– L’interlocuteur : Je trouve que ces
applaudissements aux fenêtres et aux balcons chaque soir à 20 h, comme
reconnaissance aux soignants, est une des plus belles expériences
collectives qu’il m’ait été donné de vivre !
– L’anti-somnambulique (a-s) : C’est
en effet un moment très fort de solidarité collective, d’autant plus
remarquable qu’il est l’expression d’une volonté populaire spontanée.
– Oui, c’est ça ! C’est une reconnaissance de la population à
celles et ceux qui se dépensent sans compter pour le Bien commun sur le
front sanitaire ….
– (a-s) : Oui … ? Tu as l’air d’hésiter. Ça
pourrait être autre chose ?
– Non …Heu … Oui ! Je pensais à un aspect
plus égoïste. On en a marre d’être confinés entre nos murs, et on
a besoin qu’il se passe quelque chose, quelque chose qui nous remette
dans le lien social. C’est aussi pour ça que cela fait du bien de
partager chaque soir applaudissements et tintements de casseroles qui
résonnent à perte d’oreilles dans la cité.
– (a-s) : C’est bien que tu exprimes aussi
cet aspect. Mais on n’a pas à se le reprocher. C’est humain que ce
besoin de lien social physique, et puisque, vu les circonstances, il ne
peut se faire que sous cette forme sonore …. Il faut voir que l’intérêt
particulier – sortir de son enfermement – ne s’oppose pas à l’intérêt
collectif – exprimer sa reconnaissance aux soignants. Au contraire le
premier propulse le second. Il faut se méfier de la facilité à avoir
une vision simplifiée de la valeur des individus – d’un côté la figure
de la sainteté, de l’autre la figure de la rapacité. Il est plus avisé
de considérer qu’il y a, dans l’âme humaine, toujours un peu les deux –
la tendance à se vouer à l’intérêt collectif, et celle à ne rechercher
que son intérêt particulier – quoique de manière diversement équilibrée.
– Peut-être ! Mais en temps de crise, il
semble que les positions soient nettement plus tranchées – il y a les
individus du « marché noir » et il y a les
« résistants ». Aujourd’hui, il y a ceux qui spéculent sur les pénuries de masques, sur le désir du médicament miracle, ou sur
les chutes boursières, et ceux qui se dévouent sans compter, même en
risquant leur vie, pour sauver celle des autres.
– (a-s) : Oui, tu as raison. Mais les
personnels soignants ne sont-ils pas aussi sensibles, à l’aune de leur
ego, aux louanges qu’on leur fait ? Et penses-tu qu’ils soient
unanimement ravis quand ces louanges se déclarent au nom de leur
« dévouement », comme on l’entend si souvent aujourd’hui ?
– C’est quand même bien que ce dévouement
soit enfin reconnu, non ? C’est comme une réhabilitation, enfin ! Il y a
eu longtemps une telle méconnaissance de l’engagement de ces personnes
pour le bien public !
– (a-s) : Ce que je veux dire, c’est que le
dévouement est une qualité ambiguë car il peut permettre de masquer une
sous-dotation, en effectif, en équipements, et aussi un niveau de
salaire indigne des compétences et de l’utilité publique de ceux dont
on le gratifie. Si les soignant(e)s sont, partout en France, depuis
longtemps en lutte contre les politiques de santé des pouvoirs publics,
ce n’est pas pour s’entendre louangé(e)s pour leur dévouement, mais
pour que soient socialement pris en compte leur utilité sociale, leur
compétence, et les difficultés particulièrement sensibles de leur tâche.
– Ne faudrait-il pas dire alors qu’on les
applaudit parce qu’ils sauvent des vies ? Pour leur efficacité en somme.
– (a-s) : Ça ne semble pas suffisant. Parce
qu’on les applaudit surtout en fonction de la situation particulière
due à la pandémie: ils sauvent des vies malgré l’afflux d’un trop grand
nombre de malades en détresse vitale, alors même qu’ils n’ont pas
suffisamment de lits, pas suffisamment d’équipements techniques, pour
les soigner tous comme il faudrait, et aussi pas suffisamment de moyens
de protection pour eux-mêmes.
– C’est vrai … Ne pourrait-on pas les
applaudir pour leur courage ?
– (a-s) : Cela semble juste ! Comment
définirais-tu le courage ?
