jeudi, novembre 07, 2024

Trump va-t-il renoncer à son mandat présidentiel ?

  

    Dans sa déclaration de victoire, il y a un oubli flagrant du président élu Trump : il a omis de mentionner son étonnement, voire son admiration, sa reconnaissance, que les Démocrates n'aient pas, cette fois-ci, falsifié les élections.
    Car ils les a toujours dénoncés comme tricheurs invétérés concernant les résultats électoraux le concernant. 2016 : ils lui auraient volé la majorité des suffrages exprimés ; 2020 : ils lui auraient volé la victoire ; 2024 : jusqu'au dernier moment avant les résultats, il annonçait des fraudes massives.
    Et là, il se présente devant les caméras sans manifester le moindre étonnement d'être déclaré élu ! 
   De deux choses l'une :
  •  Les Démocrates auraient délibérément falsifié les résultats, mais en faveur de Trump, dans la crainte d'une violence – dont les éléments se mettaient en place – incontrôlable et pouvant être dévastatrice étant donné l'état de scissions de la vie sociale présente aux États-Unis.
  • Les Démocrates n'ont pas fraudé. Trump a vraiment eu la majorité des suffrages. Mais alors si l'on tient ce fil, il faut le suivre jusqu'au bout. Comme il n'y a aucun fait probant de tricherie massive lors des deux précédentes élections présidentielles, il faut bien considérer les Démocrates comme respectueux des choix des électeurs, que cela fait partie de leur culture politique.
    Dans l'un ou l'autre cas – le premier peut paraître assez fantaisiste, mais ce n'est qu'une conséquence de la prémisse posée par Trump, c'est lui le bateleur de tréteaux fantaisiste – son élection n'est plus légitime, et il devrait renoncer à son mandat présidentiel. 
  • dans le premier cas parce qu'il aurait été déclaré élu sous la pression de la menace d'une violence généralisée,
  • dans le second cas parce qu'il aurait été élu sur un mensonge infamant asséné dans la durée, discréditant son adversaire politique.
     Mais sans doute, Trump ne va pas renoncer. Il va exercer son pouvoir redevable aux effets de ce mensonge non reconnu. Cela signifie que le prochain mandat présidentiel aux États-Unis va se dérouler sur le sol excavé des non-dits que creuse le lourd mensonge sur le fonctionnement de la démocratie états-unienne. Il faut se rendre compte qu'en ce gouffre elle peut d'effondrer.
    Qu'importe ! rétorquera quelque trumpien convaincu, chacun a bien le droit d'avoir sa vérité alternative non ?
    On lui répondra que toute vérité alternative n'est que l'alibi de son enfermement dans ses réactions émotionnelles, et qu'on ne peut partager un monde commun, faire société, en restant enfermé dans ses émotions. Car au bout de cet enfermement, il n'y a que la violence.
    La seule solution pour vivre ensemble est de surmonter ses émotions et d'aller vers l'expérience partagée pour se retrouver dans la vérité du monde.
    Trump n'est pas un homme politique, c'est un populiste.
    Qu'est-ce qu'un populiste ? Un manipulateur d'émotions populaires pour son propre intérêt.
    Un véritable homme politique – lire par ex. Hannah Arendt – contribue à faire advenir un bien commun qui donne un sens au fait de vivre ensemble dans le monde.
 


mardi, octobre 22, 2024

Choisit-on son habitat ?


    La réponse peut paraître évidente !
    Oui, bien sûr ! Le choix de son habitat fait partie des décisions les plus importantes de son existence ?
    Certains d’entre nous n’ont-ils pas mûrement choisi d’habiter dans un petit village ?




    Ce qui problématise la question, n’est-ce pas l’évolution contemporaine des conditions d’habitation ?



    On peut parler ici de façon à peine caricaturale de « cages à lapin ». Choisit-on de vivre dans une cage à lapin ? Que ce soit en disposition verticale ou horizontale d’ailleurs !


    Aujourd’hui plus de la moitié de la population mondiale vit dans des villes. On évalue qu’il n’y en avait que 2% en 1800. Un demi-milliard d’individus vit dans l’une des 20 mégalopoles de plus de 10 millions d’habitants qui se sont développées sur la planète.
    Cette urbanisation forcenée de l’habitat, dans des agglomérations de plus en plus amples, qui s’affirme comme tendance lourde de l’histoire humaine, ne remet-elle pas en question la thèse de notre liberté de choisir notre habitat ?
    La métaphore de la « cage à lapin » nous renvoie à l’habitat animal. Peut-on dire que l’animal choisit son habitat ?

1.    Habitat animal, habitat humain : quelles différences ?

    Pour mieux caractériser le rapport de l’homme à son habitat, posons-nous la question : quelles différences y a-t-il entre l’habitat animal et l’habitat humain ?
    Il faut ici penser les différences générales en multipliant les points de vue – comme, par exemple, celui de l’emplacement, de l’origine (construit ou non), de la fonction, de la socialité qu’il induit, etc.


