dimanche, juillet 13, 2025

Qui a besoin d'énergie ?

 

 

 

Mais qui a besoin d’énergie ?

D’où vient cette voracité en énergie affirmée sans cesse publiquement ?

Car l’énergie, on l’a déjà ! Toujours ! C’est nous ! C’est la vitalité exubérante de l’environnement naturel (nettement moins dans les zones désertiques et, attention : « le désert croît »[1]) ! C’est l’infini dynamisme de l’Univers qui produit le soleil déversant sans cesse ses rayonnements sur Terre et impulsant ainsi les circulations de l’eau, du vent, etc.

L’énergie peut se définir comme une force capable de mettre en mouvement. N’est-ce pas cela notre vitalité propre ? Pourquoi ne suffirait-elle pas ?

Parce que nous avons aussi des besoins qui dépassent nos forces.

Nous avons consommé tous les fruits des branches basses et nous lorgnons les fruits trop hauts pour être accessibles. Nous trouvons une longue perche que nous balançons afin que, par son extrémité, elle percute les hautes branches, et que les fruits tombent.

Nous avons encore utilisé notre énergie pour ce faire, mais nous l’avons démultipliée en impulsant une énergie cinétique à la perche.

Pendant quasiment toute son histoire l’humanité a pourvu à ses besoins en démultipliant son énergie au moyen d’outils conçus, perfectionnés, en fonction de l’énergie cinétique qu’ils pouvaient produire : la houe, l’herminette, le marteau, le fuseau (pour filer les fibres végétales ou animales), l’arc et la flèche, etc.

D’autre part les humains ont très tôt mis au point des dispositifs techniques afin de détourner un peu des flux énergétiques présents dans leur environnement naturel pour leurs propres buts – l’eau qui peut, laver, porter, faire tourner une meule ; le vent qui permet de naviguer ; la chaleur du soleil qui permet d’engranger le fourrage pour l’hiver, l’étincelle qui peut allumer un feu, etc.

Une autre voie des humains pour augmenter l’apport énergétique propre à répondre à leurs besoins a été l’utilisation de l’énergie animale. Ce qui ne passe pas nécessairement par une mise en servitude violente. L’anthropologue Philippe Descola témoigne[2] de la relation spontanée d’échanges entre quelque mammifère de la forêt (une sorte de suidé proche du sanglier) et le groupe humain établi sur un essart (espace dégagé gagné sur la forêt primitive et aménagé pour l’habitat et le jardinage) dont il s’était rapproché apparemment par simple curiosité. Ce qui ne doit pas étonner puisque dans la nature on voit régulièrement des collaborations entre espèces qui sont autant d’extension des capacités énergétiques de chacune d’elles.

C’est ainsi que l’espèce humaine s’est insérée dans son environnement naturel, en tirant parti de sa sagacité propre pour démultiplier ses capacités énergétiques en les mettant à la hauteur de ses besoins, sans déséquilibrer l’économie de la biosphère.

On objectera, judicieusement, que ce rapide profil énergétique de l’espèce humaine, est trop simple. Il méconnaît les rapports de pouvoir, les injustices, les guerres, si caractéristiques de l’histoire humaine.

Ce qui amène à affiner l’analyse. On peut s’appuyer pour cela sur la distinction de Claude Levi-Strauss, que nous avons présentée dernièrement, entre société froide et société chaude.

Les sociétés que Levi-Strauss qualifie de « chaudes » sont organisées en fonction de l’opposition entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui leur sont asservis. Ce sont des sociétés de compétition pour le pouvoir. Or, comme une telle compétition ne saurait avoir de fin, elle mène nécessairement à l’excès. C’est pour cela que les sociétés chaudes ne sont pas durables : elles finissent par succomber sous les effets en retour de leurs propres excès – ainsi en a-t-il été des empires : l’empire d’Alexandre, l’empire romain, l’empire napoléonien, le 3e reich allemand (qui se voulait durer 1000 ans, mais n'a tenu que 12 ans). Et en effet la soif de pouvoir ne trouve jamais le contentement, parce qu’elle est de nature passionnelle. La passion, au sens classique du terme (hérité de l’Antiquité), est la forme que prend le désir lorsqu’il s’impose à la conscience comme un besoin, de telle sorte qu’il « exclut la maîtrise de la raison », et s’impose même comme « règle [de comportement] au sujet » (Kant, Anthropologie, livre III, 1797).

La passion n’est pas nécessairement un problème social, souvent même, elle est un puissant facteur de dynamisme pour la société, on peut être collectionneur passionné, chercheur passionné, sportif passionné, passionné de défense d’espèces menacées, etc. Mais dans l’ouvrage cité ci-dessus Kant pointe particulièrement les passions qui portent sur le type de relations qu’on veut établir avec autrui (ce qui exclut la passion amoureuse qui ne porte que sur des relations singulières). Il montre qu’elles se réduisent à trois essentielles : la passion de dominer, la passion d’être célébré, la passion d’être riche. Ces passions que l'on peut qualifier de « malignes » (elles font mal à la vie sociale) – domination, gloire et cupidité – amènent toutes à s’efforcer d’avoir une emprise sur les gens afin de les utiliser pour son propre but. Ce sont trois manières, la plupart du temps combinées entre elles, par lesquelles s’exprime la passion de pouvoir. Mais il y a toujours une passion maligne dominante. Le plus généralement, dans le passé, ce fut la domination, au moyen de la force que procurait la possession des armes et des chevaux.

Cela a été l’originalité du monde occidental, au tournant du XIXe siècle, que d’établir un pouvoir fondé essentiellement sur la cupidité, c’est-à-dire sur la course à la possession des biens et à l’enrichissement pécuniaire au moyen de l’investissement dans un marché (économique) ouvert. La forme de pouvoir qui s’en est suivi, qu’on appelle le plus justement une mercatocratie, a constitué un empire désormais mondialisé. Cela se constate, outre par le fait qu’on trouve les mêmes centres commerciaux, avec les mêmes enseignes dominantes, dans tous les grands centres urbains du monde, par les flux de plus en plus denses de marchandises qui traversent les océans et franchissent les continents, résultats d’une division mondiale du travail dans la production des biens.

La voracité en énergie contemporaine, insatiable et irrationnelle, vient des besoins de la mercatocratie étendant son empire sur toute la planète.

Concrètement qui a besoin d’énergie ?

Ce sont les affairistes qui sont aux initiatives d’élargissement et d’intensification des flux marchands, seule manière, de leur point de vue, de donner sens à leur vie. Ce sens, ne valant qu’autant qu’ils puissent comparer favorablement leur richesse à celle des autres, est intrinsèquement fragile puisque s’ils baissent la garde, ils seront implacablement dégradé dans la compétition. De là vient leur activisme qui les conduit à lancer sans cesse de nouveaux marchés. La conséquence en est une prédation démesurée sur la biosphère qui épuise notre planète.

Dans ce système de pouvoir mercatocratique, l’offre ne peut que précéder la demande. Elle doit donc la créer. Des sommes d’énergie gigantesques sont donc consacrées, en surplus, à cet impératif typiquement mercatocratique de créer le désir de se procurer les biens mis sur le marché. Cela implique d’inonder l’espace public comme l’espace privé (par l’intermédiaire des smartphones et autres terminaux de communication) de messages intrusifs (ils font rupture dans le courant de conscience spontané de chacun) à visée manipulatoire (ils interpellent émotionnellement pour faire réagir dans le sens de l’achat). Il est important de comprendre que même si ces communications imposées n’obtiennent d'emblée pas le comportement visé, elles finissent quand même, comme effet à plus long terme de leur surabondance, par imposer leur vision du monde qui relève d’un hédonisme (du grec hédonè = plaisir) quasiment infantile : réussir sa vie, c’est être en mesure d’accumuler le maximum de sensations bonnes, les biens marchands étant proposés comme des promesses de sensations bonnes.

Ce n’est donc que secondairement, non par réflexion mais par réaction, que le commun des individus prennent à leur compte les besoins énergétiques des acteurs du marché – d’autant que nombre de biens marchands acquis impliquent pour leur usage un nouveau besoin d’énergie artificielle (carburant ou électricité).

C’est ainsi que nous appartenons à la société la plus chaude de l’histoire humaine, celle qui a le besoin le plus inextinguible d’énergie ! Celle qui ne saurait être durable.

Une attention particulière doit être portée à l’électricité en tant qu’elle est la forme d’énergie qui est privilégiée, et donc toujours plus massivement produite, par la mercatocratie. Discrète (pas de lieu de stockage domestique), toujours immédiatement disponible par la simple pression d’un doigt, peu bruyante, sans fumées et autres rejets, non salissante, dégageant peu de chaleur, elle est effectivement la forme d’énergie qui apporte le plus de sensations bonnes. Elle semble pleinement en phase avec l’hédonisme mercatocratique.

