On peut accorder que la forme du pouvoir abusif à l’œuvre dans nos sociétés est bien une mercatocratie, soit le pouvoir du marché et donc d’abord de ses plus grands acteurs à la tête de multinationales, que c’est un pouvoir qui excelle dans les procédés manipulatoires, telles la communication intrusive provocatrice d’une réaction irréfléchie, l’inversion de la valeur des biens par l’extension artificielle des besoins, l’investissement courtermiste du temps, la mise en compétition généralisée, etc.
On peut être convaincu que la seule manière de sauvegarder un avenir viable pour les générations à venir est de faire tomber un tel pouvoir.
Et pourtant on peut juger totalement inopportun, dangereux même, de dénoncer, et ainsi d’affaiblir, ce pouvoir mercatocratique face à la menace de régimes franchement tyranniques situés à l’Est. Ce sont en effet des régimes sociaux fondés sur un pouvoir opérant essentiellement par l’usage de la force, et la peur qu’elle entretient. Parmi ces pays, il y a la Russie qui considère nos sociétés occidentales d’héritage démocratique comme son ennemi et nous fait déjà la guerre par Ukraine interposée.
La « servitude douce » compatible avec « des formes extérieures de la liberté », comme disait Tocqueville (De la démocratie en Amérique, 1840) du pouvoir mercatocratique qui se mettait en place au XIXe siècle, ne doit-elle pas être défendue sans état d’âme, face à la mise au pas violente des populations par des régimes autocratiques à visée impérialiste, héritiers du communisme, sévissant à l’Est ?
Ne faut-il pas, en stratèges raisonnables, mettre un ordre de priorité dans la sauvegarde de notre humanité contre l’adversité, et d’abord faire bloc contre les pouvoirs les plus frontalement liberticides ?
Peut-on être les adversaires déterminés de ce régime mercatocratique qui obère gravement notre avenir collectif sans être les complices objectifs des tyrannies qui pointent dans notre direction leurs missiles de guerre ?
Il faut répondre oui à cette dernière question ! Car il y a des liens solides, bien que maintenus dans l’ombre, qui arriment les régimes ouvertement tyranniques à la mercatocratie mondialisée.
Il y a deux lignes d’argumentation convergentes pour étayer ces liens. La première est l’existence d’une dimension tyrannique – soit le pouvoir abusif découlant de l’emploi de la force (et donc pas seulement de la manipulation psychologique) – dans les autoproclamées « démocraties » occidentalisées. La seconde est la capacité des grands acteurs du marché de générer des régimes politiques ouvertement tyranniques lorsque cela sert leurs intérêts.
A– La face tyrannique de nos démocraties mercatocratiques est très visible pour qui ne se cache pas derrière son petit doigt. On peut en trouver des expressions dans l’ensemble des pays occidentaux classés « démocratiques ».
– La répression qui s’est abattue sur les manifestants alter-mondialistes à Gênes, lors du sommet du G8, en 2001, avec un mort et de nombreux manifestants torturés.
– Les violences assez systématiques qu’ont subies les rassemblements pacifiques d’« indignés » en 2011, que ce soit à New-York (Occupy Wall Street), à Oakland (Californie), à Madrid (évacuation de la Puerta del Sol ), à Barcelone, etc.
En chaque occurrence, il s’agit d’une opposition au développement humainement aveugle du marché, et la tyrannie de la répression est clairement caractérisée par le piétinement du droit qui devrait avoir cours, avec, au bilan, de sérieuses blessures physiques, et même la mort, sans que cela soit sanctionné.
Ce qui se voit régulièrement aussi en France :
– Remémorons-nous Vital Michalon, tué par une grenade lancée par un policier le 31 juillet 1977 près du site de construction du surgénérateur nucléaire de Creys-Malville, en rappelant que ce professeur de sciences physiques avait raison, ainsi que les milliers de manifestants qui l’accompagnaient. Ce surgénérateur n’a pas été cette source prolifique d’électricité annoncée mais, de dysfonctionnements en dysfonctionnements, un échec industriel et un gouffre d’argent public. Il reste, aujourd’hui un sarcophage monumental renfermant, quasiment pour l’éternité, la menace de sa radioactivité mortifère. Pourquoi le bilan de cette déplorable aventure patronnée par l’État n’a-t-il jamais été fait, ne serait-ce que par un débat au Parlement ? Comment alors en tirer les leçons ?
