samedi, novembre 29, 2025

Courtermisme et responsabilité

 

"Le Navire Stupide en route pour le Pays des Fous",
gravure sur bois de 1549.

L'humanité n'est-elle pas devenue stupide, voire folle ? Comment peut-elle s’embourber ainsi dans la pire impasse de son histoire, en le sachant très bien ? Ne se complaît-elle pas, depuis deux siècles, dans la fierté de sa capacité rationnelle ? A quoi bon peut-elle lui servir, cette raison, si elle ne lui permet pas d'abord de maîtriser son devenir ?

On a montré ailleurs qu’il faut clairement imputer ce malheur collectif à une certaine forme de pouvoir, nouvelle dans l’histoire – la mercatocratie, soit le pouvoir du marché – , laquelle implique une organisation sociale délétère pour la biosphère, et donc, conséquemment, pour l’humanité.

Du moins en Occident – ce n’est pas vrai pour d’autres régions du monde où les populations sont prolétarisées au service de cette même mercatocratie : ou tu travailles dans leur usine à leurs conditions, ou tu crèves – nous avons le plus souvent une latitude de liberté qui nous permet de choisir, ou non, de contribuer à la croissance du marché. Cette contribution, nous pouvons l’apporter en tant que citoyens, en tant que travailleurs, et en tant que consommateurs. Elle est collectivement décisive. Pourtant elle est individuellement minime. C'est pourquoi elle ne saurait être amalgamée avec les menées destructrices sur les richesses de la planète des dirigeants des multinationales. Car toujours, dans toute société, on est d’autant plus responsable des conséquences de son rôle social que l’on a plus de pouvoir.

Il faut néanmoins admettre que les choix que nous faisons dans notre vie sociale ne nous laissent pas totalement irresponsables de la crise actuelle de l’humanité.

Pourtant, il faut reconnaître que nous avons une circonstance fortement atténuante pour méconnaître notre responsabilité : pour la plupart d’entre nous, ce n’est pas ce que nous faisons, comme acte individuel, qui doit être incriminé, mais plutôt le régime temporel, en fonction duquel nous le faisons.

Ce régime temporel nous l’appelons « courtermisme ». Cela signifie : ne considérer le changement produit par son action que dans le plus court terme, celui qui est requis pour pourvoir à ce qui est vécu comme une nécessité présente. Le courtermisme ainsi défini est le schéma temporel général auquel tendent tous les comportements en tant qu’ils découlent de l’organisation mercatocratique de la société.

Que tu achètes quelque plat ultra transformé à réchauffer au micro-ondes pour répondre au problème du repas de la mi-journée conforte objectivement l’embourbement de l’humanité. Mais toi-même ne veux là que résoudre au mieux un problème qui est créé par l’organisation sociale en laquelle tu es pris, qui est telle qu’elle ne te laisse jamais assez de temps pour faire mieux. Car tu es emberlificoté dans une kyrielle de choses à faire qui t’obligent à gérer ton temps au plus juste.

Pourtant le courtermisme ambiant n’est-il pas requis pour le nourrissage du Léviathan moderne qu’est le marché ?

En effet, comme l’a très bien établi H. Rosa, la logique de la société mercatocratique implique une accélération des obligations à faire. Or, cette aliénation temporelle est très difficile à maîtriser pour une raison simple : le temps en tant que tel est irreprésentable. Certes, tu dis très souvent (phrase fétiche de notre modernité tardive) « Je n’ai pas le temps! ». Mais tu n’es compris que parce que tu es dans un contexte commun avec celui qui t’écoute. Sors de ce contexte et la phrase est absurde ! Qu’est-ce que le temps hors des événement qu’on ordonne selon l’avant/après ? On ne saurait le dire. On n’a aucune intuition du temps en tant que tel, on a le sens du temps qu’autant qu’on a une intuition des choses selon le temps. Mais celui-ci n’est rien sans ces choses.

C’est pourquoi nous sommes si vulnérables à cette aliénation temporelle qu’est le courtermisme. Il faut des conditions de disponibilité exceptionnelles pour parvenir à prendre conscience que nous perdons notre temps à essayer d’en gagner.

La période initiale de confinement pour parer à la pandémie en 2020 n’en a-t-elle pas été une particulièrement éloquente ? Rappelons comment on savait alors dépasser le court terme en mettant la vie sociale en perspective, la situant par rapport au passé – « rien ne sera comme avant » – et en la positionnant par  rapport à l’avenir – « penser le monde d’après ». Paradoxalement, le strict confinement de la crise pandémique a permis massivement à ceux qui y était soumis, une retrouvaille avec le sens de l’avenir collectif, et donc à reprendre espoir.

Ne doit-on pas entre nous préserver, entretenir, la flamme de cette lumière alors apparue ?

Certes, il faut rester lucide. Entre les aléas de la vie de chacun et son véritable investissement de l’avenir, il y a l’obstacle de tous les petits bénéfices immédiats qu’il peut accumuler, souvent avec une adhérence addictive, dans sa condition de travailleur-consommateur. Ce sont d’abord les sensations bonnes par consommations matérielles conçues pour nous plaire ; ce sont aussi,– nous les avons évoquées dans un article précédent – toutes les satisfactions imaginaires régressives qui tournicotent autour (comme l’imaginaire de puissance en conduisant son automobile un peu exagérément surélevée). Si, en prenant conscience, nous les partageons avec d’autres, cela fera voir leur vanité, nous serons entrés dans la bonne démarche pour les surmonter.

Mais nous savons désormais que nous avons notre part de responsabilité propre dans la prolongation sans avenir du règne de la mercatocratie. Dès lors, même s’il y a des obstacles, nous avons une voie pour en tirer les conséquences.

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