mercredi, avril 08, 2020

Chroniques déconfinées 2 — Ouf !

 
– L’anti-somnambulique (a-s) : Comment vas-tu l’ami ? Je veux dire : comment vis-tu cette condition inédite de confiné ?
– L’interlocuteur : Hé bien je crois que c’est seulement ce matin, deux jours après le discours de Macron, que je me rends compte qu’on est entrés dans une période vraiment particulière. Pour moi c’est plutôt pépère. Je télétravaille, mais sans être contraint par des horaires imposés. C’est tout-à-fait libérateur. Par contre c’est très bizarre de ne pouvoir sortir que muni d’une dérogation signée. D’ailleurs c’est efficace : les rues se sont vidées !
– (a-s) : Oui ! Ici c’est pareil – reclus dans l'espace, mais libéré dans le temps. On a l’impression que cette mesure du confinement nous a fait entrer dans un autre monde qu’on ne soupçonnait pas, mais qui somme toute était très proche.
– Enfin, très proche … moi la seule référence qui me vient à l’esprit c’est ce que me racontait ma grand-mère de la vie sous l’occupation : ces rues désertes parce que chacun a conscience que l’atmosphère extérieure a quelque chose de menaçant. Là c’était la peste brune, aujourd’hui c’est le coronavirus ….
– (a-s) : …et l’amende potentielle du policier.
– Sûr ! On nous a enlevé un droit humain fondamental : la liberté de circuler. C’est difficile ! Mais tout le monde devrait finir par l’accepter si ça permet d’éviter une flambée de la mortalité par le virus.
– (a-s) : Quand je dis que cet autre monde était proche, je veux dire qu’il n’a pas fallu grand’chose – une attaque épidémique assez moyenne plus une mesure politique de confinement – pour que le monde se métamorphose…
– Je dirais plutôt « se recroqueville » ! Plus rien ne se fait. On annule tout ! Les manifestations sportives, les cinés et les théâtres, et toutes les manifestations culturelles. Tous les projets collectifs tombent à l’eau. Et dans la foulée il faudra bien vite s’occuper d’annuler ses réservations de voyages et de vacances.
– (a-s) : Certes ! C’est pareil pour moi. Et pourtant je me suis levé ce matin comme dans un état de grâce !
–  Oui, le fait d’être soulagé de tes obligations sociales !
– (a-s) : Pas du tout ! C’est en mettant le nez dehors. Il fait clair et beau. Il fait surtout silence. Enfin ce n’est pas exactement du silence, ce sont les petits bruits de la vie dans les champs et dans les arbres, dont les plus saillants sont des interpellations chantées entre oiseaux.
– Oui, c’est vrai. Moi aussi j’entends bien les oiseaux !
– (a-s) : Mais n’est-ce pas étonnant que tous ces petits bruits de la vie dans son environnement soient vécus comme du silence ?
– C’est parce qu’il y a pas le bruit des voitures.
– (a-s) : Exactement ! Entendre la vie naturelle révèle la soustraction d’un bruit de fond qui était devenu trop habituel, une sorte de grondement diffus – de moteurs à explosion en fait – qui enveloppe et gêne toutes les émissions sonores qui pourraient intéresser, comme un brouillard enveloppe et gêne la perception d’un paysage.
– C’est tout-à-fait ça !
– (a-s) : Cela veut dire que cette situation de confinement met en évidence la dégradation de notre environnement sonore qui était inaperçue tellement elle était devenue structurelle. C’est pourtant un vrai dommage ; je veux dire une perte sèche en qualité de vie. On pourrait en dire autant du point de vue visuel, sur la limpidité de l’atmosphère que je retrouve ce matin, tout comme la profondeur du bleu du ciel que ne balafre aucun sillage du passage d’avions à réaction.
– C’est vrai ça : l’atmosphère de ce matin me fait remonter les sensations toutes positives de ma petite enfance.
– (a-s) : Oui ! Depuis l’enfance, la détérioration a été inaperçue parce qu’elle a été très graduelle. Et le brusque changement opéré par le confinement rapproche de la manière dont tu ressentais le monde il y a quelques décennies, tout en faisant prendre conscience combien tu t’en étais éloigné.
– C’est comme tu le dis !
– (a-s) : Ce qu’il faut comprendre c’est que les gens n’ont pas choisi la voie vers cet environnement dégradé. Ils se sont fait manipulés par des affairistes en cheville avec le pouvoir politique qui pensaient d’abord à développer des filières de profits.