– Hé bien … C’est la capacité de faire ce
qu’on juge bien malgré la peur.
– (a-s) : Oui, c’est une bonne base de
départ. Mais cela ne permet pas de distinguer le courage de la bravoure
par exemple.
– Effectivement ! On ne dira pas d’une
infirmière qui rentre de sa longue journée en soins intensifs qu’elle a
été brave ! On le dit plutôt de celui qui accepte d’affronter un danger
ponctuel, comme l’acrobate de cirque qui saute d’un trapèze à l’autre.
– (a-s) : Oui, on peut aussi le dire du tigre
qui saute à travers un cerceau enflammé ! Ce dernier exemple fait
comprendre que le courage est une qualité propre à un être raisonnable,
c’est-à-dire aux humains. C’est depuis Platon (voir République,
442b), qu’on réserve le qualificatif de « courageux » à
l’individu humain en ce qu’il est capable de franchir les obstacles
émotionnels – tout particulièrement la peur – pour réaliser un but
qu’il juge, par sa réflexion personnelle, ayant une valeur prioritaire.
– Oui, c’est effectivement une valeur
prioritaire que de sauver des vies !
– (a-s) : Et c’est pour cette valeur que les
soignant(e)s franchissent les obstacles de la confrontation à la
souffrance d’autrui, parfois à son agonie et à sa mort, mais aussi aux
sollicitations incessantes, à la fatigue, et encore à la peur
omniprésente d’être contaminés. C’est vraiment leur courage qui fait
reculer les dégâts de l’épidémie. C’est bien leur courage que nous
applaudissons collectivement.
– C’est bien cela !
– (a-s) : Mais alors que penser du fait que
les soignant(e)s en soins intensifs, devant les dizaines de patients
qui arrivent dans leur unité en demande de soins urgents chaque jour,
soient obligés de choisir qui bénéficiera de l’équipement d’assistance
respiratoire qui rend possible une guérison, et qui sera simplement
accompagné, par soins palliatifs, dans l’évolution de sa maladie dont
l’issue sera certainement fatale ? C’est quand même ce qui se passe en
ce moment même dans un grand nombre d’hôpitaux à travers le monde ! Qui
sauver et qui laisser mourir lorsque les moyens sont insuffisants pour
sauver tout le monde ? Devoir faire ce tri, est-ce du courage ?
– D’après ce que tu as dit tout à l’heure, il
me semble que cela dépend du caractère raisonnable de ce tri.
– (a-s) : Donc le courage du soignant, disons
de l’équipe de soignant(e)s qui a en charge une unité de soins
intensifs – car on peut penser qu’une telle décision soit prise
collectivement par ceux qui devront la mettre en œuvre – serait de
déduire logiquement les patients à sauver à partir de principes clairs
et partagés par tous.
– Oui, c’est bien ainsi que le problème se
présente.
– (a-s) : Mais alors quels seraient ces
principes en fonction desquels on trierait les patients ?
– Il me semble que le premier principe qui
s’impose est le principe d’intérêt collectif qu’il faut sauver le plus
de malades possibles.
– (a-s) : Oui, c’est bien là le premier
principe. Alors ne découle-t-il pas de ce principe qu’il faut écarter
les malades qui ont le moins de chances de survivre au traitement par
assistance respiratoire au profit de ceux qui ont de plus grandes
chances[1] ?
– Oui, il semble bien ! Mais alors sur quels
critères va-t-on établir les chances de survie ?
– (a-s) : Dans ces services de soins, il y a
des protocoles qui répertorient un certain nombre de critères à prendre
en compte – état de santé, antécédents médicaux, âge, etc. – qui
amènent à attribuer un certain nombre de points à chaque patient ce qui
institue un ordre de candidature au traitement qui peut les sauver.
– Cela paraît raisonnable !
– (a-s) : Mais lorsqu’il ne reste qu’une
place pour deux patients qui ont le même nombre de points ?
– Heu… Il me semble qu’on invoque très
souvent le principe de la quantité d’espérance de vie en bonne santé.
– (a-s) : Cela peut être parfois assez
indécidable. Qui choisir entre le jeune homme atteint du sida, et la
quinquagénaire par ailleurs en bonne forme ?
– C’est difficile … !
