« Nous libres esprits, sommes déjà une “inversion de toutes les valeurs” une déclaration de guerre et de victoire personnifiée contre toutes les vieilles notions de “vrai” et de “faux” »
Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, § 13 , 1888
« L’inversion de toutes les valeurs », cette idée de rupture radicale dans la vision du monde due à Nietzsche, apparaît on ne peut plus audacieuse, et peut séduire pour cela. Mais elle se discrédite d’emblée en rodomontade par l’illustration qu’en donne dans la même phrase son auteur, en ce qu’il revendique une « victoire personnifiée contre toutes les vieilles notions de “vrai” et de “faux” ».
Mais pas du tout, Friedrich ! Tu te paies de mots qui ne valent rien. Puisque tu récuses ce qui leur donnerait de la valeur : la vérité ! La valeur de vérité est ce qui fait tenir tout discours assertorique, c’est-à-dire tout acte de langage qui communique sur un état de choses du monde. Ton discours victorieux est assertorique : tu le torpilles si tu lui ôtes la possibilité d’être reçu comme vrai ! Le discours assertorique – tout acte de langage non simplement performatif (comme dire « oui ») – a besoin de la valeur de vérité pour être communicable, tout comme le bateau a besoin de l’eau pour faire la traversée. Friedrich, toutes tes déclarations péremptoires, tous tes écrits, restent en cale sèche puisque tu récuses la valeur de vérité !
Que reste-t-il aujourd’hui de ces imprécations nietzschéennes contre la vérité sinon ces quelques pathétiques affirmations de tribuns populistes – Trump affirmant qu’il y avait plus de monde à son investiture qu’à celle d’Obama – qui croient pouvoir faire prendre leurs désirs pour des réalités, et qui, finalement, traînent avec eux la lâcheté de ne pas être capables d’assumer le monde commun que nous donne le langage appuyé sur l’expérience partagée ?
Pourtant une véritable inversion des valeurs s’est bien produite dans le dernier demi-siècle sous l’égide d’un pouvoir qui désormais organise mondialement la société en fonction de la circulation des biens, de telle sorte que croisse sans cesse le marché, et qu’il faut pour cela reconnaître comme une mercatocratie.
Nietzsche s’en prenait aux valeurs morales, dominantes en Occident à la fin du XIXe siècle, et ciblait d’abord le Christianisme comme symptôme d’une humanité malade, incapable d'affirmer sa vitalité. Pour la mercatocratie, il n’y a même pas inversion des valeurs morales, il n’y a plus de morale. Sa vision du monde est tout simplement amorale : elle s’exempte de valeurs morales qui trônent au-dessus des comportements humains. Il n’y a plus que des biens et la réussite ou l’échec dans l’accaparement des biens.
Que sont devenues les valeurs alors ? Sous le règne mercatocratique, elles ne sauraient exister qu’incarnées dans les biens, et finalement elles se mesurent en valeurs monétaires. Cela signifie que la mercatocratie s’adosse à une vision du monde matérialiste. Pour le matérialiste, ce qui est essentiel, c’est la réalité matérielle, les idées, les idéaux, n’en seraient que l’épiphénomène – c’est d’ailleurs pour cela que tant de capitaux sont investis aujourd’hui dans les neurosciences : c’est la perspective d’une maîtrise des comportements des potentiels consommateurs de biens par intervention sur le cerveau.
Ainsi, si l’on veut parler d’éthique mercatocratique – éthique est le mot approprié pour désigner une théorie des valeurs en fonction desquelles on doit vivre – celle-ci ne pourra consister qu’en un classement hiérarchique des types de biens.
Pour qu’une politique mercatocratique soit possible, il faut alors que chacun, dans son rapport au bien, soit prévisible. C’est pourquoi le consommateur, tel qu’envisagé par l’économie régnante, ne peut avoir que des besoins puisque ceux-ci, parmi toutes les inclinations humaines, sont les seules qui soient assurément prévisibles puisque caractérisées par la nécessité d’être satisfaites – voir à ce propos notre billet Comme on nous tient.
Mais en étendant ainsi de manière indéfinie le domaine des besoins, qui dès lors recouvre le domaine des désirs (qui laissent la liberté de les satisfaire), la psychologie mercatocratique est contrainte de les hiérarchiser par ordre de priorité. Tous les besoins doivent être satisfaits, certes, mais les besoins secondaires ne s’imposeront qu’une fois les besoins primaires satisfaits. Et quand seront satisfaits les besoins secondaires, il y aura des besoins tertiaires, etc. Car il faut que l’humain ait des besoins sans fin pour que le marché vive, puisque le marché ne vit qu’en s’accroissant.