– Je ne suis pas d’accord ! Que je sache, dans les années 50-60, le parti communiste, les socialistes, les centristes, les gaullistes, étaient tous des partis populaires, et qui prônaient tous, chacun à leur manière, une « France moderne », c’est-à-dire un pays qui devait être transformé par le recours à l’industrialisation et aux nouvelles techniques.
– (a-s) : C’est la vérité. Mais ce n’est pas toute la vérité. L’adjectif « moderne » portait en lui la possibilité de réalisation de rêves très profonds, ancestraux, de l’humanité : la facilité de déplacement de l’automobile ( alors que nous nous sentons si lourdauds par rapport aux oiseaux), la libération de la servitude du lavage par la machine-à-laver, l’aisance d’entretien du formica, l’efficience quasi magique de l’énergie électrique, etc. Mais jamais n’ont été mises en connaissance, et en discussion, dans l’espace public, les conséquences nocives que pouvaient entraîner l’usage massif de telles techniques.
– Et pourtant qui accepterait aujourd’hui de revenir à la bougie et au cheval ?
– (a-s) : Là n’est pas la question. Je veux dire, il ne s’agit pas d’abandonner ces techniques, de vouloir revenir en arrière. Il s’agit d’en faire un usage intelligent, mesuré.
Par exemple, l’automobile nous fait gagner du temps sur la marche à pied pour rejoindre un lieu distant. Mais quel temps nous prend-elle par ailleurs ? Car elle nous prend aussi du temps –  être assis dedans, (roulant ou à l’arrêt comme dans les embouteillages), travaillant à la payer, et payer son entretien (essence, assurance, etc.), sans parler du temps social qui doit être consacré aux accidents de la route et à leur suite. Ivan Illich avait, dans les années 70, fait le calcul, concernant l’américain moyen exerçant une activité professionnelle (Énergie et équité, 1973) ; il aboutissait à ce résultat que « l'Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres; cela représente à peine 6 kilomètres à l'heure ». Autrement dit, tous comptes faits, il n’a pas été plus vite que s’il s’était déplacé à pied ! Par contre il a perdu énormément en qualité de vie présente, et a compromis gravement la viabilité de la planète pour les générations futures, en particulier en contribuant aux rejets carbonés. Car, bien sûr, il y a 50 ans, Illich ne pouvait prendre en compte tout le temps que nous devons désormais consacrer à la réparation des dégâts du tout automobiles, en particuliers sanitaires, liés à la pollution atmosphérique, tout comme celui que mobilise la gestion des conséquences du changement climatique. Donc l’automobile, telle qu’elle est utilisée massivement depuis 60 ans, est d’un bilan négatif pour l’individu occidental moyen[1] , et clairement nuisible à l’humanité. En ce deuxième jour de confinement, chacun peut être sensible à cette vérité établie il y a 50 ans ; chacun peut apprécier dans sa sensibilité l’intérêt d’un usage, mesuré, raisonné, de l’automobile
– Alors la survenue de l’épidémie serait finalement une bonne chose ?
– (a-s) : Oui ! Tant il y a une terrible pression de l’activisme industrieux des humains sur la planète ! La biosphère étouffe sous l’emprise des menées humaines. Dans le dernier demi-siècle, c’est plus de la moitié des vertébrés vivants non humains qui a été éliminée, et pour les invertébrés, tout porte à penser que c’est encore pire ! Pour tous les animaux qui restent autour de nous, c’est, depuis hier, un immense « Ouf ! » de soulagement, et qui est ce matin quasiment palpable !
– Alors, à ce compte, il faut espérer que le confinement dure !
– (a-s) : Le fait est que, plus le confinement se prolonge et se généralise à travers le monde de par la logique de diffusion de la pandémie, plus la biosphère se libère de l’étouffement et commence à revivre, plus les humains peuvent retrouver la joie d’habiter leur planète. C’est un changement de logique du rapport des hommes à leur environnement naturel qui pourrait alors s’embrayer. Cette crise épidémique fait apparaître une vraie transition écologique comme à portée de main !
– Je te suis dans ton raisonnement, et pourtant je ne suis pas d’accord. Tu te rends compte de ce que cela implique ? Un prolongement du confinement signifierait que le pic de l’épidémie intervienne plus tard, et donc soit plus élevé, toujours sans solution thérapeutique. Cela impliquerait au moins des centaines de milliers de victimes supplémentaires ! Qui peut souhaiter cela ?!
– (a-s) : Ô, je ne le souhaite pas ! Mais pourquoi est-il si difficile de penser que cet épisode de reviviscence de la Terre puisse durer sur une autre base que celle de la réaction à une situation d’urgence vitale ?