– (a-s) : Ne faut-il pas prendre en
considération les choix de vie de chacun ? Par exemple on peut choisir
l’infirmière qui a été contaminée dans son travail à l’hôpital, plutôt
que le jeune homme qui occupe sa vie à courir les boîtes de nuit.
– Oui, cela paraît assez évident.
– (a-s) : Mais le
médecin a-t-il le droit de se poser en juge de la qualité de vie des
uns et des autres ? N’est-ce pas la liberté fondamentale de chacun de
choisir ce qu’il fait de sa vie ? Dans la mesure où ce n’est pas le
choix de nuire à autrui, bien sûr !
– Tu as raison, cela pose un problème moral ! Alors peut-être peut-on tirer au sort, ou bien mettre en
assistance respiratoire le premier arrivé qui en a besoin …
– (a-s) : Je ne crois pas que ce soit
l’attitude la plus courageuse. On choisit de ne pas choisir. On s’en
remet au hasard au lieu de décider par réflexion rationnelle, ce qui,
nous l’avons vu, est la marque du courage.
– Ce ne serait donc pas du courage, mais de
la lâcheté !
– (a-s) : Le problème c’est que, dans la
considération des critères d’espérance de vie, on n’est jamais dans des
vérités nécessaires, mais, comme disait Leibniz, dans des
vérisimilitudes. Autrement dit, ce n’est rien de plus que
vraisemblable qu’untel a une espérance de vie plus grande que tel autre.
– Cela veut dire qu’on peut se tromper.
– (a-s) : Oui ! Et des études ont montré que
le pourcentage d’erreur est loin d’être négligeable, tant il est vrai
que le ressort de la vitalité de l’individu reste fondamentalement un
mystère. Or, d’autant plus sont incertains les diagnostics sur la
capacité de survie sous respirateur artificiel, et sur l’espérance de
vie en bonne santé, d’autant plus on est amené à faire intervenir des
considérations de qualité de vie. Quel profil de vie mérite-t-il plutôt
d’être sauvé ? Or il n’est pas possible de poser des principes
objectifs de discrimination entre les choix de vie parce qu’ils
relèvent de la liberté de chacun. Et cette liberté renvoie à une vision
du monde et un idéal de vie bonne personnels, qui procèdent des strates
les plus profondes de sa vie affective. C’est bien pourquoi la
journaliste du Monde ayant enquêté sur ce thème « Qui faut-il sauver ? », dans le cadre de la gestion sanitaire de
la crise du coronavirus, remarque que les médecins n’aiment pas
discuter de cet aspect de leur travail : « Je suis désolé mais
je pense que ces discussions doivent rester dans l’intimité du cercle
médical. Ce sont des sujets trop sensibles pour être médiatisés »
lui répond un médecin interlocuteur. L’adjectif « sensibles »
doit être aussi compris au pied de la lettre : le praticien reconnaît
implicitement que, dans la décision, il est trop souvent dans la
proximité du domaine de la sensibilité d’où procèdent les choix de vie,
pour tenir un discours rationnel qui puisse mettre tout le monde
d’accord ; il n’est donc pas approprié d’ouvrir des controverses qui ne
sauraient avoir d’issue, alors que l’on a tant besoin d’énergie pour
soigner tous ces malades.
– Cette analyse est intéressante, mais
« décourageante ». Parce qu’un tel rôle du sentiment dans
l’acte de choisir qui on va essayer de sauver n’en fait pas un acte qui
mériterait d’être tenu pour courageux !
– (a-s) : Je ne suis pas d’accord ! Tout
simplement parce que ce recours au sentiment vient logiquement en
dernier lieu, après que l’on n’ait pas réussi de manière probante à
discriminer, à partir des critères rationnels que sont les chances de
survie par les soins intensifs, et l’espérance de vie que l’on peut
attribuer au malade. Ce serait même, au contraire, une manifestation de
courage. Car ici opère une raison supérieure qui enjoint de choisir,
car ne pas choisir, s’en remettre aux contingences du pile ou face, ou
de l’ordre d’arrivée au service, serait la plus mauvaise décision.
– En quoi serait-elle mauvaise ?
– (a-s) : Parce que ce serait fuir sa
responsabilité humaine pour laisser faire le hasard aveugle. Or,
choisir entre deux types de vie – la jolie jeune femme qui pourrait
encore donner la vie, ou le responsable d’entreprise d’âge mûr qui
apporte un bien utile à la société tout en faisant vivre plusieurs
familles de salariés – forcément cela implique le sentiment. Mais
il faut aussitôt rappeler que le sentiment ne fait pas nécessairement
la décision. On n’est pas responsable de ses sentiments, mais on est
responsable de ce qu’on en fait. Et il faut considérer l’équipe
soignante comme de bonne volonté c’est-à-dire voulant faire le meilleur
choix dans la situation donnée, tout en sachant que ce choix sera
faillible car insuffisamment informé. C’est alors l’échange à partir
des sentiments qui va amener un certain discernement sur la base duquel
le chef de service prendra ses responsabilités. Et un discernement
gagné collectivement, c’est quand même bien différent du hasard aveugle
! Il faut reconnaître une remise en jeu de la raison dans cette prise
de recul par rapport au sentiment. C’est pour cela qu’il y a du courage
dans la décision de sauver l’un et non l’autre. Mais, parce qu’il y a
beaucoup de sentiments dans ces discussions, elles « doivent rester
dans l’intimité du cercle médical » comme disait le médecin
cité plus haut.
– Je comprends. Ce sont des décisions très
difficiles mais que, raisonnablement, il faut prendre, tout en sachant
qu’elles peuvent être mauvaises. C’est pour cela que ce sont des
décisions courageuses.
– (a-s) : Elles sont plus courageuses que tu
ne le crois. Car choisir celui qu’on sauve, c’est choisir tout autant
celui qu’on condamne. Or, on ne condamne pas impunément celui qui est
venu vers soi pour qu’on le guérisse.
– Veux-tu dire qu’on en garde des remords ?
– (a-s) : Cela ne me semble pas l’expression
juste. Mais il y a de ça. Le médecin sait qu’il lui fallait décider, et
il l’assume. Mais il sait qu’il contrevient aussi au serment
d’Hippocrate qui est de tout faire pour le bien du malade, serment dont
le sens profond est une relation de pleine confiance a priori du malade
envers le médecin. Or, il a été amené à trahir cette confiance. Dès
lors comment pourrait-il se défaire du souvenir de regard espérant,
implorant, du malade qu’il a du laisser aller vers sa mort ?
– Je pense que les soignants, aujourd’hui,
avec ces unités de soins surchargés, sont mis dans une situation morale
impossible. Je n’en suis que plus admiratif de leur capacité d’assurer,
dans de telles conditions, les soins au mieux, pour le bien de la
société.
– (a-s) : Je t’approuve ! Mais je pense qu’il
ne faut pas en rester là – je veux dire à de telles situations de décès
par manque de capacité de soins, et aux tourments moraux de ceux qui se
consacrent à soigner les malades.
– Oui, il faut à tout prix prévenir les
épidémies, les étouffer dans l’œuf dès qu’elles se manifestent.
– (a-s) : Certes ! Mais on peut voir dans
cette situation dramatique un problème plus vaste que celui de
l’apparition des épidémies. Il y a, dans la nécessité de trier ceux qui
peuvent être sauvés, la collision entre deux logiques morales
hétérogènes.
Il y a une logique morale utilitariste. C’est elle qui vise à maximiser le bien collectif. Elle amène, en situation de crise sanitaire aiguë, comme en cette crise pandémique, comme cela a été aussi le cas lors de l’attentat au Bataclan en 2015, à trier les gens à soigner.
Mais il faut aussi prendre en compte la loi morale catégorique, celle qui a été magistralement mise en lumière par Kant, mais dont on peut penser qu’elle inspirait déjà Hippocrate faisant son serment. Elle exige d’agir de manière telle qu’on ne traite jamais l’être humain, aussi bien en autrui qu’en soi-même, simplement comme un moyen mais toujours aussi comme une fin.
Or, en situation sanitaire catastrophique, le bien de la morale utilitariste est le mal de la morale catégorique, et réciproquement. Si je veux maximiser le bien collectif, je dois sacrifier les personnes les moins intéressantes collectivement à secourir, c’est-à-dire les traiter comme moyen pour libérer des capacités de soin. Si je veux traiter autrui comme fin en soi, dès que je le rencontre dans sa demande de secours, je dois m’abstraire de la situation collective pour l’aider.
Il y a une logique morale utilitariste. C’est elle qui vise à maximiser le bien collectif. Elle amène, en situation de crise sanitaire aiguë, comme en cette crise pandémique, comme cela a été aussi le cas lors de l’attentat au Bataclan en 2015, à trier les gens à soigner.
Mais il faut aussi prendre en compte la loi morale catégorique, celle qui a été magistralement mise en lumière par Kant, mais dont on peut penser qu’elle inspirait déjà Hippocrate faisant son serment. Elle exige d’agir de manière telle qu’on ne traite jamais l’être humain, aussi bien en autrui qu’en soi-même, simplement comme un moyen mais toujours aussi comme une fin.
Or, en situation sanitaire catastrophique, le bien de la morale utilitariste est le mal de la morale catégorique, et réciproquement. Si je veux maximiser le bien collectif, je dois sacrifier les personnes les moins intéressantes collectivement à secourir, c’est-à-dire les traiter comme moyen pour libérer des capacités de soin. Si je veux traiter autrui comme fin en soi, dès que je le rencontre dans sa demande de secours, je dois m’abstraire de la situation collective pour l’aider.
– Il me semble clair que c’est la morale
utilitariste qui doit prévaloir !
– (a-s) : Je suis bien d’accord ! À condition
de rappeler que cette option n’est valable qu’en situation
catastrophique, quand c’est la société elle-même qui se voit menacée.
– Cela veut-il dire qu’en temps normal c’est
toujours la loi morale catégorique qui doit prévaloir ?
– (a-s) : Pour Kant, c’est toujours
la loi morale catégorique qui doit prévaloir. Il la qualifie
d’« inconditionnelle », c’est-à-dire qu’elle s’impose de
toutes façons, indépendamment des considérations liées à la situation
particulière.
– Donc même dans une catastrophe sanitaire
comme cette pandémie ? C’est complètement irréaliste !
– (a-s) : En effet. Comme on vient de le
voir, si les soignants ne triaient pas ils créeraient une situation
beaucoup plus dramatique. Mais je dirais que la position de Kant est
aussi très réaliste.
– Comment ça ?
– (a-s) : Le médecin qui a dû choisir reste,
dans une part de lui-même qu’il peut vouloir cacher et se cacher,
mortifié par la pensée de ces malades qu’il a laissé mourir.
– Pourquoi ? N’a-t-il pas pris la décision la plus raisonnable pour le bien de tous
étant données les circonstances ? Pourquoi ne peut-il pas simplement
tourner la page ?
– (a-s) : Parce qu’il a trahi leur confiance.
– C'est vrai !
– (a-s) : Mais il faut voir que
cette confiance n’est pas contingente, née d’une sympathie entre deux
individus qui se sont rencontrés et se sont trouvés des affinités. Elle
est requise par notre nature humaine. Kant établit que, parce que
l’humain est un animal raisonnable, il doit a priori,
c’est-à-dire avant toute expérience de la personnalité de l’autre,
s’obliger à le respecter, parce qu’il est, lui aussi, un être humain
raisonnable. Et le respect est la condition de la confiance. C’est ce
que signifie la loi morale kantienne que j’ai rappelée ci-dessus :
« traiter autrui toujours aussi comme une fin ». Cette loi
morale s’impose donc aussi dans les situations catastrophiques. Mais
comme elle ne peut être respectée dans les décisions de tri, le
médecin, les soignant(e)s, subissent un vrai dommage moral !
– C’est un aspect de la situation actuelle
qui semble bien occulté !
– (a-s) : Oui ! Et d’abord par les intéressés
eux-mêmes qui ont des difficultés à en parler, comme le montre
l’interview évoqué plus haut.
– …
– (a-s) : Tu sembles songeur … !
– Je pense au rituel des applaudissements
desquels nous sommes partis. Du coup, ils m’apparaissent moins évidents
! Bien des soignants doivent se dire : « C’est très gentils, mais
s’ils savaient ce qu’on vit ! »
– (a-s) : Oui, il y a effectivement une
dimension d’échec dans ce combat contre la pandémie. Comme d’ailleurs à
chaque fois que l’on doit transgresser la loi morale au nom du bien
public.
– C’est inévitable, non ? Il y a toujours eu,
dans l’histoire humaine, des épidémies dévastatrices, et il y en
aura encore.
– (a-s) : Oh ! Mais il y a bien d’autres
situations où le bien public semble devoir passer par le sacrifice
d’innocents. À Tchernobyl, on a masqué le risque aux pompiers auxquels
on a demandé d’intervenir suite à l’explosion d’un réacteur nucléaire,
alors qu’on savait qu’on les envoyait au sacrifice. N’aurait-il pas
fallu que les premiers médecins qui, en 1982, se sont rendu compte de
la dangerosité du sida comme pandémie mortelle et sans remède efficace,
éliminent systématiquement les malades contaminés qui s’adressaient à
eux en les empoisonnant sous couvert de médication ? La pratique des
condamnés pour l’exemple qui punit spectaculairement une personne
arrêtée par hasard, de façon à frapper les esprits et stopper une
situation de violence pouvant devenir contagieuse, est commune à tous
les États !
– À ce compte on pourrait aussi citer toutes
les victimes des intérêts d’entreprises privées, les cancéreux de
l’amiante, les victimes du Médiator, et tant d’autres, la liste serait
interminable.
– (a-s) : Non ! Tu parles de tout autres cas.
Et quelle est la différence ? Le scandale ! L’utilisation de la vie
d’autrui comme simple moyen pour accroître des profits privés choque
justement à cause du caractère impératif de la loi morale. Mais les cas
que j’ai cité avant ne sont pas des scandales. Il n’y a pas matière à
procédures judiciaires. Tout simplement parce que, face à la loi
morale, se dresse le bien collectif.
– Il n’y a pas de poursuites judiciaires mais
il y a quand même un dommage moral pour ceux qui sont amenés à prendre,
pour le bien collectif des décisions qui sacrifient des particuliers.
– (a-s) : Oui ! Et la question qu’il faut se
poser est : peut-on en rester à cet échec de notre humanité ?
– Je ne vois pas trop où tu veux en venir !
– (a-s) : C’est très simple ! On l’a vu, de
telles situations manifestent le conflit entre deux obligations
morales, toutes deux incontournables : la loi morale qui exige le
respect de la personne, et la morale utilitariste qui implique d’agir
pour le bien public. Il faut se poser la question générale : dans un
tel conflit quelle obligation choisir ? On a vu que la pratique
générale était de choisir la morale utilitariste…
– Oui, il est normal que le bien de la
société prévale sur celui de l’individu !
– (a-s) : C’est assez juste. Mais disons, de
façon plus précise, que la solution utilitariste a l’avantage d’avoir
des effets positifs très visibles, alors que ses effets négatifs, s’ils
ne sont pas totalement invisibles, sont plus faciles à masquer.
– C’est vrai !
– (a-s) : Mais peut-être qu’en fin de compte
ces conséquences négatives ne sont-elles pas aussi secondaires que tu
sembles le penser ?
– Que veux-tu dire ?
– (a-s) : Cela revient à bafouer
arbitrairement un ou plusieurs êtres humains pour le bien de tous les
autres. Dès lors comment ne pas envisager que nous-mêmes, comme
n’importe qui parmi ces « autres », puissions être ainsi
bafoués comme moyens pour le bien collectif ? Ainsi, par le simple fait
que cette possibilité concerne tout le monde, n’est-ce pas l’humanité
elle-même, sa valeur même, qui est atteinte et blessée, en ces
situations ?
– Il semble bien !
– (a-s) : Ceci est dit, je le rappelle, sans
incriminer le médecin ou tout autre qui décide, en conscience, en
faveur du bien public. Ce qui est en cause, ce n’est pas le décideur,
c’est la situation qui l’oblige à prendre une telle décision.
– Je suis d’accord !
– (a-s) : Or de quelles situations
parlons-nous ? Comme cela peut être vérifié dans les exemples que nous
avons évoqués, il s’agit de toutes les situations d’urgence qui
requièrent des décisions pour le bien public – catastrophes, mais aussi
simplement menaces de dommages collectifs.
– Si je te suis bien, il faut s’efforcer de
prévenir l’arrivée de telles situations.
– (a-s) : Tout-à-fait ! Ce qui est bien,
c’est que les hommes fassent en sorte d’éviter de se laisser enfermer
dans les impasses de ces situations d’urgence.
– Mais elles ne peuvent pas toujours être
évitées ! Et les cyclones, les explosions volcaniques, les tremblements de terre ?