Sont donc appelés besoins primaires, les besoins auxquels l’individu humain est tenu de donner prioritairement satisfaction pour simplement continuer à vivre – respirer, manger, boire, dormir, se vêtir, avoir un habitat, etc. Or, les biens répondant à ces besoins, puisqu’ils assurent la maintenance physiologique de l’individu sont nécessairement au sommet de la hiérarchie des valeurs : être bien dans son corps est le premier bien dont dépendent tous les autres ! Ici le matérialisme régnant est tout-à-fait en phase avec le bon sens commun qui dit toujours et partout que la santé est le premier des biens !
Mais cela fait problème pour la mercatocratie car les besoins primaires sont ceux qui sont les plus faciles à satisfaire. Le célèbre philosophe matérialiste grec Épicure (–IVe siècle), le remarquait déjà : « … tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. » (Lettre à Ménécée). Et les besoins qualifiés de « primaires » sont naturels par excellence puisque ce sont ceux qui sont universellement partagés car indéfectiblement liés à notre nature. Or, si les biens primaires sont aisément accessibles, ils ne sont pas intéressants pour le pouvoir mercatocratique, car il ne sont pas ou peu monnayables sur le marché où se font les profits.
Le résultat est que les biens de plus grande valeur simplement pour vivre en bonne santé sont systématiquement maltraités sous pouvoir mercatocratique. Pour des centaines de millions d’humains, l’air qu’ils respirent quotidiennement est trop vicié pour ne pas menacer leur santé[i] ; il n’y a à peu près plus de flux d’eau courante saine accessibles, par contre l’eau que l’on boit se charge toujours plus de « polluants éternels » (PFAS) qui inquiètent pour leur impact à terme sur la santé. A-t-on remarqué combien sont dévalués, en contexte mercatocratique, tous les biens qui ne peuvent pas afficher un différentiel de technicité, tout comme les fruits spontanés offerts à la cueillette, ou les simples productions agricoles vivrières sans l’entremise d’engrais chimiques et de pesticides toujours nocifs pour la santé ?
Tout se passe comme si la mercatocratie s’évertuait à abîmer les sources naturelles de biens essentiels pour contrer le constat Épicure (citation ci-dessus) afin de pouvoir les monnayer, une fois altérés, parce que cela justifierait leur artificialisation. L’eau courante potable, ce bien, jusqu’à il y a quelques décennies, toujours abondant, est devenue suspecte, même au robinet, mais on vend de l’eau prétendument pure sous emballage plastique. On a perdu l’essentiel de la saison enneigée, comme conséquence de la dilapidation d’énergies fossiles, mais on vend des séjours de sports d’hiver à grand renfort de neige artificielle.
De quoi a-t-on vraiment besoin pour vivre humainement bien dans son corps ? Outre l’air, l’eau, la nourriture, il faut de quoi s’habiller et un logement. Ceux-ci peuvent être réalisés par soi-même, mais pas toujours très efficacement, c’est pourquoi, pour ce qu’on en sait, ils ont toujours fait aussi l’objet de transactions marchandes, impliquant des métiers artisanaux traditionnels. Cela indique simplement que l’échange marchand est utile dans toute vie sociale, et n’a donc pas toujours été, n’est pas toujours, au service d’un but d’abus de pouvoir.
Mais n’y a-t-il pas beaucoup de biens primaires, plus qu’on ne le croit, qui ne sont pas monnayables et pourtant indispensables à une vie humaine ? N’est-ce pas le cas, de la préservation de notre santé (et donc du temps de pleine vitalité dont nous disposons), de l’espace ouvert à nos déplacements, de l’ensoleillement qui réchauffe, mais aussi de la pluie qui arrose, du salut au matin par le chant des oiseaux, de la contemplation nocturne de l’infinitude du ciel étoilé ? Et n’avons-nous pas aussi vitalement besoin, en tant qu’humains, d’une vie sociale en confiance, qui laisse toute latitude, même vis-à-vis de l’inconnu que l’on croise, de se regarder, se saluer, voire d’échanger ? N’est-ce pas également un bien primaire que notre capacité de léguer à nos descendants une planète Terre pleinement viable ?
Le fait est que tous ces biens sont aujourd’hui systématiquement maltraités, d’une manière ou d’une autre, par la mercatocratie. Mais qui peut raisonnablement penser que nous continuerions à vivre humainement si nous nous faisions voler ne serait-ce qu’un de ces biens primaires non officiellement répertoriés ?
Il faut quand même prendre au sérieux ce qu’on appelle besoins secondaires, et donc les biens secondaires qu’ils impliquent. Selon la théorie économique, les biens secondaires devraient s’imposer une fois les individus pourvus en biens primaires. Mais en réalité, comme on l’a vu, les gens sont très insuffisamment pourvus en biens primaires. Et bien sûr cela affecte le vécu de chacun, cela se traduit au moins par une multitude de ressentis négatifs de défauts de bien vivre, pas toujours très conscients, mais dont le résultat est toujours un sentiment global d’une vitalité frustrée. On peut donc considérer que ce qu’on appelle « besoin secondaire » a plutôt une fonction de besoin primaire réparateur, et que le bien secondaire est en réalité un bien compensateur venant soulager la frustration.