– Pensons également à Rémi Fraisse, 21 ans, tué le 26 octobre 2014 dans le sud-ouest de la France par les forces de police, parce qu’il manifestait pour préserver un site bellement vivant, contre un barrage destinée à des cultures intensives requises du point de vue courtermiste de l’extension du marché.
– Pensons à tous ces « Gilet jaunes » manifestant à partir de l’automne 2018, pour ne pas être rejetés d’une vie sociale décente par les réquisits du développement du marché, et si nombreux à avoir été blessés physiquement par la brutalité de la répression policière.
– Pensons à tous les blessés de la manifestation contre la méga-bassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) le 25 mars 2023, avec des actes avérés d’empêchement de soins par la police à des blessés graves.
Il apparaît que le traitement par la brutalité de manifestants a priori pacifiques s’engageant pour la préservation de biens collectifs, amène à faire entrer les manifestations dans une logique de violence, ce qui a pour conséquence d’amener une part des manifestants à s’équiper pour faire face à cette violence, ce qui décourage une grande partie des manifestants potentiels, et permet, suite aux affrontements ainsi provoqués, de criminaliser des manifestants parmi les plus engagés.
Bref, les blessures physiques et psychiques, les garde-à-vue, les tribunaux, les condamnations, tout cela pour ne pas écouter et devoir répondre à des arguments légitimes contre les menées minoritaires de la mercatocratie, permettent de brider les consciences citoyennes portées à s’investir dans l’intérêt public. Ces pratiques qui étouffent par la force et la peur l’esprit démocratique, il faut les qualifier de tyranniques.
Et elles ne sont pas dénuées d’efficacité, puisqu’on voit aujourd’hui un recul global des rassemblements et manifestations populaires pour protester contre l’irresponsabilité des pratiques mercatocratiques. Dès lors, les puissants du marché retrouvent une position de force pour imposer leurs pratiques délétères concernant le respect de l’environnement naturel ou la sauvegarde de la santé publique. C’est ainsi qu’ils ont obtenu, en Europe, la remise en cause du « Pacte vert » adopté par l’Union Européenne en 2020 pour ne plus continuer à insulter l’avenir. En effet, dès 2024, l’exécutif européen a fait accepter de larges renoncements concernant ses décisions pourtant adoptées à une large majorité 4 ans auparavant. Ces reculs, tout-à-fait déraisonnables pour l’avenir, concernent, le respect des espaces naturels, la réduction de l’usage de pesticides particulièrement destructeurs et rémanents, la réduction de l’impact environnemental des entreprises, la réduction des rejets carbonés des véhicules particuliers mis sur le marché, etc.
Aujourd’hui, plus que jamais, les effets du pouvoir du marché aiguisent les contradictions dans les sociétés dites démocratiques de notre modernité tardive. C’est la contradiction d’injustice : jamais l’écart entre humains dans la possession des biens n’a été aussi abyssale ! C’est, toute aussi tranchante, la contradiction écologique : jamais les pratiques humaines n’ont à ce point menacé la santé publique et injurié l’avenir quant à l’état de la biosphère en laquelle nos descendants devront vivre.
Dans un débat démocratique, le pouvoir qui produit une telle situation est indéfendable. C’est pourquoi l’État dit démocratique, en collusion avec la mercatocratie (les membres de l’un vont occuper des postes dans l’autre et vice versa), verse de plus en plus dans la pratique tyrannique : s’imposer contre des mouvements populaires en employant la force sans en respecter l’encadrement légal, tout en laissant les passions agressives policières faire mal, de façon à faire peur, cette peur devant laisser le champ libre pour faire prévaloir le développement du marché sur le bien commun. Mais ce succès est lourd de menaces pour la stabilité des relations sociales à venir. C’est un enseignement bien connu de l’histoire : tout ce qui est construit, dans une société, sur la violence, ne dure jamais très longtemps.
B – La mercatocratie n’hésite pas à patronner des régimes ouvertement tyranniques lorsqu’elle juge que c’est son intérêt.
Il faut d’abord rappeler que la mercatocratie est apparue et s’est imposée d’abord dans des contrées qui, politiquement, pratiquaient, suite au renversement de régimes aristocratiques, une relative ouverture démocratique. Le peuple avait son mot à dire sur l’organisation de la société. C’est d’ailleurs cette ouverture démocratique qui à permis aux intérêts marchands de s’imposer dans les sphères du pouvoir. De cette manière l’économie marchande a pu développer ses propres intérêts et les imposer comme principes d’organisation des sociétés se réclamant encore de la démocratie, elle s’est comme l’écrit Polanyi (La grande transformation, 1944) « désencastrée » de la société pour la mettre à sa main. Nous disons aujourd’hui qu’elle a converti une très imparfaite démocratie en mercatocratie.