À condition qu’on s’en tienne à l’immédiateté de son usage. Car, dans une société qu'on veut organiser pour le tout électrique, elle très coûteuse en amont de cet usage[3]. D’abord, sa distribution présuppose une organisation sociale centralisée, fonctionnelle et stable – ce qui est de moins en moins garanti par l’évolution historique récente, avec la privatisation des opérateurs fournissant cette énergie et la multiplication des tensions sociales, voire avec les guerres comme en Ukraine.

Ensuite sa production implique des lieux qui accumulent les « sensations mauvaises » quelle que soit la technologie mise en œuvre. Les centrales à énergie fossile – surtout le charbon, mais aussi maintenant le bois – sont extrêmement gourmandes en combustibles et très polluantes. Les barrages sur les cours d’eau doivent envahir de belles vallées pleines de vie, impliquent des énormes chantiers dangereux (avec régulièrement des victimes parmi les ouvriers), et ils doivent être surveillés et entretenus car quelquefois ils cèdent créant de terribles catastrophes. Les champs de panneaux solaires ne sont pas des paysages qu’on souhaite voir se multiplier. Les éoliennes qui s’installent de nos jours sont assez monstrueuses, et on comprend les résistances du voisinage. Les parcs marins d’éoliennes stérilisent largement les milieux aquatiques qu’ils impactent.

Les centrales atomiques[4], elles, sont d’apparence très propre, mais initient une suite indéfinie de sensations mauvaises. Il faut savoir que, du point de vue théorique, c’est le même processus de fission d’atomes lourds (uranium enrichi) qui libère une quantité énorme d’énergie calorique, que pour la bombe, mais dans des conditions telles que l’explosion est indéfiniment ralentie, ce qui permet d’en transformer une partie en électricité. Ainsi, une centrale atomique émet en permanence des effluents radioactifs, gazeux – dans l’air ambiant – et liquides dans le milieu aquatique de refroidissement (fleuve ou espace marin). Cette radioactivité n’est pas censée dépasser des seuils réglementés. Mais ces seuils sont assez arbitraires car la radioactivité est un danger doublement sournois. D’une part elle se joue totalement de la défense sensible des individus contre les agressions : une irradiation en général ne fait pas mal, on ne s’en aperçoit pas ! D’autre part le délai entre l’irradiation et les symptômes des dégâts qu’elle aurait causé dans l’organisme est aléatoire et peut aller jusqu’à plusieurs années, à tel point qu’il est impossible, du point de vue du droit, d’assigner l’effet à sa cause (d’où la non reconnaissance comme victimes de la radioactivité de sujets porteurs de cancers de la thyroïde habitants près d’une centrale atomique, d’une unité de traitement ou d’entreposage de déchet radioactifs.)

Il faut admettre la thèse suivante :

L’être humain est foncièrement inadapté et inadaptable à la production industrielle de radioactivité artificielle !

J’en ai expliqué naguère la raison dans l’article Considérations sur la radioactivité et l'homme. On peut la résumer ainsi : la vie humaine n’a pu se développer qu’à partir du moment où la forte radioactivité initiale de la planète était devenue résiduelle.

L’illustration la plus significative en est l’incapacité de l’industrie à se dépêtrer des déchets nucléaires HAVL (Haut Activité à Vie Longue). Il y en a déjà des centaines de milliers de tonnes sur la surface de la Terre et dans les fonds marins, dont une part importante devrait être gérée pendant des dizaines de milliers d’années. En effet « haute activité » signifie que ces matériaux doivent être confinés dans des containers parfaitement étanches et millénairement durables alors qu’ils seront soumis à un très fort dégagement de chaleur.

On retient aujourd’hui comme solution de les enfouir dans des couches géologiques profondes et stables. Mais La Terre est une planète vivante, qui peut garantir cette stabilité durant des dizaines de milliers d’années ?

Comme ces déchets sont très énergétiques, on met au point des filières de centrales atomiques qui puissent les réutiliser – c’est le fameux « retraitement », par exemple la constitution du mox, combustible qui mélange du plutonium (déchet extrêmement radioactif et durable) à de l’uranium appauvri. Mais une fois utilisé, le déchet final est encore plus radioactif que le combustible initial !

D’autre part, en France, aucune des centrales atomiques après service n’a pu encore être démantelée. La plus ancienne, celle de Brennilis, est pourtant arrêtée depuis 1985 ! Les démantèlements sont très délicats et n’en finissent de poser des problèmes – car en ce qui concerne la radioactivité il en va comme du sparadrap du capitaine Haddock : plus on se rapproche du cœur du réacteur, plus les éléments à retirer sont fortement radioactifs, plus ils irradient le matériel d’extraction dont il faut alors se préserver.[5]  

On entrepose, en France, à La Hague les déchets HAVL pouvant être réutilisés dans dans 4 bassins de piscine. Mais comme ils sont presque pleins, il faut en construire d’autres plus une autre usine de retraitement des déchets. Les responsables de ce programme l’ont appelé « Aval du futur » ! C’est se payer de mots ! Restons fidèles à la chose, il faut l’appeler « Impasse du futur » !

On s’en doute, on est incapable de chiffrer le coût de cette filière de production d’électricité, il est faramineux, on pourrait même dire infini, puisqu’il faudrait gérer, surveiller, des matières radioactives pendant des milliers d’années…

D’ailleurs la signalétique de l’emplacement, de la dangerosité, des mesures à prendre, est impossible à adapter à la compréhension d’une culture humaine venant plusieurs milliers d’années après la nôtre.

Il faut le dire simplement : il est hors de portée de l’être humain de faire des projets sur des milliers d’années.

La mercatocratie est en train de sacrifier l’avenir de l’humanité pour ses intérêts à court terme. Sa voracité pour produire de l’énergie électrique est en train de mettre en place un trop plein d’énergie incontrôlable, mortifère pour l’avenir de l’humanité.

Au-delà du réchauffement climatique dû aux émissions carbonées, il y a un autre réchauffement qui se met en place, soigneusement maintenu sous les radars des flux d’information, et pourtant beaucoup plus inexorable. C’est le réchauffement radioactif !

Rappelons l’impératif moral kantien tel que le philosophe Hans Jonas l’a élargi à l’écologie : « Agis de telle sorte que les conséquences de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre. » (Le principe responsabilité, 1979).

La société mercatocratique, la plus chaude société qui ait existé, ne va plus durer longtemps. Il faut penser le passage à une société humainement viable à venir, en faisant en sorte qu’elle ne soit pas seulement une société rescapée d’une succession de catastrophes, mais qu’elle se construise déjà avant, dans l’anticipation de leur possibilité. Une chose est certaine dans cet avenir : la société mercatocratique sera jugée indéfiniment immorale !

 


[1]  « Le désert croît, malheur à qui recèle des déserts ! » Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, (1885) IVe partie; trad M. De Gandillac.

[2] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard – 2005.

[3] Nous proposerons prochainement des considérations sur une production et un usage responsables de la fée électricité.

[4] Nous persistons dans l’adjectif « atomique » qui était employé jusque dans les années soixante, avant d’être remplacé par « nucléaire » pour rendre cette technologie plus acceptable.

[5] Voir le documentaire de Bernard Nicolas Centrales nucléaires, démantèlement impossible ?, 2013, accessible sur Arte.

dimanche, juillet 06, 2025

Pour en finir avec la société à réaction

Débat pour le bien commun
dans Land and Freedom (1995) de Ken Loach

Qu’est-ce qu’une société ?

Aristote (– IVe siècle) commence ainsi son traité sur La politique : « Toute société [en grec polis] est un certain type d’association (…), celle qui vise le plus important de tous les biens ». Ce « plus important de tous les biens » est ce qu’on appelle en langage contemporain le Bien commun. Certes, on pourrait rétorquer : « Mon Bien propre, celui par lequel je veux donner sens à ma vie, passe avant le Bien de la société ! » Mais ce serait une erreur par illusion individualiste. Car on méconnaîtrait que la personne humaine est essentiellement un être social ; ce qui signifie qu’elle ne peut concevoir son Bien propre qu’en concordance avec le Bien commun de la société à laquelle elle participe.

Le problème est qu’il peut y avoir des conceptions antagoniques du Bien commun à l’intérieur d’une même société. Que faire alors si le Bien effectif vers lequel est orientée la société est incompatible avec ce que je pense comme mon Bien propre, lequel requiert alors une autre conception du Bien commun ? Il y a soit exil, soit dissidence, révolte, ou même action révolutionnaire – dans ce dernier cas, il s’agit de forcer vers un changement pour un autre Bien commun.

Lorsque la dissidence sur le Bien commun est massive, on est dans un société en crise – puisqu’on n’a en réalité plus vraiment de Bien commun. C’est le cas de notre société contemporaine, désormais quasiment mondialisée, puisqu’elle est sous l’empire mercatocratique, lequel se joue des frontières. Or la mercatocratie ne voit de Bien commun que dans le développement du marché – ce qui doit se traduire, au niveau des entités étatiques, par l’accroissement maximum du Produit Intérieur Brut (la somme numéraire annuelle des transactions marchandes). Mais de plus en plus nombreux sont ceux qui pensent que le Bien commun est dans une toute autre direction : dans la subordination du monde marchand à une politique de rétablissement de la vitalité de la biosphère trop meurtrie par deux siècles d’économie de marché.

