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| Paul Klee : "Éclair physionomique" 1927 |
On dit et redit que nous sommes dans une société de communication. Ne faudrait-il pas mieux dire que nous sommes dans une société de manipulation ?
Il faut d’abord reconnaître qu’aujourd’hui comme jamais dans l’histoire humaine – nous parlons de ces 10 dernières années, depuis que des terminaux connectés peuvent constamment nous accompagner – le quotidien de chacun est envahi de messages interpellatifs non souhaités, destinés à le faire réagir.
Or, cela est une communication fondamentalement irrespectueuse.
D’abord parce qu’elle fait intrusion dans le fil de notre vie intérieure qu’elle rompt en quelque sorte pour s’immiscer, en faisant résonner en nous des sentiments non pertinents pour notre présent.
Ensuite parce qu’elle appâte vers des satisfactions très primaires qui ne font pas valoir notre humanité – la consommation comme moyen de satisfaction à court terme, le voyeurisme (la maîtresse cachée de tel homme célèbre), la rivalité (le véhicule surdimensionné à acheter pour apparaître plus dominant), la haine de l’autre un peu différent d’apparence et en situation précaire qu’on rend responsable collectivement, etc.
Enfin parce qu’elle se moque de notre liberté. Elle nous calcule comme réductibles à une réaction prévisible, laquelle, parce qu’elle intéresse le commanditaire de la communication, justifie son investissement.
Rappelons-le : il n’était jamais advenu, dans l’histoire de l’humanité que la vie sociale soit impactée aussi massivement par une communication publique irrespectueuse et intéressée ! On peut estimer qu’une proportion qui doit être de l’ordre de 99% de la communication accessible publiquement est ainsi manipulatrice, c’est-à-dire ciblant tout-un-chacun comme un réactif prévisible.
Bien sûr, Il y a d’abord à peu près toute la communication commerciale (elle semble avoir perdu de vue qu’elle peut fonctionner autrement). Il y a aussi désormais tous les « influenceurs » qui s’efforcent de faire carrière en captant le maximum de visionneurs de leurs vidéos sur les réseaux sociaux. Il y a enfin tous ceux qui aspirent à un leadership politique de l’opinion, essentiellement du côté de l’extrême-droite, mais pas seulement.
N’est-ce pas une pratique de communication socialement très dangereuse ?
Car elle éloigne une part toujours plus grande de la population de la maîtrise de son destin. Ceci est dû au caractère fondamentalement déséquilibré de la relation humaine qu’implique une telle communication. On la qualifie d’interpellative parce qu’elle est conçue pour impacter l’affectivité du destinataire ; ce faisant elle active le niveau imaginaire de sa pensée en l’amenant à poser comme fin un comportement imaginé : « Je serai bien plus considéré socialement au volant de ce beau et gros véhicule ! »[i] Mais, du côté du communiquant, on n’imagine pas, on raisonne ! On raisonne pour faire ce qui est profitable, et l’accroche affective – l’appel à l’imaginaire des individus par la mise au point d’un message adéquat, si possible avec appui sur les sciences humaines – n’en est que le moyen. Or, l’individu récepteur est totalement soustrait à cette rationalité. Par contre, il est d’emblée capté par un imaginaire de satisfaction qui est déjà, en soi, plaisant. C’est là que se joue la prise de pouvoir : pour le communiquant le message à sa raison d’être, pour le chaland, il est d’emblée un motif à réagir en un sens prévisible. Parce que l’un est sur le plan rationnel, l’autre sur celui de l’imaginaire, le deuxième n’est pas d’emblée en mesure de répondre adéquatement – selon son véritable intérêt – au premier.
Cette compréhension de la communication manipulatrice contemporaine ne permet-elle pas de rendre compte de manière décisive de cette sorte de schizophrénie généralisée contemporaine : des milliards d’humains qui se comportent, avec les apparences de la liberté, pour aller dans une direction qu’ils n’ont pas choisie ?
