dimanche, novembre 23, 2025

Même pas peur ?

 


Oh si ! Tu as peur. Tout le monde a peur. Il faut accepter que le sentiment de peur est chevillé à la condition humaine.

On l’accepte mal parce que c’est un sentiment négatif et que, en notre société de la modernité tardive, en laquelle en réalité il y a énormément de motifs de peur, on affiche sa réussite en faisant valoir le maximum de choses bonnes pour sa sensibilité.

Qu’il soit dit ici une fois pour toutes qu’on ne saurait se reprocher d’avoir peur, ou d’avoir quelque sentiment que ce soit. La sensibilité n’est rien d’autre que le donné à partir duquel on peut exercer notre liberté. On n’en est pas responsable. Par contre on est responsable de ce qu’on en fait. C’est pourquoi l’injonction « Il ne faut pas avoir peur ! » est parfaitement vaine.

Or, dans le spectre de notre sensibilité, la peur a peut-être bien le premier rôle.

Le moment de la naissance est celui d’une grande peur. Le cri du nouveau-né est un cri de peur – urgence de l’adaptation aérobie de son rapport au monde, sensation d’aspiration vers le bas (pesanteur), membres battant désespérément dans le vide illimité par l’absence du tissu protecteur de la matrice, etc. Le retour externe vers le corps de la mère, avec le branchement au sein nourricier, faisant que le nouveau-né se sent accueilli, calmera cette peur. Mais elle ne l’effacera pas. Comment oublier ce premier et intense sentiment qui a qualifié notre prise de contact avec le monde ?

D’emblée, le petit de l’humain qui vient au monde fait l’expérience de sa vulnérabilité en ce monde. Il ne l’oubliera plus. C’est pourquoi il vivra toute sa vie avec un sentiment, quelquefois bien masqué en arrière-plan, d’alerte pour sa survie, autrement dit de peur. C’est pourquoi tous les enfants ont peur de la nuit qui arrive, ont peur du noir.

Mais pendant la journée, l’enfant s’occupe d’affirmer son moi. Il se veut, et en situation normale, se sent, reconnu comme un individu à part entière et tout son souci est de s’affirmer comme centre désirant singulier (singularité qu’il accroche à son prénom) et respecté. C’est ainsi que l’enfant ignore d’abord la mort comme échéance nécessaire de sa vie.

La conscience d’être mortel n’est donc pas innée, elle survient tardivement chez l’enfant – vers l’âge de raison (à partir de 6 ans). Et sa source est toujours extérieure : elle est un fait d’éducation, souvent appuyé sur l’événement du décès d’un proche. Cette conscience d’être mortel est d’abord assez abstraite, d’autant plus qu’elle est nimbée d’éléments mythologiques qui sont autant d’énigmes pour l’enfant (« Il est allé au ciel ! »). Ce sont les aléas de la vie qui affectent le corps, en particulier les symptômes de son usure, du vieillissement, qui rendent toujours plus concrète la conscience d ‘être mortel et la peur qu’elle implique.

Pourtant Épicure affirmait qu’il n’y avait pas à avoir peur de la mort, car, expliquait-il, « la mort n’est rien pour nous. » En effet « tout bien et tout mal résident dans la sensation », alors que « la mort est la privation de nos sensations. »

Ce raisonnement est objectivement implacable ! Pourtant il méconnaît les ressources de la subjectivité humaine. En effet, celle-ci combine deux objets de peur dans la peur de la mort. D’une part il y a la peur de la mortification de son corps. Notre corps nous lâche progressivement, ce qui se traduit par une kyrielle de sensations négatives : souffrances émanant du corps, mais aussi souffrances liées à la perte graduelle de son autonomie. D’autre part il y a comme une peur du vide liée à la pensée de l’après-mort. Il ne s’agit pas de reconnaître que cet « après » est un inconnu sur lequel on pourrait faire des hypothèses. C’est plus profond ! Nous sommes confrontés comme humains mortels à un impensable. Car, comme nous l’avons montré ailleurs – L’éternité, quelle drôle d’idée ! – notre conscience ne saurait se penser ne plus être. C’est parce que ce vide de la pensée qu’implique l’idée de sa mort est extrêmement dérangeant, remettant en cause notre « infini intérêt à exister » (l’expression est de Kierkegaard) qu’il est le motif d’une peur tout-à-fait singulière qu’Heidegger nomme le « souci » proprement humain d’exister comme « être-pour-la-mort ». Voilà pourquoi on a tant besoin de masquer ce vide en se racontant des histoires sur l’immortalité de l’âme, sa transmigration à travers d’autres corps, un « royaume de Dieu » éternel, etc.

Finalement l’expression si populaire « Même pas peur ! », sous le dehors bravache de sa tournure minimisante, est plutôt révélatrice d’avoir à répondre de ce sentiment de peur liée à sa condition de mortel toujours en arrière-plan de ses intérêts présents.

Et pourquoi avoir besoin d’en répondre ? Parce que la peur est assurément le sentiment qui oblitère nécessairement notre liberté. Qu’est-ce qu’être libre sinon avoir le choix entre des possibles ? La peur en diminuant notre puissance d’agir, réduit les possibilités de choix. Il faut saisir aussi dans « Même pas peur ! » la revendication de sa liberté : « Non, je ne suis pas restreint de l’intérieur, je suis pleinement libre ! » Ceci est la déclamation d’affichage, mais qu’en est-il véritablement ? Notre liberté humaine n’est-elle pas compromise par l’omniprésence de la peur ?

Sans aucun doute la peur est le premier, et le plus important, facteur de limitation de la liberté.

Il ne faut pas pour autant la considérer comme une limitation définitive. Tout simplement parce que l’être humain est un être fondamentalement social : « L'homme n'est environné que de faiblesse : il n'a ni la puissance des ongles ni celle des dents pour se faire redouter; nu, sans défense, l'association est son bouclier. » (Sénèque, Des Bienfaits, livre IV, chap 18). En ce point on va penser que ce sont les lois, donc l’État avec ses institutions de police et de justice, qui vont permettre d’assurer la sécurité publique garante du plein exercice de la liberté de chacun, dans les limites du droit bien sûr !

Ceci est une illusion ! Chacun peut constater à quel point l’état de droit peut être malmené aujourd’hui. Pas seulement aux États-Unis. Pourquoi, en France, les comportements indignes, clairement attestés, de certains fonctionnaires des forces de l’ordre, ne sont-ils pas sanctionnés selon le droit, et deviennent dès lors des facteurs de peurs de ceux qui, par exemple, manifestent dans le cadre de leur liberté de citoyens ?

Cela signifie que le droit, l’effectivité de son application, dépend d’un facteur social plus profond sur lequel s’appuie d’abord la liberté d’agir de chacun, dont celle de faire des bonnes lois et de les appliquer correctement.

Ce facteur, c’est la confiance. La confiance qui se diffuse dans une société est l’antidote par excellence de la peur, c’est elle d’abord qui rétablit la plénitude de la liberté de chacun. Au fond, il n’y a rien de surprenant à cela. N’est-ce pas la confiance en la mère l’accueillant contre son sein qui a délivré le nouveau-né de sa grande peur inaugurale et l’a motivé à désormais se mouvoir librement dans l’espace ouvert du monde ? Je vous invite à lire (ou relire) le dialogue que j’ai composé sur la confiance et le droit, lequel fait valoir de manière précise en quoi l’état de la dialectique défiance/confiance dans une société détermine le niveau de peur, et donc de liberté de chacun.

Ce sont d’abord les relations de confiance, autour de soi avec ses proches, dans ses relations sociales, dans les institutions de la société en laquelle on vit, qui nous libèrent de nos peurs et nous permettent de faire valoir ce qu’on est et ce qu’on peut apporter au monde. Et ce n’est pas là dire que nos peurs sont supprimées, c’est dire que les préventions qu’elles interposent sont comme étouffées par la confiance en autrui.

Si nous ramenons ces considérations à notre situation historique présente, il faut admettre que nous sommes dans une situation de défiance généralisée comme jamais depuis la fin des années 30 du siècle dernier. Qu’est-ce qu’une société où prévaut la compétition généralisée la plus exacerbée (ce qui se voit dans le piétinement devenu commun des règles de la bienséance sociale), où il faut trimbaler un lourd trousseaux de clés, où l’on a besoin d’innombrables codes, toujours plus sophistiqués, pour entrer en communication, et même plusieurs niveaux d’identification pour faire une transaction ? C’est une société de défiance généralisée, c’est-à-dire une société en échec, si l’on considère, avec Sénèque, que le sens de la société, c’est de créer un environnement qui permette de surmonter sa peur pour faire valoir ses qualités proprement humaines.

Nous avons montré, dans le dialogue mis en lien ci-dessus qu’il y a une logique d’auto-renforcement de la confiance, comme il y a une logique d’auto-renforcement de la défiance. Plus on a confiance, plus on crée des raisons d’avoir confiance, comme plus on se défie plus on crée des raisons de se défier. Or, comme la défiance – qui est la croyance qu’autrui ne me veut pas du bien – est toujours accompagnée du sentiment de peur, plus on a peur plus on crée des raisons d’avoir peur. C’est ce qui permet d’affirmer que la peur atteignant un certain niveau dans une société devient facteur de violence. La peur, fille de la violence sociale, devient mère d’une nouvelle violence sociale le plus souvent encore plus virulente. C’est ainsi qu’il faut interpréter les mouvements populistes qui fleurissent aujourd’hui dans les vieilles « démocraties » occidentales. Le leader populiste catalyse les peurs liées aux dysfonctionnements sociaux (venant essentiellement des injustices produites par la mercatocratie) en orientant l’agressivité qu’elles génèrent vers un groupe social fragilisé prenant le rôle de bouc émissaire. Ce qui crée encore plus d’injustices, et donc de violences et de peurs.

Nous sommes aujourd’hui pris dans cette boucle mortifère de défiance, d’ailleurs aussi bien au niveau de notre société particulière qu’au niveau des relations entre États. Est-il possible de prévenir une situation de violence plus généralisée ? Est-il possible d’en sortir ?

Pour sortir de cette logique de la défiance, pour ne pas avoir à tout reconstruire après avoir converti de vastes champs en cimetières, comme 1918, comme en 1944-45, il faut des actes de courage. Nous définissions ainsi le courage dans un précédent article : « cette vertu qui réside dans la capacité d’agir en prenant des risques pour ce qu’[on] juge Bien. » Car, ajoutions-nous, « être courageux c’est toujours aussi avoir peur et se mettre en devoir de surmonter sa peur. » Le silence du courage.

En refusant les limites de sa peur en montrant qu’elles peuvent être vaincues par un attachement à ce qu’on juge être le Bien, commun à tous, on casse la logique de la défiance. On redonne confiance. Et l’apparition de cette nouvelle pousse de confiance favorisera l’apparition d’autres pousses, d’autres actes de courage, ce qui finira par donner un terrain fertile à la confiance. Comme le courage d’Amine, aujourd’hui, qui, après l’assassinat de ses deux frères, alerte pour que sa cité ne soit plus celle des trafics et de la peur. Amine a très peur bien sûr, mais il enjambe sa peur.

Nous nous inscrivons ici en faux contre toutes les thèses décourageantes qui peuvent avoir cours, contre les catastrophismes, contre les collapsologues, etc. Tant qu’il y a des gens courageux, on peut garder confiance en l’humanité.

Or, il y a beaucoup de gens courageux de nos jours, surtout du côté de la jeunesse, beaucoup plus qu’on le sait. Il faut avoir conscience que, comme nous le notions dans l’article cité, le mot « courage », concernant un engagement personnel, est quasiment proscrit des médias. Certes, des événements qui forcent l’attention, et l’admiration, par le courage qu’ils révèlent, sont bien communiqués, mais on tourne au plus vite la page tellement ils sont une lumière crue sur la lâcheté commune requise par une « société de consommation ». Soyons attentifs à ces actes de courage, laissons-les résonner en nous par les émotions positives qu’ils suscitent, partageons-les. Car c’est par eux que nous retrouverons la voie d’une société de confiance – une référence pourrait être la société telle qu’au sortir de 1944, elle avait pu être préconisée par le Conseil National de la Résistance. Une telle société pourra laisser à son étiage notre peur, notre si humaine peur. Nous serons ainsi en liberté de donner toute sa valeur à notre humanité.

« Même pas peur ! » ?

Non, c’est de la forfanterie.

« Même pas peur de la peur ! » ?

Oui, c’est de la confiance en l’humain.

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