dimanche, octobre 05, 2025

L’éternité, quelle drôle d’idée !

 

 

Comment donc est venue à l’esprit humain cette idée d’éternité ?

Remarquons d’emblée que ce n’est pas une idée aléatoire, puisqu’on la retrouve dans toutes les cultures en lesquelles elle a toujours au moins comme rôle de s’opposer à l’idée de mortalité. Et ce caractère lui donne une valeur culturelle incomparable.

Mais sur quoi repose-t-elle, cette idée d’éternité ?

Les idées sont saisies, transmises par les mots. Les mots sont la matérialité des idées. On objectera que c’est le lit dans lequel j’ai dormi qui est la matérialité de l’idée de lit. Hé bien non ! Il est la matérialité de ce lit singulier, qui n’est pas une idée, puisque je ne pourrais jamais finir d’en faire la description. Alors que le mot « lit » nous donne clairement et distinctement l’idée d’un « meuble pour le sommeil humain ».

Les mots-qui disent les idées – les noms communs – sont toujours la consécration d’une expérience partagée, épurée par raisonnement. Le raisonnement est ce qui permet d’abstraire à partir des sensations de chacun, d’une part les caractères généraux en lesquels s’inscrit l’idée, d’autre part le caractère qui la discrimine de l’idée la plus voisine. Pour le lit :
– caractères généraux: un  meuble, autrement dit un objet technique prenant place dans une habitation humaine, etc.
– caractère spécifique : il est voué au sommeil, c’est pourquoi il n’est pas un canapé.

De quelle expérience partagée a-t-on pu faire naître l’idée d’éternité ?

L’éternité est une modalité du temps. On parle du temps qui passe de mille manières et quotidiennement, mais sait-on que le temps est une réalité tout-à-fait particulière ? Augustin d’Hippone (Saint Augustin pour les chrétiens) écrivait dans ses Confessions (vers l’an 400) : « Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l'expliquer à la demande, je ne le sais pas ! »

Alors que les idées sont saisies d’emblée par l’esprit dès lors qu’on est en présence du mot – qu’on rencontre les mots lit, peur, ou encore hypothèse, on voit d’emblée de quoi l’on parle et on pourrait développer cette représentation à la demande. Mais le mot temps ne déclenche en l’esprit aucune intuition qui nous permettrait de reconnaître la réalité qu’il désigne. Certes, si on vous dit : « Je n’ai pas le temps ! », vous comprenez qu’il s’agit d’une discordance entre une tâche à accomplir et une situation d’échéance ; mais vous ne le comprenez qu’autant que vous connaissez la personne qui le dit et le contexte en lequel elle le dit. Faites l’exercice de penser cette phrase décontextualisée : elle n’a aucun sens. Le temps ne peut être intuitionné que s’il est le temps de quelque chose : le temps de cuisson d’un œuf, le temps que met la lumière d’une étoile à parvenir jusqu’à la Terre, etc. On objectera que le temps des physiciens s’intuitionne très bien comme l’avancée d’un point sur la ligne du temps d’un repère orthonormé. Mais ce temps là est parfaitement factice puisqu’on peut remonter à volonté de l’après à l’avant. Or, ce dont on est le plus sûr, c’est que l’idée de temps contient le caractère d’irréversibilité : on ne revient jamais dans le passé. En vérité cette représentation scientifique qui prétend valoir pour le temps n’est pas celle du temps. Elle ne vaut que si on le réduit à du mesurable, ce qui en laisse échapper l’essentiel.

Il en est de même de l’éternité : on ne saurait avoir la moindre représentation de la réalité que désigne ce mot. Cela est même plus radical que pour le mot temps, puisque l’éternité n’est même pas mesurable. Retrancher une seconde ou un millénaire à l’éternité, quelle différence ?

Il n’y a, derrière l’idée de temps, qu’une seule expérience possible, c’est celle du temps vécu. Mais qu’entend-on par temps vécu, sinon une expérience tout-à-fait inconstante de la durée – ce que durent les phénomènes qui nous affectent. Or, la psychogénétique l’établit, la perception de la durée se vit, déjà chez le nouveau-né, dans la situation de l’attente – attente du contact bienfaisant avec la mère qui donnera le sein et apaisera l’angoissante absence du lait maternel vital.

