activisme ambiant, prendre le temps de contempler … les œuvres humaines, comme les beautés de la nature. Qu'est-ce que la Culture sinon la culture du Bien Commun à travers la considération des œuvres humaines qui sont reconnues comme méritant la sauvegarde et la mémoire collective parce qu'elles sont « bien » ?

   Refonder notre Bien Commun, ce n’est pas se crisper dans un volontarisme culpabilisant, c’est simplement être ce que l’on est : des vivants de condition humaine qui ont vocation à trouver par eux-mêmes le sens qu’il vont donner à leur vie.

   C’est pourquoi il est bon parfois de s’écarter des flux de « stimulis-à-réagir » pour accueillir nos rêves d’une société bonne, pour les laisser parler en nous, les faire parler aux autres, et écouter ceux des autres nous parler. Car – et n’avons-nous pas tous connu ces beaux moments, du moins tant que nos vies n’étaient pas trop envahies d’écrans ? – c’est très naturellement que nous passons de nos rêves de vie bonne, à la discussion entre ami(e)s sur ce que peut être la société bonne. C’est en effet dans l’échange avec autrui, par la confrontation des arguments, que le rêve tout imaginaire de chacun peut s’élaguer de ses incohérences, se consolider en vision cohérente, et devenir une caractérisation objective parce que rationalisée d’une société bonne. Ce qui est acquis ainsi collectivement d’absolument désirable est certes une utopie, laquelle, en tant que telle ne saurait être concrétisée en un programme politique (car « utopie » signifie étymologiquement « de nulle part », donc irréalisable). Mais former collectivement une utopie de la société bonne pour les temps à venir nous apporte l’essentiel : la motivation pour agir politiquement afin d’avancer vers le Bien Commun qu’elle promeut.

   C’est en rêvant que l’on est porté à agir, et c’est en raisonnant que l’on découvre par quelles actions on peut avancer. Et le moyen terme de cette démarche de liberté est la caractérisation collective d’une société bonne utopique dont l'aura qui l'éclaire n'est autre que le Bien Commun qui nous donne le sens de l’action.

   Ne pourrait-pas retrouver quelque chose de cette démarche dans l’histoire de nos aïeux qui, dès lors que fut mis bas l’Ancien Régime par la Révolution Française, jugeant que la prise de pouvoir des « bourgeois » avec la réaction thermidorienne (1795) annonçait une nouvelle société humainement pas du tout désirable (c’est la société mercatocratique dont nous héritons), ont posé les jalons de ce qu’on appellera le « socialisme utopique » ou l’« anarchisme » ? Cette démarche, n’était-elle déjà pas présente dans les clubs de discussion des premières années de la Révolution, et peu après dans les manifestations des « Sans-culottes » ? N’est-ce pas encore l’utopie sociale qui a mis en mouvement les plus allant des révolutionnaires de 1848, et encore les Communards de 1871 ? On connaît la terrible conclusion de cette dernière manifestation publique d’une utopie sociale populaire. Le tort de nos aïeux n’aurait-il pas été de prendre trop au sérieux leur construction utopique, d’en faire un programme d’action vite brûlé dans les soubresauts de l’histoire, plutôt que d’en faire une boussole pour orienter, à long terme, la marche en avant de la société ?

   Finalement cela ne signifie-t-il pas que lorsque l’on veut « révolutionner » la société – la réorienter profondément et durablement – il vaut mieux d’abord gagner la bataille des valeurs – se donner un Bien Commun populaire – avant de gagner la bataille des institutions ? Cela tombe bien, l’immense majorité du peuple français – nous pourrions appeler « peuple » le sujet collectif du Bien Commun – a intensément soif d’un sens crédible de la vie, autrement dit de Bien Commun.


* * *


   La période présente, en laquelle s’exacerbent un peu partout les comportements réactifs des citoyens-électeurs, est caractérisée par les changements d’orientation erratiques des systèmes « démocratiques » des États occidentaux. On se voit entrer dans une période d’instabilité politique et sociale, aggravée par les contrecoups incontrôlables des ravages inconsidérés portés à la biosphère par la civilisation industrialo-marchande.

   Il se pourrait bien qu’il n’y ait qu’une alternative aux désastres qui s’annoncent : prendre congé (chacun au mieux qu’il peut) de l’activisme ambiant pour se retrouver, et repenser, à partir de nos rêves et à travers notre argumentation rationnelle, notre Bien Commun.

   Certes nous savons que par le passé, on s’occupaient plutôt du Bien Commun sur les décombres des catastrophes (ainsi par exemple le programme du Conseil National de la Résistance en 1944). Mais l’homme a appris à mieux comprendre le cours de l’Histoire et peut désormais anticiper les catastrophes.