Pourtant il ne faut pas sous-estimer ce lien originel de la mercatocratie avec la démocratie. La mercatocratie a besoin que certaines formes de la liberté individuelle soient préservées pour que le marché comme moteur principal des relations sociales fonctionne : chacun doit pouvoir ses sentir libre d’affirmer ses désirs ! (voir à ce propos notre Démocratie… ou mercatocratie ?, chap 2)
Mais, on le sait, du point de vue mercatocratique il y a essentiellement deux catégories de gens : les riches et les pauvres. Ce qui est valable aussi au niveau géopolitique : il y a les pays riches et les pays pauvres.
Dans les pays riches où on développe un marché de consommation de masse, il est essentiel que chacun, pour consommer, se sente reconnu dans ses désirs propres. Il importe donc que les libertés individuelles essentielles – d’opinion, de réunion, d’information, de vote, etc. – soient reconnues.
Les pays pauvres sont alors ceux qui, dans le contexte de la mercatocratie mondialisée, sont voués à fournir la main-d’œuvre la moins chère possible. Là, les autocraties tyranniques sont requises pour maintenir leur population dans la soumission, et à cet effet sont largement financées, soutenues, armées, par le gotha des entreprises multinationales et leur gouvernement.
On a vu, en Amérique latine, bien des États, comme le Chili en 1973, s’étant réformés démocratiquement, se voir torpillés par l’ingérence des États-Unis, stimulée en sous-main par de puissants intérêts de firmes agro-alimentaires et minières. Et cela se poursuit aujourd’hui de manière ouverte par Trump qui s’efforce de promouvoir les dirigeants déclarant vouloir résoudre des problèmes sociaux par la force. On pourrait aussi parler de la France en Afrique contrôlant des gouvernements tyranniques que ce soit pour l’appropriation de ressources agricoles (café, cacao, etc.) ou minérales (uranium, pétrole, gaz, etc.).
En fait, c’est quasiment l’entièreté de la planète qui est ainsi mise en coupe réglée par la mercatocratie par l’entremise d’autocraties tyranniques se multipliant dans les pays pauvres.
Mais désormais, il faut affiner cette analyse du fait de l’évolution récente, effarante, de l’injustice dans le monde : « On pourrait les rassembler sans forcer dans un stade de football. Ils sont 56 000, et représentent les 0,001 % les plus riches de la planète. Ticket d’entrée dans le club : 254 millions d’euros de patrimoine au minimum. Ensemble, ils possèdent désormais trois fois plus que la moitié la plus pauvre de l’humanité, soit 2,8 milliards d’adultes. (…) en 1995, les 0,001 % n’avaient « que » le double des plus pauvres. » (article Le Monde du 10-12-2025, source : World Inequality Lab). Cela signifie que s’est opéré dans le monde entier un déclassement, au profit des déjà-très-riches, des catégories sociales intermédiaires, tout particulièrement des classes moyennes des pays dits « riches », vers la pauvreté (ce qui permet de comprendre le mouvement français des « Gilets jaunes »).
C’est pourquoi on peut repérer une nouvelle racine de tyrannie, dont l’élection de populistes partisans de la manière forte dans des pays reconnus comme développés est le symptôme. Trump en est l’emblème, et l’on voit jour après jour ses initiatives pour disposer d’un pouvoir tyrannique, c’est-à-dire balayant l’état de droit au profit d’un usage à sa main de la force. Or, derrière Trump, il y a non seulement les majors américains de l’énergie, mais aussi toute la brochette des milliardaires des nouvelles technologies venant de la Silicon Valley.
Il s’agit, pour une partie grandissante de la mercatocratie, de manière à mieux assurer son pouvoir qui est de moins en moins défendable dans le débat public, lequel est consubstantiel au cadre institutionnel démocratique, d’amener à la tête des États des leaders populistes qui, s’annonçant comme personnalités à poigne, auront pour mission première de museler la démocratie.
Le populisme est tout simplement la captation, par un leader auto-proclamé, des émotions négatives à l’égard du pouvoir de la classe moyenne déclassée, pour les réorienter contre des parties de la population encore plus malmenées par l’empire du marché. Il s’agit presque toujours de minorités ethniquement identifiables, et, en particulier dans les pays les plus développés, de populations immigrées.
C’es parce qu’ils bénéficient de financements et de soutiens médiatiques de la part de très riches (comme le milliardaire Bolloré en France) que les mouvements populistes sont florissants dans le monde, et tout particulièrement en Europe.
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Il y a la tyrannie que l’on pourrait presque qualifier de « traditionnelle » en ce qu’elle est propre aux pays qui ne sont jamais passés par des révolutions démocratiques. Ces tyrannies, quand elles s’étendent sur de larges contrées riches en matières premières et en sources d’énergie, s’enrichissent du fait même de leur importance pour le développement du marché mondialisé. La logique du pouvoir autocratique qui les dirige l’amène à se vouloir tout puissant. Cette visée de toute-puissance lui renvoie comme une menace les sociétés alentour qui sont capables de soutenir le débat démocratique. C’est pourquoi ces tyrannies se révèlent impérialistes à l’encontre de ces voisins – l’Ukraine et les pays de l’Union Européenne pour la Russie, Taïwan et la Corée du sud pour la Chine. Il faut noter que ces potentats tyranniques se comportent aussi comme des partenaires décideurs de l’élite mercatocrate ; c’est ainsi qu’ils investissent aussi, mais de manière sournoise, dans les mouvements populistes à vocation tyrannique des pays qui soutiennent encore des débats démocratiques.
Il y a les régimes tyranniques résultant de la répartitions des rôles dans l’économie de marché mondialisée. On la résume parfois géographiquement comme un partage entre le Nord, riche et consommateur, et le Sud, pauvre et producteur. La réalité est moins simple. Mais il reste que la mercatocratie, comme à ses débuts au XIXe siècle, a toujours besoin d’un prolétariat sous-payé, avoisinant l’esclavage, pour optimiser ses profits. La mondialisation permet que la tyrannie que subissent ces travailleurs pauvres est largement masquée aux consommateurs dont elle augmente pourtant le pouvoir d’achat.
Il y a la montée, de plus en plus pressante, des tyrannies portées par les mouvements populistes soutenus par des mercatocrates, qui visent à faire taire, de l’intérieur, tout débat démocratique, dans les vieilles démocraties occidentales. Ce sont les plus dangereuses parce qu’elles sont une immense tromperie potentiellement porteuse d’un enchaînement indéfini de violences.
Il y a enfin les pratiques tyranniques d’un pouvoir élu dans un cadre institutionnel démocratique, mais qui s’avère inféodé aux intérêts mercatocratiques dès lors que la contradiction entre le bien commun porté par la voix populaire et les exigences du marché devient trop aiguë.
Nous l’avons dit et redit sur ce blog, par exemple ici, que la démocratie n’est pas le choix d’un régime politique parmi d’autres, elle est tout simplement la vocation sociale de la liberté humaine. Si l’humain n’est pas dans le débat public sur la manière dont on doit vivre ensemble, il s’interdit de faire valoir pleinement sa liberté humaine.
Il faut donc ne pas se taire, il faut argumenter pour ce qui nous paraît aller dans le sens du bien commun et ne pas accepter ceux qui, pas si nombreux, mais très bruyants aujourd’hui, prétendent résoudre les problèmes sociaux en imposant qu’une seule parole soit dite, celle du bon leader, et que les autres se taisent. Débattre, c’est s’écouter, et donc échanger les arguments qui sont en arrière-plan de nos désaccords, c’est donc accepter d’être départagé par la raison et l’expérience partagée, et arriver ainsi sur une position commune. C’est la seule option humaine pour bien vivre ensemble. Et cette option ne peut que faire voir l’aberration politique que constitue la conduite de la société en fonction des besoins du marché.
De ce point de vue le pouvoir tyrannique qui fait souffrir pour faire peur, et qui fait peur pour faire taire, est humainement intolérable. C’est pourquoi, par nécessité humaine, nous devons le dénoncer, le disqualifier, partout là où il nous interpelle, dans les impunités des violences des représentants de l’État sur des manifestants, dans la prétention hégémonique des discours populistes etc. Car si nous nous manifestons ainsi, d’autres, nos voisins, aurons aussi à cœur de répondre à une telle interpellation, et la tyrannie ne pourra plus faire carrière. Voilà ce qui est politiquement prioritaire aujourd’hui ! Ce n’est qu’ainsi que l’on peut commencer à faire reculer les tyrannies venues d’ailleurs.

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