dimanche, octobre 26, 2025

Qu’il ne saurait y avoir de vérité relative

 

Friedrich Nietzsche

 

  « Protagoras (…) admettant comme il le fait que l'opinion de chacun est vraie, doit reconnaître la vérité de ce que croient ses opposants de sa propre croyance lorsqu'ils pensent qu'elle est fausse »
Platon, Théétète, 170a
.

 La citation en exergue, écrite il y a vingt-cinq siècles, est la réponse de Platon au sophiste Protagoras qui affirmait : « Chacun de nous est la mesure de ce qui est et de ce qui n'est pas, […] un homme diffère infiniment d'un autre précisément en ce que les choses sont et paraissent autres à celui-ci, et autres à celui-là. » (Platon, Théétète, 166d), autrement dit que la vérité est relative à chacun. Elle montre que tout propos qui relativise la vérité met son locuteur dans une contradiction implacable puisqu’elle implique que sa profération même lui est relative. Donc qu’il n’y a aucune raison, pour son auditeur, de la prendre au sérieux.

 Cette réponse est définitive ! Cela n'a aucun sens de dire que la vérité est propre à chacun. La vérité relative est impensable ! On aurait dû en rester là : exit la sophistique et sa vision du monde insoutenable. Sauf que la sophistique est revenue en force (clandestinement, l’appellation n’étant pas revendiquée) dans le monde contemporain, précisément, depuis le XIXe siècle avec les philosophes utilitaristes, et surtout Nietzsche qui n’en finissait pas de vouloir discréditer la valeur de vérité, par exemple : « C'est un simple préjugé moral que de croire que la vérité vaille mieux que l'apparence ; c'est même l'hypothèse la plus mal fondée qui soit. » (Par-delà le bien et le mal, § 34 – 1886) … Alors, il faut le prendre comment, ce que tu écris, bonhomme ?!

Cela n’empêche pas les auteurs contemporains les plus en vue de se placer sans hésiter dans le sillage de Nietzsche. Foucault donne le ton de la manière la plus franche : « Ainsi n’apparaît à nos yeux qu’une vérité qui serait richesse, fécondité, force douce et insidieusement universelle. Et nous ignorons en revanche la volonté de vérité, comme prodigieuse machinerie destinée à exclure. » L'Ordre du discours, 1971. On retrouve aussi Deleuze qui s’efforce, difficilement, dans la Logique du sens (1969) de subordonner la fonction de désignation du langage – celle qui met en jeu le vrai et le faux – à sa fonction de signification (voir 3e série). On pourrait aussi citer Derrida, Stengers, ou Latour. À propos de ce dernier nous reprenons notre remarque dans Démocratie… ou mercatocratie ?, p. 104 : « Bruno Latour défendait, par exemple, la légitimité de la connaissance des anges comme relevant d’un « régime de vérité » particulier – le religieux –, laquelle n’avait pas à être remise en cause par cet autre régime de vérité qui est celui de la science moderne (Enquêtes sur les modes d'existence, La Découverte, 2012). Hé bien si, il faut la remettre en cause : le ciel doté d’une couche d’ozone est plus vrai que le ciel peuplé d’anges ! Tout le monde peut être affecté par un trou dans la couche d’ozone ; seuls les croyants d’une certaine religion peuvent être affectés par l’existence des anges »

Le fond du problème est une maltraitance du langage. Tout se passe comme si ces personnes voyaient dans le langage essentiellement un moyen d’expression – et c’est bien dans cette direction que va La logique du sens de Deleuze.

Il faut rappeler à tous cette simple distinction d’Aristote : « Seul, entre les animaux, l'homme a l'usage de la parole (logos) ; la voix (phonè) est le signe de la douleur et du plaisir et c'est pour cela qu'elle a été donnée aussi aux autres animaux. » (Politique, I).

Et pourquoi l’homme a-t-il le logos ? Pour la politique ! Car « l’homme est l’animal politique », c’est-à-dire le seul animal qui doit organiser sa vie en société, et d’abord décider collectivement, par le logos, ce que sera l’utile et le juste. L’utile implique de définir les bons rapports avec l’environnement naturel, le juste implique de définir les bons rapports entre humains.

Pour cela il faut être capable de dire le monde. C’est ce que seule permet la langue que l’on parle, c’est-à-dire le logos, alors que la voix (phonè) permet d’exprimer des sentiments (assez variés chez les mammifères) et aussi de donner du sens (essentiellement biologique chez les animaux : entretenir sa vie, jouer, exprimer de l’attachement, etc.). Ainsi, la seule dimension proprement humaine de la langue est sa capacité de dire le monde, sa capacité de désignation, laquelle se juge selon les valeurs du vrai et du faux.

Le sophiste disait : il y a autant d’apparences d’une chose que d’individus qui la perçoivent, et dans les moments différents où ils la perçoivent. Et tout notre savoir ne peut venir que de ces perceptions multiples. Certes ! Mais nous sommes une espèce qui doit organiser sa vie sociale dans le monde sans qu’elle possède quelqu’instinct qui lui indique comment faire. C’est pourquoi nous nous sommes donnés un système de signes – le langage – capable de nous donner la représentation d’un même monde en lequel nous pouvons nous organiser pour vivre. C’est en effet notre langue, sous des noms communs, qui permet de réunir tout ce qui est partageable dans nos si diverses expériences sensibles. C’est seulement par les mots de la langue que nous pouvons prendre du recul par rapport à chaque bouquet de sensations pour le percevoir comme événement du monde ; par là, elle nous désincarcère de notre bulle de subjectivité pour nous mettre dans le monde partagé par tous les humains. Elle nous permet d’habiter ce monde, mais à condition de le partager en parlant vrai. Si l’on ment sur ce que l’on dit à l’autre sur le monde, alors le monde devient moins habitable : le trompé sera mis en échec, le menteur perdra la confiance de l’autre.

Sans exigence de vérité, pas de monde habitable. Une vérité relativisée, c’est une atteinte au monde autrement plus profonde que le mensonge, car cela veut dire des mots qui ne sont plus assurés de désigner une réalité unique qui puisse être partagée – Trump affirmant qu’il y avait plus de monde lors de son investiture en 2017 qu’à celle d’Obama en 2012. C’est alors la ruine du langage, celle que l’on retrouve dans le délire.

Car la vocation essentielle du langage est de rendre compte fidèlement de la réalité du monde : là est la valeur de vérité. C’est pourquoi il n’est rendu possible que par l’existence d’une vérité universelle, tout comme le bateau n’est rendu possible qu’appuyé sur l’eau.

Comment une part majeure des intellectuels occidentaux, depuis plus d’un siècle, ont-ils pu négliger, voire nier, la valeur de vérité, dont par ailleurs, ils ne pouvaient que faire leur pain quotidien ?

Il faut en revenir à la révolution culturelle du dernier quart du XVIIIe siècle, en Occident, dont les révolutions politiques furent les symptômes les plus voyants. Alors, du point de vue des fins dernières, le bonheur sur terre a progressivement pris le pas sur le salut de l’âme ; de même, du point de vue des fins de la connaissance, l’utilité s’est substituée au dogmatisme ; et du point de vue du regard sur l’humain, l’homme de désir s’est substitué à l’homme faillible au péché.

Sans aller plus avant dans la compréhension de cette révolution culturelle (cela sera traité dans mon prochain livre), nous pouvons comprendre que le rapport à la vérité en soit affecté. En effet le rejet du dogmatisme amène à suspecter toute valeur absolue d’installer un dogmatisme. Ainsi, dès le XIXe siècle, avec le pragmatisme – le vrai est ce qui réussit – , et surtout avec Nietzsche, on s’est efforcé de déconstruire l’absoluité de la vérité.

Ainsi, il faut admettre que maints penseurs contemporains soient tributaires de cette révolution culturelle. Ils s’efforcent d’échapper à tout prix à l’incrimination de dogmatisme en allant jusqu’à sacrifier la vérité comme valeur absolue. À un professeur de philosophie, sans doute bénévole, qui expliquait dans un lieu public, à un auditoire  populaire libre, que la vérité n’existait pas mais n’était qu’une illusion, je faisais la remarque qu’affirmer ceci comme une vérité était incohérent. Un silence pesant suivit …, et puis le professeur répondit que ce n’était là que subtilités logiques, et qu’il ne fallait pas que cela empêche de comprendre la richesse de la pensée contemporaine !

On peut interpréter cette anecdote comme symptomatique d’un lourd non-dit de la pensée contemporaine sur la stratégie d’évitement absolu de la contradiction.

Pourtant, il faut comprendre que cette absoluité de la valeur de vérité est très singulière. Elle ne relève pas d’un dogme légitimé par quelque révélation d’origine transcendante. Elle est un produit de la contingence de l’histoire humaine. Il se trouve en effet que l’évolution phylogénétique a fait apparaître une espèce – l’espèce humaine – dont le biotope n’est pas déterminé a priori par la logique de la biosphère au moyen de l’instinct. L’humanité a dû elle-même se donner son biotope, ce qui implique le choix d’un emplacement et l’inventivité technique qui le rende habitable. Cela n’a pu se faire que sous la condition de s’être donné une représentation du monde partageable. Comme l’écrivait H. Arendt : « La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici. » (La crise de la culture, 1961). Cela ne serait même pas métaphorique de dire que le langage est le biotope propre de l’humanité. Le langage (logos) ne peut en effet pas être pensé autrement que la première création de l’espèce homo sapiens et la plus collective ! Mais il faut alors avoir conscience que ce biotope est le seul qui soit artificiel dans le monde vivant – la preuve en est à la fois dans la multiplicité indéfinie des langues, et dans la faillibilité de leur capacité de représentation (par le mensonge où la relativisation du savoir du monde).