En réalité, elles ne devraient pas exister ces sociétés fragilisées, comme la notre aujourd’hui, parce qu’irréconciliables sur le Bien commun en fonction duquel on doit s’organiser pour vivre ensemble.

Pourquoi ? Tout simplement parce que, comme le disait Aristote dans le même ouvrage (chap. I, § 2) : « seul parmi les animaux, l’homme a la parole [logos] ; la voix [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c'est pour cela qu'elle a été donnée aussi aux autres animaux (…) mais la parole a pour but de manifester l’utile ou le nuisible et, par suite, le juste ou l’injuste. »

Ce texte distingue clairement les sociétés humaines des sociétés animales en ce qu’elles sont politiques. La politique c’est l’espace de décision sur ce qu’est le Bien commun par la médiation de la parole. La parole – au sens grec de logos – a en effet deux vertus décisives : elle permet de se représenter un monde commun (puisque les mots adoptés dans une langue le sont sur la base d’une signification partagée), elle permet de développer des possibilités d’avenir et de comparer leurs mérites respectifs (puisque la logique, qui permet de déduire et d’argumenter, est immanente à cette parole-logos).

L’humain a la parole parce qu’il est un « animal politique ». Cela signifie qu’il doit sans cesse nourrir, réajuster, sa visée de Bien commun. Ceci en fonction des deux volets spécifiés par Aristote. D’une part l’utilité qui concerne la détermination des biens dont on a besoin pour assurer la continuation de la vie sociale – faut-il s’organiser pour une alimentation moins carnée ? D’autre part la justice car l’injustice secrète le violence qui est le pire ennemi du Bien commun – faut-il interdire la « location » de mères porteuses ? Lorsque la parole ne peut pas remplir ce rôle, par exemple lorsqu’elle est méprisée, dévaluée, bâillonnée, lorsque sa valeur de vérité est piétinée, alors le Bien commun n’est plus vivant et se fige en blocs – les « pour » et les « contre » – qui ne savent que vouloir s’éliminer mutuellement.

C’est une société en crise. Et c’est la situation de notre société mercatocratique mondialisée ! Non pas que notre société soit en défaut de communication. Bien au contraire. Il y en a un trop plein ! C’est fou ce qu’on a d’occurrences de communications de nos jours ! Mais, pour reprendre les mots d’Aristote, il ne s’agit que très peu de faire valoir la parole. Il s’agit massivement de donner de la voix.

Contrairement à la parole qui se réfère à notre monde commun et qui fait appel à ce que nous avons, mentalement, le plus sûrement en partage – notre raison –, la voix n’exprime que l’état affectif de celui qui s’exprime. Et l’expression d’un état affectif touche directement le récepteur du message, tout simplement parce qu’il est toujours qualifiable dans la bivalence bon/mauvais, amour/haine, joie/tristesse, bref il est pris dans la polarité positif/négatif. C’est-pourquoi il fait d’abord réagir : il attire ou il rebute.

Pour bien comprendre la crise du politique, on peut admettre de façon réaliste que 99% de la communication publique, en notre société, n’est pas de l’ordre de la parole, mais de l’ordre de la voix. On peut parler ici de voix dans un sens élargi, c’est-à-dire qui dépasse le domaine de l’ouïe (car du temps d’Aristote l’image était trop rare pour être un moyen de communication courant), qui inclut donc aussi les images, les vidéos, les odeurs même, etc. Soit tout stimulus susceptible de faire réagir affectivement le récepteur dans le sens calculé par l’émetteur.

On va objecter : « Ça n’est pas gentil pour les animaux ce qui est dit là. D’ailleurs les animaux s’en sortent très bien avec seulement la "voix", c’est nous, avec notre "parole" raisonnée, qui avons fou.. le bord.. dans leur vie ! »

Mais l’accusation ne tient pas, parce que nous humains avons une différence essentielle avec les autres espèces animales. Notre bien commun ne nous est pas directement imposé par la nature sous forme d’instinct. Nous devons nous le donner nous-mêmes. C’est là notre insigne privilège, mais également notre plus grand risque. Ce que le lettré florentin Brunetto Latini avait ainsi exprimé (Le livre des Trésors, vers 1265) : « … bien-être appartient à l'homme, non pas au lieu. ». L’animal sait d’instinct que son bien est dans son insertion dans un biotope déterminé, son "lieu" (le marais pour le crocodile, le pré pour le bovin) ; par contre, il appartient à l’homme de définir ce que sera son bien dont dépendra le lieu qu’il habitera.

Si les humains font tant de dégâts aujourd’hui, s’il saccagent inconsidérément tant de biotopes d’autres espèces, c’est parce qu’ils n’échangent pas assez de paroles sur ce que peut être leur bien commun, c’est parce qu’ils sont trop accaparés par ceux qui donnent de la voix, trop sollicités à réagir à leurs interpellations affectives. Et ces réactions vont dans le sens d’une consommation effrénée de « biens » à l’utilité parfois douteuse, alors que les biens essentiels viennent à manquer (l’air respirable, l’eau, la verdure spontanée, l’environnement sonore, la cohabitation avec les autres espèces, etc.). Au point que ceux qui veulent vraiment parler – je veux dire : être politiquement constructifs – ont du mal à se faire entendre dans le brouhaha ambiant.

Nous souffrons désespérément d’un manque de circulation de la parole politique, celle qui parle objectivement du monde commun, s’appuie sur l’expérience partagée, et s’adresse à notre raison pour envisager les possibilités d’avenir. C'est le seul type de parole qui peut réunir : « Il n'y a qu'une seule et même raison pour tous les hommes; ils ne deviennent étrangers et impénétrables les uns aux autres que lorsqu'ils s'en écartent. » (Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale,1934). 

Peut-être faut-il admettre dans cette omniprésence de la « voix » en notre société, la manifestation d’une servitude nouvelle, originale, qui n’était sans doute pas envisageable avant que l’image fut aisément reproductible. Une servitude par la communication, et non plus par la force, dont les potentats sont les propriétaires des grands médias et réseaux de communication. Une servitude par contrôle des comportements dans la mesure où ceux-ci sont la tendance à réagir à des interpellations affectives justement pensées pour susciter une réaction déterminée.[1]

Car la « voix » comme domaine de communication nous laisse séparé d’autrui, enfermé dans notre subjectivité, puisque ce n’est pas une raison objective, mais un ressenti émotionnel qui motive notre comportement (même si nous croyons penser la même chose que les autres parce que nous employons les mêmes mots-slogans). De plus elle nous laisse dans le plus court terme puisque le comportement réactif, qui vise à réparer le dérangement provoqué par l’intrusion émotionnelle du message, doit intervenir au plus vite.

C’est en ce sens que nous sommes dans « une société à réaction ». C’est une société qui est de plus en plus organisée pour généraliser les comportements réactifs. Par une organisation spatiale – nous maintenir le plus possible dans un espace nous mitraillant de messages intrusifs (pas de lieu d'attente sans dispositif pour accaparer notre conscience). Et aussi par une organisation temporelle – être constamment tenu en haleine par une succession d’injonctions à réagir pour ne plus avoir la disponibilité de se poser et de faire circuler la parole qui permette d’esquisser un bien commun qui réunisse.

C’est pourquoi c’est une société qui ne sait pas où elle va. Alors qu’elle voit sa situation globale se détériorer de manière toujours tangible, à la fois du côté de l’utile (l’air qu’on respire, l’eau qu’on boit, les aliments qu’on nous engage à manger, les déchets qui s’accumulent, les dérèglements du climat et l’effondrement de nombreuses espèces), et du côté du juste (la brutalisation des relations sociales, le déclenchement de guerres impitoyables, les bafouements cyniques de droits humains). Seuls savent où ils vont ses principaux acteurs, ceux que la croissance du P. I. B. conforte dans leur perspective d’enrichissement et d’accroissement de leur pouvoir… jusqu’à l’échec final : leur mort.

Nous avons encore le choix. Il faut renouer avec la parole politique, celle qui parle du monde comme il est, s’appuie sur l’expérience partagée, se développe par la raison, celle qui s’écoute, se réfléchit, est reprise, critiquée et transmise, celle qui s’enrichit par sa circulation même. Cette parole nous ouvrira forcément – il y a tant de qualités humaines laissées en jachère – la perspective d’un Bien commun. Ce Bien commun né de nos paroles nous réunira beaucoup plus largement que l’état de crispation des relations sociales dans le contexte actuel le laisse penser.

Alors nous pourrons agir. 