   Il n’est pas encore totalement exclu qu’il soit aujourd’hui capable de refonder sa vie en société s’il voit clairement que c’est le seul moyen de ménager un avenir humain à sa descendance, et même, pour tout dire, à l’espèce humaine.
 

 [1]  Ces joies factices sont en réalité des divertissements. Pascal a bien montré comment le divertissement est une réponse à un profond sentiment de tristesse : « Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. II sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. » Pensées, 1670)
 [2] Rappelons que l’édification du système social industrialo-marchand, en lequel la planète entière est prise aujourd’hui, s’est faite sur la valorisation du travail avec la fondation de l’économie politique dans la seconde moitié du XVIII° siècle (voir Adam Smith, Recherches sur la richesse des nations – 1776, où le travail est consacré comme source essentielle de la richesse des sociétés)
 [3] En 1840, alors que prenait forme la nouvelle société mercatocratique (ordonnée selon les intérêts du marché), Tocqueville écrivait : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. (…) Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire (…) Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? (…) J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple. » De la démocratie en Amérique. N’est-ce pas une description prémonitoire de la société « démocratique » de réaction aujourd’hui réalisée sous nos yeux ?
 [4] Nous utiliserions volontiers le mot « mercatocratie » de préférence à « ploutocratie » – qui désignait dans l’Antiquité un pouvoir propre à une cité – pour bien signifier que cette forme contemporaine de pouvoir est essentiellement mondialisée parce que c’est l’expansion indéfinie du marché qui en est le paramètre fondamental ; mais, dans ce cadre élargi, l’induction réactive n’est plus la forme privilégiée du pouvoir : parmi les populations démunies des sociétés peu développées, on retrouve l’usage commun de la force de la part des firmes multinationales et des potentats qui sont à leur service.
 [5] Et non en les surmontant vers des valeurs supérieures, comme cela se produit lorsque des cultures différentes entre en dialogue – par exemple, les cultures grecque et romaine dans l’Antiquité, ou les cultures islamique et chrétienne dans l’Espagne du Moyen Âge.

lundi, août 15, 2016

Dépasser la décroissance


La décroissance peut-elle être le but de l’écologie politique ? « Décroissance » est-il le nom d’une notion véritablement politique ? Il importe de clarifier notre rapport à cette notion pour savoir s'il est légitime de lui faire porter les espoirs de l'écologie politique.



    L’idée de décroissance s’impose à quiconque essaie de penser les moyens de surmonter l’impasse planétaire que constitue la mainmise des intérêts marchands sur le devenir de notre société désormais mondialisée.

    Par exemple, le Global Footprint Network, a calculé que le 8 août est le jour du dépassement, c’est-à-dire le jour de cette année (2016) où l’on a consommé toutes les ressources naturelles que la Terre est capable de produire en un an. Depuis 1986, première année où on a pris, annuellement, plus à la biosphère que ce qu’elle donne, ce jour de dépassement intervient toujours plus tôt. Nous sommes donc aujourd’hui dans un processus de creusement d’un déficit global des échanges de l’espèce humaine avec la biosphère – qui en fait n’est possible qu’en pillant ses réserves – qui condamne sûrement l’avenir, au moins celui de l’espèce humaine. Ce processus  est imputable à la croissance.

    On appelle alors « croissance » la mesure objective de l’activisme frénétique sur leur environnement des populations humaines sous le régime de la mercatocratie – pouvoir du marchand par le règne du marché et de la marchandise. La logique mercatocratique du rapport à l’environnement est en effet une logique productiviste : il s’agit de transformer toujours plus et toujours plus profondément l’environnement naturel de façon à grossir, multiplier et accélérer indéfiniment les flux de biens marchands par lesquels se réalisent les profits de la minorité affairiste.

    La croissance est alors précisément la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) de chaque pays, autrement dit le chiffre monétaire qui donne la somme de toutes les valeurs d’échange ajoutées en une année par les activités des entreprises situées sur le territoire du pays. Voici ce que cela donne aujourd’hui pour les 10 pays les plus riches du point de vue marchand (source : FMI. Les chiffres de 2016 sont des estimations) :

Rang
Pays
PIB 2016 (milliards $)
PIB 2015 (milliards $)
Évolution
1
États-Unis
18 698
17 968
+4%
2
Chine
12 254
11 385
+8%
3
Japon
4 171
4 116
+1%
4
Allemagne
3 473
3 371
+3%
5
Royaume-Uni
3 055
2 865
+7%
6
France
2 488
2 423
+3%
7
Inde
2 385
2 183
+9%
8
Italie
1 868
1 819
+3%
9
Brésil
1 673
1 800
-7%
10
Canada
1 592
1 573
+1%

Les chiffres de la dernière colonne mesurent cette fameuse croissance – ou décroissance quand il est négatif, comme ici pour le Brésil – qui est la valeur par excellence de l’économie telle qu’elle est pensée dans le cadre idéologique du libéralisme marchand.