– (a-s) : Tu crois ? Peut-être ! Mais dans
quelle mesure ? On sait que la fréquence et l'ampleur actuelles de cyclones sont fonction du réchauffement climatique induit par l'activisme humain sur le planète. On peut éviter d’installer de l’habitat dans la
proximité des volcans. On ne peut rien contre la tectonique de plaques,
mais la science peut nous dire quelles sont le zones les plus sensibles
de ce point de vue – à nous de les éviter au mieux. D’autre part des
études récentes montrent que la plupart des tremblements de terre sont
dus à des activités humaines qui impactent le sous-sol : mines,
exploitation du pétrole et du gaz de schiste, essais
nucléaires, etc.
– Beaucoup penseront que c’est le prix à
payer pour des progrès dont le bénéfice collectif est évident.
– (a-s) : Oui ! Mais on ne va pas entrer dans
des considérations de choix politiques maintenant. C’est du problème
prioritaire de la morale dont il est question ici[2]. Il s’agit de savoir où
est le bien et où est le mal eu égard à la valeur de notre humanité.
Nous avons établi que le mal était d’être mis dans des situations
d’urgence qui contraignent à transgresser la loi morale pour le bien
collectif.
– Je te suis.
– (a-s) : Donc le bien est de prévenir la
venue de telles situations. Il suffit de savoir que l’homme a une prise
sur ces situations d’urgences qui amènent nécessairement à bafouer la
personne humaine. Il faut alors en déduire un principe moral qui
devrait surplomber tous les autres : « N’agit jamais de
telle sorte que les conséquences de ton action conduisent à une
situation telle qu’on soit contraint de sacrifier la personne humaine
pour le bien collectif ».
– Soit ! Mais il me semble que ce principe
moral concerne d’abord les responsables politiques, puisque ce sont
eux qui ont véritablement la main sur l’orientation de la société.
– (a-s) : Oui et non. Oui, de fait. Non, en
principe. Et nous sommes ici au niveau des principes. Et le principe
politique fondamental est que tout gouvernement d’un groupe social doit
être l’émanation de la volonté de tous ses membres. Car il a été établi
– nous l’avons argumenté ailleurs – que c’est le seul principe politique
qui soit conforme à notre humanité. Donc nous n’avons pas à faire les
enfants par rapport à quelque prétendant autocrate que ce soit. Nous
avons l’obligation d’imposer notre volonté que la société ne se laisse
pas emmener vers des situations qui ne peuvent que secréter de
l’inhumanité.
– On retrouve ici le dicton bien connu :
« Gouverner, c’est prévoir » !
– (a-s) : Oui ! C’est un dicton bien usé et
maltraité, mais dont on peut mesurer maintenant toute la profondeur.
Hélas, on en est loin ! Car aujourd’hui plus que jamais, c’est le court terme qui prévaut ! Or, il faut être lucide sur ce que
cela signifie : un chapelet de situations d’urgence à venir. Telle est
la conséquence rationnelle du fait que nous vivions dans une situation
politique fondamentalement immorale. C’est pourquoi l’on se retrouve
dans cette crise sanitaire en laquelle notre humanité est malmenée.
Telle est l’épreuve que nos soignant(e)s sont contraint(e)s de vivre
pour sauvegarder au mieux le bien de tous.
– On a donc bien raison de les applaudir pour
leur courage !
– (a-s) : Oui, un courage qui est, en son
acte le plus difficile, celui de devoir assumer l’inhumanité de
l’imprévoyance politique. C’est pourquoi il était important de
comprendre ce qui se passe en ces décisions de tri. Car comprendre,
c’est déjà ne plus se sentir impuissant.
[1] L’assistance respiratoire pour parer à une
insuffisance pulmonaire grave nécessite une intubation par la trachée
très intrusive, qui peut engendrer des complications graves. Elle
nécessite, outre un matériel sophistiqué, une surveillance constante de
soignants. C’est donc un traitement lourd, éprouvant et risqué.
[2] La politique doit être subordonnée à
la morale. Certes, la politique est jugée communément cynique,
immorale. Mais le simple fait que ce jugement fasse relief indique le
caractère anormal de cet état de fait.
Merci,Pierre-Jean, pour ce très beau dialogue qui aide au
RépondreSupprimerdéploiement progressif de ta pensée, ce qui permet à chacun d'en prendre toute mesure morale ...
En espérant que tu vas bien. Amitié, Françoise