 


[1] Nous avons étudié précisément le contexte et le mécanisme de cet asservissement dans notre dernier livre – P-J Dessertine, Démocratie… ou mercatocratie ? Éditions Yves Michel – 2023, chap. 3 « La manipulation réactive».

dimanche, juin 29, 2025

Ça chauffe !... On tempère

 


Nous humains sommes des mammifères, donc des êtres à sang chaud. Ce qui signifie que nous sommes, en nos corps, des foyers d’échanges énergétiques importants. Car la chaleur est toujours l’état final d’un processus de transformations de l’énergie.

Ainsi, si ça chauffe de manière exagérée aujourd’hui sur la surface de notre planète, c’est parce que nous lui imposons une suractivité énergétique par l’économie industrielle – avec, en prime, les feux de forêts au Canada parvenus jusqu’à obscurcir plusieurs jours le ciel en Europe occidentale, plus des bombardements quotidiens sur une partie non négligeable de cette si malmenée surface terrestre. Ce sont les faits, et les lois de la physique. Exit le climato-scepticisme !

À ce propos, il est opportun de rappeler que Claude Levi-Strauss, naguère, distinguait entre deux pôles d’organisation d’une société : la société « froide » et la société « chaude ».

La société froide a pour principaux représentantes les sociétés, aujourd’hui qualifiées de « premières » (on disait « primitives », il y a encore quelques décennies), celles qui ont traversé l’histoire avec une incomparable stabilité (jusqu’à l’irruption de la société occidentale). Concernant ces sociétés, « en dépit de leur diversité, les règles de mariage qu'elles appliquent, présentent, aux yeux des démographes, un caractère commun qui est de limiter à l'extrême et de garder constant le taux de fécondité. Enfin, une vie politique fondée sur le consentement, et n'admettant d'autres décisions que celles prises à l'unanimité, semble conçue pour exclure l'emploi de ce moteur de la vie collective qui utilise des écarts différentiels entre pouvoir et opposition, majorité et minorité, exploiteurs et exploités. »[1] Donc maîtrise de la démographie afin qu’elle soit adaptée aux ressources, refus d’un pouvoir politique séparé, donc refus de tout assujettissement avec la conséquence de toute surenchère de dépenses énergétiques liées à la compétition qu’engendre nécessairement la convoitise du pouvoir.

Car, toujours, c’est la compétition pour un but indéfinissable qui engendre l’excès dans une société. Et rappelons cet avertissement de l’orateur grec Démosthène : « En vain il criera, en vain il invectivera, il sera puni comme nous autres, s'il se porte à quelque excès (ubris). »[2]

C’est pourquoi la société chaude n’a pas de durabilité. Levi-Strauss pense d’abord aux grands empires apparus « à la suite de la révolution néolithique, et où des différenciations entre castes et entre classes sont sollicitées sans trêve, pour en extraire du devenir et de l'énergie. » Il considère que notre empire occidental quasiment mondial n’est que la dernière manifestation, en phase finissante, d’une société chaude.

Cette distinction entre la société froide, énergétiquement maîtrisée, et la société chaude, énergétiquement incontinente, est éclairante, en particulier pour comprendre notre propre rapport à l’énergie, et donc à la chaleur ambiante aujourd’hui. Mais il faut savoir la relativiser, ce que fait Levi-Strauss : il y a du chaud et du froid dans toute société. C’est pourquoi toutes les sociétés premières ont quand même une histoire, et notre société moderne, si chaude qu’elle soit, n’est pas sans une composante stabilisatrice qu’il faut chercher du côté de la mémoire populaire, et même plus précisément de ce qu’Orwell nommait la décence ordinaire (common decency).

On le comprend, avec Levi-Strauss, la chaleur devient une catégorie sociale, disons-même politique, puisqu’elle caractérise un certain type d’organisation de la société – société de compétition, de pouvoir et de différenciation entre maîtres et asservis, de conquête de territoires, mais aussi de violences ravageuses et, finalement, de durabilité réduite.

Nous vivons dans la société qui semble réaliser la visée ultime de tout impérialisme : l’empire mondial. Mais ne sera-t-elle pas le dernier empire ? Et si un empire mondial disparaît, que peut-il rester ?

Levi-Strauss accordait volontiers à l’expression « société chaude » (ou froide) qu’il proposait une valeur métaphorique. Nous savons aujourd’hui qu’elle ne l’est pas du tout : notre société est chaude parce qu’elle est « chaude », et réciproquement. Le lien de nécessité est dans la voracité énergétique insatiable qui est requise par notre organisation sociale.

Cette société, il faut l’appeler une mercatocratie parce qu’elle est toute entière inféodée à l’expansion du « marché » entendu au sens de l’économie politique moderne, soit l’espace à ouvert à l’échange de biens marchands suivant la loi de l’offre et de la demande. Cette définition a peut-être un air de liberté, mais elle masque une réalité de servitude. Le marché est le lieu de la compétition pour l’enrichissement – plus tu es riche plus tu peux investir dans l’offre qui sera la plus profitable et dans la communication qui créera la demande (Hé oui ! L'offre précède la demande et doit créer la demande). Le moyen est la communication commerciale, la méthode est la manipulation réactive – imposer la réception d’une communication, le plus souvent par l’image, qui touche affectivement de telle sorte qu’on aie besoin de réagir en associant l’acquisition du produit à cette réaction.

On comprend qu’une telle logique sociale implique toujours plus de besoins, donc la mise sur le marché de toujours plus de produits pour y répondre, et le plus souvent possible renouvelés, donc un rythme toujours plus accéléré de circulation des biens, donc toujours plus de déchets, et toujours plus d’énergie nécessaire pour gérer tout cela  – c’est-à-dire produire, communiquer, vendre, être confronté aux déchets, et donc aussi aux pollutions. C'est tout cela qu'on appelle "la croissance" !

De tout cet activisme, le seul résultat assuré – celui de la loi physique universelle – c'est l'augmentation de la chaleur ! 

L'effet de serre dû aux rejets carbonés n'en est qu'un avatar accélérateur, conséquence de l'utilisation de certaines sources d'énergie. Même l'énergie nucléaire ne saurait être exempte de la loi physique ! Les centrales atomiques productrices d’électricité ont l’air bien propres et n’émettent pas de fumées, mais elles réchauffent fortement les cours d’eau ou la mer servant à les refroidir. D’autre part elles rejettent des déchets radioactifs dont certains  – les déchets HAVL (haute activité à vie longue) resteront dangereusement radioactifs, donc émettront – au mieux si on contient la radioactivité – de la chaleur pendant des milliers d’années ; il y a des centaines de milliers de tonnes de ces déchets entreposés, à droite et à gauche (même dans les mers et océans) sur la planète.

Nos descendants auront le temps de maudire leurs aïeux ! 😡

Donc continuons comme çà, et on aura, pour le mieux, de plus en plus chaud ! 😜

À moins que nous tempérions, c’est-à-dire que nous valorisions des pratiques de fraîcheur, celles que l’on peut tirer du modèle de société froide.

Alors voir ci-dessus ! 😊

 


[1] Cl. Levi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 40 (ainsi que la citation suivante de L-S).

[2] Contre Midias, IVe siècle av. J.-C.

dimanche, juin 22, 2025

Comme un déménagement du monde

 


Nous sommes dans une période historique marquée par un puissant événement dont peuvent clairement témoigner les plus de quarante ans : l’avènement du monde numérique !

Je suppose qu’on emploie couramment le mot « monde » concernant ce changement pour souligner son ampleur – car il n’y a pas de caractérisation plus extensive que celle que signifie le mot « monde » n’est-ce pas ?  Au moins, en parlant du « monde numérique », nous sommes sûr de ne pas sous-estimer les bouleversements de l’environnement humain opérés par les technologies liées à la numérisation de l’information (l’informatique).

Aujourd’hui, sous nos yeux, se manifestent les performances, à chaque fois plus époustouflantes, de l’intelligence artificielle (IA). Or, un tel niveau de technicisation de l’activité humaine peut être considéré comme le parachèvement, voire le couronnement, de ce nouveau monde numérique – rappelons, à ce propos, la compréhension, par l’anthropologue André Leroi-Gourhan, de l’histoire de la technique humaine : « Pour profiter au maximum de sa liberté en échappant au risque de spécialisation de ses organes, l’homme est conduit progressivement à extérioriser des facultés de plus en plus élevées. »[1]!

Nous proposons de prendre un peu de recul et d’envisager quelques repères qui pourraient nourrir une réflexion sur le sens que peut prendre cet avènement du monde numérique.

Un espace de communication et de partage illimité

Tout un chacun qui entend parler de monde numérique pense à l’individu en interaction avec son ordinateur, ou, au moins en interaction avec un écran qui s’adresse à lui au moyen d’une image numérisée. Est numérisée toute information qui est transcrite en un nombre, lequel sera écrit en base 2 – une suite de 0 et 1 – et peut alors être aisément inscrit matériellement par le changement d’état de multiples petits éléments soumis à un infime courant électrique. Comme chacun de ces appareils à sortie écran est doté d’une puissance de calcul (l’anglais computer qu’on traduit par « ordinateur », signifie littéralement calculateur), il peut traiter l’information selon les instructions d’algorithmes (eux-mêmes transcrits sous forme de nombres).