   Étant donné que les choix de comportement économique de chacun – quels biens sont produits, la manière dont on les produit, comment on les fait circuler, comment on se les approprie, comment on s’en sépare, etc. – se font massivement selon les prescriptions de l’économie libérale marchande, il est manifeste que c’est cette valeur économique de croissance qui règne sur les consciences de par le monde. Dès lors un pays en décroissance (comme le Brésil ici) est considéré comme un infortuné pays, celui qui a échoué, qui ne sait pas résoudre ses problèmes, et qui est à secourir, moyennant la punition d’une cure d’austérité pour sa population – car le marché ne saurait s’accommoder de ce facteur de rétrécissement que constitue un territoire où soient freinés les flux de marchandises.

   Replacée ainsi dans son contexte, la pensée de la décroissance comme porteuse d’avenir, apparaît indubitablement comme une pensée provocatrice du point de vue des idées dominantes dans la société, car elle est négatrice de l’ordre des choses en lequel chacun essaie d’insérer sa vie.

   Il importe donc de reconnaître le caractère foncièrement ambivalent de l’idée de décroissance. Elle est à la fois la voie incontournable du salut d’une société dans l’impasse, et le nom de l’échec d’une société tendue vers sa réussite dans la compétition économique mondiale. Mais il ne faut pas se contenter de concrétiser cette ambivalence par le partage de la population en deux groupes d’orientation idéologique opposée : les forcenés de la croissance et les sages décroissants. La réalité est plus complexe. À examiner précisément les choses, il semble bien que cette ambivalence de la décroissance passe ordinairement à l’intérieur des individus. Le jour, en tant qu’actif inséré dans la société, on peut faire assidûment des choix, de consommation et de production, pour la croissance, et le soir, mettant un peu de perspective dans son existence, soupirer en pensant que le monde irait bien mieux s’il s’orientait vers la décroissance. Il n’y a rien d’étonnant à cela. Les humains essaient de vivre, et comme ils sont faits pour vivre en société, ils s’investissent dans la société telle qu’on la leur offre, c’est-à-dire une société d’économie marchande de compétition et de croissance. Mais comme ils restent biologiquement humains, ils ne peuvent que se penser continuer à vivre, eux-mêmes et leur lignée, dans un monde en lequel ils se sentent humainement bien, c’est-à-dire de beauté vivante.

   Les humains de la société toute marchande sont incohérents, certes ! Mais qu’ils soient amenés à cette scission d’avec eux-mêmes, à cette sorte de schizophrénie commune, n’est-il pas l’indice que la mercatocratie est un pouvoir totalitaire ? N’est-ce pas le propre d’un pouvoir totalitaire de s’immiscer dans la conscience de chacun pour imposer une vision du monde commune et forcément optimiste – ici (en mercatocratie) la réussite de sa vie, le bonheur, comme sommation de sensations positives apportées par la consommation de biens marchands ? Or, comme un pouvoir totalitaire n’annulera jamais totalement l’expérience populaire immanente, et les mots propres (ceux du peuple) pour la dire, les individus secrètent une autre vision du monde, celle de leur expérience commune  – pourquoi tant de déchets, de gaspillage, de ravages, de laideur, de difficultés à vivre humainement ? Ces deux visions du monde s’excluant mutuellement entraînent cette sorte de schizophrénie commune par laquelle, en chacun, cohabite le croissant et le décroissant. La prendre en compte permet de mieux comprendre la difficulté qu’il peut y avoir à faire de la décroissance un emblème pour l’action politique.

   Car, oserions-nous dire, il n’est pas possible d’être décroissant sereinement. S’affirmer pour la décroissance est sûrement une provocation à l’endroit d’une société qui met la valeur d’échange  – l’argent – au pinacle des valeurs ; mais, plus profondément, c’est une provocation à l égard de soi-même, je veux dire cette part de soi-même qui aspirait à la plus grosse part du gâteau à la tablée familiale, au plus gros sac de billes dans la cour de récréation, etc. Hé oui ! Si la croissance nous embrigade si bien dans son mirage, c’est qu’elle résonne fortement dans notre imaginaire : nous avons tous commencé par être croissants. Et n’est-il pas naturel que la « croissance » (les guillemets pour dire que nous retrouvons le sens premier, le sens large) ait été la première version de notre vitalité humaine ? Le problème est bien qu’elle le demeure à l’état adulte. Il faut en effet admettre que la société de croissance – la société mercatocratique mondialisée que nous connaissons – fonctionne sur des principes clairement infantiles : la compétition pour avoir plus (n’est-ce pas un mode de relation très commun entre bambins dans les haltes-garderies ?). Cette infantilité, incessamment flattée en chacun de nous par les messages émanant des intérêts marchands, est un puissant facteur qui rend possible l'actuelle croissance proliférante de la prédation humaine sur la biosphère. Et donc, c’est contre nous-mêmes ainsi flattés de même que contre les flatteurs que nous nous dressons en nous affirmant décroissants.