Ainsi l’absoluité de la vérité n’est pas l’expression d’une transcendance, elle est immanente à la condition humaine. On comprend alors que la vérité universelle est nécessaire sans que cette nécessité découle de l’adhésion à un dogme. Cette nécessité est simplement impliquée par la situation singulière de l’espèce. Vouloir sortir de cette nécessité met inévitablement en péril l’humanité car c’est ouvrir la probabilité qu'elle se scinde irrémédiablement en factions ennemies se référant à des « mondes » particuliers incompatibles – on peut voir cette possibilité se développer aujourd’hui dans certaines régions du globe, en particulier aux États-Unis.

Enfin il faut admettre que le pouvoir social, tel qu’il s’est développé au sortir de la révolution culturelle du XVIIIe siècle, trouve dans l’idéologie sophiste de la souveraineté des apparences sur la connaissance, le terrain le plus propice à son épanouissement. Ce pouvoir est une mercatocratie : ses tenants l’imposent au moyen d’une expansion forcenée sans limites d’un marché économique ouvert. Comme ce pouvoir s’exerce prioritairement par une communication ayant pour support l’image, et pour moteur la réaction émotionnelle qu’elle suscite, il impose massivement une motivation subjective des comportements. On est là précisément dans ces « vérités » multiples des sophistes, en lesquelles chacun est dans son « monde » de frustrations et de besoins, mais qui sont incapables de préserver un espace public apte à l’investissement politique pour un monde plus juste et respectueux de la biosphère.

Chacun a bien sûr une légitime prétention à élaborer et faire valoir une pensée philosophique. Mais le sens de sa publication est d’apporter une contribution argumentée au problème de la condition humaine, laquelle appellera des critiques qu’on voudra également argumentées, de façon à alimenter un débat public qui, du moins en Occident, se continue depuis Thalès de Milet au VIIe siècle avant J-C. Le fil rouge de la continuité de la pensée philosophique ne peut être que l’exercice de la raison qui règle l’argumentation. Or, cette espèce de forclusion du caractère incohérent d’un discours catégorique sur le caractère relatif de la « vérité » n’est-elle pas au moins comme une tache sur la lisibilité de l’histoire de la pensée ?

C’est pourquoi nous demandons, à ces auteurs qui relativisent, de parler juste !

Au lieu de dire ou de laisser entendre : cette proposition est vraie,

  •       que l’utilitariste dise : elle apporte le plus de bonheur au plus grand nombre,
  • que le pragmatiste dise : elle permet de réussir,
  • que le nietzschéen dise : elle permet d’affirmer sa puissance par rapport aux autres,
  • que le foucaldien dise : elle affirme une volonté de pouvoir,
  • que le deleuzien dise : elle affirme son désir
  • que le latourien dise : elle exprime un mode particulier d’existence,

etc…car il y a une multiplicité de types de propositions intéressantes pour conduire son temps de condition humaine. Mais il ne faut pas perdre de vue que la philosophie vise la vérité dans son sens le plus précieux parce que le plus général. Et même si elle n’atteint que partiellement ce qu’elle vise, qu’au moins elle ne perde pas de vue que c’est le monde commun, que tous les humains cherchent à habiter au mieux, que toujours elle cherche à dire.

dimanche, octobre 19, 2025

Moraliser la politique

 

Abordage de militaires israéliens
 sur un bateau de la flottille pour Gaza
septembre 2025

Il semble bien que la quasi totalité des sociétés connues soient injustes. Lorsqu’une infime minorité accumule des sommes pécuniaires faramineuses essentiellement utilisées imbécilement à des dépenses d’apparat à l’impact très négatif pour l’environnement humain, alors qu’innombrables sont ceux qui n’arrivent pas à trouver un travail leur apportant un revenu suffisant pour vivre, on dit qu’il s’agit d’une situation d’injustice, car elle est ressentie comme humainement indigne. Or c’est là le régime social quasi mondialisé sous le règne de la mercatocratie – pouvoir qui organise la société pour l’expansion indéfinie du marché –  telle qu’elle s’est imposée de nos jours. L’iniquité des revenus, comme l’asservissement contraint des uns par les autres, sont des situations sociales injustes. Car une société est injuste en ce qu’elle entérine, en son organisation des atteintes systématiques à la dignité humaine. Font semble-t-il exception à cette tare d’injustice, les sociétés dites « premières » de faible effectif[i].

L’injustice est toujours un ferment de violence. Car la violence peut paraître la seule voie de réhabilitation pour celui qui subit l’injustice. Surtout si se manifeste un leader populiste qui agrège les indignations en une force collective dirigée sur une partie de la population en situation plus fragile et désignée comme facteur essentiel de l’injustice. Et nous savons que ce type de violence, qui peut se répandre en épidémie du fait des logiques de vengeance, est le pire ennemi d’une société.

Du point de vue de nos sociétés contemporaines, autoproclamées développées, l’injustice est -elle conjurable, ou faut-il se résoudre aux soubresauts, à l’instabilité, et au risque de violence généralisée, qu’elle génère ?

Dans son ouvrage sur La désobéissance civile (1849), Le philosophe américain H. D. Thoreau interpellait le public en témoignant qu’il avait refusé de payer son impôt, et accepté la prison, pour ne pas être complice de la guerre injuste, colonialiste, contre le Mexique, perpétrée alors par les États-Unis.

La situation par lui décrite est intéressante, car la guerre entreprise était tout-à-fait légale puisque décidée par une présidence et des élus choisis par une majorité de citoyens conformément à la Constitution démocratique du pays. Elle a pu même sembler légitime par ceux qui ont été convaincus par l’argumentation qu’elle était dans l’intérêt de l’ensemble de la population. Pourtant elle a indigné une conscience, au moins, en l’occurrence celle de Thoreau, parce qu’elle était parfaitement injuste. Elle visait en effet à mettre sous le joug d’un envahisseur par la force, un pays afin de lui extorquer au mieux ses richesses.

Cet exemple nous montre un jugement d’injustice, qui est un jugement d’ordre social, disons même politique, n'émanant pas d’une institution d’État, fut-elle celle de la Justice, ni même d’une opinion majoritaire hostile à cette guerre, mais d’une conscience individuelle qui alors se fait conscience morale. Et cette conscience morale peut faire nombre et devenir une force politique. C’est le sens du texte de Thoreau qui interpelle la conscience de ses compatriotes, pour que, comme lui, ils enfreignent la loi afin de rester en accord avec leur conscience morale en refusant d’être complices d’une grave injustice. Il a bien conscience que si, comme lui, ils désobéissent en nombre significatif, ils constitueront une force politique redoutable qui pourrait renverser une décision inique, pour un motif plus profond, plus solide, que la simple règle, aux effets aléatoires et versatiles, de la majorité démocratique, celui de l’accord des citoyens avec leur conscience morale.

On voit, par cet exemple, qu’il y a plus qu’une proximité, il y a identité de racine entre la valeur de justice et la valeur de moralité : toutes deux sont révélées par le sentiment d’indignation[ii]. Or, ce sentiment provient toujours du constat d’une atteinte à la dignité humaine. La dignité est cette valeur uniquement attribuée à l’être humain en tant que celui-ci est raisonnable, c’est-à-dire doté d’une raison telle qu’elle lui permet de donner un sens à sa vie, faisant ainsi de lui une fin en soi. C’est sur cette dignité humaine que Kant fonde le précepte moral fondamental qu’on ne doit jamais traiter autrui comme un simple moyen, mais toujours aussi comme une fin en soi.

C’est pourquoi la véritable distinction entre la justice et la moralité se révèle dans la portée du jugement qui naît du constat d’indignité. Le jugement d’immoralité porte sur l’individualité – soi-même, une autre personne, ou un groupe d’individus. Le jugement d’injustice porte sur la politique au sens le plus profond du terme, c’est-à-dire l’organisation de la société en fonction du Bien commun.

Le jugement d’injustice est toujours un jugement de recul du Bien commun.

Dès lors, il faut considérer la désobéissance civile telle qu’elle a été théorisée par Thoreau comme un appel pour trancher sur les situations d’injustices – et donc de recul du Bien commun – de la manière la plus assurée qui soit puisque, s’appuyant sur la conscience morale, elle a la force de mettre en jeu la situation sociale (pensons à la prison), au moins, mais aussi quelquefois l’intégrité physique, voire la vie, du désobéissant.

Parce que la désobéissance civile fait droit à l’indignation envers l’injustice de la seule manière conséquente – en mettant son comportement en règle avec sa conscience – elle est la seule prise de position politique indubitablement morale.

À partir de l’état dégradé de la société injuste, seule la désobéissance civile peut faire advenir une société juste, en arrimant la décision politique à la conscience morale des citoyens.

On le sait, pour l’idéologie dominante, cette conclusion va paraître fabuleusement utopique ; c’est effectivement comme cela qu’elle aimerait qu’on la considère. Mais, il faut regarder de près la réalité des mouvements de désobéissance civile. Partout où ceux-ci ont été largement partagés, ils ont incontestablement et durablement changé la donne, en faisant progresser la justice et donc le Bien commun : l’Inde après Gandhi, les États-Unis des droits civiques des années soixante, etc. On peut penser que la multiplication des flottilles de militants désobéissants navigant vers Gaza ont été un facteur important, peut-être décisif, pour que cesse ce massacre de gens démunis.

 


[i] Voir en particulier Pierre Clastres, La Société contre l'État, éditions de Minuit, 1974

[ii]  Voir à ce propos : Pourquoi l'injustice indigne-t-elle ?

dimanche, octobre 12, 2025

Là ou commence la violence

 

Une clouterie à Mohon (Ardennes), vers 1880
 

Du point de vue de la vie sociale, le fait le plus significatif, en cette troisième décennies du XXIe siècle, est la montée de la violence jusqu’à un niveau jamais atteint depuis 1945. Pas besoin d’illustrer, il suffit d’écouter ou lire, quotidiennement, les informations.

