dimanche, mai 25, 2025

Pourquoi l'injustice indigne-t-elle ?

 


Il est remarquable certaines valeurs essentielles sur lesquelles nous nous appuyons pour orienter nos choix de comportement s’imposent à nous par leur négation.
C’est la confrontation à la contrainte qui nous ouvre au sens de la liberté. C’est l’expérience de l’injustice qui nous ouvre au sens de la justice.
Chacune de ces expériences négatives s’éprouve par un sentiment propre.
C’est le sentiment de frustration qui nous introduit au désir de liberté. C’est le sentiment d’indignation qui nous introduit à l’exigence de justice.
La frustration, c’est le désir qui se voit contrecarré. L’indignation – l’étymologie du mot est parfaitement explicite – c’est le sentiment négatif de non acceptation de voir la dignité humaine bafouée.
C’est ici qu’apparaît une différence essentielle entre la liberté et la justice.
L’esprit humain apprend à s’adapter aux contraintes – c’est l’accès au principe de réalité. J’ai pu marcher et même courir, mais je ne pourrai jamais voler. Je dois donner la main à l’adulte qui m’accompagne et non gambader à mon gré à proximité de la voie routière. Et petit à petit j’apprendrai – c’est cela devenir adulte – à placer ma liberté ailleurs que dans l’absence de contrainte, et ce sera du côté de l’autonomie : arriver à me donner mes propres règles de choix, selon les vues de l’humain que je veux devenir, pour prendre en compte les contraintes de la réalité physique, mais aussi de la réalité sociale, du monde en lequel je suis immergé.
Et justement, dans cette réalité sociale, des situations m’ont indigné. J’ai découvert l’existence de l’injustice. Puis-je alors, en mon autonomie, me donner une règle par laquelle j’accepterai l’injustice ?
La réponse est non ! On ne peut pas intégrer l’existence de l’injustice dans une perspective raisonnable d’autonomie.
La raison en est donnée par Kant. Nous attribuons a priori une dignité à tout être humain en tant qu’il est notre semblable. En effet, nous avons conscience de nous comme valeur absolue en tant qu’être raisonnable apte à se donner des règles pour conduire sa vie vers ce qu’il juge être sa plus grande valeur. En tant qu’il est notre semblable, c’est-à-dire un être autonome, nous reconnaissons en tout autre humain cette valeur absolue. C’est cette valeur absolue que désigne le mot « dignité ». Or cette dignité, parce qu’elle n’est pas relative aux circonstances, inspire plus que de l’estime, elle inspire le respect.
Le respect pour autrui, explique Kant, est un sentiment qui doit être qualifié d’extraordinaire parce qu’il est le seul, concernant nos relations sociales, qui ne dépende pas de circonstances particulières. Il est « spontanément produit par un concept de la raison, et par là même spécifiquement distinct de tous les sentiments (…) qui se rapportent à l'inclination, ou à la crainte. Ce que je reconnais immédiatement comme loi pour moi, je le reconnais avec un sentiment de respect qui exprime simplement la conscience que j'ai de la subordination de ma volonté à une loi sans entremise d'autres influences sur ma sensibilité. »[1]
La « loi » est ici une référence à l’autonomie de la personne que Kant concentre dans la loi morale : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » (œuvre citée, 2ème section). Cela indique qu’au fond de toute situation d’injustice, il y a un (ou des) être humain qui a été réduit au rôle de simple instrument d’intérêts particuliers.
C’est parce que nous sommes des êtres raisonnables que l’indignation n’est pas intégrable dans notre réalité sociale. Cela signifie, pratiquement, qu’il nous est impossible, raisonnablement, de monnayer notre sentiment de respect en faveur de satisfactions que le compenseraient.
On comprend que l’injustice a exactement la superficie de l’indignation. Est indigne tout ce qui n’est pas juste humainement, c’est-à-dire tout ce qui contredit le respect que l’on doit à soi-même et aux autres. Injustices sont, acheter de la compétence, de l’énergie, du temps de vie humains comme si c’était une marchandise (ce traitement du travail est aujourd’hui l’occurrence la plus massive d’injustice), bombarder une population, qui n’a aucune responsabilité dans une situation de guerre, par simple opportunité géopolitique (comme on le voit aujourd’hui à Gaza, en Ukraine et au Soudan), acheter un faux témoignage (par exemple l’influenceur qui a acquis la confiance de milliers de « followers » et qui « témoigne » des bienfaits d’un produit marchand)[2], accuser autrui d’un méfait sur le simple a priori d’un trait physique particulier (sa couleur de peau, son genre, …car nul n’est responsable de ses traits physiques particuliers), acheter ou vendre des faveurs sexuelles (dans la mesure où la raison solidarise le partage de l’intimité corporelle avec l’amour), etc.
Et, en notre société mondialisée en son évolution contemporaine, les motifs d’indignation, les situations d’injustice, semblent se multiplier d’une manière accélérée. Il y a beaucoup de facteurs qui déterminent une telle évolution. Relevons quand même une situation de spectacularisation de la société qui fait que l’irrespect publiquement affiché est ce qui apporte le mieux une visibilité médiatique[3], ceci combiné avec le sentiment d’impunité que permet la figure factice qu’on peut se composer en communiquant par l’intermédiaire d’un écran connecté[4].
Rappelons que nous avons déjà parlé, ici même, de l’indignation, il y a bien longtemps. C’était à propos du livre interpellateur de Stéphane Hessel  Indignez-vous ! (Indigène éditions, 2010). Nous relevions qu’il est impossible de s’indigner sur commande, et que le problème n’est pas qu’on manque d’indignations, mais qu’on manque de détermination à leur donner suite, à les faire valoir publiquement. Toute indignation est une alerte, parce que l’injustice non remédiée est de la substance explosive rajoutée dans la vie sociale qui nourrira à un moment ou un autre des situations de violence – n’est-ce pas ce que nous vivons 15 ans après l’alerte lancée par Stéphane Hessel ?
Et puis – modestie ! – ce que nous avons dit de l’exacte homothétie entre la justice (dimension sociale) et la dignité humaine (dimension personnelle) avait déjà été clairement perçu par le théoricien et militant anarcho-socialiste Pierre-Joseph Proudhon, il y a un siècle et demi :
"L'homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, de s'affirmer tout à la fois comme individu et comme espèce. La JUSTICE est le produit de cette faculté."[5]
 Que faire ? Au moins accepter, accueillir nos indignations, et les faire valoir publiquement comme alertes. C’est ce qu’on doit, aujourd’hui, à notre humanité si maltraitée !
 