L’attente est donc l’expérience inaugurale de notre vécu du temps. Et c’est une expérience négative. Si les désirs du nourrisson étaient satisfaits dès que formés, s’il n’avait jamais à attendre, il n’aurait pas la notion du temps. N’est-ce pas ce qui se passe lorsque nous sommes dans la rêverie ou dans le rêve ? N’est-ce pas parce qu’alors nous nous satisfaisons par un régime de notre imaginaire en mode hallucinatoire que le sentiment de durée disparaît ? Nous nous mettons alors comme hors du temps. C’est peut-être bien dans ce hors-temps que nous avons vécu notre vie intra-utérine, toujours d’emblée satisfaits par la voie du cordon ombilical.

Ainsi, on peut rendre compte des durées vécues, si typiquement variables selon les circonstances, alors que les temps mesurés sont égaux, par le destin des désirs de l’individu. D’ailleurs que vient faire la mesure dans un temps qui est fondamentalement vécu de manière qualitative, puisque relatif au sort réservé à son désir ?

Le temps est mesurable parce que le mouvement de l’Univers est rythmique  – il est une conjugaison de rythmes, celui de la rotation et de la circonvolution des planètes, celui du balancement d’un pendule, de l’oscillation d’un cristal de quartz, etc. (cela le philosophe Pythagore de Samos l’avait perçu et affirmé dès le VIe siècle av -J-C). Mesurer le temps, c’est donc compter le nombre d’oscillations d’un de ces rythmes stables, produites entre deux événements encadrant une durée vécue.

Mais si le temps peut être mesuré , c’est qu’il se présente à la conscience humaine comme morcelé – ce qui est une conséquence de son origine d’être vécu comme attente – car l’attente implique l’orientation vers une fin. Et là, il faut pleinement assumer l’ambivalence du mot fin : à la fois but et échéance. Que cette échéance soit dans la satisfaction ou l’insatisfaction, elle implique un nouveau départ porté par un autre désir, et ainsi de suite…jusqu’à épuisement. Ce qui est la fin ultime : la mort de l’individu. Comme l’écrivait Schopenhauer : « Entre les désirs et leurs réalisations s’écoule toute la vie humaine » (Le monde comme volonté et représentation, 1819).

Ainsi, si l’on rapporte le temps à l’expérience vécue qui le fonde, il apparaît comme la dimension d’un perpétuel changement, où tout ce qui apparaît est né et voué à disparaître au bout d’un certain temps. Et nous-mêmes, individus humains qui en sommes conscients, sommes tout autant pris dans cette loi du temps. Ce qui veut dire que cette angoisse archaïque de l’attente, cette éventualité de ne pas avoir le nourrissage qui permet de continuer à vivre, sera finalement justifiée. Chacun ne peut que se dire « À un moment, indéterminé, me sera refusé ce dont j’ai besoin pour continuer à vivre. » C’est pourquoi le temps, tout irreprésentable qu’il soit, est vécu négativement par l’être humain. Il est finalement une tragédie.

On pourrait alors penser l’idée d’éternité comme l’ouverture à une possibilité de surmonter la tragédie du temps morcelé des existences finies. En effet l’éternité est l’idée, aisément concevable logiquement, d’un être qui durerait sans limites. Il est compréhensible que cette idée soit investie par l’humain, soit le seul être qui a conscience de sa finitude.

Pourtant, on l’a vu, l’éternité est une idée foncièrement irreprésentable. Sauf si on l’attribue à un être déterminé. Or, on ne connaît aucun être ainsi éternel, et c’est pour cela qu’on se l’est donné comme surnaturel, sous le nom de Dieu. Comme on lui attribue l’éternité on peut lui attribuer tous les pouvoirs. Donc on lui attribue celui de nous rendre éternel. Mais le qualifier de surnaturel ne veut rien dire d’autre que le considérer hors d’atteinte de l’expérience. C’est pourquoi l’Être éternel qu’est Dieu ne peut être que l’objet de croyance. Et les croyances sont relatives aux cultures particulières et à leurs mythes. C’est pour cela que les humains peuvent en arriver à se battre pour cause de visions de Dieu différentes.

Tel qu’on vient d’en décrire la genèse, l’idée d’éternité apparaît de bien fragile justification : elle ne peut donner lieu à aucune intuition de représentation, elle ne peut être attribuée qu’à un être surnaturel et devient dès lors relatives aux croyances de cultures particulières. Comment rendre compte avec de si faibles motifs, de l’importance qu’elle a prise dans la pensée humaine ?

Nous voulons ici proposer la thèse que l’idée d’éternité est adossée à une expérience humaine, qui quoique, en général, non formulée, est décisive en ce qui concerne le rapport humain au temps.