   C’est pourquoi il faut reconnaître que la réponse par la décroissance aux impasses de la société actuelle est une réponse fortement connotée affectivement. Elle est, plus profondément qu’une contestation de l’ordre (chaotique) établi, un règlement de compte de soi à soi. C’est un rejet d’une part de soi qui doit se faire d’autant plus véhémentement que non seulement elle porte nos désirs les plus enfouis, mais que toute l’idéologie ambiante concourt à la conforter.

   C’est ainsi qu’on peut expliquer la capacité de l’idée de décroissance à catalyser aujourd’hui les aspirations à une alternative écologiste. Le mot « décroissance » nous parle. Il nous parle socialement puisqu’il opère un renversement des valeurs établies qui sont aussi celles de l’économisme ambiant[1]. Il nous parle intimement puisqu’il nous pose en rupture avec les sollicitations de continuer à vivre indéfiniment selon notre logique infantile. Par l’endossement de ce simple mot « décroissance », l’individu conjure non seulement son enfermement dans le passé (l’infantilité adulte du travailleur-consommateur), mais également son enfermement dans l’avenir (l’épuisement et la mort à terme de la biosphère). Mais le mot « décroissance » n’acquiert cette force réactive que parce qu’il est tiré d’une catégorie essentielle de l’économisme mercatocratique  – la « croissance » – dont il est la simple négation. Autrement dit, en s’affirmant « décroissant » on se situe toujours dans la vision mercatocratique du monde même si c’est sur le mode de la négation.

   Pour le dire en termes spinozistes, l’idée de décroissance reste une idée réactive qui se comprend plutôt par ce qui nous affecte (la société de production-consommation frénétique) que par ce que nous sommes (nous ne sommes alors que génériquement indistincts en tant qu’humains entravés dans leur désir de vivre).

   De cette analyse, il faut tirer la conséquence que fonder un projet politique sur l’idée de décroissance ne peut être que problématique. En effet, un tel projet motive à dire non à beaucoup de choses, mais il n’offre pas d’appui pour dire oui, c’est-à-dire pour construire une société alternative. On pourrait dérouler indéfiniment les prescriptions négatives qu’il peut inspirer : ne pas consommer au-delà de ses besoins vitaux (sobriété) et tendre vers une morale ascétique, ne pas jeter inconsidérément, ne pas travailler (dans le cadre du salariat), renoncer aux échanges d’argent, renoncer à s’insérer dans la société présente, etc.

   On remarquera très justement que ces refus impliquent des comportements différents, nouveaux, par rapport aux biens et aux personnes, qui apparaissent autant de positions fondatrices pour une société alternative. Ne pas jeter ce qui ne marche pas pour le remplacer par un nouvel achat implique de s’approprier la connaissance technique de l’objet, des savoir-faire techniques, le sens du bricolage, et donc un nouveau rapport à l’objet, de plus cela ouvre souvent à une coopération non marchande avec autrui.

   Mais alors pourquoi toutes ces démarches de refus de l’économie néolibérale de la croissance ne produisent-elles pas une perspective sociale nouvelle, consciente d’elle-même, qui aimante tant de consciences lasses de la course haletante et absurde qu’exige la vie moderne, les amenant à entrer massivement en dissidence ?

   Il semble que ce soit dans l’attachement affectif à la notion de décroissance que réside le problème. Il y a un élément de valorisation de soi à s’identifier comme « décroissant » qui est à la mesure de la rupture avec la part de soi-même que l’on abhorre et qui est signifiée par ce mot. Si la démarche de dissidence trouve l’essentiel de sa motivation dans ce bénéfice d’amour-propre lié au mot « décroissance », alors elle n’est pas en situation de s’orienter vers une nouvelle forme de vie sociale qui serait désirée pour elle-même, et non pour ce qu’elle n’est plus. Et la société mercatocratique reste alors, d’une certaine manière, maîtresse du jeu, car la notion de « décroissance » appartenant tout autant que celle de « croissance » à sa vision du monde, elle intègre aisément les « décroissants » comme ses rejetons superflus, sorte de part incompressible des inadaptables à son système social – les « marginaux » – qui finalement confirment la règle ultra-majoritaire de l’adhésion à une société de bien-être par le travail et la consommation. Car on ne saurait attendre de « décroissants », ainsi aliénés au fétichisme du mot, beaucoup plus qu’un imaginaire confus d’une « société sans » (sans surconsommation, gaspillage, pollution, déchets durables, destructions des espèces vivantes, etc.). Et jamais un tel imaginaire ne risquerait d’entraîner les populations de la société de l’abondance des marchandises à entrer en dissidence pour une société alternative.