[1] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1792), 1ère section.

[2] Kant déclare tout mensonge, quelles que soient les conditions de sa profération, indigne – cf. D'un prétendu droit de mentir par humanité (1797). Cette condamnation absolue interpelle. Nous réservons pour un prochain article nos remarques à ce propos.

[3] Pas besoin de donner des exemples, il suffit de lire ce qui apparaît dans les cartouches de racolage sur les pages d’actualités qui s’imposent sur les écrans numériques connectés !

[4] Nous consacrerons notre article du dimanche 22 juin prochain à mieux caractériser ce nouveau monde du numérique.

[5] De la justice dans la révolution et dans l’Église, 1858.

dimanche, mai 18, 2025

Le wokisme, ce vocable si particulier !



Le wokisme est surtout connu à travers son opposé composé : l’anti-wokisme.
Wokisme et anti-wokisme sont deux mots du répertoire idéologique du monde occidentalisé contemporain. « Idéologique » signifie qu’ils invoquent des prises de position politiques, au sens propre du terme, c’est-à-dire concernant ce que doit être le Bien commun.
Wokisme vient de l’anglais woke = éveillé. Or, le sens de l’éveil ainsi désigné est essentiellement négatif : il est contre des comportements discriminatoires toujours fondés sur des traits distinctifs physiques, essentiellement dans les domaines de la couleur de peau et du genre.
Dans la mesure où le wokisme est d’abord connu par le biais des prises de position anti-wokistes, il ne faut pas s’étonner que ce que désigne le mot « wokisme » apparaisse très flou, sauf que la vivacité des polémiques semble sommer tout un chacun de devoir prendre une position claire – pour ou contre – sur cette réalité floue. Nous avons montré, à propos de l’antislamophobie, à quel point les positions idéologiques négatives redoublées (être contre ceux qui sont contre) pouvaient créer de l’ambiguïté – on peut se retrouver contre le wokisme avec des gens qui ont des motifs contradictoires avec les nôtres, c’est ainsi qu’il y a un anti-wokisme de gauche et un anti-wokisme fascisant.
Les propositions qui suivent visent à clarifier la notion de wokisme pour comprendre quelle position idéologique positive est en jeu dans le rejet qu’il exprime.