Et il y a de la réserve ! Ne surtout pas se focaliser sur le retour au pouvoir de Trump. Il n’est pas tombé du ciel ! Il a fallu que des dizaines de millions d’électeurs le choisissent, avec ses propos outranciers, son irrespect des lois, son rejet sans nuance d’une part significative de la population, son mépris affiché de la vérité, sa tentative de sédition contre la démocratie de son pays, etc. Qui plus est, on voit se pousser du col de nombreux aspirants-Trump, à travers le monde !

Cette montée de la violence se manifeste par la multiplication des conflit armés, avec les difficultés à les clore durablement. Elle se voit aussi à l’intérieur des diverses sociétés par la multiplication d’agressions meurtrières, avec l’apparition d’armes de guerre (souvent cela concerne le trafic de drogue, mais la drogue n’est-elle pas une forme de violence ?), mais aussi, et c’est nouveau, par des actes de violence aveugle venant de jeunes personnes aux motivations confuses.

La violence est la pire ennemie de la vie sociale. Ainsi nous vivons, non seulement dans une biosphère délabrée, mais dans une société qui paraît également en voie de délabrement.

Pourquoi en sommes-nous rendu à ce niveau de violence ?

On peut repérer deux facteurs principaux :

1.     L’individualisme exacerbé promu par les lois du marché et l’idéologie qui va avec. Selon celle-ci, l’essentiel est de réussir en amassant le maximum de revenus pour profiter pour soi-même du maximum de biens. Dans cette optique, autrui est essentiellement vécu comme un rival potentiel. La popularisation récente d’Internet, en particulier par l’espace des réseaux sociaux, a fortement intensifié cette compétition.

2.    Le développement des populismes. Le populisme consiste, pour un leader autoproclamé, d’exploiter la frustration commune de certains secteurs de la population, manifestement perdants dans la compétition instaurée par le marché, pour les réunir en une vindicte collective contre une autre partie de la population, encore plus vulnérable, mais facilement identifiable par des caractères physiques propres, dont l’élimination serait la solution à leurs problèmes.

La seconde source de violence a pour condition nécessaire la première. Car le règne de plus en plus envahissant du marché, ces dernières décennies, implique le déclassement de secteurs nombreux de la population : les quelques grands gagnants à la course à l’enrichissement impliquent de nombreux perdants. Ceux-ci voient, malgré tous leurs efforts pour assurer leur vie dans l’organisation sociale qu’on leur impose, leur condition se dégrader.

Les gens peuvent se vivre déclassés en tant que consommateurs, c’est le mépris du traitement du consommateur par la communication commerciale ; en tant que travailleurs, lorsque ils sont utilisés sans ménagement et poussés vers la sortie pour « dégraissage » ou délocalisation ; en tant qu’habitants d’un territoire qui se trouve en dehors des grands circuits de flux marchands, ou qui est saccagé au profit du marché, en tant que dépendants de services publics défaillants, etc.

Mais objectera-t-on, le déclassement est certes, pour ceux qui en sont victimes, une expérience sociale déplorable, mais, à proprement parler, elle n’est pas une violence. Pour qu’il y ait violence, il faut qu’un emploi de la force viole l’intégrité physique de la victime.

Il faut aborder le problème de la violence comme phénomène de société d’une toute autre manière. D’abord, il faut poser que la violence est par nature épidémique. La violence appelle la violence, et selon un emploi qui croît en intensité. Cela se remarque particulièrement dans le besoin de se faire justice par vengeance. C’est pourquoi toute société a besoin de s’organiser avec des lois qui préviennent les comportements violents, un corps de force publique qui les fasse respecter,  et une institution de Justice pour sanctionner. Ainsi la société peut circonscrire et éteindre dès qu’ils se déclarent les foyers de violence afin qu’ils ne se propagent pas en un incendie destructeur.

Le populisme est violent. Ceux qui sont victimes systématiquement de mauvais traitements dans la vie sociale – par exemple pour trouver un emploi, un logement, ou dans leur relation aux forces de l’ordre – du fait de leur apparence physique, ou de la consonance de leur nom, le savent. D’où vient cette violence sinon d’une violence antérieure subie par ceux qui adhèrent au discours populiste ?

Cela signifie que la société telle qu’elle évolue aujourd’hui , c’est-à-dire une société mercatocratique – dont l’organisation est comme jamais imposée par les réquisits du marché – est une société violente pour une majeure partie de la population mondiale (puisque cette société est mondialisée pour les besoins du marché). Nous voulons dire que toute la partie pauvre et marginalisée des habitants de cette planète qui n’est pas jugée utile pour produire du profit aux employeurs, et aussi tous les salariés prolétarisés des pays pauvres, ainsi que, dans les pays dits développés, la plus grande part de la classe moyenne qui voit ses moyens d’existence se dégrader à mesure que l’injustice dans la répartition des revenus se creuse, se vivent violentés par la société en laquelle ils vivent. C’est cette violence qu’on retrouve dans le populisme de qui se laisse embarquer dans des incriminations paresseuses plutôt que de réfléchir aux sources réelles de cette violence sociale.

Qui a le sens historique objectera que la signification du mot violence est ici un peu trop délayée. Que la mercatocratie, qui n’est après tout que l’organisation sociale correspondant au culte du commerce, est sans doute une des moins violentes organisations sociales inventées par les hommes. Qu’en 1815 en Europe, la conversion au commerce et à l’industrie a été la manière salutaire de sortir d’un quart de siècle de guerres, pour parvenir à des rapports sociaux non plus fondés sur le rapport de force, mais sur le contrat commercial. Et qui dit contrat dit accord libre entre les deux parties.

Mais on rappellera ici que le contrat n’exclut pas le rapport de force, tout particulièrement le contrat de travail. On ne développera pas sur ce qu’on appelle la « prolétarisation » des travailleurs, c’est-à-dire l’accaparement des terres, l’exode rural massif, l’embauche dans des conditions quasiment inhumaines, pour faire tourner les usines, non seulement des anciens artisans désormais déclassés pour servir les nouvelles machines, mais les femmes et les tout jeunes enfants.

La mercatocratie est née par la violence et est restée dans la violence. Car la croissance du marché implique la violence sur des populations. Mais ce n’est pas une violence brute, fondée essentiellement sur l’emploi de la force. C’est une violence qui procède essentiellement de la communication – faire croire que vous allez librement vers le bonheur pour que vous acceptiez les conditions qui vont permettre d’accaparer votre énergie et de tirer profit de vos compétences.

Cette violence sur les populations qu’implique la croissance du marché, en ce qu’elle est blanchie par la pensée dominante (comme on blanchit de l’argent obtenu crapuleusement) – "Regardez l’abondance de biens qui sont désormais possibles grâce à la croissance industrielle !" – n’est ni reconnue, ni poursuivie par les institutions sociales. Elle ne peut donc que nourrir, épidémiquement, d’autres violences. Comme on le voit aujourd’hui.

Pour comprendre la montée de la violence présente, et donc pour être capable de s’y opposer efficacement, il faut reconnaître à la fois le passif de violence que recèle la montée historique du pouvoir mercatocratique, et son procédé propre qui est la communication prioritairement à la force. Ce qui implique qu’on aie de la violence une vue plus large que celle, commune,
de l’usage de la force qui altère le corps.

La violence commence dès lors qu’il y a acte délibéré de dégradation d’un être humain.

dimanche, octobre 05, 2025

L’éternité, quelle drôle d’idée !

 

 

Comment donc est venue à l’esprit humain cette idée d’éternité ?

Remarquons d’emblée que ce n’est pas une idée aléatoire, puisqu’on la retrouve dans toutes les cultures en lesquelles elle a toujours au moins comme rôle de s’opposer à l’idée de mortalité. Et ce caractère lui donne une valeur culturelle incomparable.

Mais sur quoi repose-t-elle, cette idée d’éternité ?

Les idées sont saisies, transmises par les mots. Les mots sont la matérialité des idées. On objectera que c’est le lit dans lequel j’ai dormi qui est la matérialité de l’idée de lit. Hé bien non ! Il est la matérialité de ce lit singulier, qui n’est pas une idée, puisque je ne pourrais jamais finir d’en faire la description. Alors que le mot « lit » nous donne clairement et distinctement l’idée d’un « meuble pour le sommeil humain ».

Les mots qui disent les idées – les noms communs – sont toujours la consécration d’une expérience partagée, épurée par raisonnement. Le raisonnement est ce qui permet d’abstraire à partir des sensations de chacun, d’une part les caractères généraux en lesquels s’inscrit l’idée, d’autre part le caractère qui la discrimine de l’idée la plus voisine. Pour le lit :
– caractères généraux: un  meuble, autrement dit un objet technique prenant place dans une habitation humaine, etc.
– caractère spécifique : il est voué au sommeil, c’est pourquoi il n’est pas un canapé.

De quelle expérience partagée a-t-on pu faire naître l’idée d’éternité ?