Peut-on en sortir ? Pour que cela soit possible, il faut que le récepteur, faisant un effort de recul par rapport à son désir sollicité, quitte le niveau de l’imaginaire pour accéder à la conscience discursive, par laquelle il va découvrir l’intention rationnelle sous-jacente à la présence de cette communication. C’est possible ! Mais cette possibilité est fonction de la culture de cette conscience discursive (on comprend tout l’intérêt de maintenir les enfants, et les moins jeunes, dans un bain d’images) ; elle est aussi fonction de la disponibilité de l’individu (car l’exercice de la raison demande un investissement énergétique supérieur), et lorsque les communications qui interpellent sont trop nombreuses, il n’est pas possible de se maintenir dans le regard critique de la conscience discursive. En ce sens, il y a désormais, stricto sensu, un problème écologique de pollution par la communication de propagande.
On n’ignore pas que cette communication intrusive et manipulatrice est aussi utilisée pour promouvoir des causes authentiquement de bien commun. Elle l’est légitimement dans des situations de lutte ouverte contre des pouvoirs abusifs quand il s’agit de mobiliser en urgence pour établir un rapport de force. Mais elle l’est devenue bien plus largement, en ce qu’elle est désormais quasiment une norme communicationnelle, dans les diverses incitations au soutien desdites causes. C’est un phénomène très dérangeant, parce que le rapport de pouvoir qu’elle manifeste favorise le soupçon que la cause présentée de bien commun puisse être un paravent pour un intérêt particulier.
Le seul critère fiable pour une communication de bien commun est la présence d’une argumentation rationnelle sérieuse qui s’adresse clairement à la liberté du destinataire. Car, alors, celui-ci est en situation d’évaluer les arguments en fonction de ce qu’il juge, par sa propre réflexion, aller dans le sens du bien. Ce qui ouvre au débat sur le bien commun par confrontation d’arguments rationnels et appuyés sur l’expérience partagée. Ce débat, c’est tout simplement le débat démocratique. Il faut miser sur la démocratie, c’est-à-dire sur l’implication de chacun dans l’action politique ! C’est le seul principe d’organisation de la société pleinement humain « car l'action et la politique, parmi toutes les capacités et possibilités de la vie humaine, sont les seules choses dont nous ne pourrions même pas avoir l'idée sans présumer au moins que la liberté existe, et nous ne pouvons toucher une seule question politique sans mettre le doigt sur une question où la liberté humaine est en jeu » (: Hannah Arendt, La crise de la culture – « Qu’est-ce que la liberté ? », 1960). Il faut, pour cela, appliquer les bonnes règles du débat politique qui permettent de prévenir toute manipulation, et donc prise de pouvoir par des intérêts particuliers. Ces règles nous les avons rappeler dernière ment dans La démocratie comme une chaise à trois pieds.
Soyons imprévisibles ! Détournons-nous des trop attendues lamentations sur les dévastations de son environnement naturel par l’humanité. Ne sont-elles pas, de plus en plus, un déversoir qui permet d’exposer émotionnellement la prise en compte du problème, alors que derrière se cachent les acteurs responsables qui continuent impunément à faire ce qu’il ne faut plus faire ? Orientons-nous dans le sens d’une véritable démocratie en nous intéressant à ce que pourrait être un avenir commun désirable. Éclairons par nos débats l’établissement de la société à venir de confiance et de respect. Nous deviendrons alors, par la force de ces nouvelles motivations, définitivement imprévisibles pour ces marchands d’imaginaire de sensations bonnes sans portée, qui se verront dès lors lancer leurs appâts dans le vide.
[i] C’est d’ailleurs pour cela que dans cette communication interpellative, l’image est essentielle. L’homme de la modernité tardive vit dans un bain d’images ! C’est nouveau ! Jusqu’au XVIIIe siècle l’image était très rare car laborieuse à réaliser et difficile à reproduire.

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