Notre expérience du psychisme nous est donnée exclusivement par notre conscience. Or, par celle-ci, nous n’avons aucune expérience d’une rupture du psychisme, nous n’avons d’expérience que de sa continuité. Notre conscience peut changer d’état (sommeil / veille), mais nous savons de toute évidence qu’il n’y a pas hiatus. Par exemple, redevenus conscients après une « perte de conscience », nous savons que nous avons continué à avoir une vie psychique. Car il ne peut pas y avoir de contenu de conscience qui ne s’appuie sur un contenu de conscience antérieur. Je ne puis avoir conscience du ciel bleu que parce que des états de conscience antérieurs m’ont donné le « ciel » et le « bleu ». Avoir conscience, ce n’est pas avoir des présentations, c’est avoir des re-présentations . « Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? » (H. Bergson, L'Énergie spirituelle, 1919). Il s’ensuit qu’une première conscience est impensable. Et, de fait, l’idée de commencement de notre conscience ne peut correspondre à aucune expérience intérieure ! Lors de la naissance ? Quel arbitraire ! À quel moment d’ailleurs ? Pourquoi le fœtus qui pousse pour sortir, et même qui réagit par des déplacements dans l’espace intra utérin, ne serait-il pas déjà conscient ? Et pourquoi pas déjà le spermatozoïde qui se déplace parmi des milliers d’autres pour gagner la course à la fécondation et imposer ses gènes ?

Notre expérience la plus intime est que nous sommes un flux de conscience auquel nous ne pouvons assigner aucun commencement. Mais nous ne pouvons pas plus lui assigner une fin ! C’est tout simplement impensable ! Comment une conscience pourrait-elle témoigner de sa fin ? Ce qu’Épicure avait formulé de manière parfaitement claire et lapidaire : « La mort n’est rien pour nous ! »

Notre conscience nous fait savoir qu’on ne saurait donner au psychisme de l’individu humain, ni un commencement, ni une fin. Ainsi notre expérience la plus fondamentale nous apprend que le psychisme humain fait exception à la loi du changement universel qui veut que toute réalité ait un commencement et une fin.

Psychisme vient du grec psychè = âme. L’humain peut d’expérience adhérer à l’idée d’immortalité de l’âme, mieux d’éternité de l’âme ! C’est pourquoi on retrouve régulièrement cette idée dans les cultures humaines. Sa forme la plus fréquente est la métempsychose : les âmes transmigrent dans un autre corps, après la mort, et pas nécessairement de la même espèce (une âme humaine peut se retrouver dans un corps animal ou dans un végétal). On la trouve dans l’Égypte antique et dans l’hindouisme. Elle était très en faveur chez les anciens grecs : elle est un thème central de l’enseignement de Pythagore (– VIe siècle), et est reprise dans de nombreux Dialogues de Platon (– IVe siècle), tels le Phédon.

En tant qu’interprétation particulière de l’expérience par chacun de sa vie psychique, la métempsychose est une croyance. Mais c’est une croyance qu’on ne saurait assimiler à la croyance en un Dieu tout-puissant et omniscient des religieux sémitiques. Elle est beaucoup plus sage et d’ailleurs infiniment plus consensuelle.

Nous vivons d’emblée dans l’éternité. Tout simplement parce que l’éternité est la vérité de notre conscience !

Le petit enfant sait cela : il se voit, il se sent, il se vit, éternel. La connaissance de sa mortalité est toujours une connaissance tardive et de seconde main : elle vient de l’extérieur, par le ouï-dire ou la rencontre de corps inanimés. Mais pour être rigoureux il faut dire que la mort, comme la naissance, sont essentiellement des événements corporels. Notre mortalité signifie simplement que nous allons vers un corps hors d’usage. Mais notre conscience est ainsi faite qu’elle ne peut que penser un après. Même si elle ne peut le remplir que d’un point d’interrogation.

Et c’est un des plus profonds mystères que celui de savoir d’où vient la conscience, ou même si elle doit venir de quelque part, car ce peut être elle qui nous met dans la dimension du temps et dans les problèmes d’origine.

Nous touchons là une limite de la philosophie, et donc de la pensée humaine, et qui est aussi le lieu de sa plus grande valeur.

« Nous vivons ici-bas dans un mélange de temps et d’éternité. L’enfer serait du temps pur. » Simone Weil, La connaissance surnaturelle, 1951 (posthume).