L’éternité est une modalité du temps. On parle du temps qui passe de mille manières et quotidiennement, mais sait-on que le temps est une réalité tout-à-fait particulière ? Augustin d’Hippone (Saint Augustin pour les chrétiens) écrivait dans ses Confessions (vers l’an 400) : « Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l'expliquer à la demande, je ne le sais pas ! »

Alors que les idées sont saisies d’emblée par l’esprit dès lors qu’on est en présence du mot – qu’on rencontre les mots lit, peur, ou encore hypothèse, on voit d’emblée de quoi l’on parle et on pourrait développer cette représentation à la demande. Mais le mot temps ne déclenche en l’esprit aucune intuition qui nous permettrait de reconnaître la réalité qu’il désigne. Certes, si on vous dit : « Je n’ai pas le temps ! », vous comprenez qu’il s’agit d’une discordance entre une tâche à accomplir et une situation d’échéance ; mais vous ne le comprenez qu’autant que vous connaissez la personne qui le dit et le contexte en lequel elle le dit. Faites l’exercice de penser cette phrase décontextualisée : elle n’a aucun sens. Le temps ne peut être intuitionné que s’il est le temps de quelque chose : le temps de cuisson d’un œuf, le temps que met la lumière d’une étoile à parvenir jusqu’à la Terre, etc. On objectera que le temps des physiciens s’intuitionne très bien comme l’avancée d’un point sur la ligne du temps d’un repère orthonormé. Mais ce temps là est parfaitement factice puisqu’on peut remonter à volonté de l’après à l’avant. Or, ce dont on est le plus sûr, c’est que l’idée de temps contient le caractère d’irréversibilité : on ne revient jamais dans le passé. En vérité cette représentation scientifique qui prétend valoir pour le temps n’est pas celle du temps. Elle ne vaut que si on le réduit à du mesurable, ce qui en laisse échapper l’essentiel.

Il en est de même de l’éternité : on ne saurait avoir la moindre représentation de la réalité que désigne ce mot. Cela est même plus radical que pour le mot temps, puisque l’éternité n’est même pas mesurable. Retrancher une seconde ou un millénaire à l’éternité, quelle différence ?

Il n’y a, derrière l’idée de temps, qu’une seule expérience possible, c’est celle du temps vécu. Mais qu’entend-on par temps vécu, sinon une expérience tout-à-fait inconstante de la durée – ce que durent les phénomènes qui nous affectent. Or, la psychogénétique l’établit, la perception de la durée se vit, déjà chez le nouveau-né, dans la situation de l’attente – attente du contact bienfaisant avec la mère qui donnera le sein et apaisera l’angoissante absence du lait maternel vital.

L’attente est donc l’expérience inaugurale de notre vécu du temps. Et c’est une expérience négative. Si les désirs du nourrisson étaient satisfaits dès que formés, s’il n’avait jamais à attendre, il n’aurait pas la notion du temps. N’est-ce pas ce qui se passe lorsque nous sommes dans la rêverie ou dans le rêve ? N’est-ce pas parce qu’alors nous nous satisfaisons par un régime de notre imaginaire en mode hallucinatoire que le sentiment de durée disparaît ? Nous nous mettons alors comme hors du temps. C’est peut-être bien dans ce hors-temps que nous avons vécu notre vie intra-utérine, toujours d’emblée satisfaits par la voie du cordon ombilical.

Ainsi, on peut rendre compte des durées vécues, si typiquement variables selon les circonstances, alors que les temps mesurés sont égaux, par le destin des désirs de l’individu. D’ailleurs que vient faire la mesure dans un temps qui est fondamentalement vécu de manière qualitative, puisque relatif au sort réservé à son désir ?

Le temps est mesurable parce que le mouvement de l’Univers est rythmique  – il est une conjugaison de rythmes, celui de la rotation et de la circonvolution des planètes, celui du balancement d’un pendule, de l’oscillation d’un cristal de quartz, etc. (cela le philosophe Pythagore de Samos l’avait perçu et affirmé dès le VIe siècle av -J-C). Mesurer le temps, c’est donc compter le nombre d’oscillations d’un de ces rythmes stables, produites entre deux événements encadrant une durée vécue.

Mais si le temps peut être mesuré, c’est qu’il se présente à la conscience humaine comme morcelé – ce qui est une conséquence de son origine d’être vécu comme attente – car l’attente implique l’orientation vers une fin. Et là, il faut pleinement assumer l’ambivalence du mot fin : à la fois but et échéance. Que cette échéance soit dans la satisfaction ou l’insatisfaction, elle implique un nouveau départ porté par un autre désir, et ainsi de suite…jusqu’à épuisement. Ce qui est la fin ultime : la mort de l’individu. Comme l’écrivait Schopenhauer : « Entre les désirs et leurs réalisations s’écoule toute la vie humaine » (Le monde comme volonté et représentation, 1819).

Ainsi, si l’on rapporte le temps à l’expérience vécue qui le fonde, il apparaît comme la dimension d’un perpétuel changement, où tout ce qui apparaît est né et voué à disparaître au bout d’un certain temps. Et nous-mêmes, individus humains qui en sommes conscients, sommes tout autant pris dans cette loi du temps. Ce qui veut dire que cette angoisse archaïque de l’attente, cette éventualité de ne pas avoir le nourrissage qui permet de continuer à vivre, sera finalement justifiée. Chacun ne peut que se dire « À un moment, indéterminé, me sera refusé ce dont j’ai besoin pour continuer à vivre. » C’est pourquoi le temps, tout irreprésentable qu’il soit, est vécu négativement par l’être humain. Il est finalement une tragédie.

On pourrait alors penser l’idée d’éternité comme l’ouverture à une possibilité de surmonter la tragédie du temps morcelé des existences finies. En effet l’éternité est l’idée, aisément concevable logiquement, d’un être qui durerait sans limites. Il est compréhensible que cette idée soit investie par l’humain, le seul être qui a conscience de sa finitude.

Pourtant, on l’a vu, l’éternité est une idée foncièrement irreprésentable. Sauf si on l’attribue à un être déterminé. Or, on ne connaît aucun être ainsi éternel, et c’est pour cela qu’on se l’est donné comme surnaturel, sous le nom de Dieu. Comme on lui attribue l’éternité on peut lui attribuer tous les pouvoirs. Donc on lui attribue celui de nous rendre éternel. Mais le qualifier de surnaturel ne veut rien dire d’autre que le considérer hors d’atteinte de l’expérience. C’est pourquoi l’Être éternel qu’est Dieu ne peut être que l’objet de croyance. Et les croyances sont relatives aux cultures particulières et à leurs mythes. C’est pour cela que les humains peuvent en arriver à se battre pour cause de visions de Dieu différentes.

Tel qu’on vient d’en décrire la genèse, l’idée d’éternité apparaît de bien fragile justification : elle ne peut donner lieu à aucune intuition de représentation, elle ne peut être attribuée qu’à un être surnaturel et devient dès lors relative aux croyances de cultures particulières. Comment rendre compte avec de si faibles motifs, de l’importance qu’elle a prise dans la pensée humaine ?

Nous voulons ici proposer la thèse que l’idée d’éternité est adossée à une expérience humaine, qui quoique, en général, non formulée, est décisive en ce qui concerne le rapport humain au temps.

Notre expérience du psychisme nous est donnée exclusivement par notre conscience. Or, par celle-ci, nous n’avons aucune expérience d’une rupture du psychisme, nous n’avons d’expérience que de sa continuité. Notre conscience peut changer d’état (sommeil / veille), mais nous savons de toute évidence qu’il n’y a pas hiatus. Par exemple, redevenus conscients après une « perte de conscience », nous savons que nous avons continué à avoir une vie psychique. Car il ne peut pas y avoir de contenu de conscience qui ne s’appuie sur un contenu de conscience antérieur. Je ne puis avoir conscience du ciel bleu que parce que des états de conscience antérieurs m’ont donné le « ciel » et le « bleu ». Avoir conscience, ce n’est pas avoir des présentations, c’est avoir des re-présentations . « Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? » (H. Bergson, L'Énergie spirituelle, 1919). Il s’ensuit qu’une première conscience est impensable. Et, de fait, l’idée de commencement de notre conscience ne peut correspondre à aucune expérience intérieure ! Lors de la naissance ? Quel arbitraire ! À quel moment d’ailleurs ? Pourquoi le fœtus qui pousse pour sortir, et même qui réagit par des déplacements dans l’espace intra utérin, ne serait-il pas déjà conscient ? Et pourquoi pas déjà le spermatozoïde qui se déplace parmi des milliers d’autres pour gagner la course à la fécondation et imposer ses gènes ?

Notre expérience la plus intime est que nous sommes un flux de conscience auquel nous ne pouvons assigner aucun commencement. Mais nous ne pouvons pas plus lui assigner une fin ! C’est tout simplement impensable ! D'abord, est-il pensable que ce qui n'a pas de commencement aura une fin ? Ensuite, comment une conscience pourrait-elle témoigner de sa fin ? Ce qu’Épicure avait formulé de manière parfaitement claire et lapidaire : « La mort n’est rien pour nous ! »

Notre conscience nous fait savoir qu’on ne saurait donner au psychisme de l’individu humain, ni un commencement, ni une fin. Ainsi notre expérience la plus fondamentale nous apprend que le psychisme humain fait exception à la loi du changement universel qui veut que toute réalité ait un commencement et une fin.

Psychisme vient du grec psychè = âme. L’humain peut d’expérience adhérer à l’idée d’immortalité de l’âme, mieux d’éternité de l’âme ! C’est pourquoi on retrouve régulièrement cette idée dans les cultures humaines. Sa forme la plus fréquente est la métempsychose : les âmes transmigrent dans un autre corps, après la mort, et pas nécessairement de la même espèce (une âme humaine peut se retrouver dans un corps animal ou dans un végétal). On la trouve dans l’Égypte antique et dans l’hindouisme. Elle était très en faveur chez les anciens grecs : elle est un thème central de l’enseignement de Pythagore (– VIe siècle), et est reprise dans de nombreux Dialogues de Platon (– IVe siècle), tels le Phédon.