En même temps que se développait l’informatique, dans les années soixante-dix-quatre-vingt, se mettait au point des réseaux d’ordinateurs par utilisation des lignes téléphoniques. Internet, qui est apparu alors, est tout simplement l’idée d’un réseau de tous les réseaux, rendu possible, justement, par la numérisation des données à transmettre, ce qui les rend indépendantes de la diversité matérielle des réseaux (c’est le passage de l’analogique au numérique).

L’effet de cette convergence entre ordinateur et réseau universel est l'avènement d’un domaine technologique qui constitue le nœud central de tout le développement technique contemporain. L’informatique, qui fait marcher aussi bien votre ordinateur privé, votre téléphone portable, votre assurance maladie, votre automobile, votre carte bancaire, l’entreprise en laquelle vous travaillez, etc., est aussi ce qui fait fonctionner les routes de télécommunications en lesquelles transitent les informations émanant de ces différentes sources d’activité. Il a suffit de résoudre le problème technique des protocoles de transmission et d’interprétation des données pour que soit possible la circulation de l’information partout où un appareil informatisé est connecté au réseau global qu’est Internet.

Historiquement, le monde numérique tel qu’il s’est développé n’a pas été imposé d’en haut.

Extraordinairement, la forme populaire qu’a prise la technologie informatique comme une multiplicité d’ordinateurs personnels connectés en un réseau global n’était pas dans les plans d’un quelconque pouvoir technico-marchand voulant valoriser des capitaux.

Elle est née d’initiatives d’individus qui n’avaient ni capitaux, ni visée affairiste, mais le savoir, la compétence intellectuelle et surtout la curiosité d’explorer des voies techniques inédites et qu’ils jugeaient libératrices. C’est ainsi que, de naissance, Internet est un réseau de communication décentralisé. Il le reste encore sauf dans des pays totalitaires, et sauf la lutte d’influence de grands groupes marchands qui rachètent les sites populaires.

Il nous a donné une nouvelle liberté dont nos parents n’auraient même pas oser rêver – le monde entier, toute la connaissance, à portée de quelques mouvements de doigts, la communication possible avec quiconque sur la planète.

Cette liberté ouverte par l’informatique connectée est sans commune mesure avec celles qu’ont apportées d’autres techniques populaires récentes, telles le téléphone, l’automobile, la radio, la télévision, etc., lesquelles avaient pourtant, à leur heure, fasciné les populations. On pourrait même dire que la mercatocratie – le règne du pouvoir marchand – a senti le vent du boulet à la fin du siècle dernier en voyant se développer de manière accélérée, par Internet, un système de communications et d’échanges de biens court-circuitant allègrement la monnaie et les profits marchands (ce qui explique la fébrilité soudaine des investissements marchands qui a créé la bulle Internet de l’an 2000).

Depuis le temps que l’humanité se cherchait, à travers l’érection de monuments mégalithiques, de pyramides, de palais de roche taillée défiant les avanies du temps, dans les messages gravés dans la pierre, dans les transports de manuscrits à travers les continents, leur réplication/traduction à l’abri des monastères, et dans les grandes bibliothèques qui n’échappaient pas toujours à l’incendie fatal, n’aurait-elle pas enfin trouvé, en notre monde numérisé, une technologie à sa hauteur – à hauteur d’humanité ?

Mais dans quelle mesure existe-t-il encore, ce monde numérisé de la découverte des autres et du partage ? On sait que la mercatocratie étend chaque jour un peu plus son contrôle sur Internet, que quelques-uns des pionniers de ce monde numérique se comportent désormais comme les nouveaux feudataires[2] d’un territoire mondial créé par le marché ouvert sur la Toile.

Le moyen d’une société de contrôle à tendance totalitaire

Dans la mesure où il est largement pris en main par la mercatocratie, l’espace numérisé interconnecté est devenu une technique de ciblage des individus de façon à capter, affiner, un marché le moins aléatoire et donc le plus profitable possible. Cette collecte incessante, très souvent clandestine, de données sur nos intérêts personnels se retrouve dans les publicités ciblées qui accompagnent notre navigation sur Internet ou qui polluent notre messagerie.

En notre participation aux réseaux sociaux, s’exploite sans vergogne le double jeu qui s’est installé sur Internet depuis la mainmise d’intérêts de pouvoir. D’une part le désir de partage, qui sera essentiellement émotionnel, car le format de ces réseaux d’échanges a été prévu pour des messages courts en mots et riches en images à fort impact émotif. En effet, ce que veut savoir un pouvoir qui vise à contrôler les comportements, est ce à quoi chacun réagit et comment il réagit. En outre les réseaux sociaux comportent le risque d’un contrôle social plus large, par exemple s’il est consulté pour une candidature d’embauche, ou même pour alimenter un contentieux devant une juridiction.

Les moyens de maîtrise de la confidentialité qu’on y propose restent très relatifs : même si je supprime des données, quel sera leur devenir là-bas sur le serveur ?

 Il y a aussi le problème du traçage d’un individu par son téléphone mobile, à la fois dans ses déplacements et dans ses communications. Il faut ajouter à cela l’externalisation croissante, sur des serveurs relevant d’intérêts privés, des activités informatiques et du stockage des données – ce qu’on appelle le « Cloud » – et qui dessaisit chacun de leur plein contrôle.

Ainsi, il faut reconnaître que la tendance majeure du développement du monde numérique ces deux dernières décennies est une tendance totalitaire. L’essentiel des évolutions ont été orientées vers un contrôle toujours plus poussé du comportement des individus, de la part surtout des grandes firmes affairistes internationalisées, mais aussi, en particulier dans les États autocratiques, de la part des pouvoirs politiques.

De ce point de vue, l’irruption de l’IA (Intelligence Artificielle) générative dans nos pratiques numériques est tout-à-fait emblématique. C’est une technologie qui, pour les firmes détentrices tout autant que socialement, coûte très cher, puisqu’elle est extrêmement gourmande en énergie. Pourtant, elle est non seulement gratuite, mais un effort de propagande omniprésent, insistant, est fait pour qu’elle soit utilisée le plus largement. Tout bêtement parce que ses promoteurs sont persuadés que son inscription dans les usages numériques courants ouvrira un marché prometteur et lucratif.

Que propose L’IA générative ? La résolution rapide, objective mais adaptée au mieux à ce qu’elle sait que vous êtes, toujours attentive, bienveillante et patiente, de tous vos problèmes. L’IA générative veut vous connaître et vous aider. Elle ne vous demande rien en échange (pour le moment) sinon quelques renseignements sur vous qui l’aidera à optimiser ses solutions.

L’IA générative a réponse à tout. Et cette réponse n’apparaît pas pouvoir être critiquable. Rappelez-vous l’enfant que vous étiez s’adressant à l’adulte qui l’accompagnait dans sa découverte du monde : « Cekoiça ? », « Pourquoi ? » Et la réponse parentale vous satisfaisait, construisant, brique à brique une monde accueillant à vos yeux.

L’IA générative s’efforce ainsi d’installer une relation régressive, de dépendance, à la connaissance, dont elle serait la grande dispensatrice, quasiment monopolistique. Hommage à George Orwell, l’IA générative n’est autre que Big Brother (voir son célèbre roman dystopique, 1984, paru en 1949), mais non pas la version Parti Unique, l’autre version que l’auteur anglais n’avait pas vu venir, la version mercatocratique !

Il est certain qu’on y gagne la réponse presqu’immédiate à toutes nos questions. Qu’est-ce qu’on y perd ? Une certaine conception, exigeante, de la liberté ? Mais la connaissance n’est -elle pas, de toute façon, une condition essentielle de la liberté ? Il faut connaître les possibles pour pouvoir choisir !

Non, ce que l’on y perd, c’est la vie !

« Toute vie est résolution de problèmes » écrivait Karl Popper[3]. Et il montrait que faire des erreurs, pour l’humain ayant atteint l’âge de raison, est indispensable pour la maîtrise de sa place dans le monde. D’ailleurs on fait des erreurs parce qu’on tâtonne. Et en tâtonnant, selon le propre investissement affectif par lequel on porte sa recherche, on ouvre des pistes de connaissance qu’on ignorait. On s’étonne, on découvre, on s’émerveille, on enrichit le monde par des connaissances que l’on ne savait pas chercher. Vivre, c’est constamment enrichir sa connaissance du monde, et cet enrichissement ne peut être qu’une aventure. L’IA générative est la négation de cette aventure. Certes, elle est utile lorsqu’on est pressé. Mais ce n’est pas le bien être de la vie humaine que d’être pressé.

