mardi, avril 14, 2020

Chroniques déconfinées 3 — Éviter les embrassades




– L’interlocuteur : Je n’ai pas trop compris pourquoi tu intitules nos dialogues « chroniques déconfinées ». Pour moi ce serait plutôt des chroniques de confinés
– L’anti-somnambulique (a-s) : Non, justement ! Ces chroniques sont un antidote au confinement. Elles ouvrent un espace d’échange qui dépasse les confinements. Donc un espace déconfiné.
– Ça n’est pas un peu idéaliste ce que tu dis là ? Le fait est que cet espace d’échange n’existe que parce que deux quidams sont coincés chez eux dans l’impossibilité d’une vie sociale normale. C’est bien par défaut – c’est-à-dire en tant que confinés – que nous sommes amenés à ces échanges d’idées.
– (a-s) : Ce n’est pas faux, mais c’est sans doute trop réducteur. Si je parle d’« espace d’échange », c’est bien pour signifier que l’on ne saurait réduire le cadre de notre vie humaine à l’espace physique, que ce soit celui de notre habitation ou l’espace public.
– Oui, mais n’est-ce pas à déplorer ? Car ces espaces de communication dont tu parles, on ne les connaît que trop ! N’es-tu pas navré, comme je le suis, de voir cette juxtaposition innombrable d’individus, dans les transports en commun ou autres lieux publics, totalement ignorants les uns des autres, parce qu’entièrement absorbés par des communications via l’écran de leur smartphone ?
– (a-s) : Je le déplore aussi. Mais n’est-ce pas aussi le cas pour l’usage du téléphone ?
– Oui, c’est vrai. Quelqu’un qui téléphone n’est plus vraiment là.
– (a-s) : Mais n’est-ce pas vrai aussi de quelqu’un qui lit ou écrit une lettre ?
– Oui, en effet, surtout si le correspondant est aimé.
– (a-s) : Et ne faut-il pas étendre ce phénomène à celui qui écrit un livre ? Et à celui qui, tout simplement, lit ?
– Mm… je te l’accorde.
– (a-s) : Ainsi, il faut admettre qu’en toutes ces situations, la communication nous déporte dans un espace autre que l’espace physique, n’est-ce pas ?
– Il semble bien.
– (a-s) : Et déplores-tu en ces situations l’absence à l’espace présent, comme tu le déplores concernant l’usage des smartphones ?
– Ben… non … Il me semble qu’avec les smartphones, cela prend une ampleur anormale.
– (a-s) : Qu’est-ce qui serait normal alors ?
– Hé bien, même si le mode de communication utilisé nous absente de l’espace commun, il me semble que la bienséance commande que l’on signale, d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que par un échange de regard, qu’on prend en compte la présence de l’autre.
– (a-s) : C’est tout-à-fait vrai ! Il semble qu’il y ait parfois, et assez souvent dans les espaces urbains, une dépendance telle au smartphone que l’on se comporte comme si l’espace réel, celui qui est physiquement partagé avec autrui, n’existait plus. Seul semble exister ce qui se produit sur l’écran. Et si on oblige l’intéressé à revenir à la réalité commune, il semble qu’on provoque en lui une forte frustration. On appelle ce type de comportement de dépendance à un objet qui se caractérise par une altération de la lucidité, une addiction. Un comportement addictif est le symptôme d’une perte de liberté.
– Oui ! Voilà en quoi cette manière de ne pas être présent en utilisant un smartphone peut être anormale. Ce qui est normal c’est, quand on téléphone, lit ou écrit, avec un écran ou pas, qu’on ne perde pas de vue l’espace qu’on occupe physiquement avec d’autres, auquel on est prêt à revenir dès que nécessaire.
– (a-s) : Il ne faut donc pas disqualifier tous les comportements qui nous déportent provisoirement de l’espace commun, en les amalgamant à certains excès de l’usage des écrans dans la culture contemporaine.
– Je suis d’accord ! Mais ne faut-il pas aussi reconnaître que la vraie vie se passe dans l’espace physique où l’on peut se rencontrer ? Si bien qu’être en confinement, quel que soit l’intérêt de ses lectures, écritures et pratiques de communications à distance, c’est voir sa vie comme mise entre parenthèses ! Quand le gouvernement nous serine d’«éviter les embrassades », ne nous enjoint-il pas de renoncer au meilleur de l’existence : les vraies relations sensibles, tactiles, avec autrui ? Je dis ceci, bien sûr, en restant convaincu de la légitimité sanitaire d’une telle injonction.
– (a-s) : Tu poses ici la question fondamentale. Celle dont la réponse éclairera la manière dont peut être vécu le confinement – et ce confinement pourrait durer plus longtemps que prévu. La réponse que je propose est justement indiquée par le titre « Chroniques déconfinées ». On peut vivre de façon humainement pleinement satisfaisante dans un espace confiné en investissant d’autres espaces pour être en relation avec autrui.