Diantrebleu ! Saperlipopette ! Peste et disette et corne de biquette ! Nous avons une raison, non ?!
–  Heu …. Oui !
– (a-s) : Et de la disponibilité pour nous en servir ! Et si nous saisissions simplement cette opportunité de mise en pause forcée qui nous amène à changer de pied dans notre rapport avec notre environnement naturel pour en cultiver la possibilité ? Ne savons-nous pas de manière indiscutable que notre activisme dévastateur sur la biosphère lié à la compétition pour l’enrichissement est sans issue ?
– Là je vais être un peu brutal. Il me semble que c’est toi, qui te revendiques anti-somnambulique, qui fait le somnambule ! Je veux dire que tu rêves. Si les comportements humains pouvaient être simplement rationnels, cela se saurait depuis longtemps. Ne vois-tu pas, que dès à présent, les affairistes tous crocs dehors spéculent sur les chutes boursières ou sur la pénurie de masques ? Dès que la crise sanitaire sera passée tu verras qu’il ne sera question, dans les médias dominants, que de relance de l’activité économique, de rattrapage des points de croissance et de rétablissement des profits.
– (a-s) : Je ne t’accorde pas du tout du réalisme ! Ceux qui orientent ainsi la société vers le fric comme valeur absolue sont une infime minorité. Ensuite nombreux sont ceux qui acceptent de s’inscrire dans cette logique parce qu’ils y trouvent des bénéfices secondaires (statut social, stabilité, bien-être,…). Mais ces bénéfices secondaires s’éparpillent comme de la cendre sous le vent de la pandémie. Par contre, immense est la majorité qui sait que le principe d’une société organisée en fonction de la compétition pour accumuler au détriment des autres ne mène nulle part. On peut au moins tirer cet enseignement de la longue lutte, toujours non conclue, des « gilets jaunes » ! Là, le fait nouveau est que la possibilité d’une logique alternative se manifeste directement dans nos existences.
– Qu’est-ce qu’il faut faire alors ?
– Rien de particulier. Je ne pense pas qu’il faille situer la réconciliation de notre espèce avec sa planète comme un problème directement politique – un problème de militantisme.
– Alors quoi ?
– (a-s) : Le possible ne deviendra réalisable qu’au bout d’un déplacement des valeurs en fonction desquelles on considère qu’on doit vivre ensemble. Rappelle-toi ce que nous disions plus haut à propos de la prise de conscience récurrente de la nocivité de notre rapport à notre environnement.
– Oui, la pollution structurelle de l’environnement sonore aux bruits de moteurs …
– (a-s) : Voilà ! Que nous gardions, que nous cultivions, la conscience de ces nocivités qui nous ont été révélées de manière si sensible par le confinement ! Que nous continuions à recevoir le « Ouf ! » de toutes les espèces qui recommencent à nous entourer, et que nous en ressentions l’écho – ce qui est en partager la joie de vivre ! Comment ne pourrions-nous pas alors tourner le dos à cette ignoble insensibilité dans le piétinement de l’environnement naturel ? Ne serions-nous pas conduit par ce nouveau principe : « Ce n’est plus possible d’avoir un comportement pareil ! » ? Par delà toutes les addictions passionnelles à l'argent, à la gloire, à la domination, ne verrions-nous pas que nous pouvons enfin être simplement nous-mêmes, c’est-à-dire humains[2] ?

En attendant notre prochain échange, je te propose d’écouter le chanteur-poète québécois Gilles Vigneault qui, avant même que le mot « écologie » apparaisse dans l’espace public, nous invitait, et de belle manière, à prendre du recul par rapport à la frénésie aveugle à l'encontre de la biosphère qui se mettait en place.

Extrait de "Fer et titane" Gilles Vigneault, 1961



 [1] Bien sûr, il y a une criante inégalité dans la prise en charge de ce temps asservi à l’usage de l’automobile. Il est évident que celui qui est en position sociale d’avoir un chauffeur, des contrats pour l’entretien, la réparation et le remplacement de son véhicule, et un forfait de péage autoroutier, le tout imputé dans les frais généraux de l’entreprise en laquelle il a un poste éminent, fait peser l’essentiel de ce temps asservi sur des plus humbles.

 [2] Pour qui ne serait pas clair le lien entre vivre humainement et respecter la biodiversité, voir L’humanité du monde d’après.

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