   Comprenons que le point crucial est ici la liberté. C’est bien notre liberté proprement humaine qui s’exprime dans notre promotion de la décroissance : nous refusons notre infantilisation comme travailleur-consommateur, nous revendiquons un autre sens à notre vie. Mais quand cette liberté se complaît dans le bénéfice affectif de son refus en contemplant son audace dans le mot qui la signifie, elle est une liberté inachevée. Elle n’a rien créé comme possibilités nouvelles de vie sociale. Pour ce faire il faudra qu’elle sorte de la subjectivité stérile de l’imaginaire d’une « société sans » pour trouver la voie de la verbalisation avec autrui, du dialogue, afin de parvenir à un discours cohérent établissant un projet commun. Hannah Arendt a montré que nous ne réalisons pleinement notre liberté humaine que dans l’action politique « car l'action et la politique, parmi toutes les capacités et possibilités de la vie humaine, sont les seules choses dont nous ne pourrions même pas avoir l'idée sans présumer au moins que la liberté existe, et nous ne pouvons toucher une seule question politique sans mettre le doigt sur une question où la liberté humaine est en jeu » (La crise de la culture). L’« action », pas la « réaction » ! Et l’action politique requiert le passage de l’émotion collective qui nous fait nous reconnaître affectés de concert par une condition sociale inacceptable, à la réflexion collective qui amène à concevoir au moyen du discours rationnel une autre société possible et souhaitable[2]. Cela signifie que la décroissance n’est pas encore une notion politique et qu’elle est à contre-emploi comme principe d’une démarche politique.

   C’est bien ce que paraissent illustrer les essais d’élaboration rationnelle d’une voie vers une société alternative désirable qui sont proposés aujourd’hui et qui se rangent sous le principe de la décroissance comme si cela ne pouvait aller que de soi (voir par exemple les essais de P. Rabhi, S. Latouche, J.-P. Besset, P. Viveret, etc.). Ces penseurs, quoiqu’ils en veuillent (ils font de touchants efforts pour positiver), sont pris dans les filets de l’apriori négatif de leur démarche. Ils sont en effet constamment confrontés au problème des limites. Où placer les limites des transformations humaines de la nature pour créer des biens ? Comment les légitimer ? Comment éviter de faire appel à une instance transcendante reconductrice de croyances ? Comment échapper à l’instauration d’un moralisme écologiste au moins pesant sinon totalitaire ? Ces auteurs résolvent ces problèmes en pariant sur une régulation immanente, c’est-à-dire qui tendrait à se faire d’elle-même par la redécouverte par chacun de ses intérêts proprement humains (donc non infantiles et de caractère non addictif). Ils la cherchent en général à la fois du côté de la récompense par les sentiments – « sobriété heureuse » – et du côté de la sagesse populaire telle qu’elle se manifeste dans les diverses initiatives locales de solutions de vie fondées sur des principes alternatifs (comme en montre le film « Demain ») et qui représenteraient chacune ce que l’on se plaît nommer une « utopie concrète ».

   Mais d’« utopie concrète », il n’y aura jamais. C’est une contradiction dans les termes puisque, étymologiquement, « utopie » est la description d’une société idéale qui ne peut exister nulle part. Il y a effectivement des tentatives – il faudrait dire des « créations » – concrètes de vie sociale alternative qui durent et réussissent plus ou moins. Elles sont un puissant espoir, non pas parce qu’elles seraient comme des « utopies »[3] , mais parce que ce sont des « expériences », certes faillibles, mais pour cela toujours riches d’enseignements. La réflexion collective à partir de ces expériences peut effectivement permettre de préciser les contours d’une société alternative souhaitable (c’est là seulement que la notion d’« utopie » peut se justifier), et la voie qui peut y mener. Quant à l’annonce de la joie par la sobriété (« sobriété heureuse »), il faut accepter que l’idiosyncrasie du sage qu’elle préfigure ne soit pas universalisable et que ceux qui contreviendraient ne soient pas socialement dangereux. Rappelons à ce propos les dernières lignes de l’Éthique de Spinoza : « La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même ; et nous n’en jouissons pas parce que nous réprimons nos penchants, mais c’est au contraire parce que nous en jouissons, que nous pouvons réprimer nos penchants. »