1– Le wokisme présuppose une société d’égalité de droit.

Si être woke c’est être éveillé, alors les non woke sont des endormis. Or, c’est dans l’endormissement qu’advient le vécu du rêve qui, on le sait, est le vécu de la pleine réalisation fantasmatique de ses désirs. Dans nos sociétés occidentalisées, le rêve est celui d’une société d’individus libres et égaux en droit. Le droit étant censé garantir cette liberté de chacun contre les comportements abusifs qui la remettraient en cause.
Cela signifie qu’il ne saurait y avoir de wokisme dans une société de caste, laquelle part du principe que c’est le statut hiérarchique de son groupe social de naissance qui détermine les droits et devoirs d’un individu – il y a donc inégalité devant le droit, comme c’était le cas de la société européenne féodalo-monarchique de naguère. Pour reprendre les termes de l’anthropologue Louis Dumont : le wokisme ne peut pas être une affaire de l’homo hierarchicus, mais seulement de l’homo æqualis[1] ; il ne peut donc concerner que l’homme occidental, ou occidentalisé, à partir de la fin du XVIIIe siècle.

2– Le démarche woke est pleinement légitime

Le woke dénonce une discrimination qui n’est pas prise en charge dans l’espace public, puisque le droit public ne saurait la dire sans se trouver en contradiction avec lui-même – non, la police ne fait pas de contrôles d’identité au faciès, sera-t-il réaffirmé constamment, quitte à invoquer toutes les circonstances possibles pour justifier les expériences ou statistiques contraires.
Autrement dit, sans les interpellations woke, le mensonge de la société de droit sur elle-même s’approfondirait, ce qui ne pourrait que déboucher sur son échec par des explosions de violence incontrôlables.
Ainsi, dans une société qui s’assoupit sur ses mensonges concernant l’égalité devant le droit, la démarche woke est indispensable car seule salutaire pour le Bien commun.

3– La revendication woke est inévitablement portée à être passionnelle

Dans les sociétés de castes – celles de l’homo hiérachicus – l’inégalité de traitement dans la vie sociale est acceptée par ceux qui en pâtissent dans la mesure où ils participent de la croyance en la transcendance qui la fonde.
Dans les sociétés promouvant l’homo equalis, l’inégalité de traitement par la société est subie comme une injure, une injustice, autrement dit la pire violence morale qui soit. Tout simplement parce qu’elle ne peut avoir d’autre justification qu’un événement contingent, parfaitement hors de prise de l’individu concerné, soit le trait physique distinctif dont il s’est trouvé doté – la couleur de sa peau, son genre …
Or, l’enjeu le plus important pour la vie de chacun, c‘est la conception qu’il se donne du bien, et la manière dont il est capable de maîtriser ses choix de comportements en fonction de celle-ci. Car c’est ce qui donne la valeur propre à sa vie – ce qu’on appelle proprement son estime de soi. Cette thèse pourrait être longuement et richement étayée philosophiquement. Cela n’est pas nécessaire, il suffit de faire appel à la conscience intime de chacun.
C’est toujours cette conscience intime qui nous fait savoir que l’estime de soi ne saurait se réduire à un jugement intérieur. Elle a absolument besoin de la reconnaissance d’autrui.
Le discriminé subit un divorce inacceptable entre la valeur qu’il essaie de donner à sa vie conjuguée avec son aspiration à sa reconnaissance sociale, et les épisodes répétés de mépris, d’humiliation, de rejet, qu’il reçoit de la vie sociale. Il se voit mis en échec dans ce qu’il a de plus cher – son estime de soi – pour un motif qui est hors du champ de sa liberté. C’est pourquoi le sens d’être woke, pour lui, c’est de recouvrer son estime de lui-même en démasquant le mensonge de la société à son égard comme à l’égard de tous ceux qui se retrouvent réunis dans le même motif sensible de discrimination.
Si on parle de passions pour des désirs qui peuvent paraître excessifs parce qu’ils semblent envahir tout le psychisme de l’individu et n’en finissent jamais de vouloir se satisfaire, alors la revendication woke tend nécessairement à être passionnée parce que le discriminé, en la posant, en l’imposant, y joue le sens de sa vie.

4– Parler de wokisme, c’est prendre en compte la dimension identitaire du positionnement woke.