Différence d’origine de l’habitat ?
    On ne peut pas dire que les animaux se contentent d’habitat naturels alors que les humains les construisent. Des hommes vivent, ou vécurent dans des grottes. Des animaux construisent entièrement leur habitat. Au fond, comme dans tout le monde vivant, il y a chez l’homme soit l’habitat naturel (comme la grotte), soit l’habitat naturel aménagé, comme ces habitations réalisées en appui sur des falaises surplombantes, soit des constructions complètes sur sol.
    On ne peut même pas dire qu’il y a une différence flagrante du niveau de technicité des constructions. Le tisserin est un oiseau qui fait preuve d’une grande technicité pour construire son nid. Il est capable d’arracher de longs filaments à de grandes feuilles afin de les tisser très finement et de les nouer entre eux en utilisant plus d'une douzaine de nœuds différents. Il n’apparaît donc pas qu’il y ait une différence essentielle entre l’homme et le monde animal du point de vue de l’origine de l’habitat.

Différence dans la variété des formes ?
    On trouve une immense variété d’habitats chez les animaux, depuis le parasitisme (le ver-à-soie sur le mûrier), jusqu’à la complète autonomie native de la tortue, en passant par l’habitat sous terre ou sur les arbres, et par les migrations saisonnières qui alternent annuellement les habitats. De même ces habitats variés autorisent une socialité variée. L’habitat collectif dense est présent dans le règne animal tout autant que l’habitat individuel.
    On peut comparer de ce point de vue la tortue et la termite.

    On trouve aussi une toute aussi prodigieuse variété chez les humains :

 
 
 
 


Peut-on dire que la variété des habitats humains est analogue à celle du monde animal ?
    Non ! Il peut y avoir des variations marginales liées aux singularités des biotopes. Mais on ne trouve pas une variété notable des habitats qui soit intérieure à l’espèce, ni dans l’espace, ni dans le temps, chez l’animal. Alors que cette variation dans l’habitat est une caractéristique de l’espèce humaine. Si l’habitat de l’animal change au cours du temps long de l’évolution, c’est parce que c’est l’espèce elle-même qui a changé !

N'y a-t-il pas d’exceptions ?
    Il y a une exception flagrante. Elle a été créée par l’homme ! C’est l’habitat imposé à une espèce par sa domestication.



    Cela amène à tirer une conclusion majeure sur la spécificité de l’habitat humain :
    L’habitat artificiel imposé par l’homme, autrement dit la domestication, signifie que l’animal serait physiologiquement capable de s’adapter à un nombre indéfini de formes d’habitat, mais que de lui-même, il reste dans ceux que lui indique son instinct. Alors que l’homme a certes instinctivement besoin d’un abri, mais il prend la liberté d’une infinité variété de formes d’habitat.

Différence dans le lieu de l’habitat ?
    L’animal a son habitat lié à un biotope déterminé par sa physiologie spécifique. On appelle biotope une configuration d’environnement en laquelle une espèce vivante peut s’épanouir, et hors de laquelle elle dépérit.
    L’humain peut vivre à peu près partout… mais il doit chaque fois s’en donner les moyens techniques appropriés.
    Cela signifie que cette liberté humaine d’habiter à peu près partout – même dans l’espace extra-atmosphérique désormais – a pour corollaire une inventivité technique qu’on ne retrouve jamais chez les autres espèces vivantes.

Différence dans la manière de se l’approprier ?
    Les humains consacrent en général l’appropriation d’un habitat par un individu ou un groupe familial par le droit – ce qui signifie un énoncé public, garanti par la société, de l’obligation de respecter la maîtrise de l’accès à son habitat par son propriétaire nommé. On trouve de tels textes sur le droit de propriété dans les plus anciens écrits déchiffrés, tel le code d’Hammourabi (Mésopotamie, 2e millénaire avant J-C).
    Les animaux, certes, savent qu’il faut éviter de trop s’approcher de l’habitat d’un congénère. Mais cette apparence de respect ne peut jamais être détachée de l’existence d’un rapport de force présent.
    C’est la force de l’usage public du langage – caractéristique de l’espèce humaine – de pouvoir aligner d’emblée toute une société par le droit, c’est-à-dire sur l’obligation de respecter des règles fondamentales pour la viabilité du groupe social, comme celle de la propriété de l’habitat.

    Quels enseignements peut-on tirer de ces comparaisons quant à la liberté des hommes vis-à-vis de leur habitat ?

 

2. L’humain comme habitant problématique

    C’est dans la manière d’habiter que se constate une spécificité humaine : l’individu humain a la liberté d’habiter partout parce qu’il n’est pas d’emblée lié à un biotope assigné par la biosphère au moyen de comportements instinctifs.
    Mais cette liberté qui se décompose en deux séquences : d’abord la liberté de choisir son lieu de vie – et ce peut être transitoire et périodique (nomadisme) – ensuite celle de choisir la forme de son habitat.           Cette liberté proprement humaine a été exprimée par Marx de manière très juste :

« …une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » K. Marx, Le Capital, 1867.
     Mais cette liberté est-elle vraiment une supériorité de l’espèce ?
    Car l’animal sait d’emblée, par instinct, où il peut être bien. Ce n’est pas le cas de l’homme : il ne sait pas où et sous quelle forme d’habitat il va être bien. Il doit définir ce bien lui-même. Et ce n’est pas du tout évident !
    De ces deux types d’habitats pratiqués par les hommes sous les mêmes latitudes, lequel est préférable, la yourte mongole, ou la villa dans un lotissement ? 


