dimanche, décembre 21, 2025

Pour une nouvelle Renaissance

 


Nous partons de cet événement historique majeur que fut la Renaissance en Europe entre les XVe et XVIe siècles. Dans le cœur battant de cet événement, en l’Italie, dans la Florence de la fin du XVe siècle, apparaît, en 1486, de la part d’un jeune homme de 23 ans, Pic de la Mirandole, un Discours sur la dignité de l’homme qui, sous la forme d’une adresse de Dieu à l’humanité, affirme ceci : « Pour les autres, leur nature définie est régie par des lois que nous avons prescrites ; toi, tu n'es limité par aucune barrière, c'est de ta propre volonté, dans le pouvoir de laquelle je t'ai placé, que tu détermineras ta nature. »

Là est le principe de l’humanisme ! À la différence de toutes les autres espèces vivantes, l’humanité a la liberté de déterminer elle-même ce qu’elle veut être, et donc son destin. C’est pour cela qu’elle a une histoire ouverte, c’est-à-dire dont la fin n’est pas déterminée par la biosphère. Ainsi chaque humain trouve sens à son passage sur Terre d’apporter sa contribution à cette histoire pour qu’elle fasse valoir ce que l’humain peut être de mieux. L’ensemble de ces contributions est ce qu’on appelle la Culture, dans le sens le plus englobant du terme.

Nous avons conscience que, dans le contexte idéologique actuel, ces propos peuvent sembler d’un idéalisme débridé. Nous sommes en effet pris dans une société  – mondialisée ! – qui est organisée en fonction de la visée de bien-être comme devant donner sens à la vie humaine. Or, qu’est-ce que ce bien-être sinon l’accumulation maximale de sensations bonnes, prioritairement apportées par la consommation de biens marchands ?

Pourtant une telle visée de bien-être doit être placée dans l’héritage de cette révolution culturelle humaniste actée par Pic de la Mirandole. Dans le même Discours, en effet, celui-ci prévenait : « Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines.» Or cette quête de bien-être par des consommations en laquelle nous sommes collectivement engagés nous distingue-t-elle vraiment de l’animal ? J’ai clairement le sentiment que mon chat est bien meilleur que moi pour s’assurer une vie de bien-être ! En effet, cela ne le conduit pas à saccager son environnement, pour se rendre compte tardivement qu’il a miné en cela les fondements de son bien-être. Non seulement nous, humains de la modernité tardive du début du XXIe siècle, sommes enclins à vivre bêtement, mais nous le faisons de manière inconséquente !

Bien sûr, l’imbécillité de nos comportements n’est pas impliquée par la révolution culturelle que signifiait la Renaissance, puisqu’elle n’était qu’une possibilité de cette prise de conscience par l’humain de son autonomie propre. Et nous disons tout autant qu’elle n’est pas déterminée par la mise au point, par Galilée, de la technoscience ; car, comme nous l’avons écrit précédemment, cette nouvelle modalité de relation avec la nature a été infiniment précieuse à l’humanité pour connaître et mieux maîtriser son environnement naturel. Ne tombons pas dans le piège grossier de s’en prendre aux savoirs et savoir-faire rendus possibles par le chercheur florentin, au lieu de dénoncer les buts délétères de l’usage qu’on prétend en faire. Alors c’est bien plutôt l’anglais Bacon, et le français Descartes qu’il faut incriminer ; le premier affirmait que « le but (…) est l'expansion de l'Empire humain jusqu'à ce que nous réalisions tout ce qui est possible. » (La nouvelle Atlantide,1627) ; le second invitait ses lecteurs à se penser « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la méthode, 1637) par le pouvoir que donnerait la technoscience pour réaliser leur bien-être (« on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent »). Mais comment Descartes, lui qui se fait le chantre de la raison, peut-il prétendre à un tel pouvoir de l’humain sur la nature alors qu’il en dépend absolument pour vivre ? On ne saurait se penser « maître et possesseur » de ce qui nous transcende !

Ce sont de tels auteurs qui ont engagé l’humanité sur la voie d’un pouvoir abusif de l’humain sur son environnement naturel. Il a fallu attendre la fin du siècle suivant, après la chute des pouvoirs fondés sur la filiation par le sang (les pouvoirs aristocratiques), pour que les sociétés entreprennent de s’organiser mercatocratiquement, c’est-à-dire de façon à favoriser la production et la circulation des biens réputés être pourvoyeurs de bien-être.

Au bout de deux siècles, nous pouvons peut-être grappiller maintes occasions de sensations bonnes, mais le bien-être nous échappe plus que jamais. Au-delà de l’état désastreux de la planète Terre, auparavant si animée, et maintenant étouffant sous les déchets des humains et largement désertifiée par des ethnocides massifs, nous vivons ordinairement dans le mal-être. Celui-ci vient d’abord du décalage entre ce que peut l’humain – « Tous les hommes désirent naturellement savoir. » observait très justement Aristote – et cette bêtise du prédateur-consommateur en compétition avec ses congénères que la société mondialisée contemporaine le pousse à être. De là naît un sentiment d’absurdité qui se recouvre assez mécaniquement par une fuite dans des comportements addictifs (en particulier dans le rapport aux consommations), ou délétères pour la vie sociale – compétition exacerbée, recours décomplexé au rapport de force et à la manipulation des individus, « élite » politique largement investie par des irresponsables, etc. Ce qui aggrave à tous points de vue – écologique (catastrophes naturelles, épidémies) , social (situations d’injustice intolérables, violences), géopolitique (multiplication des guerres) – la condition de l’humanité dans cette phase inédite du début du XXIe siècle qu’on appelle celle de sa modernité tardive.

Quelle est l’issue alors ?

Elle est difficile parce qu’elle ne peut être qu’urgente et radicale.

Urgente parce que l’accumulation des situations catastrophiques diminue d’autant la capacité d’initiative et d’action des hommes.

Radicale parce qu’il faut repartir de la racine du problème humain en reprenant à nouveau compte la question posée par Pic de la Mirandole : vers quelle humanité voulons-nous aller ?

C’est à nous de répondre collectivement à cette question. Mais il est déjà assuré que notre réponse devra tenir compte des errements passés : elle devra prioritairement faire valoir notre humanité.

On peut donc déjà penser une nouvelle renaissance de l’humanisme dont le pivot serait le respect de ce que Pic appelait déjà « la dignité humaine ». Comme nous l’avons montré dans un article précédent – Pourquoi l'injustice indigne-t-elle ? – la dignité humaine n’est pas du tout un concept abstrait puisque son bafouement est révélé par le sentiment très concret de l’indignation, et que la valeur de justice est l’expression de son respect dans les relations sociales.

Ce qui nous rappellera qu’il y a quelques deux siècles, surtout en France et en Angleterre, face à l’indignité de la condition des populations enrégimentées dans les nouvelles unités industrielles, déjà, c’était la justice – et non le bonheur[i] – que revendiquaient les ouvriers qui luttaient contre l’établissement de la société mercatocratique.

Ne nous faut-il pas une nouvelle Renaissance, par laquelle la mercatocratie sera vidée de ses énergies bestiales, et qui ouvrirait notre horizon pour avancer vers une société juste ?

 


[i] Remarquons que le bonheur a été une revendication qui n’est arrivée que dans un second temps, avec la montée en puissance de la doctrine marxiste. Le marxiste ne souciait pas vraiment de justice, il traitait d’« utopiques » les socialistes qui la mettait en avant ; comme si la véritable utopie, ravageuse finalement pour les ouvriers, n’était pas la société communiste !

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