Dans les deux premières décennies de son usage populaire, on « butinait » sur Internet (selon la traduction québecoise de l’anglais « browse » qui signifie originellement « brouter ») de page en page qu’on choisissait d’ouvrir. Ce qui laisse voir un rapport au temps fait de disponibilité. Tout autre est le rapport au temps qui, sous pression mercatocratique, est devenu sur Internet une injonction à réagir.

Qu’est donc devenu ce monde numérique, en lequel on ne vit pas vraiment, mais en lequel on est sans répit contraint de réagir ?

L’espace d’une réalité virtuelle qui peut s’enrichir indéfiniment

Le monde numérique n’est certes pas ce monde en lequel nous avons grandi et appris à nous situer par rapport à autrui dans le temps et dans l’espace. Il est pourtant bien réel puisqu’il peut enrichir/appauvrir certains – comme ceux qui spéculent sur les cryptomonnaies – et il peut asservir d’autres – comme l’employé de bureau qui doit gérer des masses de lettres dans la messagerie.

Il faut qualifier le monde numérique de virtuel. Le virtuel est un environnement simulé par stimulation artificielle des sens. C’est ce que réalise l’écran du terminal informatique. Mais c’est ce que réalisait déjà le téléphone, la radio, la télévision…

À chaque fois, il y a stimulation d’un (radio, téléphone) ou plusieurs sens (télévision) qui crée une réalité, simulée certes, mais qui s’impose quand même à son vécu, comme toute réalité.

Ainsi le virtuel ne s’oppose pas au

réel. Ce qui s’oppose au réel, c’est le possible – ce qui peut être pensé comme non contradictoire – et l’imaginaire – la manière dont spontanément notre esprit se représente le désirable.

Il est important de reconnaître que, par le développement de la technologie du numérique connecté, la réalité virtuelle prend une importance comme jamais dans le monde contemporain.

Ce qui permet toujours de reconnaître une réalité virtuelle, c’est la perte de ses paramètres spatio-temporels. Où se situe une communication téléphonique, une émission radio, un téléfilm, une page Internet, un jeu collectif en réseau ? Et la perte du paramètre spatial met du flou dans la chronologie : quand précisément parlai-je sur Internet avec mon correspondant australien ?

Ce qui distingue la réalité virtuelle produite par la technologie numérique est la capacité indéfinie de son développement. À la limite, les 5 sens peuvent être stimulés. C’est bien ce vers quoi tendent les projets de « réalité virtuelle immersive 360° » : au moyen d’un appareillage technique individuel important (casque-écran3D-sonore + capteurs aux membres pour simuler le mouvement) l’individu devrait se sentir vivre dans un autre univers entièrement créé par la technologie numérique connectée.

Au contraire, la réalité virtuelle des techniques antérieures a clairement des limites liées à son caractère analogique : l’information est véhiculée par une mise en forme analogue du flux d’ondes électromagnétiques transmetteur. Le monde spatio-temporel reste alors toujours présent et la cessation de l’interférence du virtuel à portée d’un bouton interrupteur.

Faut-il penser le monde numérique tel qu’il devient comme l’émergence d’un autre monde, alternatif, qui pourrait nous absenter du monde spatio-temporel qui nous a accueilli ?

La mise en place d’un spectacle sans fin

Le monde numérisé via Internet, une fois qu’il a été approprié populairement à la fin du siècle dernier, en regard de la prodigieuse capacité à communiquer qu’il permettait, a très vite révélé son envers : la facilité avec laquelle il rendait possible l’insincérité. Certes, on pouvait y remédier un tant soit peu en envoyant des photos, se téléphonant, se fixant des rendez-vous, en somme en dépassant les écrans…Mais à partir du moment  où il a été massivement investi par ceux qui voulait en faire un nouveau marché prometteur car extensible à l’ensemble de la planète, Internet a de plus en plus été présenté comme un espace autosuffisant.

C’est pourquoi on s’est tourné vers des techniques par lesquelles on puisse se garantir quand même contre l’insincérité à l’intérieur de cet espace méconnu des  législations étatiques et où les individus n’ont pas la possibilité de s’évaluer et de se reconnaître dans la rencontre physique.  C’est ainsi que s’imposèrent les mots de passe, et de plus en plus sophistiqués (double, voire triple vérification d’identité, etc). On sait à quel point cela peut devenir compliqué, et à la limite impossible – pensons aux contacts à visée amoureuse, ou aux transactions bancaires.

Si bien que la familiarisation de la communication sur le Réseau a conduit chacun à s’adapter à un autre statut d’autrui. Ce n’est plus l’autre auquel j’ai toujours la possibilité de me confronter physiquement (« pour voir ce qu’il a dans le ventre » comme on dit familièrement). C’est l’autre factice, au sens où je ne peux que me confronter à la façade qu’il s’est construite et qu’il me présente, et dont je dois interpréter les signes pour savoir ce que je peux en attendre.

À la facticité d’autrui, il faut ajouter un autre caractère de plus en plus présent dans l’espace numérique : l’émotion.

Il faut comprendre que la marchandisation des interfaces web a conduit à une compétition de visibilité. Chacun, s’il veut exister et être valorisé dans cet espace doit engranger un maximum de « clics » de connexion à ses pages. Et il est admis que la méthode la plus efficace pour cela est de « faire le buzz », c’est-à-dire de diffuser un contenu qui fasse fortement réagir, donc qui soit de fort impact émotionnel.

Sommes-nous conscients que la direction de cette évolution pointe vers un espace numérisé de plus en plus spectaculaire ?

Spectacle est la facticité des personnages qui se donnent un rôle alors qu’on sait que la réalité de la personne est en coulisse, inaccessible. Spectacle que cette scène sans profondeur qu’est l’écran qui affiche le contenu. Spectacle encore que cette représentation sur l’écran destinée à émouvoir le destinataire. Spectacle enfin que la réaction attendue de l’impact du contenu sur celui qui le reçoit, dans la mesure où il est de plus en plus réduit à « J’aime »/« Je n’aime pas », en analogie au spectateur de salle qui n’intervient que par applaudissements ou sifflets.

Mais spectacle qui ne laisse pas voir la fin de la représentation. Or toute entreprise humaine a une fin …

* * *

Nous sommes conviés à consacrer toujours plus du temps de notre vie à ce monde numérisé. Nous n’avons d’ailleurs que très peu le choix, la société s’organisant pour que nous soyons de plus en plus dépendant de ce monde.

Mais, contrairement aux espoirs initiaux, le monde numérique connecté n’apparaît plus comme un prolongement du monde d’avant vers des possibilités nouvelles de communication et de partage. On pouvait alors communiquer avec le monde entier, on se pensait toujours dans l’horizon d’une rencontre de vive voix. Parce qu’une véritable rencontre humaine doit se réaliser dans un ici et maintenant. L’intérêt mercatocratique pour l’émergence d’un nouveau marché, virtuel, mais potentiellement planétaire, a fait évoluer le monde numérique vers une autonomisation qui l’a coupé de l’expérience spatio-temporelle du monde physique. C’est pourquoi le monde numérique vaut de plus en plus comme monde alternatif au monde spatio-temporel.

Pour être de plein pied avec l’évolution technologique, pour être moderne, il faut investir franchement le monde numérique, se désemcombrer des lourdeurs et lenteurs du monde spatio-temporel en quelque sorte.

Nous sommes conviés comme à déménager du monde. Mais pour quel monde ? Un monde de représentation, un monde où nous serons essentiellement un spectateur.

Sachons que cette évolution du monde numérique n’est pas une fatalité. Le monde numérique a d’abord été, jusqu’au tournant de ce siècle, une perspective d’enrichissement du monde matériel des relations humaines vivantes.

Le même problème se posait dès l’invention du téléphone. Dans quel monde discute-t-on quand on est au téléphone, puisqu’on est nulle part dans notre monde physique ? Il n’y a pas de réponse à cette question, du moins théorique. La seule réponse est pragmatique : elle se résout dans les retrouvailles physiques. C’est la bonne réponse, celle qui permet à toute réalité technique virtuelle d’enrichir ce monde qui nous a fait grandir, où l’on a appris à côtoyer l’autre, où cela a un sens de vouloir gagner sa confiance. Cette réponse est valable aussi pour le monde de la technologie numérique connectée.

Non ! Nous ne voulons ni aller sur Mars, ni subir le monde numérique tel qu’il et devenu. Nous ne déménagerons pas du monde de notre naissance. Nous persistons à penser un monde numérique en continuité avec le monde qui a fait advenir l’espèce humaine, parce que son histoire n’est pas terminée et qu’elle n’a pas fait valoir tout ce qu’elle peut.

 


[1]Le Geste et la Parole, t. II : La Mémoire et les Rythmes, A. Michel (1965), p. 76.

[2] Voir Yanis Varoufakis, Les nouveaux serfs de l’économie, LLL – 2024

[3] Toute vie est résolution de problèmes, Arles, Actes Sud, (1997-98), deux volumes, tr. C. Duverney.

dimanche, juin 15, 2025

Le mensonge peut-il être légitime ?