Les besoins secondaires, et éventuellement tertiaires (comme s’offrir un week-end à la mer) sont toujours d’origine sociale. Et c’est par l’organisation particulière de la société qu’ils s’avèrent nécessaires. Les biens correspondant à ces « besoins » sont ainsi toujours artificiels. On est donc amené à penser que le passage aux biens secondaires renforce l’emprise du pouvoir social sur l’individu. Mais celui-ci s’y plie parce qu’il trouve en eux des satisfactions compensatoires assurées à sa frustration latente. La société de consommation est essentiellement une société de consommation de « besoins » secondaires, et elle fonctionne sur la frustration par rapport aux vrais besoins humains. C’est pour cela qu’elle est une société pathologique. Ce qui le montre de façon évidente, c’est l’inversion de la valeur des biens lorsqu’on en examine le fonctionnement avec un peu de recul.
Nombreux sont ceux qui doivent conduire leur automobile dans les embouteillages de la circulation urbaine du soir, à devoir respirer un air excessivement vicié, mais avec des essuie-glaces qui se mettent automatiquement en route dès l’impact d’une goutte d’eau ! On est amené à manger de la nourriture industrielle de valeur nutritive dégradée et souvent rendue dangereuse par ses additifs, mais on peut commander son four à distance. On peut tchatter avec la Terre entière, mais n’avoir aucune relation avec ses voisins d’immeuble ou de lotissement. On a de l’Intelligence Artificielle accessible à l’envi, mais cela n’empêche pas que soient faits, collectivement, des choix imbéciles et alarmants concernant notre avenir commun.
Cette inversion des valeurs est pernicieuse pour deux raisons :
- Elle est une manière, pour le marché, de s’amplifier des dommages qu’il provoque pour augmenter son emprise sur la société. En effet, toute détérioration de ses conditions de vie appelle, de la part de l’individu qui la subit, un besoin de compensation qui implique une nouvelle demande qui ouvre un nouvel espace pour un bien secondaire – une filtration pour son arrivée d’eau, une médication pour ses problèmes respiratoires, un climatiseur pour parer aux canicules, un marché des villégiatures pour échapper aux nuisances urbaines, etc. – qui renforce l’emprise des faux besoins par rapport aux vrais sur la conduite de sa vie. Il est remarquable que très souvent la compensation a aussi une dimension psychologique de nature symbolique – par exemple l’achat d’une automobile surdimensionnée peut apporter la satisfaction fantasmée d’un nouveau sentiment de puissance sur l’environnement naturel, voire sur ses congénères !
- Elle passe largement sous le radar de l’attention des populations affectées, parce que le mauvais traitement des besoins essentiels se fait presque toujours graduellement, à bas bruit, évitant toute irruption brutale de sensations négatives, dans une vie sociale où l’attention est constamment sollicitée ailleurs. En général, on en prend connaissance trop tard, lorsque le dommage au bien commun n’a pu qu’être collectivement reconnu. Le problème de l’envahissement par les déchets plastiques s’est manifesté lorsque la formation d’un « continent plastique » – des déchets plastiques qui se sont accumulés sur des millions de km2 dans le Nord-Pacifique – a été révélé. Le problème des ravages provoqués par certaines catégories de pesticides a été manifesté quand le phénomène de la disparition des abeilles est devenu une affaire publique dès lors qu’est apparu une pénurie de miel.
On peut dire que l’inversion des valeurs est un phénomène systémique à la mercatocratie. Il consiste en une substitution des biens essentiels à la vie humaine sur Terre, spontanément et aisément accessibles, par des biens secondaires artificiels d’intérêt moins essentiel mais qui apportent une compensation concernant la frustration due à la raréfaction et à l’altération des biens essentiels. Sans cette inversion il ne saurait y avoir de mercatocratie, car elle est la condition nécessaire pour que le marché puisse croître indéfiniment. En effet, les biens naturels sont d’emblée de valeur marchande nulle ou faible, alors que la valeur des biens artificiels est largement à la main des acteurs majeurs du marché qui peuvent jouer sur leur technicité et leur rareté – on peut le constater aujourd’hui par le prix astronomique que prennent certains médicaments contre le cancer, le sida, ou contre certaines maladies rares.
La mercatocratie est un régime qui ne subsiste que dans son accroissement indéfini – qui est celui du marché. Elle ne peut qu’inverser la valeur des biens pour assurer cette croissance. Mais la dénaturation qu’entraîne cette croissance fait clairement voir que si nous ne l’arrêtons pas par lucidité, elle aboutira à une autodestruction de l’humanité.
[i] Sait-on que la surmortalité causée par la pollution atmosphérique en France est de l’ordre de 50 000 morts annuels, ce qui est tout-à-fait comparable à la surmortalité causée par l’épidémie du coronavirus en 2020 ?