En tant qu’interprétation particulière de l’expérience par chacun de sa vie psychique, la métempsychose est une croyance. Mais c’est une croyance qu’on ne saurait assimiler à la croyance en un Dieu tout-puissant et omniscient des religieux sémitiques. Elle est beaucoup plus sage et d’ailleurs infiniment plus consensuelle.

Nous vivons d’emblée dans l’éternité. Tout simplement parce que l’éternité est la vérité de notre conscience !

Le petit enfant sait cela : il se voit, il se sent, il se vit, éternel. La connaissance de sa mortalité est toujours une connaissance tardive et de seconde main : elle vient de l’extérieur, par le ouï-dire ou la rencontre de corps inanimés. Mais pour être rigoureux il faut dire que la mort, comme la naissance, sont essentiellement des événements corporels. Notre mortalité signifie simplement que nous allons vers un corps hors d’usage. Mais notre conscience est ainsi faite qu’elle ne peut que penser un après. Même si elle ne peut le remplir que d’un point d’interrogation.

Et c’est un des plus profonds mystères que celui de savoir d’où vient la conscience, ou même si elle doit venir de quelque part, car ce peut être elle qui nous met dans la dimension du temps et dans les problèmes d’origine.

Nous touchons là une limite de la philosophie, et donc de la pensée humaine, et qui est aussi le lieu de sa plus grande valeur.

« Nous vivons ici-bas dans un mélange de temps et d’éternité. L’enfer serait du temps pur. » Simone Weil, La connaissance surnaturelle, 1951 (posthume).

dimanche, septembre 28, 2025

Belle histoire

 






Les écologistes qui s’en prennent à la technoscience se trompent !

Mais il faut bien se comprendre, et pour cela sortir de l’approximation dans la saisie de la signification des mots.

Être écologiste, c’est se battre,
– contre le pouvoir mondialisé en place qu’il faut appeler « une mercatocratie » parce qu’il se nourrit essentiellement du développement sans limite du marché,
– pour une politique qui ménage la vitalité de la biosphère.

La technoscience, c’est la mutualisation du développement des sciences et des techniques issue de la révolution épistémologique par la méthode expérimentale du début du XVIIe siècle, en Occident.

Les écologistes sont dans un large consensus pour incriminer la technoscience comme une dynamique de recherches scientifiques et d’inventions techniques – ce qu’on appelait naguère familièrement « le Progrès »  – qui serait directement la cause des ravages actuellement constatables sur la biosphère.

Prenons l’exemple de l’intelligence artificielle (l’IA) comme nouvelle technique de production de connaissance, d’apparition récente, et actuellement en plein développement. On a, au début des années 2020, la théorie, issue des neurosciences, de l’accès à une connaissance par modélisation de données à partir d’un réseau de neurones artificiels multicouches (chaque couche s’appuyant sur la précédente pour préciser le modèle) – ce qu’on appelle le « deep learning ». À quoi s’ajoutent les techniques, de la communication électronique mondialisée (Internet), du calculateur électronique rapide (ordinateur), ainsi que celles de stocker et de mobiliser, de façon quasi instantanée, des masses importantes de données. Il en résulte, aujourd ‘hui, l’IA comme technique de production rapide de connaissances accessible à chacun au moyen d’un appareil – un terminal – adéquat.

Posons-nous la question. Qui, en 2020, avait un désir d’IA ? Relisez les flux de communication de l’époque : personne ne s’en souciait en dehors du cercle des spécialistes.

Et pourtant voilà une séquence de technoscience qui aboutit à une technique qui va massivement, mondialement, changer le rapport des individus à la connaissance. D’autre part, du fait de sa goinfrerie en énergie, elle va inévitablement précipiter et amplifier les catastrophes écologiques qui s’annoncent. Mais elle va tout aussi inexorablement amener à des bouleversements profonds dans la société, massivement dans le domaine de l’emploi, mais aussi dans le domaine si sensible de la relation éducative et de la transmission culturelle – on peut déjà anticiper les dangers liés à l’uniformisation des connaissances et à la passivité impliquée pour le quêteur de celles-ci. Et pourtant, jamais cela n’aura été discuté, évalué, choisi, demandé, par tous ceux qui sont concernés.

Et c’est ainsi qu’on est amené à juger la technoscience comme une fatalité maudite.

Et pourtant, en contrepoint, on peut raconter une belle histoire.

C’était dans les années 90. Internet était alors essentiellement animé, nourri, par le milieu étudiant et universitaire. C’était alors une autre séquence technoscientifique qui s’était mise en place :

Communication électronique instantanée par Internet + synergie des savoirs particuliers s’échangeant et se confrontant + mise au point en collaboration d’applications et de services de partage = progrès et diffusion des connaissances, d’applications informatiques, et de tout bien numérisable, hors échange marchand et d’extension mondiale.

Il demeure des poches de résistance de cette dynamique de collaboration et de partage sur Internet. Et des lieux du Réseau comme l’univers du logiciel libre et l’encyclopédie Wikipédia, et bien d’autres qu’on peut découvrir avec un peu de curiosité hors des sollicitations intéressées, restent des éléments précieux de cette séquence technoscientifique simplement orientée vers le bien de l’humanité.

C’était très amusant cette fébrilité soudaine et contagieuse des affairistes à la fin des années 90, prenant conscience qu’une part de plus en plus importante de biens se produisaient et circulaient en dehors de leurs lois, les lois du marché, que la ferveur de toute une génération leur échappait parce qu’elle se passionnait ailleurs, dans un espace hors de leur contrôle. Ils se sont alors précipités pour investir dans les petites structures (start-up) qui produisaient et géraient ces nouveaux biens, sans être capables de discerner suffisamment lesquelles étaient porteuses d’avenir de leur point de vue de potentialité de marché. D’où l’explosion de ce qu’on a appelé « la bulle Internet » en l’an 2000, laquelle fut pratiquement un krach boursier retentissant.

Bien sûr, depuis, la mercatocratie n’a pas abandonné la partie. Là où des biens circulent, il y a toujours un marché à ouvrir, n’est-ce pas ? Elle s’y est prise durant les deux dernières décennies de façon plus prudente et progressive. Aujourd’hui, avec l’IA, elle croit pouvoir parachever son triomphe. Et on la voit bien venir ! D’abord cette offre gratuite proliférante actuelle. Il faut bien créer une appétence ! Mais déjà on voit poindre des offres assurées plus performantes mais payantes. Ainsi va l’assujettissement à un nouveau marché.

En réalité le marché des IA, et il en va de même du marché des crypto-monnaies, n’ont pas d’avenir. Ces biens vont vite devenir hors de prix par leur goinfrerie en énergie. Ils accélèrent trop rapidement un processus d’étouffement de la biosphère sous la dynamique tardive de la mercatocratie qui domine aujourd’hui plus que jamais l’humanité. Celle-ci implique dans sa phase finale une débauche toujours plus accélérée de consommation d’énergie, et donc de sa transformation en chaleur.

Mais cela ne nous déprimera pas. Car nous nous savons toujours rattachés à une belle histoire de production et de circulation sociale des biens sur d’autres principes que celui de la compétition pour le profit particulier.

Nous savons qu’il y a aussi une technoscience heureuse !

dimanche, septembre 21, 2025

L’autre procès de Galilée



Galilée, 1564-1642

        L’« autre procès de Galilée » est celui, non formel, qui lui est intenté par l’écologisme contemporain sous le chef d’accusation d’un réductionnisme délibéré de la réalité du monde par le savant florentin :

« L’illusion de Galilée comme de tous ceux qui, à sa suite, considèrent la science comme un savoir absolu, ce fut justement d’avoir pris le monde mathématique et géométrique, destiné à fournir une connaissance univoque du monde réel, pour ce monde réel lui-même, ce monde que nous ne pouvons qu’intuitionner et éprouver dans les modes concrets de notre vie subjective. » Michel Henry, La barbarie, Le Livre de poche, p. 14 – 1988.

Une telle vision du monde, promue par la science moderne, et dont le principal instigateur est Galilée au début du XVIIe siècle, serait le motif profond, essentiel, de toutes les menées abusives de la part des humains à l’encontre de la biosphère qui les fait vivre.

En effet, c’est bien Galilée, qui a systématisé la méthode expérimentale dans les sciences, affirmé que la connaissance véritablement scientifique des phénomènes naturels consistait dans la formulation de lois sous forme d’équations mathématiques, établi que la dynamique techno-scientifique était le moteur du progrès humain dans la maîtrise de la nature.

Il faut reconnaître que la conjugaison de ces trois nouveaux facteurs de connaissance a contribué à dégrader considérablement la biosphère depuis deux siècles.

1.      L’expérimentation, c’est l’expérience d’un phénomène recomposée artificiellement afin de mettre à l’épreuve une hypothèse sur son interprétation. Quelle est la vitesse de la chute d’un corps ?À l’encontre d’Aristote qui affirmait qu’un corps plus lourd tombe plus vite, Galilée fait l’hypothèse que la loi de ce mouvement naturel de chute ne dépend pas de la nature du corps. En faisant chuter des billes sur des plans inclinés, en variant les paramètres, et en évaluant les vitesses au point de chute, il montre que, en faisant abstraction de la résistance de l’air, non seulement le mouvement d’un corps en chute libre ne dépend pas de la nature de ce corps, mais également que c’est un mouvement uniformément accéléré dont la vitesse à un moment t est proportionnelle au carré du temps écoulé depuis le début de la chute. Il faut déjà comprendre dès ce montage expérimental fort simple – extérieurement cela pourrait apparaître comme le jeu d’un enfant – qu’on s’autorise alors une nouvelle audace par rapport à la nature. Comme l’écrivit plus tard D’Alembert, l’expérience, dans la science nouvelle, « ne se borne pas à écouter la nature, elle l’interroge et la presse. » (Discours préliminaire à l’Encyclopédie – 1751). Au fond, l’expérimentation consiste à contraindre la nature à avouer sur elle-même des vérités qu’elle n’exprime pas spontanément. C’est un peu comme mettre la nature à la question. Tant qu’on considérait la nature comme une déesse à laquelle il fallait complaire pour avoir sa mansuétude, la méthode expérimentale dans les sciences ne pouvait pas être une norme acceptable. Et, aujourd’hui, du point de vue de ceux qui s’alarment de l’exténuation de la biosphère du fait de la manière dont l’humanité la traite, la méthode expérimentale peut, de nouveau, paraître inacceptable.