L’attitude woke se décline nécessairement à la première personne du pluriel. C’est le « nous » de ceux qui portent le même caractère physique distinctif point d’appui de la discrimination commune qui appelle la réponse woke au mensonge du droit.
La première destinée de l’« être woke » est en effet son partage entre discriminés. Ce partage implique d’emblée le renversement en son contraire de la valeur du trait physique qui, de motif d’exclusion de la société de droit devient motif d’inclusion dans un groupe particulier dont il devient le marqueur identitaire.
Cet investissement identitaire propre au wokisme bénéficie de toute l’énergie, forcément passionnelle, de ceux pour qui elle redonne sens à leur vie. C’est pourquoi le wokisme peut amener à des comportements dangereux pour la cohésion sociale. Exclus de l'universalisme leur investissement excessif pour affirmer leur particularisme devient une menace pour un État qui se revendique, du moins formellement, de l'universalisme.

5– Le wokisme est une idéologie réactive qui manifeste un échec de l’humanisme des droits universels de l’être humain.

Il reste que l’identitarisme – la formation de la conscience de soi comme appartenance à une identité particulière – est initialement introduit par des pratiques discriminantes communément approuvées dans le cadre d’un ordre social qui se légitime comme incarnant la loi égale pour tous.
Il y a donc wokisme parce que, et seulement parce que, la société faillit à son principe d’une société d’humains libres et égaux en droit.
Le wokisme est donc une idéologie réactive à cette faillite.
En tant qu’idéologie, le wokisme porte un projet politique en lequel le bien commun se réaliserait par l’affirmation d’entités sociales particulières fondées sur des caractères physiques distinctifs, par opposition à un projet de société en lequel, quels que soient les caractères physiques que la nature lui a donné, chacun jouirait de la même liberté sous la garde du même droit.
Le destin de l’idéologie wokiste, si elle prospérait, est facile à anticiper : l’inévitable rivalité entre les groupes identitaires amènerait à une violence généralisée, au pire catastrophique pour tous. Cette violence, au mieux, pourrait se stabiliser en un société de castes cristallisant une hiérarchisation des identités.
Les humains retourneraient dans la condition si injuste de l’homo hierarchicus dont ils avaient cru pouvoir s’extirper !
La seule société raisonnable est la société pouvant assurer au mieux la justice, c’est-à-dire organisée pour garantir une minimisation de la violence et favoriser au mieux le libre épanouissement des qualités proprement humaines de l’humanité[2], c’est la société de liberté et d’égalité devant la loi démocratiquement établie. Ce type de société, en se diffusant par l’exemple de ses avantages, finirait par rendre les frontières entre États superfétatoires.
Ce n’est pas notre société aujourd’hui, quand bien même elle s’affiche démocratique et mondialisée. La floraison en son sein du wokisme – et de l’anti-wokisme qui l’accompagne– prouve qu’elle se ment sur elle-même. On sait que c’est une société de course au pouvoir – par l’accumulation pécuniaire – exacerbée. Pour cela les plus puissants peuvent suffisamment sévir pour imposer la sujétion de parties de la population plus vulnérables, piétinant sans vergogne les principes humanistes proclamés. Le wokisme en révèle l’occurrence la plus brutale.
On voit que cette crise de l’humanisme universaliste est désormais particulièrement aiguë aux États-Unis aujourd’hui. Mais elle est déjà très sensible en Europe.
Il importe de dénoncer nos sociétés mercatocratiques pour leur grimage démocratique, leur mensonge sur l’état de droit, afin que soit mise au jour pour tous leur complaisance pour les pratiques discriminatoires.
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         Oui, nous récusons le wokisme, et l'anti-wokisme, et toutes les idéologies qui impliquent des jugements systématiques sur les « bons » et les « méchants ». Par contre nous voulons être attentifs aux éveillés qui font savoir que notre société, qui sommeille au son de la berceuse de l'universalité de la valeur humaine, est capable de la bafouer clandestinement. Les écouter, accompagner leur indignation, c'est éviter qu'ils se retournent vers un particularisme potentiellement ravageur.
Car il est urgent d’aller vers une société en laquelle tous se sentent également reconnus quels que soient les caractères physiques particuliers dont la nature les a dotés.
 

[1]Louis DUMONT, Homo æqualis, éd, Gallimard, 1985.

[2] La condition de devoir sans cesse satisfaire des besoins en notre régime mercatocratique n’est pas une qualité proprement humaine. Voir notre Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023.