– Oui, cela je l’ai compris. Ma critique, c’est que cela peut être valable pour toi, pour les intellectuels, ou les idéalistes ; mais cela ne peut pas valoir pour tous.
– (a-s) : Pour répondre, il nous faut faire un peu d’anthropologie, c’est-à-dire essayer d’éclairer la question « Qu’est-ce qu’être humain ? » Ce qui caractérise l’individu humain, c’est sa capacité illimitée de prendre du recul par rapport à ses intérêts liés à sa situation ici et maintenant. Illimitée parce qu’il peut aller jusqu’à mettre en jeu sa vie pour une valeur qu’il juge supérieure. Tu as vu comme tout le monde la séquence de ce quidam se mettant face à une colonne de chars en route pour réprimer un mouvement populaire à Pékin le 4 juin 1989 ? Il choisit que sa vie puisse s’arrêter, mais ayant été alors pleine de sens. Bien sûr, en deçà de telles situations dramatiques, la base de la vie humaine est de tenir compte de son environnement spatial en sélectionnant les perceptions intéressantes en fonction desquelles on fera les mouvements permettant de réaliser ses buts – mettre la table, cueillir des fleurs, aller saluer un ami, etc. Mais elle est loin de se réduire à cette utilisation de l’espace. Contempler un tableau, être dans une rêverie, ou plongé dans une réflexion, c’est déjà quitter l‘espace commun. Il faut même attribuer une sorte de privilège éthique à ces comportements qui nous abstraient de l’espace commun parce qu’ils sont une signature de notre humanité. Le mouton sur son alpage ne s’arrête jamais de la considération de son herbe pour contempler le coucher du soleil !
– Tout cela est assez convaincant, je le reconnais. Et il faudrait en conclure que notre condition de confiné n’est pas une mise entre parenthèse de notre vie ?
– (a-s) : Absolument ! Pour le dire positivement : nous pouvons vivre de façon pleinement humaine en restant confinés. Nous sommes privés d’une capacité importante – celle d’aller et venir à notre guise – mais c’est une privation, non une amputation. Cela me rappelle une formule de Soljenitsyne (Le Premier Cercle) : « Quelqu'un que vous avez privé de tout n'est plus en votre pouvoir. Il est de nouveau entièrement libre. » Transposé en notre condition actuelle, beaucoup moins radicale, cela signifie que le confinement nous libère de mille petites obligations par lesquelles la société nous tient dans notre rôle social – aussi bien dans les activités professionnelles que dans les loisirs –  en nous ôtant la maîtrise de l’essentiel de notre temps et de notre énergie disponibles. Aujourd’hui, par le confinement, ce temps et cette énergie nous sont largement rendus.
– Oui, n’est-ce pas cela aussi que signifie le mot d’ordre de « distanciation sociale »?
– (a-s) : Non ! Ce dont je viens de parler est plutôt un gros coup de mou dans le contrôle social. Et c’est bien parce que les milieux du pouvoir ont, une fois n’est pas coutume, une vraie peur vitale de la pandémie, qu’ils relâchent ainsi la bride. Mais tu as remarqué qu’ils n’ont de cesse de se faire du souci pour nous, ou plutôt pour notre nouvelle disponibilité : «  Vous allez vous ennuyer, c’est terrible ! Regardez tels films, séries, etc., lisez tels livres, BD, etc. Regardez ! On vous sert plein de spectacles en libre accès sur écran pour vous occuper. »
– Mais n’est-ce pas largement justifié ? L’essentiel de la vie humaine n’est-elle pas dans les relations sociales ? Si elles se raréfient brutalement, il est normal qu’on s’ennuie !
– (a-s) : C’est là que ton interrogation sur le mot d’ordre de « distanciation sociale » est intéressante Il ne faut en effet pas confondre la « distanciation sociale », et la perte du contrôle, par ceux qui ont le pouvoir sur l’organisation de la vie sociale[1], de l’essentiel de notre temps et de notre énergie. Cette idée de « distanciation sociale » est bizarrement agencée. Car le mot « distanciation » renvoie à l’espace physique puisque la première règle de cette distanciation est de ne pas se rapprocher à moins d’un mètre entre individus n’occupant pas la même habitation. Mais pourquoi mettre l’adjectif « sociale », alors qu'il s'agit clairement de distanciation « physique » ?
– N’est-elle pas qualifiée de « sociale » tout simplement parce que nos gouvernants nous demandent de ne plus vivre ensemble comme avant ?
– (a-s) : Sans doute ! Mais penses-tu que « vivre socialement » soit équivalent à « vivre ensemble » ?
– Heu…!? Pas vraiment, en fait. Vivre ensemble cela veut dire qu’on partage un même lieu, alors que vivre en société suppose une organisation commune, en fait c’est l’idée que le comportement de chacun se conforme à des règles communes.