 


C’est le philosophe allemand Kant (1724-1804) qui a ouvert le débat.

En effet, dans Fondements de la Métaphysique des mœurs (1785) Kant établissait que la moralité humaine, en deçà de toutes les conséquences, bonnes ou mauvaises, des choix de comportement des individus, était fondée sur la pure raison qui impliquait en tout humain le principe de comportement suivant : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. » Or, le mensonge ne peut pas être voulu comme loi universelle : il n’y aurait alors plus de contrat possible, plus de droit, plus de communication verbale possible (la vérité étant la valeur essentielle du langage), et donc plus de vie sociale.

D’où la conclusion de Kant : on ne doit jamais – mais absolument jamais – mentir.

En 1797, le philosophe français Benjamin Constant publie un ouvrage en lequel il critique cette thèse de Kant proscrivant absolument le mensonge comme immoral. Il s’appuie pour cela sur un exemple venant du philosophe allemand « qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime » (nous citons Constant lui-même, Des réactions politiques, chap. 8). Constant formule un diagnostic que chacun peut faire sien : un crime tuant un innocent est bien plus grave qu’un mensonge dit à un malfrat !

Prenant connaissance de cette critique, Kant répond aussitôt dans un court article, D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797) en lequel il confirme sa thèse sans concessions.

D’abord, répond Kant, le problème moral du mensonge ne porte pas sur la vérité, mais sur la véracité. La véracité c’est la communication de ce que l’on pense être vrai, alors que la vérité, c’est ce qui est objectivement vrai. Car si on dit le faux en croyant dire le vrai (par erreur ou information insuffisante), on ne saurait être moralement condamnable. Il ne faut donc pas confondre les deux couples de contraires : vérité/fausseté et véracité/mensonge.

 Kant, ensuite, semble clore le débat par un argument objectif massif en faveur de l’obligation à la véracité quelle que soit la circonstance : « la véracité est un devoir qui  doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et si l’on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile. »

Nous sommes en effet tous sous contrats, et le premier de ces contrats ce sont les lois de la société en laquelle on vit. Tout contrat est un acte de langage qui fixe la vérité sur les comportements attendus, et proscrits, des individus les uns par rapport aux autres. Ainsi, la vie sociale n’est stabilisée qu’autant qu’elle est toute entière assise sur la confiance dans la valeur de vérité du langage – c’est bien pourquoi les codes juridiques sont aussi pointilleux sur le choix des mots et sur leur définition.

Mentir, c’est toujours trahir cette confiance dans le langage dont on a absolument besoin pour pouvoir vivre sereinement en société. Au fond, la valeur de vérité de la langue est le premier contrat implicite qui nous permet d’avoir une vie sociale, et qui rend possibles tous les autres contrats spécifiques. Mentir, c’est comme mettre un coup de cutter dans le tissu social qui se tisse sur la trame de la langue. C’est donc fragiliser la société dans son ensemble.

Certes, mais en attendant, le fugitif innocent va mourir sous les coups des assassins auxquels on n’aura pas su mentir. Un crime ne fragilise-t-il pas plus sûrement la société qu’un mensonge qui évite cette injustice fatale ?

On peut penser que Kant a eu en tête cette critique, parce qu’il ajoute à l’argument de principe objectif un argument plus subjectif. Un mensonge fait pour une bonne cause n’est jamais sûr de son effet, pris qu’il est dans la contingence des affaires humaines. Peut-être que mon ami fugitif, s’est échappé de la maison par derrière sans que je le sache. Alors mon mensonge – "Non, il n’est pas chez moi !" – va amener les assassins à le chercher à l’extérieur, ils le trouveront et le tueront. Dès lors, explique Kant, je me sentirai responsable de sa mort pour avoir menti. Pire, ajoute-t-il, je devrai « devant le tribunal civil, encourir la responsabilité de [mon] mensonge et porter la peine des conséquences. »

Nous n’aimons pas trop cet argument.  C’est le propre de la liberté humaine de devoir s’orienter dans un monde tricoté de contingences, en choisissant en fonction de la probabilité des effets. Et très souvent l’évaluation des effets est assez sûre, bien que jamais totalement certaine. Bien des signes peuvent concourir à m’assurer que mon ami est encore dans ma maison. Sous l’Occupation en France, entre 1941 et 1944, l’instituteur a eu bien raison de mentir à l’administration qui lui demandait le nom des écoliers juifs : « Nous n’en n’avons pas ! » Car il savait, de manière quasi certaine, qu’ils allaient être mis dans un convoi de wagons à bestiaux pour aller vers l’Est et finir dans un camp de concentration.

Nous rejoignons ici la formule du philosophe Alexandre Koyré  : « Le mensonge est une arme »[1], ce qui lui permet d’ajouter : « Il est donc licite de l’employer dans la lutte. » Il s’agit ici de la lutte contre le fascisme pour le respect de l’humain. Bien sûr, une arme est foncièrement immorale, puisqu’elle est destinée à faire violence à autrui – on ne peut certes pas faire de « forcer le comportement d’autrui avec une arme » une maxime universelle ! Mais les résistants au nazisme de l’époque où Koyré écrivait ces lignes n’auraient pas pu contribuer à stopper l’horreur des exterminations de masse si on ne leur avait pas parachuté des armes. Pourtant, on sait bien que dans une vie sociale régie par le droit fondé sur l’accord collectif, les armes doivent être proscrites, sauf pour ceux qui sont chargés de faire respecter le droit.

Il en est exactement de même pour le mensonge, qui est une arme psychologique, sans doute l’arme psychologique la plus dévastatrice. C’est pourquoi, dans une société a priori en paix, c’est-à-dire qui fonctionne avec des institutions de justice capables de faire valoir le droit, l’impératif de véracité, avec toute l’exigence que lui reconnaît Kant,  doit valoir à plein. Cela signifie que le mensonge dans l’espace public doit être proscrit et pénalisé. On peut deviner, en ce point, les cris d’orfraie de certains qui, se disant « libéraux », prétendent qu’on s’en prend à la liberté d’expression. Mais la notion de « liberté d’expression » est très confuse – tout et n’importe quoi est expression –  alors que l’idée de véracité de la communication est très précise : elle signifie qu’il n’y a pas de décalage entre ce qu’on sait être vrai et ce qu’on communique à autrui, et donc que la liberté que lui ouvre le savoir de l’un peut être partagée avec l’autre. Par contre la volonté d’installer un décalage – le mensonge, fut-il simplement par omission – limite la liberté de l’autre en lui ôtant des possibilités de choix, afin de l’orienter vers un comportement qui intéresse le menteur. Il est donc une instrumentalisation d’autrui qui ne respecte pas sa dignité d’humain raisonnable et libre. Il est donc déjà une violence.

C’est pourquoi laisser s’insinuer des routines de communications mensongères dans l’espace public entraîne de facto vers une société de violence. N’est-ce pas l’évolution actuelle des sociétés mercatocratiques occidentalisées ? Enseigne-t-on prioritairement, dans les écoles qui forment à une communication publique (comme les écoles de commerce), une déontologie de la véracité ? La réponse est négative. On enseigne d’abord des techniques, qui relèvent du décalage entre ce qu’on sait et ce qu’on veut faire savoir – donc du mensonge – afin d’obtenir, de la part du public, les comportements attendus par des intérêts le plus souvent particuliers.

Les armes ne sont légitimes qu’en état de « légitime défense », en précisant  que l’oppression, la maltraitance systématique de la dignité humaine, sont aussi légitimes à défendre que le fait de rester en vie. Ainsi, le mensonge, en ce qu’il est une arme, n’est légitime que lorsque la violence est déjà là, piétinant la dignité humaine. Il est une arme pour neutraliser les facteurs de violence ; il perd sa raison d’être dès lors que les victimes sont rétablies dans leur dignité. La Libération de 1944-1945 a été un grand moment de vérité en Europe, en particulier avec le tribunal de Nuremberg.

Mais le mensonge n’est pas seulement une arme, il peut être aussi un anesthésiant. Car la vérité quelquefois peut être à ce point intolérable qu’elle doit être contenue, adoucie, travestie, plutôt que dite, surtout si le destinataire est en situation vulnérable. Gaza aujourd’hui – un bombardement israélien – un immeuble qui s’effondre – un enfant blessé dans les décombres, mais conscient – il sent bien qu’on transporte une personne inanimée près de lui – « Maman !? » – le sauveteur répond : « Non ce n’est pas ta maman, on va la chercher, tu la verras bientôt ». Impossible en effet pour le sauveteur de confronter l’enfant à la mort de sa mère car cela pourrait remettre en cause sa survie. C’est le mensonge de compassion qui prévient le désespoir. Comme le médecin qui édulcore le diagnostic sur la tumeur décelée pour maintenir son patient dans l’espoir et donc optimiser ses chances de guérison.