   Ainsi, il apparaît que, dans la théorisation contemporaine d’une société alternative à notre si dévastatrice société mercatocratique, l’apriori accordé à la décroissance amène à une inversion dans l’ordre des raisons. On veut voir le bonheur surgir de la sobriété, alors que ce serait plutôt dans un état social en lequel on serait bien parce qu’il serait conforme à notre humanité qu’on n’aurait plus de raisons de poursuivre indéfiniment à travers des actes de consommation un bien qu’ils ne sauraient apporter. De même on veut voir des « utopies » déjà réalisées et qu’il suffirait de généraliser dans les expériences locales alternatives – « utopie » signifiant alors « îlot de décroissance » –, bien qu’il ne s’agisse que d’essais d’autres principes de vie sociale qui doivent être confrontés, critiqués, élaborés. L’utopie ne saurait venir qu’au bout de cette démarche théorique collective. Et il faut rappeler ici, après les errements des continuateurs de Marx, que l’utopie n’est jamais la description d’une société à concrétiser, mais la clarification du sens à donner à une action politique « révolutionnaire » (au sens propre : qui vise à changer les principes de la vie sociale).

   L’enjeu, c’est de nous atteler positivement à une construction de l’avenir. Cela suppose que nous ayons acquis suffisamment de lucidité sur les démons qui ont obéré notre passé – et il n’y a pas que l’infantilité de notre rapport au travail et à la marchandise[4] – pour ne pas nous abîmer dans des règlements de compte avec eux. Nous pouvons nous rattacher aux espoirs et réflexions de nos mères et pères à l’orée de la révolution industrielle quand, se rendant compte des lourds nuages sur l’humanité qu’annonçaient les projets d’instauration du règne de la marchandise et de l’argent par les « bourgeois » nouvellement arrivés au pouvoir, ils s’y sont opposés avec leur corps, dans de nombreux mouvements populaires entre 1789 et 1871, mais aussi avec leur esprit en proposant une logique alternative des rapport sociaux[5].

   Aujourd’hui, il nous faut prendre en compte, non seulement l’injustice sociale créée par l'empire de la marchandise, mais la crise écologique aigüe en laquelle il plonge la planète. Une bonne entrée pour une réflexion tirant parti des expériences alternatives locales ne serait-elle pas dans la question : quel sens est-il souhaitable de donner à notre activité de transformation de l’environnement naturel ?

 

 [1]  Voir notre article Du grand silence de l’économie bavarde.
 [2] Un facteur qui rend difficile la claire conscience d’une démarche politique féconde est la dévalorisation culturelle contemporaine de la raison dont la reconnaissance de la valeur pour la liberté semble emportée avec l’eau du bain de la condamnation du progrès technoscientifique.
 [3] On retrouve le caractère réactif de l’investissement dans le désir de les idéaliser, voire de les canoniser, à tout prix.
 [4] Voir en particulier La technique comme symptôme d'un rapport passionnel à la nature tiré de notre ouvrage « Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète ? » .
 [5] Il nous semble significatif que le film "Demain" ait oublié la plus consistante des mises en pratique de solutions alternatives : celle constituée par le journal français Le Canard enchaîné. Cet hebdomadaire, paraissant depuis plus d'un siècle, est directement issu de ce socialisme coopératif, solidaire et un brin anar qui, au long du XIX° siècle, s'est voulu une alternative à l'industrialisation. Le Canard enchaîné n'a jamais accepté de publicité, n'a pas augmenté son prix de vente depuis 1991, et pourtant échappe totalement à la crise actuelle de la presse écrite, tout en faisant un travail d'enquête sur la vie sociale, et de satire des pouvoirs en place, salutaires pour l'intérêt public. Dans la quête des solutions alternatives, n'aurions-nous pas besoin d'un peu plus de mémoire ? Ne serait-ce pas son déficit qui nous laisserait glisser vers les impasses de la décroissance ?

lundi, août 01, 2016

Que les aboiements cessent !

Plaidoyer en faveur de notre capacité à répondre intelligemment au terrorisme djihadiste

 

   Je nous en prie ! Nous − citoyens français − ne nous laissons pas abuser par l’omniprésence des aboiements qui saturent l’espace public à la suite des attentats terroristes qui nous touchent depuis quelques temps. Cette sorte de concours pour aboyer le plus fort, pour montrer le regard le plus impitoyable, les crocs les plus menaçants, ce n’est pas vraiment nous, je veux dire, quoique nous disions, nous savons fort bien, quelque part en un endroit plus taiseux de nous-mêmes, que ce n’est pas de ce côté-là que se construira l’avenir, le monde que nous voulons laisser à nos enfants.