– (a-s) : C’est tout-à-fait juste ! Et considères-tu qu’en cette période de confinement on respecte moins les règles communes ?
– Non ! C’est plutôt le contraire ! Je n’ai jamais vu dans notre pays un tel intérêt pour les règles communes. C’est comme si chacun avait conscience que tout se jouait là !
– (a-s) : « Tout », c’est-à-dire ?
– Hé bien notre capacité collective à surmonter l’épidémie, à nous retrouver sans peur de nous contaminer, à établir une société où nous serions bien ensemble !
– (a-s) : Ce que tu désignes là, c’est ce que la philosophie politique nomme, d’un point de vue général, le « Bien commun ». Quel est le sens des lois qui organisent la société ? C’est le Bien commun ! Donc le sens de la vie sociale est le Bien commun.
– Alors, bien que ce ne soit pas dit comme ça, c’est le Bien commun qui est au centre de toutes les discussions, qui mobilise tous les intérêts aujourd’hui !
– (a-s) : Oui, parce qu’on se trouve confronté à un mal commun – le coronavirus – on retrouve le sens du Bien commun ! Mais à toi de ne pas être trop idéaliste. Il reste certains individus qui spéculent sur la baisse des cours boursiers, ou sur la pénurie de masques, mais ils le font quasi clandestinement, et ils doivent se sentir moralement bien seuls dans leurs petits calculs cupides. Alors peut-on parler de distanciation sociale en cette période de confinement ?
– Ho non ! J’ai compris ce que tu voulais dire depuis le début de cette discussion. Il ne faut pas se laisser abuser par la manifestation spatiale du confinement. Il n’y a pas distanciation sociale, il y a plutôt du rapprochement social !
– (a-s) : Tout-à-fait ! On peut même dire que la distanciation sociale, c’était avant, quand le cynisme en politique et en affaires était à la mode, quand il semblait possible à certains de se faire valoir de ne pas respecter les lois et de piétiner le Bien commun. Ce qu’apporte le coronavirus, c’est une égalité de tous dans la conscience de sa vulnérabilité face au virus. C’est une redécouverte du Bien commun par les dominants : ceux qui, jusqu’à présent, se croyaient, quasiment de nature, privilégiés, ne peuvent plus fonder leur bien sur le malheur des plus humbles, mais doivent compter sur les plus humbles pour s’en sortir.
– C’est vrai, il me semble que c’est ce qu’illustrent les mésaventures de Boris Johnson, premier ministre britannique, dans ses relations au coronavirus.
– (a-s) : Effectivement ! Et l’on peut interpréter le caractère bancal du mot d’ordre de « distanciation sociale » comme un regret, dans la demande d’éloignement physique, de devoir renoncer à des relations sociales avantageuses pour les dominants, puisqu’elles leur permettaient de tirer profit de l’asservissement de la plus grande partie du temps et de l’énergie des dominés.
– Penses-tu qu’à la fin du confinement, ils vont vouloir rétablir les relations sociales d’avant au service de leur bien particulier ?
– (a-s) : Bien sûr ! Mais il y a deux éléments à prendre en compte dans la situation post-pandémique qui risquent de gêner considérablement la reconduction des rapports sociaux d'avant.
1–  On ne retrouve pas le sens du Bien commun impunément ! Il y aura un fort désir de refondation au sortir de la pandémie. On peut prendre comme référence la dernière période en laquelle s’est affirmé un tel niveau du souci du Bien commun : la période du Conseil National de la Résistance en 1944. Il faut avoir à l’esprit que les affairistes et leurs affidés du pouvoir politique n’en ont toujours pas fini de réduire les dispositions de Bien commun mises en place à cette époque, tels le système des retraites et la sécurité sociale.
2–  Nous sommes entrés avec le nouveau millénaire dans une période de turbulences sociales – liées à la fois au déséquilibre écologique et aux injustices sociales – qui sont, depuis les attentats de 2001, sur une trajectoire d’accélération et d’amplification. Il faut donc s'attendre, et d'autant plus que les principes du monde d'avant sont conservés, à bien d’autres situations difficiles, lesquelles amèneront à réaffirmer l'attachement populaire au Bien commun. Toute la question est : en aura-t-on le loisir – comme nous l’avons en cette période de confinement – ou sera-t-on traqués par l’urgence vitale de réagir pour sauver sa peau et celle des siens ?
C’est pourquoi il faut tirer parti de notre disponibilité présente pour consolider notre lien social en cultivant notre sens du Bien commun. Et cela se fait aisément à travers les techniques de communication hors présence physique. Nous aurons ainsi les idées plus affermies pour nous orienter vers une société qui retrouve les embrassades – vers un avenir qui sourie à tous.


 [1] Dans Vue perspective sur le démocratie, nous avons argumenté en quoi les États modernes peuvent être pensés, non comme des démocraties, mais comme des despotismes démocratiques.

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