2.    Pour que l’expérimentation soit informante, il faut pouvoir comparer précisément l’état de départ et l’état d’arrivée du phénomène étudié. Il faut donc mesurer – par exemple le temps de chute de la bille et la dimension de l’impact du choc de celle-ci sur un morceau de cire (pour sa vitesse), et ensuite algébriser :
v (vitesse) = k (constante) x t2.
Éventuellement il faut aussi géométriser : c’est une parabole que décrit la trajectoire (dans le vide) du projectile. L’expérimentation dans la nouvelle science implique donc l’appel à la forme mathématique pour la formulation des lois qu’elle découvre. Ce qui amène Galilée à affirmer: « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l'Univers, mais on ne peut le comprendre si l'on ne s'applique d'abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d'en comprendre un mot. » L’Essayeur (Il Saggiatore) – 1623. Et cela implique, effectivement, de mettre de côté, comme non avenues, voire perturbatrices, les multiples qualités sensibles des réalités ainsi expérimentées. Du point de vue scientifique moderne, comme il ne faut pas s’occuper des formes et couleurs des objets qui chutent (dans le vide), de même il ne faut pas s’inquiéter de l’apparence cassée de la rame plongée dans l’eau, il ne faut y voir que la discontinuité des rayons lumineux passant d’un milieu à un autre ayant un indice de réfraction différent. Pourtant, cela ne justifie pas que l’on déplore, dans la méthode expérimentale, la perte d’une relation intuitive au monde (l’intuition est une saisie immédiate d’une vérité qui implique la subjectivité), comme semble le faire Michel Henry. L’intuition est toujours constamment présente dans la connaissance scientifique moderne – par exemple c’est une intuition de Galilée qu’il faille s’intéresser à l’hypothèse que la loi de la chute des corps ne dépendrait pas de la nature de ceux-ci.

3.    Enfin la méthode scientifique galiléenne solidarise de manière nécessaire l’avancée des sciences, et l’avancée des techniques. Une expérimentation implique toujours un dispositif technique particulier. Et chaque découverte théorique dans les sciences ouvre à des techniques nouvelles d’expérimentation. Torricelli, disciple de Galilée, arrive à réaliser le premier espace vide conscient en renversant une longue éprouvette remplie de mercure dans un bac rempli de ce même métal liquide : le niveau du mercure dans l’éprouvette se stabilise à 76 cm, et au-dessus il ne peut y avoir que du vide. Donc nous évoluons dans un bain atmosphérique dont la densité est précisément donnée par cette hauteur du niveau de mercure. Et le vide existe (contrairement à ce que pensaient Aristote …et Descartes) ! On peut donc concevoir la technique de la pompe à vide. Avec cette technique, on peut faire le vide dans un long tube contenant un bille métallique et une plume, et le fermer hermétiquement. Si on renverse le tube on vérifie la théorie de Galilée : la bille et la plume chutent bien à la même vitesse ! Donc on est passé d’une technique (avec le mercure) à une théorie (existence de l’atmosphère et possibilité du vide) qui ouvre a une autre technique (faire le vide) qui permet la confirmation d’une théorie (sur la loi de chute des corps). Ce qui permet de comprendre pourquoi aujourd’hui on peut parler de technoscience. Il y a une logique de la science moderne telle que la science (le savoir) et la technique (le savoir-faire) s’alimentent mutuellement pour nourrir une dynamique d’accroissement de l’emprise, tant théorique que pratique, de l’humanité sur son environnement naturel. Comme on peut dater la mise en place de cette logique de l’œuvre de Galilée, les écologistes l’accusent d’être le premier responsable des ravages qu’elle a causé, et cause encore plus que jamais, sur notre planète.

Pourtant il faut aussi admettre que la méthode de connaissance scientifique par expérimentation systématisée, sinon inaugurée[i], par Galilée, était la bonne méthode puisque l’histoire lui a donné raison sur l’ensemble de ses découvertes scientifiques.

C’est Galilée qui a imposé dans tout le monde intellectuel d’Occident le système de Copernic, en particulier par la diffusion de cette technique d’expérimentation qu’a constitué son invention de la lunette astronomique. Il a fait voir à toute l’Europe curieuse de connaissances qui dépassent les verrouillages des gardiens des saintes Écritures, que la Lune n’est pas cet astre parfait, puisque appartenant au monde céleste, que concevait Aristote, car il a des montagnes et des vallées, tout comme notre Terre, et que Jupiter est comme un astre frère de la Terre, sauf qu’il possède quatre lunes et non une seule. C’est encore Galilée qui a apporté les bases de la cinétique – les lois des corps solides en mouvement – en particulier en posant le principe d’inertie, et les lois régissant la vitesse et la trajectoire du projectile.

Donc il est bien vrai que l’œuvre de ce savant a bouleversé, peut-être plus qu’aucun autre humain, le rapport de l’humanité à son environnement naturel. Il ne faut pas qu’un écologisme qui se voudrait radical fasse oublier au militant que, pratiquement, il vit dans un monde galiléen. Au sens où il trouve continuellement des repères pour interpréter les phénomènes quotidiens dans les connaissances établies par Galilée, aussi bien en jouant au ballon, qu’en contemplant un coucher de soleil.

Il faut aussi considérer que l’œuvre de Galilée a contribué à mettre fin aux Guerres de religion du XVIe siècle en Europe. De manière indirecte, certes, mais d’effet considérable qu’on ne saurait sous-estimer. Rappelons que l’enjeu de la Réforme protestante, puis de la Contre-réforme catholique qu’elle a induite, était essentiellement le rapport aux Saintes Écritures, lesquelles décrétaient ce que devait être la vision du monde et les règles de comportement qu’elle impliquait. La démarche de Luther avait été de remettre en cause la légitimité du haut clergé catholique d’être le porte-parole des Écritures, et donc d’avoir ainsi autorité sur les consciences. Or, l’œuvre de Galilée, en ramenant l’essentiel du vécu quotidien à des lois immanentes aux phénomènes et donc universellement valables, le détachait ainsi de l’adhérence aux vérités révélées des Écritures, et donc disqualifiait grandement le pouvoir social de ceux qui s’en prévalaient. Or, on sait très bien que derrière toutes les guerres, même « de religion », il y a un enjeu de pouvoir: elles deviennent d’autant moins nécessaires que celui-ci s’affaiblit.

De toute façon, il faut garder à l’esprit que l’œuvre de Galilée est une avancée du domaine de la raison et un recul de celui de la croyance, concernant la connaissance de la nature. C’est ce qu’a éloquemment illustré la polémique qui s’est développée, vers la fin de sa vie, entre le savant florentin et l’autorité ecclésiastique de Rome, ponctuée par sa condamnation par le Saint-office en 1633, le contraignant à abjurer. Et si Galilée a pu maugréer « Eppur , si muove ! » (Et pourtant, elle tourne !) après avoir abjuré, c’est parce qu’il savait très bien que la raison rigoureuse et l’expérience partagée finissent toujours par avoir le dernier mot sur les croyances que l’on prétend imposer.

Autrement dit, la mathématisation des lois de variation des paramètres régissant le mouvement des solides peut toujours mettre tout le monde d’accord. De tels énoncés ne motiveront jamais de guerres. Par contre les polémiques sur les vérités révélées par des textes sacrés ont motivé des guerres, lesquelles purent être fort dévastatrices, comme le surent les français contemporains de Galilée.

Par contre, le caractère potentiellement agressif, relativement à la spontanéité des manifestations naturelles, de la méthode expérimentale de la science post-galiléenne, peut être un vrai problème écologique. Mais ce n’est pas un problème en soi – faire rouler une bille sur un plan incliné est une pratique aussi vieille que l’humanité, et est sans souci écologique. L’expérimentation ne devient un problème écologique que relativement aux choix humains. La consommation de chimpanzés ou autres espèces physiologiquement proches de l’homme pour l’expérimentation médicale est aujourd’hui un problème écologique : les espèces sont menacées. Mais c’est aussi un problème moral : quel but humain peut-il légitimer l’instrumentalisation d’être vivants sensibles et capables d’entrer dans des relations positives de confiance avec les humains ? C’est essentiellement un problème de conscience morale personnelle eu égard aux valeurs finales en fonction desquelles on donne sens à sa vie. On peut quand même faire deux remarques concernant cette question :

     Dans les milieux sociaux qui utilisent le plus l’expérimentation du vivant aujourd’hui (et cela n’épargne pas toujours des populations humaines fragilisées), ceux des grands laboratoires pharmaceutiques, les dirigeants ne se posent pas la question de conscience sur l’instrumentalisation du vivant aux fins d’expérimentation, car ils l’ont réglée une fois pour toutes en décidant que la valeur finale était la croissance du chiffre d’affaire de l’entreprise, et donc l’ouverture, la plus rapide possible, de nouveaux marchés avec de nouveaux médicaments. On voit très bien qu’alors ce n’est pas le fait de l’expérimentation qui est en cause mais celui de la cupidité mercatocratique.

     Il n’y aura sans doute pas d’ouverture pour une politique écologiste conséquente sans une démarche critique déterminée contre les aberrations des choix mercatocratiques. C’est pour stimuler celle-ci qu’il est bon de rappeler le principe général de comportement qui noue l’exigence écologique avec l’exigence morale, dû à Hans Jonas (Le principe responsabilité, 1979) : « Agis de telle sorte que les conséquences de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre. »

Il faut prendre du recul par rapport aux exactions qui peuvent se faire aujourd’hui au nom de la pratique d’une expérimentation « compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre », laquelle expérimentation est toujours réalisée dans l’urgence dans le contexte d’une course aux profits. Il faut prendre en compte que l’expérimentation a d’abord été un épisode heureux de l’aventure humaine – ce qui se voit clairement si l’on fait attention à la carrière de Galilée et autres chercheurs italiens qui l’entouraient au tournant du XVIIe siècle. Il y a eu tant d’aventures heureuses d’inventions par l’expérimentation qui nous sont aujourd’hui précieuses ! Cette épisode correspond à une émancipation de l’humain à l’égard de la Nature avec laquelle il avait établi jusque-là un rapport volontiers superstitieux qui était une manière de se donner une compréhension d’un environnement naturel dont il pâtissait de l’imprévisibilité, dans sa « générosité » dilapidante  comme dans ses « colères » impressionnantes.

Finalement le reproche écologiste le plus conséquent fait à Galilée est celui de l’enclenchement de la technoscience, celle-ci étant entendue comme une logique d’enchaînement nécessaire de découvertes théoriques et d’inventions techniques qui s’appellent l’une l’autre. Lisons Michel Henry à ce propos : « On peut seulement dire : si des techniques a, b, c, sont données dont la composition est la technique d, celle-ci sera produite, inévitablement, comme leur effet assuré, peu importe par qui et où. » (supra, p. 81). Ce propos semble assez fidèle à notre expérience contemporaine :
communication électronique instantanée + capacités gigantesques de mémorisation électronique de données + système d’auto-enrichissement des données par la technique du « deep learning » = Intelligence Artificielle (IA).
Cela apparaît bien comme une fatalité du développement technoscientifique car, avant l’automne 2022, il n’y avait, dans le public (soit les gens non spécialisés dans ce domaine de l’informatique), absolument aucune appétence pour une IA !

Pourtant, il faut bien être conscient que cette convergence de techniques et de savoirs ne s’est pas faite toute seule, de même que le but de populariser une IA a été posé par des consciences humaines. Il y a tout au long de l’enchaînement des inventions technoscientifiques l’intervention indispensable de décisions humaines. Et la seule explication rationnelle à cette apparence de fatalité est tout simplement que le choix de la nouvelle technique possible n’a pas été réfléchi, désiré, socialement. Il vient d’un petit cercle d’individus initiés à des questions qui ne sont pas celles de l’ensemble de la population, laquelle voit pourtant sa vie changée par l’apparition de la nouvelle technologie. Car on lui signifie bien de devoir la prendre en compte si elle ne veut pas se retrouver à l’écart de l’évolution de la société.

Aux yeux de ses promoteurs, la popularisation de l’IA, c’est l’ouverture d’un nouveau marché infiniment prometteur. Mais à leurs yeux ! Puisque d’un point de vue écologique cela va accélérer les processus catastrophiques déjà amorcés du point de vue du dérèglement climatique et de la crise énergétique, alors que du point de vue social cela va exacerber l’intolérabilité des injustices.

Il n’y a donc aucune fatalité du développement technoscientifique. Il n’y a que des choix humains, et comme ceux-ci échappent au commun des gens dont les innovations modifient les conditions de vie, il est facile de faire en sorte que ceux-ci fassent du développement technoscientifique une sorte de monstruosité impersonnelle, et même que certains en arrivent à stigmatiser le si positif Galilée, en une sorte de Lucifer de l’Enfer de la modernité.

Ne faut-il pas voir dans ce détournement de l’imputation de responsabilité l’intérêt de la mercatocratie ?

Il faut sortir de ce piège pour être efficace dans la reprise en main de notre avenir collectif. La science et la technique sont des produits de la culture humaine. Cela veut dire qu’elles n’ont été possibles que par la liberté propre à l’humain. Or la liberté éminemment humaine est celle de choisir le sens de sa vie. C’est ainsi que l’individu humain se pose le pourquoi de ce qu’il fait. Pourquoi Galilée s’est-il passionné pour le mouvement des corps et leur agencement dans le ciel ? Au vu des engagements qu’il a pris à la fin de sa vie, on peut affirmer qu’il voulait contribuer à sortir ses contemporains de la superstition, et par ses inventions il avait conscience de leur apporter des outils pour une plus grande autonomie dans la vie quotidienne.

La science moderne, oui, celle de l’expérimentation et de la mathématisation, a d’abord été libératrice ! Aujourd’hui elle ne l’est plus. Elle est, comme jamais elle ne l’avait été, sous la coupe d’affairistes, lesquels désormais décident massivement des programmes de recherche. Pourquoi ont-ils besoin d’avancées scientifiques et d’inventions techniques ? Pour leur intérêt particulier qui passe par l’ouverture de nouveaux marchés. Car il faut toujours que le marché croisse pour que le système de pouvoir mercatocratique subsiste. Il n’y a plus d’idéal en cette engeance, il n’y a que de l’intérêt à court terme… et des effets induits à long terme qui ne sont pas « compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre » (Hans Jonas, voir plus haut). Mais cela, ils ne veulent pas le voir.

C’est à nous de le prendre en charge.

 


[i]  Il faut au moins mentionner deux remarquables prédécesseurs : le savant arabe Ibn al-Haytham (965– 1040) et le franciscain anglais Roger Bacon (1220-1292).

dimanche, septembre 14, 2025

Le silence du courage

 


 

 

 

 

 

Téhéran, le 2 novembre 2024,

On voit, sur une vidéo prise d’une fenêtre, diffusée par Amnesty Iran, une jeune étudiante marcher en sous-vêtements devant son université, avant de se faire enlever brutalement par des hommes dans une voiture banalisée.

 

 

 

 

 

Nous nous retrouvons, nous humains, dans cette situation historique singulière, parfaitement inédite, en laquelle l’humanité se voit comme piégée dans une impasse qui la prive de perspective d’avenir. Pourtant c’est une humanité devenue aujourd’hui performante comme jamais, qui s’est dotée de tout le savoir des nécessités naturelles et de tous les outils techniques, pour maîtriser, mieux que ce ne fut jamais possible, son destin.

Bref, les humains savent pourquoi ils se sont mis dans une telle impasse, ils connaissent les moyens pour en sortir, et ils ont aisément les capacités pour mettre en œuvre ces moyens, bien que cela implique quelques renoncements à des biens secondaires à court terme – mais cela est autrement moins cruel, moins affligeant, que d’entreprendre une guerre, ce que certains font pourtant, actuellement, sans barguigner.

De plus les humains savent que plus ils tarderont à faire ce qu’il faut, plus sera coûteuse, douloureuse, la sortie de cette crise pour retrouver un avenir.

Que manque-t-il aux humains pour qu’ils ne fassent pas ce qu’il faut ?

Ne serait-ce pas du courage ?

* * *

Le courage désigne d’abord une expérience vécue. Et c’est toujours une expérience particulièrement intense, laquelle valorise fortement à nos yeux celui qui en est le protagoniste. Et la reconnaissance de cette valeur va de pair avec le savoir de sa vulnérabilité par rapport au pouvoir ainsi bravé. On est porté à se soucier : Que sont devenues ces personnes ? 

Pékin le 5 juin 1989
Une colonne de chars se dirige vers la place Tien’an Men pour réprimer les étudiants qui manifestent depuis plusieurs mois contre la corruption et pour la démocratie. Un passant se place face à la colonne de chars, l'obligeant à stopper.

Voici un extrait d’un récit de cet événement – Le Monde du 29/08/1997, L'inconnu de Tiananmen, par A. Cojean :

« Le jeune homme a surgi de la foule on ne sait trop comment. Il a traversé en courant l'immense avenue Chang'An et il s'est mis au garde-à-vous, droit comme un « i », devant la colonne de chars qui roulaient vers la place Tiananmen. A moins de 2 mètres de lui, le premier tank, donc, s'immobilisa. Et entre le petit homme et l'engin meurtrier, ce fut, durant de longues secondes, un incroyable face-à-face. Derrière, une vingtaine de blindés attendaient, probablement surpris, ignorants de l'obstacle. Le premier char, soudain, esquissa un mouvement, et le petit homme réagit promptement en étendant ses bras, dessinant une barrière symbolique autant que dérisoire. De chacune de ses mains pendait un paquet : à gauche, peut-être un sac d'école ; à droite, sans doute une chemise blanche. Le char décida de contourner l'obstacle en manoeuvrant à droite. Mais l'homme fit quelques pas chassés et se retrouva à nouveau devant le canon du blindé. Celui-ci se pointa vers la gauche. Mais le Chinois buté suivit le même mouvement et la colonne resta paralysée. Un petit homme sans arme tenait tête aux canons. Les dignitaires chinois devaient s'étrangler de rage.

Mais il fit mieux que cela. Avec une audace effarante, il escalada la chenille et monta sur le char. Là, il se pencha vers l'ouverture donnant accès au poste de pilotage pour parler quelques secondes avec le conducteur. Puis il sauta sur le bitume, d'un mouvement si léger qu'on l'eût dit insouciant. Là, il n'eut guère le temps de réfléchir : deux personnes en civil se précipitèrent vers lui, le saisirent par le bras et le poussèrent en courant de l'autre côté de l'avenue. Et le Chinois disparut de la scène comme il y était entré. »

Voilà un exemple de courage qui interpelle fortement notre conscience sur ce que nous sommes, et sur ce que nous pourrions être…

Ce qui est très étrange, c’est que tout au long de l’article, le mot « courage » n’est jamais employé. Et cette lacune n’est pas à imputer à une déficience de la journaliste. Pour les trois autres situations emblématiques de courage de l’époque contemporaine qui sont illustrées ici, en reprenant des articles les relatant de ce même journal, Le Monde, que ce soit celui sur Greta Thurnberg « En grève scolaire pour le climat » du 13/12/2018, celui sur « Alexeï Navalny arrêté dès son retour en Russie, cinq mois après son empoisonnement » du 17/01/2021, et celui sur « Iran : une étudiante se déshabille devant son université pour protester contre la police des mœurs, avant d’être arrêtée » du 04/11/2024, jamais n’apparaît le mot « courage » !

N’est-ce pas un trait culturel de notre époque que le mot courage n’est pas à la mode, …plus à la mode ?

Car il faut savoir que le Courage a été une notion très importante dans l’histoire de la pensée. Dès Platon il est considéré comme une des 4 vertus cardinales de l’individu humain, avec la Sagesse, la Justice et la Tempérance – les vertus cardinales sont celles qui conditionnent toutes les autres vertus, comme les 4 piliers sur lesquels se construit l’excellence humaine. D’ailleurs ce quatuor vertueux fondamental sera repris tout au long de la Chrétienté.

Il faut savoir que le mot français « courage », que l’on trouve employé dès le Haut Moyen-Âge, est dérivé du mot « cœur » qui était déjà utilisé, à l’époque, en son sens figuré, comme dans « Rodrigue, as-tu du cœur ? » (Corneille), ou « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » (Pascal). Cette idée de « cœur » peut être interprétée comme un attachement de tout l’être du courageux à un but qui vaut de mettre en risque sa propre personne. Mais une telle valorisation d’un but implique une prise de recul par rapport à ses intérêts égoïstes et donc une réflexion personnelle sur les valeurs finales, celles qui peuvent donner sens à sa vie au-delà de ses sensations bonnes toujours éphémères. C’est ainsi que l’on pourrait définir simplement le courage comme cette vertu qui réside dans la capacité d’agir en prenant des risques pour ce qu’il juge Bien (nous mettons une majuscule puisque la valeur visée devient alors un absolu par rapport à sa propre personne). Il y a à la fois du « cœur », de la raison, et de l’action au sens le plus noble du terme, dans le courage. C’est ce qui fait la singularité de cette vertu.

Russie, le 17 janvier 2021
Arrestation d’Alexeï Navalny, de retour d’Allemagne dans son pays, à son arrivée à l’aéroport de Cheremetievo de Moscou.

Nous avons, chacun, le sens du courage présent en nous, dans la mesure où nous pouvons être inquiets du sens de notre vie comme du bien de la société dont nous sommes partie prenante. Et même s’il peut rester longtemps sommeillant, ce sens du courage résonne très fort face à des exemples de comportements courageux tels ceux qui sont illustrés ici. Il réactualise la possibilité de donner une toute autre valeur à notre existence.

Si le sens du mot est ainsi présent en chacun de nous – ce qui fait le succès médiatique de ces scènes de courage – comment se fait-il qu’il soit si largement tu ?

On comprend très bien que l’acte de courage est un démenti frontal à la réalité mythique d’un pouvoir sans faille auquel prétend un régime à tendance totalitaire. Non seulement le communication officielle ne reconnaît pas l’acte de courage, mais elle essaie d’effacer l’événement lui-même. Au premier ministre chinois auquel un journaliste demandait, quelques semaines plus tard, ce qu’était devenu le jeune homme du 5 juin 1989, celui-ci a répondu qu’il ignorait tout de ce dont il parlait ! De même la jeune étudiante iranienne, a été soigneusement psychiatrisée et ainsi totalement soustraite de la sphère publique.

Mais le vrai mystère est du côté du traitement médiatique dans les pays dits « libres » parce que « démocratiques ». Concernant les événements évoqués nous avons consulté les articles du Monde parce que ce journal se revendique comme rigoureux et objectif (son contenu est formellement contrôlé par ses journalistes). Pourtant jamais n’est écrit le mot qui exprime ce que chacun ressent en prenant connaissance de l’information : ce sont des actes de « courage » !

Pourquoi ?

Parce que la vertu de courage est incompatible avec les valeurs dominantes de nos sociétés qui se disent démocratiques mais qui sont en réalité mercatocratiques. En effet quel est le bien que promeuvent les acteurs du marché afin que celui-ci s’accroisse sans cesse ? Celui qu’est censée apporter la consommation de toujours plus de marchandises : le bonheur !

Il est bon de rappeler ce qu’a écrit Kant à propos du bonheur : « Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble … parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination. » (Fondements de la métaphysique des mœurs).

La mercatocratie a trouvé la stratégie adaptée pour faire valoir l’offre du marché comme voie d’accès au bonheur en frappant l’imagination, plutôt qu’en s’adressant à la raison. Elle met en scène le produit qu’elle veut promouvoir de façon à le faire briller de l’éclat du bonheur. Elle déploie et impose pour cela une communication proliférante, et de plus en plus intrusive puisque s’insinuant désormais, sans vraies limites, dans l’espace privé. Si bien qu’elle a fini par installer une vision du monde qui accrédite que le sens d’une vie est dans la réussite liée à sa capacité d’accumuler plus que les autres des sensations bonnes à travers l’achat de biens marchands.

Pour le dire philosophiquement, la mercatocratie propage un hédonisme primaire. Hédonisme (du grec hédonè = plaisir), parce que bien est identifié au bonheur lequel est identifié à l'accumulation de plaisirs ; primaire, parce que ces plaisirs par la consommation sont irréfléchis – la communication publicitaire est conçue pour provoquée une réaction spontanée – ce qui est précisément le rapport au plaisir le plus primaire de la vie, celui du tout petit enfant.

Le courage ne saurait avoir sa place dans une telle vision du monde, puisqu’il implique un détachement de ses intérêts égotistes pour un bien qui les dépasse, ce qui se traduit inévitablement par des sensations négatives : être courageux c’est toujours aussi avoir peur et se mettre en devoir de surmonter sa peur.

C’est pourquoi, très inconsciemment sans doute, de la part de journalistes dont le salaire dépend largement de la communication mercatocratique – la publicité – il n’est pas de bon ton d’employer le mot « courage ».

L’antonyme du courage est la lâcheté, c’est-à-dire le fait de se détourner de la question du sens de sa vie, et donc de celle du bien commun, pour s’affairer à grappiller le plus possible de sensations bonnes.

En ce point ne devrait-on pas diagnostiquer que nous, sociétés occidentalisées, dites démocratiques, sommes des sociétés de lâches ? N’est-ce pas pour cela que nous sommes dans l’incapacité de sortir de l’ornière écologique et sociale en laquelle nous sommes dramatiquement embourbés ?

Nous l’avons vu, la lâcheté la plus manifeste se trouve du côté des pouvoirs autocratiques, puisqu’ils n’ont même pas le courage de la vérité sur les faits conséquents des actes de courage de leurs opposants.

Il y a en ce point une thèse essentielle sur le courage qu’il faut prendre en compte. Le courage apparaît essentiellement être une affaire individuelle, celle qui se joue pour chacun dans la balance entre son attachement au bien et ses peurs. Pourtant le premier courage, le courage basique, celui qu’on peut considérer comme la matrice de tout courage, est pleinement collectif : c’est le courage de la vérité. Car la vérité, c’est d’abord l’acceptation de vivre dans un monde commun, et donc être toujours dans le risque de voir ses désirs buter contre les nécessités imposées par ce monde.

C’est pourquoi les pires lâches sont ces leaders politiques, si nombreux aujourd’hui, qui affirment leur « vérité » qui les arrange, en dépit de l’expérience partagée qui permet de dire la vérité sur le monde.

Font aussi partie des pires lâches les affairistes qui forts de leur puissance financière, investissent les grands médias de communication pour distiller le doute sur la vérité de l’état du monde –  de la biosphère et de la situation présente de l’humanité – tel que l’établissent les scientifiques, afin de continuer à faire prospérer leurs affaires.

Certes, nous, participants aux sociétés occidentalisées, dites démocratiques, sommes pris dans une atmosphère de lâcheté. C’est cela qui nous décourage de prendre les initiatives qu’il faut prendre pour retrouver des perspectives d’avenir. Mais la mesure de l’ébranlement émotionnel que suscite en nous les exemples de courage qui nous parviennent – mentionnons aussi les lanceurs d’alerte –  nous révèle la force de notre aspiration à devenir courageux. »

Soyons convaincus qu’il y a parmi nous des réserves de courage qui nous sont cachées à la mesure du bannissement de l’usage du mot.

Car il y a notre fidélité à la vérité qui est comme le sol où peut pousser notre courage.

Et surtout il y a les relations de confiance dans la société qui en sont comme le fertilisant, puisque plus il y a d’actes courageux, moins la peur a d’arguments à opposer à notre aspiration à l’initiative courageuse. De ce point de vue il y a un peu partout de très beaux exemples, surtout venant des jeunes générations, dont la force est capable de rendre inaudible le vacarme des « influenceurs » de réseaux sociaux. 

Il faut nommer le courage et partager l'admiration qu'il suscite.
 

Stockholm, Août 2018
Greta Thunberg, 15 ans, assise sur le pavé devant le Parlement suédois avec une pancarte appelant à une « GRÈVE SCOLAIRE POUR LE CLIMAT »