   Il faut quand même le dire sans détour, et nous en sommes navrés, nos politiques − du moins ceux qui font du bruit (et les autres, où sont-ils ?) − se montrent aujourd’hui très bêtes. Face à une menace qu’ils peinent à penser, ils réagissent comme la meute canine qui se rassure d’autant qu’elle fait plus de vacarme dans une surenchère d’aboiements.

   C’est très bête parce que nous faire aboyer, et semer la panique dans nos valeurs humanistes, c’était justement l’effet attendu par nos agresseurs.

   C’est très bête parce que ces aboiements, vouloir faire peur le plus possible en retour à ceux qui nous font peur, n’est que pure logique animale, soit une logique de réaction. Or les comportements de réaction sont justement ceux qui sont toujours prévisibles (c’est pour cela qu’il est facile de piéger les animaux). Lorsqu’il s’agit d’une agression préméditée, les comportements de réaction sont ceux qui sont attendus par les agresseurs. Que nous versions dans des comportements d’inhumanité, n’est-ce pas précisément ce que veulent provoquer ceux qui, pour cela, dans leurs attentats, mettent scène la plus sordide inhumanité ?

   C’est donc très bête de déclarer nous sommes en guerre suite à un attentat, et d’installer indéfiniment, outre le plus haut niveau du plan Vigipirate, l’état d’urgence dans tout le pays. C’est offrir à nos agresseurs la légitimité de leur agression, puisqu’ils s’affirment combattants d’une guerre sainte contre les « Croisés ».

   C’est très bête de focaliser sur la répression, car celle-ci est finalement toujours impuissante contre des agresseurs qui choisissent de mourir en « martyrs » dans leurs attentats. En effet, elle amène nécessairement à réprimer préventivement, c’est-à-dire non pas sur des actes, mais sur des profils auxquels on associe des intentions. Ce qui ouvre largement la porte à l’arbitraire, car les actes ont l’objectivité des faits, alors que les intentions sont propres à chacun ce qui fait qu’autrui ne peut que les supposer. Dans le contexte d’une émotion collective propice à la surenchère répressive, la force publique va nécessairement profiler large, c’est-à-dire tourmenter, humilier, de nombreux citoyens soupçonnés d'intentions malveillantes sur des signes insuffisants, faisant ainsi de graves dégâts, et à long terme, dans la confiance de chacun en la République. D’autant que, par l’état d’urgence, les juges qui pourraient modérer cet arbitraire sont mis hors-jeu dans de nombreuses actions policières. Au final, cette politique essentiellement répressive ne pourra que conforter l’agresseur au lieu de l’affaiblir ; elle laissera le tissu social de la nation dangereusement fragilisé, étrillé.

   C’est très bête de vouloir masquer notre problème interne derrière un problème externe – soit de chercher compulsivement la main de l’autoproclamé État islamique après chaque attentat, en gommant le fait que ce sont bien des enfants de notre société, de notre éducation, de notre culture qui ont volontairement choisi d’être les meurtriers.

   C’est très bête, après un nouvel attentat, devant le sérieux du problème collectif  posé – la faillite de l’État dans son rôle fondamental de protection des citoyens contre la violence massive –, de se montrer incapable de se défaire de son problème particulier de compétition pour le pouvoir, par exemple en s’occupant à mieux flatter que ses rivaux les réactions émotionnelles de ses concitoyens.

   Contre les agressions qui nous touchent aujourd’hui, la politique des aboiements est une politique impuissante, contre productive, sans espoir.

   D’ailleurs n’est-ce pas le degré zéro de la politique que de traduire en mesures répressives, en états d’exception, les émotions collectives de réaction spontanée à d’horribles massacres ?

   La politique, c’est la construction collective de l’avenir. Elle implique le passage de l’émotion collective à la réflexion collective. On perçoit, du côté des citoyens, de nombreux signes qui montrent que cette réflexion collective est engagée. Malgré les attentats et les aboiements qui les accompagnent, le racisme ne se propage pas ; par contre on voit beaucoup d’alarmes sur les déchirures de notre tissu social et beaucoup d’initiatives pour le consolider, le réparer.

   Le peuple de France dans sa diversité apparaît plus sage que la classe politique qui prétend parler pour lui. Du côté de celle-ci, tout se passe comme s’il fallait annuler les événements pour reprendre comme avant la petite cuisine de l’économie au service des affairistes : croissance, emploi, etc. – « comme avant » ou presque, car les exigences de la prospérité des affaires impliquent quand même que des mesures de « modernisation » soient prises (comme la « loi travail » aujourd’hui) qui restreignent certaines exigences populaires. Il ne serait donc pas sans intérêt, du point de vue de l’élite politique, que l’on sorte de l’épisode attentats avec un arsenal répressif plus large et plus facile à déployer pour mettre au pas les contestataires.

   Voilà la seule perspective d’avenir qui semble guider nos leaders politiques : le progrès dans l’affairisme économique – la croissance. Autrement dit, toujours la même chose.

   Or, ce ne sera pas la même chose. Les attentats que nous subissons ne sont pas des événements contingents, liés à la rencontre d’une conjoncture internationale défavorable et de quelques illuminés-fous  : changée la conjoncture (Daech vaincu ?), éliminés les fous, tout reprendrait comme avant. Les attentats que nous subissons sont d’abord un problème de notre société dont elle ne sortira qu’en le prenant en charge, c’est-à-dire en évoluant.

   Le premier ministre, Manuel Valls, qui alors n’aboyait pas, affirmait, peu après les attentats de janvier 2015, qu’il existe en France un « apartheid territorial, social, ethnique ». Paroles fortes qui impliquaient des mesures fortes, et d'abord du côté d’une remise à plat de cette compartimentation de l’espace qui s’est développée ces dernières décennies avec le creusement des inégalités, produisant ces fameux « quartiers » où le sentiment d’exclusion va de pair avec la prévalence du chômage et des trafics pour que les valeurs de la République n’apparaissent plus de mise. Mais les mesures fortes ne sont jamais venues. Notre société est restée arcboutée à sa structuration toxique, en particulier en ce qui concerne l’occupation de l’espace.

   On comprend qu’une politique post-attentats digne de ce nom – porteuse d’avenir – implique du courage. Or, c’est bien connu, les aboyeurs ne sont pas les courageux.

   Une politique d’avenir serait une politique s’attaquant à ces problèmes structurels. Qui, par exemple, investirait dans la consolidation du tissu social ce qu’elle investit aujourd’hui dans la « surrépression ». On pourrait lui suggérer bien des choses, comme réglementer de façon très restrictive les ensembles résidentiels qui privatisent des portions de territoire, favoriser l’implantation d’activités et de services publics là où les gens en ont le plus besoin, investir résolument pour la mixité sociale dans l'éducation et dans les activités pour la jeunesse, réhabiliter l’espace public de la cité et sa vocation d’accueil contre son accaparement par des affairistes, investir dans un personnel d’accompagnement des familles en difficultés et des enfants en perdition, , etc.

   Mais une politique d’avenir serait d’abord une politique qui saurait rester sobre dans sa gestion d’un événement-attentat. Elle éviterait les postures martiales, les déplacements surmédiatisés toutes affaires cessantes, les proclamations définitives sur les lieux du drame, les interprétations hâtives, la mise en valeur médiatique déplacée des (présumés) auteurs, les indécentes mises en cause de la responsabilité des rivaux politiques. Elle s’abstiendrait des mesures spectaculaires immédiates, allant dans le sens des émotions, censées chambouler l’ordre juridique et la vie quotidienne pour nous défendre, et qui sont plutôt une consécration et un encouragement pour les terroristes.

   C’est de tout cela que se détournerait une politique d’avenir prenant au sérieux la situation où la sécurité collective ne peut plus être assurée dans l’espace public. Une telle politique rassemblerait les ressources et les énergies de l’État pour se concentrer sur l’essentiel. À court terme, elle prendrait, discrètement, les mesures requises pour l’efficacité de l’enquête et l’amélioration de la sécurité, mais aussi elle s’occuperait du soin et de l’aide aux gens touchés par l’attentat. Pour le long terme elle mettrait en œuvre les réformes structurelles propres à retisser et renforcer le lien social.

   Utopique ? Regardons juste à côté, chez nos voisins allemands qui ont connu trois attentats en une semaine dernièrement. Pas de déplacements médiatisés, de discours martiaux, d’états d’exception, de lois nouvelles, de mises en cause de quiconque autre que les meurtriers, etc., de la part de la chancelière Angela Merkel. Elle n’a même pas envisagé de reconsidérer sa politique d’accueil des réfugiés ! Car, explique-t-elle, « nous n’avons pas le droit de laisser détruire notre façon de vivre par des gens qui n’ont d’autre but que de nous faire peur et de briser notre vivre-ensemble », tout en s’engageant à ce que l’État fera tout son possible pour rétablir la confiance. Elle a dit l’essentiel. Rien de plus, rien de trop. Il reste à ce que l’engagement soit tenu.

   Au moins a-t-elle montré la voie intelligente d’une politique post-attentats.