    Il est clair que l’une ou l’autre option n’implique pas la même manière de vivre, la même vie sociale, le même rapport à l’environnement naturel, et même le même rapport à l’espace et au temps !
    Ne peut-on pas dire que choisir son habitat, c’est choisir sa vie ?
    Alors ne peut-on pas parfois envier l’animal qui est assuré par son instinct de choisir la bonne vie ?
    Comme l’écrivait Sartre : « l’homme est condamné à être libre ! »
    Mais avant de consentir à cette sentence pessimiste, posons-nous la question :

    Qu'est-ce qu’implique la prise en compte de cette liberté de choisir son habitat ?
    Comme le remarque Marx ci-dessus, elle implique de se représenter l’habitation que l’on souhaite réaliser, avant d’agir. Ce qui présuppose de répondre à la question : quel est le bon habitat pour soi ? Il s’agit donc prendre du recul par rapport à ses désirs pour réfléchir quel est son but et les moyens de l’atteindre.
    Or, le but humain concernant l’habitat est-il le même que celui de l’animal ? Quel est celui de l’animal qui aménage son habitat ? N’est-ce pas essentiellement la sécurité qui permet la continuation de l’espèce ?
    L’habitat humain est-il réductible à la sécurité ?
    Voici ce qu’écrivait Heidegger à ce sujet :

« Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c'est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l'habitation est ce ménagement. » ; car, ajoute-t-il, « la condition humaine réside dans l'habitation », Heidegger, Essais et conférences, «°Bâtir, habiter, penser » – 1951
    Certes Heidegger évoque d’emblée la sécurité (qu’exprime ici le mot traduit par sûreté). Mais il lui donne un sens qui va clairement au-delà de la préservation de la vie biologique. Car on peut lire, derrière le style un peu pompeux de l’expression « ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être », qu’on a plus que simplement sa vie, sa santé physique, son bien être à ménager, mais ce qui fait de soi un être pleinement humain : sa liberté proprement humaine.
    On a remarqué avec justesse qu’il est inconvenant, blessant même, pour ceux qui habitent là, de parler, à propos de ce qu’on appelle des « grands ensembles », de « cages à lapins ».

     C’est exactement ce que veut dire Heidegger ! Même dans un grand immeuble avec la multiple répétition des mêmes appartements parallélépipédiques, chacun fait en sorte de l’habiter de manière humaine, c’est-à-dire en faisant valoir sa liberté humaine singulière. C’est ainsi qu’il l’arrange selon son goût par l’ameublement et la décoration.        Encore plus significatifs sont les petits objets symboliques – inscriptions, tableaux, photos, bibelots, etc. – présents dans tout logis, qu’on met de-ci, de-là, comme sur le meuble du salon, toujours bien en vue, qui témoignent de notre humanité, de notre vie aventureuse passée, de nos rêves à venir. Car son habitat ne vaut, pour l’homme, que s’il renvoie le reflet de son humanité, que s’il témoigne, en fin de compte, de la valeur de l’humanité, que s’il est un espace cultivé. On s’est beaucoup interrogé sur la signification des fresques pariétales de nos très lointains ancêtres, dans les grottes de Lascaux, Chauvet, Cosquer, etc. ; accueillons-les simplement dans cette perspective.
    Et quelle est cette valeur proprement humaine, sinon que cette capacité de pouvoir orienter sa vie au-delà de tout instinct, autrement dit de définir soi-même son bien en fonction duquel on choisit son lieu et sa manière de l’habiter !
    C’est bien ainsi qu’on peut rendre compte du fait que la diversité des habitats humains n’est pas réductible à la variation des conditions imposées par l’environnement. On ne donne pas le même sens à sa vie quand on choisit d’habiter dans un immeuble intégrant des équipements collectifs, ou dans une maison individuelle entourée de murs dans un lotissement.
    Mais il ne faut pas se cacher que cette liberté propre à l’humain de choisir le sens de sa vie est ambigüe. L’animal n’a-t-il pas un avantage définitif de savoir instinctivement où est son bien ? N’est-ce pas notre faille humaine – notre « péché originel » – que de pouvoir nous tromper sur ce qui est bien ?

 

3. La liberté d’habiter comme aventure

    Le philosophe G. Canguillhem ouvre une perspective de grande profondeur sur cette possibilité de se tromper de l’homme cherchant sa place dans le monde :

« Un animal, ‑ et j'ai fait allusion à l'étude du comportement instinctif, comportement structuré par des patterns innés, ‑ est informé héréditairement à ne recueillir et à ne transmettre que certaines informations. Celles que sa structure ne lui permet pas de recueillir sont pour lui comme si elles n'étaient point. C'est la structure de l'animal qui dessine, dans ce qui paraît à l'homme le milieu universel, autant de milieux propres à chaque espèce animale, comme Von Uexkull l'a établi. Si l'homme est informé à ce même titre, comment expliquer l'histoire de la connaissance, qui est l'histoire des erreurs et l'histoire des victoires sur l'erreur ? Faut-il admettre que l'homme est devenu tel par mutation, par une erreur héréditaire ? La vie aurait donc abouti par erreur à ce vivant capable d'erreur., En fait, l'erreur humaine ne fait probablement qu'un avec l'errance. L'homme se trompe parce qu'il ne sait où se mettre. » G. Canguilhem, Études d'histoire et de philosophie des sciences, 1970, Vrin, p. 364.
    De ce texte on peut tirer les idées suivantes :

⦁    L’homme peut inclure des mondes animaux dans le monde universel qu’il peut englober par sa faculté propre de représentation par la langue. Alors que l’animal est définitivement enfermé dans le monde configuré par sa physiologie – le biologiste J. Von Uexkull, dans Mondes animaux et monde humain (1934), étudie de ce point de vue le cas emblématique, parce que très simple, de la tique.
⦁    Mais le monde humain universel est un monde seulement représenté, autrement dit, l’homme a une aptitude à le décrire et à anticiper son évolution. Mais pour cela il doit en prendre une connaissance juste pour pouvoir maîtriser ce qu’il va y faire, et pouvoir y trouver son bien. Il peut se tromper, il se trompe même régulièrement.
⦁    L’être humain serait errant – on peut dire exilé de naissance : il n’a pas une place réservée, d’emblée accueillante, dans le monde ; il cherche à savoir en quel endroit il pourrait être bien – et s’il a une capacité de connaître exceptionnelle et une inventivité technique sans pareil c’est justement pour se donner une place accueillante.

    Ainsi, avant d’être d’habitation, le rapport humain à l’espace serait fondamentalement aventureux, c’est-à-dire toujours empreint d’un facteur d’indétermination quant à la place que l'humain peut occuper sur Terre. Comme l’habitation est la détermination d’une bonne place où l’homme peut vivre, on peut considérer l’aventure comme l’antonyme de l’habitation.
    Rappelons à ce propos la formule de Heidegger citée plus haut : « la condition humaine réside dans l'habitation ». En réduisant l’humanité à l’habitation ce penseur donne une conception qui trahit la condition humaine car l’habitation ne vaut qu’autant que l’être humain est aventureux. D’ailleurs tout humain éprouve toujours le besoin de sortir périodiquement de son habitation pour s’aventurer dans l’espace ouvert. C’est pourquoi on n’est pas surpris qu’Heidegger ait adhéré très tôt à l’idéologie totalitaire du nazisme. C’est en effet en vertu de cette conception unilatérale de l’humain comme « habitant » que le nazisme a pu préconiser une politique préventivement belliqueuse de « sauvegarde de l’espace vital du peuple allemand ».
 
    Revenons à l’image de ce quartier de Hong-Kong sur-densifié par l’habitat en hauteur.


    Cette image est tout-à-fait significative de l’évolution contemporaine de l’habitat.

    Qu’est-ce qui caractérise l’habitat contemporain ?

⦁    Il tend à se densifier en des dizaines de mégalopoles tentaculaires qui peuvent dépasser la dizaine de millions d’habitants.
⦁    Il tend à s’uniformiser. La même logique d’urbanisation par des tours très hautes, des vastes centres commerciaux, des banlieues pavillonnaires tentaculaires ; la même logique architecturale de bétonisation à angles droits.
⦁    Le corollaire en est la restriction drastique, à presque rien par la réduction des possibilités, de la liberté du choix de son habitation par l’individu.

    On ne peut comprendre cette évolution autrement que comme l’expression dernière de l’aventure industrielle initiée il y a plus de deux siècles en Occident, et qui, par sa logique propre qui est l’extension indéfinie du marché (au sens économique du terme), est devenue désormais une aventure mondiale. Cette aventure est délibérément menée par une minorité affairiste, c’est-à-dire motivée par le pouvoir que lui donne l’accumulation de la richesse pécuniaire. Mais elle n’a été possible que par le consentement d’une majorité des populations qui trouvaient là une nouvelle confiance dans leur rapport à l’environnement naturel (puisqu’elle s’appuie sur le progrès technique), comme de multiples opportunités de satisfactions dans une vie rendue ainsi plus facile que par le passé.
    Ces bénéfices se révèlent aujourd’hui des illusions car on constate qu’ils se retournent en leur contraire. L’environnement naturel nous renvoie des évènements catastrophiques de plus en plus incontrôlables. Les satisfactions se révèlent de plus en plus éphémères face aux contraintes lourdes sur notre liberté qu’implique l’organisation mercatocratique (c’est-à-dire pour l’extension du marché) de nos sociétés.

* * *

    La réponse à la question soumise à notre réflexion est négative. Nous avons de moins en moins le choix de notre habitat. Et c’est bien là une perte concernant notre liberté la plus fondamentale puisqu’elle porte sur le sens que nous donnons à notre vie.

    Nous pouvons dire aujourd’hui que l’aventure de l’espèce humaine – ce qui fait qu’elle a une histoire – s’est fourvoyée dans une impasse. Et, effectivement, parce que c’est une aventure, elle pouvait se tromper.
Il est souhaitable désormais que les populations actent l’erreur collective et réfléchissent collectivement le moyen de continuer l’aventure humaine, afin que, se réappropriant leur liberté, les humains puissent donner le meilleur de ce qu’ils peuvent.

Pierre-Jean Dessertine, octobre 2024

Les images ont été fournies par Jean-Pierre Testa, architecte, à l’occasion d’un café-philo sur l’habitat à Lourmarin le 12 novembre 2019.
Jean-Pierre Testa nous a quitté en janvier 2023.

mercredi, octobre 02, 2024

À propos du terrorisme



Notre époque est bien singulière, et d’une singularité inquiétante. Comment peut-on méconnaitre à ce point cette vérité toute simple ?
On ne combat pas le terrorisme en semant la terreur !
On fait tout le contraire ! On le démultiplie !
Car qu’est-ce que le terrorisme ? Le comportement violent qui vise à défaire une vie sociale en semant la terreur.
Il faut avoir connu la terreur pour être terroriste. Mais il y a une autre condition : c’est l’imbécilité ! Soit le défaut de réflexion sur le bien que l’on vise lorsque son comportement est dans la simple réaction de faire mal à qui l’on juge responsable de ce qui nous a fait mal.
Car le terrorisme est toujours une forme de vengeance. Et dans la vengeance on croit réparer, autrement dit se réhabiliter d’une offense subie, en portant un dommage réciproque. Mais, comme l’explique Hegel, « la vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le droit qui prend la forme de la vengeance constituant à son tour une nouvelle offense, n'est senti que comme conduite individuelle et provoque, inexpiablement, à l'infini, de nouvelles vengeances. »[1]
La vengeance parce qu’elle procède du sentiment de celui qui se venge ne calcule pas son agression à la mesure de la responsabilité de qui elle vise. Ou plutôt le seul calcul toujours implicite dans la vengeance est d’en faire trop plutôt que pas assez. Parce que le « pas assez » laisserait l’avantage symbolique à l’offenseur. On est, en effet, dans une forme négative d’échange symbolique dans le cycle des vengeances : on agresse en sorte que l’acte de vengeance signifie, à ses propres yeux et aux yeux de tous, la réhabilitation de l’offensé en ce qu’il se fait voir offenseur.
C’est pourquoi la vengeance tend à engendrer une vengeance en retour, et ainsi « inexpiablement, à l’infini » et sur un degré de violence croissant.
Le terrorisme est le point extrême qu’atteint la violence vengeresse, celle qui vise à produire la terreur, c’est-à-dire la perte de ce minimum de confiance en l’humain qui rend possible la vie sociale.
Alors, s’il n’y a pas des âmes secourables qui aident le terrorisé à retrouver confiance, la seule socialité qui se reconstituera sera par réaction vengeresse pour commettre des actes de terreur.
Non, on ne combat pas le terrorisme en semant la terreur, c’est tout le contraire : on crée des motifs de terrorisme pour les décennies à venir …
 
 
 

[1] Georg W. F. Hegel, Propédeutique philosophique (1809), trad. M. de Gandillac, Éditions de Minuit.

lundi, septembre 23, 2024

Vivre ensemble : dialogue sur la confiance et le droit

JUSTIN : C’est assez sidérant ces explosions de bipeurs et de talkies-walkies au Liban qui ont fait des dizaines de morts et des milliers de blessés. N’est-ce pas un saut qualitatif effrayant dans la manière de s’en prendre à un ennemi ? Qu’on puisse être blessé, tué, par effet du geste le plus banal qui soit : prendre connaissance d'un message dont notre terminal de communication nous averti de sa réception ; qu’on puisse faire couler le sang ainsi, dans un public disséminé, indéfiniment nombreux, vaquant à ses occupations quotidiennes, voilà qui est sidérant. Mais où va-t-on si la violence guerrière peut s’infiltrer à ce point, et de façon anonyme, dans la vie privée des individus ?
FIDEL : Je suis tout-à-fait d’accord, c’est effrayant ! Mais ça ne vient pas de nulle part. On a eu auparavant les détournements d’avions, et les tueries de gens rassemblés – on s’est mis alors à parler de « terrorisme ». Il faudrait un nouveau mot pour désigner ce type inédit de violence entre humains. La « spam-terreur » ? Car ces explosions mortelles se sont diffusées exactement à la manière dont se diffusent les spams que l’on retrouve dans sa messagerie. Mais on voudrait surtout ne pas avoir à l’inventer, ce mot ! Que cette attaque meurtrière massive par l’intermédiaire d’un objet des plus familiers ait été la première et la dernière !
JUSTIN : Tu as tout-à-fait raison. Il faudrait que l’ONU s’empare de l’affaire. Il y a un droit international de la guerre, il semble bien qu’il ait été ici bafoué comme jamais.
FIDEL : Certes, ce serait bien. Il faudrait alors que l’ONU saisisse la Cour Internationale de Justice pour qu’elle diligente une enquête. Ne nous faisons pas d’illusion. Il y a trop d’États importants qui ne respectent pas le droit de la guerre pour que celle-ci soit saisie.
JUSTIN : Je sais ! Mais il faut essayer. Il ne faut pas rester impuissant ! Une initiative de l’ONU par son secrétaire général, même si elle devait échouer, serait déjà un signal qui irait dans le bon sens.
FIDEL : Soit ! Mais je pense que la meilleure approche pour dépasser la sidération que provoque une telle attaque et trouver les voies d’une vie sociale restaurée, est de la penser comme la manifestation la plus avancée dans une perspective historique de la montée de la défiance. Et il semble bien que, dans cette contrée du Moyen Orient où l’État d’Israël s’est installé par la force, la défiance ait atteint un niveau quasiment d’incandescence ! Il faut se rendre compte ! La petite fille est déchiquetée, tuée, parce qu’elle porte à son papa le bipeur qui a signalé la réception d’un message ! La blessure faite à la confiance dans son sanctuaire que devrait être la vie familiale est terrible !
JUSTIN : Je sais ! Mais cela n’est pas nouveau. On sait depuis le 7 octobre 2023 que ces rivages naguère enchanteurs de la Méditerranée sont entrés dans un engrenage de violences vertigineux. En quoi parler de perte de confiance fait-il avancer le problème ?
FIDEL : Parce que la défiance porte en elle une croyance, comme la confiance avec laquelle elle forme un couple dialectique de sentiments. La confiance s’appuie sur la croyance a priori qu’autrui aura des comportements bénéfiques relativement à soi ; la défiance s’appuie sur la croyance a priori qu’autrui aura des comportements néfastes relativement à soi. L’idée de croyance signifie qu’on adopte un savoir insuffisamment fondé objectivement, et donc qui s’appuie essentiellement sur le sentiment. C’est là l’intérêt de cette approche : elle laisse voir que si l’on progresse vers plus d’objectivité vis-à-vis d’autrui, on peut discréditer la défiance.
JUSTIN : Et alors ? Qu’est-ce qu’on fait sachant cela ?
FIDEL : Je ne sais pas. Plutôt, je sais bien qu’en certaines situations de défiance profondément incrustées dans le temps, ni l’une, ni l’autre partie, n’ont l’envie d’être plus objectives. Je n’ai pas de recettes pour de telles situations. Mais comme je voudrais que ces montées en défiance – qui sont en train de se produire aussi ailleurs dans le monde – ne soient pas une fatalité, je m’efforce d’ouvrir une perspective en laquelle on pourrait faire en sorte qu’elles ne s’amorcent pas
Il faut d’abord admettre que les sentiments de confiance/défiance sont tout-à-fait légitimes. Ils sont le premier régulateur de la vie sociale qui s’impose aux humains, lesquels sont des êtres sociaux par nature. Les relations de confiance indiquent à l’individu humain avec qui coopérer ; les relations de défiance lui indique avec qui il faut s’abstenir de coopérer. On voit que la défiance n’est en soi pas du tout une violence. Par contre elle est bien le terrain qui favorise l’apparition de la violence.
JUSTIN : Si je te comprends bien, tout le problème est de savoir comment créer de la confiance là où il y a de la défiance.
FIDEL : Exactement !
JUSTIN : Mais n’est-ce pas là un problème éternel et insoluble ? On sait combien il est difficile de convertir un croyant ! Pensons à tous ces gens qui adhèrent à des récits complotistes, par exemple aux adeptes de Donald Trump. N’est-ce pas, finalement, plutôt par le droit qu’on peut le mieux s’en sortir ? Et c’est d’ailleurs ce qu’essaient de faire les institutions idoines aux États-Unis !
FIDEL : C’est vrai ! Elles « essaient ». C’est en effet le rôle de la régulation par le droit de tuer dans l’œuf les situations de violence là où la défiance s’est trop développée. Mais encore faut-il que le droit soit démocratiquement établi et bien appliqué, autrement dit adossé à une institution de Justice solide, et à une police en retenue et impartiale dans l’emploi de la force. Alors le droit peut favoriser une montée en confiance globale de la société : chacun se sent spontanément plus confiant envers tous les autres membres de la société.
JUSTIN : C’est bien comme cela que je vois les choses !
FIDEL : Oui, mais il ne suffit pas d’en appeler au droit pour garantir une vie sociale sereine. Il faut  aussi savoir que l’appel au droit présuppose nécessairement une vie sociale dégradée par trop de défiances. C’est pourquoi il faut prendre aussi en compte le niveau plus fondamental de régulation qui dépend directement des choix de chacun : celui des rapports de confiance/défiance. Ayons conscience de ce qu’ils impliquent. En particulier donner sa confiance à quelqu’un, c’est toujours prendre un risque, puisque la base objective du crédit qu’on lui accorde est toujours objectivement insuffisante. En cela la confiance peut exprimer de la générosité ; mais aussi de l’aveuglement à cause de ses motifs subjectifs. N’oublions jamais où a mené la confiance de millions d’allemands dans leur Führer ! On a toujours, ces dernières décennies, mis en avant le droit pour améliorer la vie sociale. Par contre, le petit mot de confiance, pourtant si présent dans la maîtrise de notre vie sociale, est plutôt passé sous les radars, même chez les philosophes.
Pour nous aider à mieux comprendre ce qui est en jeu dans la prise en compte de cette dimension confiance/défiance dans la vie sociale, nous pouvons essayer de faire la part des situations qui pourraient avoir un besoin direct de plus de confiance dans notre société, en regard de celles qui ont manifestement besoin de plus de droit.
JUSTIN : Ce qui se passe actuellement sur Internet indique clairement dans quelle direction il faut aller. La communication sur le réseau est extrêmement facilitée, et avec la Terre entière. Or cette facilité en est venue à créer une telle atmosphère de défiance qu’elle se paralyse d’elle-même. Internet est devenu l’espace de communication où fleurissent les faux-semblants, les mensonges, les manipulations, les intrusions dans son espace propre, etc. Il faut maintenant des mots de passe, des doubles, voire triples procédures d’identification, des anti-virus, pare-feux, antiphising, ramsonware, etc. Il est clair que s’il n’y a pas une reprise en main par le droit, il va être plus intéressant de retourner aux lettres postales et à la téléphonie traditionnelle.
FIDEL : C’est intéressant que tu parles d’Internet car rappelle-toi, à la fin du siècle dernier, il était né sous le signe de la confiance. On ne cherchait pas à tromper. Spontanément on se mettait en relation pour partager sur Internet – partager les connaissances, les relations, les logiciels, etc. Internet a commencé à devenir un espace de défiance au tournant des années 2000, au moment où il a été massivement investi par les affairistes comme nouvelle extension du marché, bien moins contrôlée que le marché dans l’espace physique. Soit, on ne peut pas éviter de légiférer, pour sortir de cette sorte de banditisme clandestin ! Mais le but final ne doit-il pas être de rétablir un espace de confiance et de partage ?
JUSTIN : On est donc d’accord qu’il faut plus de droit. Ce n’est que le droit qui permettra de rétablir la confiance. Mais celle-ci ne sera possible que si chacun respecte les règles édictées et si ceux qui ne les respectent pas sont systématiquement sanctionnés. Il faudra un pouvoir fort de contrôle ! Ne laissons pas croire qu’on puisse retourner à l’Internet de l’innocence et du partage des années 90 !
FIDEL : Je ne suis pas sûr qu’un pouvoir fort soit la solution. Un pouvoir fort tend toujours à être abusif ! Ce que je sais, par contre, c’est que l’humanité s’est construite sur la confiance. Chacun de nous n’a été accueilli dans le monde, et n’a pu s’affirmer et y trouver une place, que par la confiance. La confiance donnée par la mère d’abord, puis celle de la parentèle, et enfin celle des éducateurs. N’oublions jamais que nous sommes les fruits de dons de confiance, et que nous n’épanouissons notre humanité que dans les relations de confiance. Une société, comme la nôtre, qui croit pouvoir créer de la prospérité en mettant en compétition les individus pour s’approprier des richesses, et donc en faisant de la défiance un principe des relations sociales, n’a en réalité aucun avenir – et c’est bien ce qu’on constate aujourd’hui avec la conjonction, d’une crise climatique, d’une exténuation de la biosphère, et de la multiplication des violences guerrières. Donc, ce que je remets en cause, c’est cette organisation sociale fondée sur la défiance. Il nous faut retrouver au plus vite une logique de confiance !
JUSTIN : Non, non ! Ce dont tu rêves, c’est de retrouver le monde protégé de l’enfance. Mais on ne retourne pas en arrière ! Vivre, c’est aller de l’avant ! Il faut considérer que la logique de confiance/défiance est liée à l’enfance, à l’innocence infantile qu’il faut d’abord couver pour que le petit enfant prenne confiance et soit capable d’entrer dans le monde adulte. Les rites de passage que l’on constate dans toute société, sont la manière de consacrer ce basculement. Devenir adulte signifie quitter la logique de la confiance/défiance pour faire valoir son autonomie. C’est une épreuve, l’épreuve de la réalité de l’insociabilité par la confrontation à la défiance et à la violence. Et l’autonomie gagnée s’exprime dans les relations sociales par le délaissement de la sentimentalité et de la confiance, pour des relations fondées sur la raison et le droit.
FIDEL : Mais alors comment juges-tu quelqu’un comme Trump, qui ne cesse de se mettre en avant pour alimenter la défiance dans la société – il vient d’accuser des exilés de manger les chiens et chats de compagnie ? Que dis-je la défiance, la haine plutôt ! On est, avec cet individu qui vise à devenir président des États-Unis, aux antipodes de la raison et du droit !
JUSTIN : Il y a nécessairement des comportements irrationnels dans toute société. L’important est que la raison et le droit soient la norme !
FIDEL : Mais qu’un individu comme Trump, après tout ce qu’il a dit et fait, alors même qu’il est multi-inculpé et condamné selon le droit, soit en situation de pouvoir être élu président de la plus puissante nation du globe, n’est-il pas significatif de l’état d’une société ? Car s’il est là aujourd’hui, n’est-ce pas parce qu’il bénéficie de la confiance aveugle d’une part importante de la société états-unienne ? Et ses adulateurs sont bien incapables de justifier leur adhésion de manière raisonnable. Ils n’ont à la bouche que des expressions de haine envers des ennemis sur lesquels ils fantasment de façon totalement farfelue.
JUSTIN : Ce sont effectivement des gens qui sont mécontents et qui voient en Trump leur sauveur.
FIDEL : Mais n’est-il pas là, l’infantilisme !? Diviser le monde entre les bons et les méchants, et investir dans un « sauveur » qui serait omnipotent ! Il faut plutôt penser que le phénomène Trump est le symptôme d’une société malade. Et de quoi est-elle malade sinon d’avoir généré trop de défiance ? Ces gens-là ont tellement besoin de retrouver confiance qu’ils s’inventent un sauveur ! Et ce Trump, qui n’a vécu que de la rivalité sociale, l’a bien compris et tient le discours qu’ils attendent car cela le place au plus haut dans cette société de compétition.
JUSTIN : Je suis assez d’accord sur ton diagnostic d’une société malade. Mais cela n’efface pas la valeur d’un idéal de société raisonnable dont les relations sociales sont encadrées par le droit, lequel est accepté par tous parce qu’il est déterminé démocratiquement. Quand je dis qu’il faut aller vers plus de raison et de droit, je veux simplement dire qu’il faut aller vers une société de droit démocratique. Et je déplore que les États-Unis, et d’une manière générale, l’humanité aujourd’hui, s’en éloigne et dérive vers les populismes.
FIDEL : Cet idéal de société dont tu parles est mis en avant depuis quelques décennies, depuis qu’est avéré l’échec des alternatives communistes. Mais cet idéal démocratique a, lui aussi, été invalidé par l’histoire. Il n’est parvenu nulle part à faire progresser les sociétés vers des relations sociales apaisées, harmonieuses. La raison en est bien simple : c’est un idéal « mercatocratique », c’est-à-dire qui doit permettre au marché – au sens économique du terme – de se développer. Or le marché, c’est la compétition entre les marchands pour obtenir des parts (de marché) afin de s’enrichir. Cela implique une compétition impitoyable et donc le développement de relations de défiance. Et c’est cette extension de la défiance dans la société qui crée une demande de confiance, laquelle tend à se résoudre dans le désir d’un sauveur, soit dans la demande populiste. Mais le populisme, qui n’apporte une confiance qu’autant qu’il réunit autour d’un sauveur contre un ennemi fantasmé, ne peut que conduire à de nouvelles violences. Finalement, il est un facteur démultiplicateur de défiance.
JUSTIN : C’est sans issue ! La seule solution est de mieux réguler l’économie de marché !
FIDEL : Pas du tout ! On n’est jamais arrivé à le faire, et on n’y arrivera jamais. Pour une raison simple : ce sont les grands acteurs du marché qui ont le pouvoir. C’est pourquoi on a pu écrire qu’on est dans une mercatocratie, laquelle se cache derrière les formes de la démocratie[1]. Mais il faut savoir que la sagesse populaire a toujours su se donner des règles de comportement qui sauvegardent les relations de confiance. Lis le texte suivant de l’ethnologue Claude Levi-Strauss :
« Dans ces petits établissements [petits restaurants populaires du sud de la France] où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve devant son assiette une modeste bouteille d'un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le sont les portions de viande et de légumes qu'une servante distribue à la ronde, et cependant une singulière différence d'attitude se manifeste aussitôt à l'égard de l'aliment liquide et de l'aliment solide. Celui-ci représente les servitudes du corps, et celui-là son luxe. L'un sert d'abord à nourrir, l'autre à honorer... C'est qu'en effet, à la différence du plat du jour, bien personnel, le vin est bien social. La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin, et celui-ci accomplira aussitôt un geste correspondant de réciprocité. Que s'est-il passé ? Les deux bouteilles sont identiques en volume, leur contenu semblable en qualité. Chacun des participants à cette scène révélatrice n'a, en fin de compte, rien reçu de plus que s'il avait consommé sa part personnelle. D'un point de vue économique, personne n'a gagné et personne n'a perdu. Mais c'est qu'il y a bien plus dans l'échange que les choses échangées. » Les structures élémentaires de la parenté, P.U.F., 1949, p. 75.
 Et quel est ce « bien plus » qui est évoqué dans la dernière phrase ?
JUSTIN : La confiance !?
FIDEL : Exactement ! Dans le contexte du récit, on va au restaurant pour satisfaire sa faim et sa soif. La logique voudrait qu’on ne s’intéresse qu’à ce qui a été servi pour se rassasier. Mais non, ici les commensaux font passer avant un échange de vin. Ce qui veut dire : « J’ai comme toi faim et soif, et je suis aussi tenté par les victuailles apportées à ton couvert et qui sont à portée de main. Si on se met d’emblée à satisfaire son appétit, on s’installera dans une relation de défiance. En se donnant mutuellement le vin, on se montre qu’on est capable de prendre du recul par rapport au désir de satisfaire son appétit, pour établir des relations de confiance. » Faire confiance c’est toujours donner plus que ce que l’on a reçu. Il y a une plus-value de générosité dans cette échange de vin, qui est le crédit de confiance accordé à l’autre, comme il y a, symétriquement, une plus-value de cupidité dans l’échange travail/salaire, laquelle est le profit engrangé par le surtravail contraint du salarié[2]. Dans cette dernière forme d’échange – pourtant sanctionnée par le droit sous forme de contrat – se creuse une défiance entre les deux protagonistes. Au contraire de la première forme d’échange – celle de l’échange de vin – on a un comportement spontané qui crée assurément un gain mutuel de confiance.
On trouve d’innombrables exemples de cette forme d’échanges qui entretiennent des rapports humains de confiance. C’est ainsi qu’on échange des politesses, que l’invitation doit être rendue, que chacun est tenu de payer sa tournée dans l’établissement de boissons, que l’on se « rend » service, etc. Il faut donc avoir conscience qu’une part importante des relations sociales s’établit sur la base d’échanges de dons. Elle échappe donc totalement à la science économique qui ne sait voir dans toute circulation de bien que la satisfaction personnelle que chacun essaie d’optimiser au détriment de l’autre, ce pourquoi le droit est nécessaire pour encadrer ces échanges de défiance qui doivent être maintenus hors de la violence. George Orwell appelait « common decency », ce qu’on traduit par décence ordinaire,[3] cette culture populaire des comportements qui entretiennent la confiance. