– L’anti-somnambulique (a-s) : Comment
vas-tu l’ami ? Je veux dire : comment vis-tu cette condition inédite de
confiné ?
– L’interlocuteur : Hé bien je crois
que c’est seulement ce matin, deux jours après le discours de Macron,
que je me rends compte qu’on est entrés dans une période vraiment
particulière. Pour moi c’est plutôt pépère. Je télétravaille, mais sans
être contraint par des horaires imposés. C’est tout-à-fait libérateur.
Par contre c’est très bizarre de ne pouvoir sortir que muni d’une
dérogation signée. D’ailleurs c’est efficace : les rues se sont vidées !
– (a-s) : Oui ! Ici c’est pareil – reclus dans l'espace, mais libéré dans le temps. On a
l’impression que cette mesure du confinement nous a fait entrer dans un
autre monde qu’on ne soupçonnait pas, mais qui somme toute était très
proche.
– Enfin, très proche … moi la seule référence
qui me vient à l’esprit c’est ce que me racontait ma grand-mère de la
vie sous l’occupation : ces rues désertes parce que chacun a conscience
que l’atmosphère extérieure a quelque chose de menaçant. Là c’était la
peste brune, aujourd’hui c’est le coronavirus ….
– (a-s) : …et l’amende potentielle du
policier.
– Sûr ! On nous a enlevé un droit humain
fondamental : la liberté de circuler. C’est difficile ! Mais tout le
monde devrait finir par l’accepter si ça permet d’éviter une flambée de
la mortalité par le virus.
– (a-s) : Quand je dis que cet autre monde
était proche, je veux dire qu’il n’a pas fallu grand’chose – une
attaque épidémique assez moyenne plus une mesure politique de
confinement – pour que le monde se métamorphose…
– Je dirais plutôt « se
recroqueville » ! Plus rien ne se fait. On annule tout ! Les
manifestations sportives, les cinés et les théâtres, et toutes les
manifestations culturelles. Tous les projets collectifs tombent à
l’eau. Et dans la foulée il faudra bien vite s’occuper d’annuler ses
réservations de voyages et de vacances.
– (a-s) : Certes ! C’est pareil pour moi. Et
pourtant je me suis levé ce matin comme dans un état de grâce !
– Oui, le fait d’être soulagé de tes
obligations sociales !
– (a-s) : Pas du tout ! C’est en mettant le
nez dehors. Il fait clair et beau. Il fait surtout silence. Enfin ce
n’est pas exactement du silence, ce sont les petits bruits de la vie
dans les champs et dans les arbres, dont les plus saillants sont des
interpellations chantées entre oiseaux.
– Oui, c’est vrai. Moi aussi j’entends bien
les oiseaux !
– (a-s) : Mais n’est-ce pas étonnant que tous
ces petits bruits de la vie dans son environnement soient vécus comme
du silence ?
– C’est parce qu’il y a pas le bruit des
voitures.
– (a-s) : Exactement ! Entendre la vie
naturelle révèle la soustraction d’un bruit de fond qui était devenu
trop habituel, une sorte de grondement diffus – de moteurs à explosion
en fait – qui enveloppe et gêne toutes les émissions sonores qui
pourraient intéresser, comme un brouillard enveloppe et gêne la
perception d’un paysage.
– C’est tout-à-fait ça !
– (a-s) : Cela veut dire que cette situation
de confinement met en évidence la dégradation de notre environnement
sonore qui était inaperçue tellement elle était devenue structurelle.
C’est pourtant un vrai dommage ; je veux dire une perte sèche en
qualité de vie. On pourrait en dire autant du point de vue visuel, sur
la limpidité de l’atmosphère que je retrouve ce matin, tout comme la
profondeur du bleu du ciel que ne balafre aucun sillage du passage
d’avions à réaction.
– C’est vrai ça : l’atmosphère de ce matin me
fait remonter les sensations toutes positives de ma petite enfance.
– (a-s) : Oui ! Depuis l’enfance, la
détérioration a été inaperçue parce qu’elle a été très graduelle. Et le
brusque changement opéré par le confinement rapproche de la manière
dont tu ressentais le monde il y a quelques décennies, tout en faisant
prendre conscience combien tu t’en étais éloigné.
– C’est comme tu le dis !
– (a-s) : Ce qu’il faut comprendre c’est que
les gens n’ont pas choisi la voie vers cet environnement dégradé. Ils
se sont fait manipulés par des affairistes en cheville avec le pouvoir
politique qui pensaient d’abord à développer des filières de profits.
– Je ne suis pas d’accord ! Que je sache,
dans les années 50-60, le parti communiste, les socialistes, les
centristes, les gaullistes, étaient tous des partis populaires, et qui
prônaient tous, chacun à leur manière, une « France
moderne », c’est-à-dire un pays qui devait être transformé par le
recours à l’industrialisation et aux nouvelles techniques.
– (a-s) : C’est la vérité. Mais ce n’est pas
toute la vérité. L’adjectif « moderne » portait en lui la
possibilité de réalisation de rêves très profonds, ancestraux, de
l’humanité : la facilité de déplacement de l’automobile ( alors que
nous nous sentons si lourdauds par rapport aux oiseaux), la libération
de la servitude du lavage par la machine-à-laver, l’aisance d’entretien
du formica, l’efficience quasi magique de l’énergie
électrique, etc. Mais jamais n’ont été mises en connaissance, et
en discussion, dans l’espace public, les conséquences nocives que
pouvaient entraîner l’usage massif de telles techniques.
– Et pourtant qui accepterait aujourd’hui de
revenir à la bougie et au cheval ?
– (a-s) : Là n’est pas la question. Je veux
dire, il ne s’agit pas d’abandonner ces techniques, de vouloir revenir
en arrière. Il s’agit d’en faire un usage intelligent, mesuré.
Par exemple, l’automobile nous fait gagner du temps sur la marche à pied pour rejoindre un lieu distant. Mais quel temps nous prend-elle par ailleurs ? Car elle nous prend aussi du temps – être assis dedans, (roulant ou à l’arrêt comme dans les embouteillages), travaillant à la payer, et payer son entretien (essence, assurance, etc.), sans parler du temps social qui doit être consacré aux accidents de la route et à leur suite. Ivan Illich avait, dans les années 70, fait le calcul, concernant l’américain moyen exerçant une activité professionnelle (Énergie et équité, 1973) ; il aboutissait à ce résultat que « l'Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres; cela représente à peine 6 kilomètres à l'heure ». Autrement dit, tous comptes faits, il n’a pas été plus vite que s’il s’était déplacé à pied ! Par contre il a perdu énormément en qualité de vie présente, et a compromis gravement la viabilité de la planète pour les générations futures, en particulier en contribuant aux rejets carbonés. Car, bien sûr, il y a 50 ans, Illich ne pouvait prendre en compte tout le temps que nous devons désormais consacrer à la réparation des dégâts du tout automobiles, en particuliers sanitaires, liés à la pollution atmosphérique, tout comme celui que mobilise la gestion des conséquences du changement climatique. Donc l’automobile, telle qu’elle est utilisée massivement depuis 60 ans, est d’un bilan négatif pour l’individu occidental moyen[1] , et clairement nuisible à l’humanité. En ce deuxième jour de confinement, chacun peut être sensible à cette vérité établie il y a 50 ans ; chacun peut apprécier dans sa sensibilité l’intérêt d’un usage, mesuré, raisonné, de l’automobile
Par exemple, l’automobile nous fait gagner du temps sur la marche à pied pour rejoindre un lieu distant. Mais quel temps nous prend-elle par ailleurs ? Car elle nous prend aussi du temps – être assis dedans, (roulant ou à l’arrêt comme dans les embouteillages), travaillant à la payer, et payer son entretien (essence, assurance, etc.), sans parler du temps social qui doit être consacré aux accidents de la route et à leur suite. Ivan Illich avait, dans les années 70, fait le calcul, concernant l’américain moyen exerçant une activité professionnelle (Énergie et équité, 1973) ; il aboutissait à ce résultat que « l'Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres; cela représente à peine 6 kilomètres à l'heure ». Autrement dit, tous comptes faits, il n’a pas été plus vite que s’il s’était déplacé à pied ! Par contre il a perdu énormément en qualité de vie présente, et a compromis gravement la viabilité de la planète pour les générations futures, en particulier en contribuant aux rejets carbonés. Car, bien sûr, il y a 50 ans, Illich ne pouvait prendre en compte tout le temps que nous devons désormais consacrer à la réparation des dégâts du tout automobiles, en particuliers sanitaires, liés à la pollution atmosphérique, tout comme celui que mobilise la gestion des conséquences du changement climatique. Donc l’automobile, telle qu’elle est utilisée massivement depuis 60 ans, est d’un bilan négatif pour l’individu occidental moyen[1] , et clairement nuisible à l’humanité. En ce deuxième jour de confinement, chacun peut être sensible à cette vérité établie il y a 50 ans ; chacun peut apprécier dans sa sensibilité l’intérêt d’un usage, mesuré, raisonné, de l’automobile
– Alors la survenue de l’épidémie serait
finalement une bonne chose ?
– (a-s) : Oui ! Tant il y a une terrible
pression de l’activisme industrieux des humains sur la planète ! La
biosphère étouffe sous l’emprise des menées humaines. Dans le dernier
demi-siècle, c’est plus de la moitié des vertébrés vivants non humains
qui a été éliminée, et pour les invertébrés, tout porte à penser que
c’est encore pire ! Pour tous les animaux qui restent autour de nous,
c’est, depuis hier, un immense « Ouf ! » de soulagement, et
qui est ce matin quasiment palpable !
– Alors, à ce compte, il faut espérer que le
confinement dure !
– (a-s) : Le fait est que, plus le confinement
se prolonge et se généralise à travers le monde de par la logique
de diffusion de la pandémie, plus la biosphère se libère de
l’étouffement et commence à revivre, plus les humains peuvent
retrouver la joie d’habiter leur planète. C’est un changement de
logique du rapport des hommes à leur environnement naturel qui pourrait
alors s’embrayer. Cette crise épidémique fait apparaître une vraie
transition écologique comme à portée de main !
– Je te suis dans ton raisonnement, et
pourtant je ne suis pas d’accord. Tu te rends compte de ce que cela
implique ? Un prolongement du confinement signifierait que le pic de
l’épidémie intervienne plus tard, et donc soit plus élevé, toujours
sans solution thérapeutique. Cela impliquerait au moins des centaines
de milliers de victimes supplémentaires ! Qui peut souhaiter cela ?!
– (a-s) : Ô, je ne le souhaite pas ! Mais
pourquoi est-il si difficile de penser que cet épisode de reviviscence
de la Terre puisse durer sur une autre base que celle de la réaction à
une situation d’urgence vitale ?
Diantrebleu ! Saperlipopette ! Peste et disette et corne de biquette ! Nous avons une raison, non ?!
Diantrebleu ! Saperlipopette ! Peste et disette et corne de biquette ! Nous avons une raison, non ?!
– Heu …. Oui !
– (a-s) : Et de la disponibilité pour nous en
servir ! Et si nous saisissions simplement cette opportunité de mise en
pause forcée qui nous amène à changer de pied dans notre rapport avec
notre environnement naturel pour en cultiver la possibilité ? Ne
savons-nous pas de manière indiscutable que notre activisme dévastateur
sur la biosphère lié à la compétition pour l’enrichissement est sans
issue ?
– Là je vais être un peu brutal. Il me semble
que c’est toi, qui te revendiques anti-somnambulique, qui fait le
somnambule ! Je veux dire que tu rêves. Si les comportements humains
pouvaient être simplement rationnels, cela se saurait depuis longtemps.
Ne vois-tu pas, que dès à présent, les affairistes tous crocs dehors
spéculent sur les chutes boursières ou sur la pénurie de masques ? Dès
que la crise sanitaire sera passée tu verras qu’il ne sera question,
dans les médias dominants, que de relance de l’activité économique, de
rattrapage des points de croissance et de rétablissement des profits.
– (a-s) : Je ne t’accorde pas du tout du
réalisme ! Ceux qui orientent ainsi la société vers le fric comme
valeur absolue sont une infime minorité. Ensuite nombreux sont ceux qui
acceptent de s’inscrire dans cette logique parce qu’ils y trouvent des
bénéfices secondaires (statut social, stabilité, bien-être,…). Mais ces
bénéfices secondaires s’éparpillent comme de la cendre sous le vent de
la pandémie. Par contre, immense est la majorité qui sait que le
principe d’une société organisée en fonction de la compétition pour
accumuler au détriment des autres ne mène nulle part. On peut au moins
tirer cet enseignement de la longue lutte, toujours non conclue, des
« gilets jaunes » ! Là, le fait nouveau est que la
possibilité d’une logique alternative se manifeste directement dans nos
existences.
– Qu’est-ce qu’il faut faire alors ?
– Rien de particulier. Je ne pense pas qu’il
faille situer la réconciliation de notre espèce avec sa planète comme
un problème directement politique – un problème de militantisme.
– Alors quoi ?
– (a-s) : Le possible ne deviendra réalisable
qu’au bout d’un déplacement des valeurs en fonction desquelles on
considère qu’on doit vivre ensemble. Rappelle-toi ce que nous disions
plus haut à propos de la prise de conscience récurrente de la nocivité
de notre rapport à notre environnement.
– Oui, la pollution structurelle de
l’environnement sonore aux bruits de moteurs …
– (a-s) : Voilà ! Que nous gardions, que nous
cultivions, la conscience de ces nocivités qui nous ont été révélées de
manière si sensible par le confinement ! Que nous continuions à
recevoir le « Ouf ! » de toutes les espèces qui recommencent
à nous entourer, et que nous en ressentions l’écho – ce qui est en
partager la joie de vivre ! Comment ne pourrions-nous pas alors tourner le dos à cette ignoble
insensibilité dans le piétinement de l’environnement naturel ? Ne
serions-nous pas conduit par ce nouveau principe :
« Ce n’est plus possible d’avoir un comportement pareil ! » ? Par delà
toutes les addictions passionnelles à l'argent, à la gloire, à la
domination, ne verrions-nous pas que nous pouvons enfin être simplement
nous-mêmes, c’est-à-dire humains[2] ?
En attendant notre prochain échange, je te propose d’écouter le chanteur-poète québécois Gilles Vigneault qui, avant même que le mot « écologie » apparaisse dans l’espace public, nous invitait, et de belle manière, à prendre du recul par rapport à la frénésie aveugle à l'encontre de la biosphère qui se mettait en place.
En attendant notre prochain échange, je te propose d’écouter le chanteur-poète québécois Gilles Vigneault qui, avant même que le mot « écologie » apparaisse dans l’espace public, nous invitait, et de belle manière, à prendre du recul par rapport à la frénésie aveugle à l'encontre de la biosphère qui se mettait en place.
Extrait de "Fer et
titane" Gilles Vigneault, 1961
[1] Bien sûr, il y a une criante inégalité dans
la prise en charge de ce temps asservi à l’usage de l’automobile. Il est
évident que celui qui est en position sociale d’avoir un chauffeur, des
contrats pour l’entretien, la réparation et le remplacement de son
véhicule, et un forfait de péage autoroutier, le tout imputé dans les
frais généraux de l’entreprise en laquelle il a un poste éminent, fait
peser l’essentiel de ce temps asservi sur des plus humbles.
[2] Pour qui ne serait pas clair le lien entre vivre humainement et respecter la biodiversité, voir L’humanité du monde d’après.
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