Nous le voyons, il peut y avoir, contrairement à ce qu’affirmait Kant, des situations en lesquelles le mensonge est légitime. Mais il faut avoir conscience que le bien attendu de ces mensonges garde toujours un degré d’incertitude, et que des conséquences négatives imprévues peuvent en provenir. Par exemple il pourrait se trouver que le patient cancéreux évoqué ci-dessus ait une culture médicale, et aie déduit la gravité de son cancer ; ayant éventé le mensonge de son médecin, il ne lui fera plus confiance.

On ne devrait se servir des armes et des anesthésiants qu’en situation de crise. Le mensonge ne peut donc être légitime qu’en situation de crise. Or, pour une société, se gouverner, c’est essentiellement anticiper les potentialités de situations de crise afin de les éviter. Or, le principal facteur social des crises ce sont les situations d’injustice qui perdurent dans la société. Et, nous l’avons vu, la justice requiert la véracité dans les relations humaines.

Il y a trop d’armes qui circulent dans nos sociétés. Comme il y a trop de mensonges qui se diffusent, et d'injustices qui perdurent. Il importe de sortir de cette logique de violence pour ne pas être mis en situation de devoir mentir.

C’est pourquoi il faut chacun, là où nous sommes, commencer par appliquer l’exigence de la loi morale de véracité mise en évidence par Kant : « Dis toujours à autrui, ce que tu penses vraiment, ce que tu juges vrai ! »

 

 


[1]Réflexions sur le mensonge, 1943. Réédité par les Éditions ALLIA, 1996.

dimanche, juin 08, 2025

Sur l’homme politique-spectacle




« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation. »
Guy Debord, La société du spectacle, 1967 (I,1)

 

On entend les commentateurs s’interroger sur les décisions et contre-décisions du président Trump concernant les guerres en Ukraine et en Palestine, les droits de douanes, le budget de son pays, ses rapports avec E. Musk, etc. On partagerait volontiers leur désarroi à déceler une ligne politique qui ouvre une perspective claire de bien commun. Ce qui est, au fond, le but de l’action politique.
Mais y a-t-il vraiment un désarroi à partager ? Car, on le devine par des éclairs de regard brillant et de sourire en coin sur nos écrans, nos commentateurs et journalistes se régalent de l’actualité Trump.
Car toujours Trump fait le spectacle. Et c’est ce spectacle qui donne de l’attrait aux émissions qu’ils animent, et valorise leurs interventions.
Et si le trumpisme relevait essentiellement d’une logique de spectacle ?
Un spectacle est une représentation sensible d’une réalité intentionnellement composée pour susciter des émotions qui nous font adhérer à cette réalité.
Le président Trump se fait l’homme-spectacle du pouvoir politique. En le mettant en scène, en particulier dans le « bureau ovale », en lequel il nous fait témoins des décisions, arguments, polémiques, humiliations, roucoulades, etc. , entre hommes (et femmes, mais rarement)  de pouvoir. Comme s’il nous faisait participer au pouvoir des plus hautes sphères dirigeantes du monde.
Or cette « participation » a un effet profondément satisfaisant pour nous tous qui sommes confrontés de façon incessante aux impuissances, aux frustrations, de notre vie quotidienne.
Non pas que le show trumpien nous apporterait moult « happy end » en ce qu’il déboucherait sur des décisions politiques qui nous conviennent – paix juste en Ukraine, politique écologique volontariste, etc. Ce n’est à peu près jamais le cas, du moins pour la grande majorité de ses spectateurs. Non ! Ce que le Trump show permanent apporte est plutôt de l'ordre de la purgation – catharsis disait Aristote – de notre impuissance ordinaire, dans cette participation imaginaire, mais émotionnelle quand même, à une instance de pouvoir élevée.
Au fond, Trump est le premier personnage  public à assumer pleinement dans le champ politique « la société du spectacle » décrite par Guy Debord (voir la citation in incipit).
Et ce qui le prouve – comme par l’absurde – c’est son total décrochage de la valeur de vérité. Trump ne ment jamais, mais ne dit jamais la vérité. Il asserte de manière catégorique et il a le pouvoir : cela suffit. La preuve en est dans le nom qu'il a donné à son réseau social : "Truth" (Vérité). Cela signifie que quiconque voudrait discuter ses affirmations est considéré comme un nuisible. Il n'y a pas débat sur la scène de l'homme politique-spectacle Trump, quiconque prétend débattre doit être sans délai effacé de la scène. Ce qui est le propre d'un rapport fanatique à la vérité.
Il y a un sens de la vérité qu’autant que le langage objective un monde commun fondé sur notre expérience partagée – « Ce matin le ciel est bleu », et nous pouvons partager l’information vraie.  Mais le spectacle nous met dans une toute autre logique puisqu’il représente une réalité par certains codes permettant de susciter des émotions communes chez les spectateurs. Mais le vécu de ces émotions dépend de la sensibilité affective de chacun à ce moment-là, et donc est propre à chaque spectateur, le laissant enfermé dans sa propre subjectivité ; il ne saurait permettre de construire un projet commun. Le spectacle ne saurait être vrai ou faux. Il est réussi s’il capte largement les sensibilités, il est mauvais dans le cas contraire. 
 On sait que c’est une conséquence de l’établissement d’un marché ouvert dynamique comme principe de gestion des flux économiques, que la société mondialisée contemporaine fasse prévaloir le spectacle des biens marchands – leur apparence – sur leurs qualités réelles ; on sait que cette prévalence des apparences a été magnifiée, au niveau des relations sociales, par la popularisation de la communication numérique par Internet[1]; on sait que ce règne des apparences s’applique pleinement à la communication politique : le candidat, le président élu, s’appliquent à construire la bonne image qui induira le meilleur niveau de popularité. Tout cela c’est « le cinéma » habituel de la politique. Mais dès lors qu’on est dans la décision politique, on a toujours considéré qu’on rentre dans le sérieux de la réalité sociale : les lois impactent les relations réelles qui font la vie sociale. Et l’on sait que cet impact conditionne l’avenir politique de celui qui promeut la loi. En France, la loi sur les retraites a profondément divisé la société, et maintenant il faut faire avec.
La politique-spectacle de Trump fait passer la mise en scène de la décision avant le contenu de la décision. Car tout bon spectacle doit tenir la sensibilité émotionnelle en haleine, et donc sans cesse offrir des rebondissements qui relancent l’intérêt. Trump gère sa présidence comme naguère il gérait son émission de télévision. C’est pour cela que les décisions sont découpées en séquences de retournements, renforcements, suspensions, remises en cause, etc. L’essentiel est qu’il se passe quelque chose qui nourrisse l’intérêt pour le spectacle.
Mais quand, finalement (au bout des quatre premiers mois de sa présidence), le problème de la vérité pointe – les résultats sont bien pauvres par rapport aux annonces spectaculaires – c’est que la fièvre spectaculaire est retombée. Alors il faut réagir avec du lourd. On peut très bien interpréter l’écharpage public avec Elon Musk comme une manière délibérée par laquelle Trump, par un budget provocateur, essaie de relancer l’intérêt public sur le spectacle de sa présidence.
Il faut faire l’hypothèse – en réalité presque impossible à vérifier – que le vote Trump de l’automne 2024, en fait très faiblement majoritaire sur l’ensemble des États-Unis, a au moins autant été motivé par l’attrait du spectacle annoncé de cette présidence, que par l’attente des résultats liés aux mesures proclamées.
Ce qui voudrait dire qu’aux États-Unis en 2024 on aurait voté pour le spectacle de la présidence plutôt que pour l’amélioration de la vie sociale. Nous serions, en quelque sorte témoins d’un accomplissement de « la société du spectacle » selon Debord.
Il est intéressant de confronter, de ce point de vue, Trump et le président d’Ukraine Zelenski. Trump, homme d’affaires, est devenu metteur en scène et acteur du spectacle du pouvoir. Zelenski, comédien, metteur en scène, qui s’est rendu célèbre par son rôle dans un spectacle (une série télévisée) sur le pouvoir, est désormais un homme politique décisif dans l’évolution du monde.
Des historiens du futur ne seront-ils pas amenés à constater que, du point de vue de l’Histoire, Zelenski aura eu plus de pouvoir que Trump ?
Car, de toute façon, le monde avance indépendamment du spectacle de la politique, selon la logique combinée de la condition humaine et des lois de la nature. Tout l’avenir dépend de ce que nous voulons pour nos relations sociales comme pour notre rapport à l’environnement naturel. À trop voleter autour des lumières de la scène, nous délaissons la considération de ce qu’il faut faire pour maîtriser le cours du monde. Si bien qu’à un certain moment nous verrons la scène trembler, s’enflammer, ou sombrer. Et il sera trop tard. Nous ne saurons plus quoi faire.
Pensons la fin du spectacle !
 

[1] Sur tout ceci voir notre Démocratie… ou mercatocratie ? Éditions Yves Michel – 2023, chap. 4 « La nouvelle sophistique ».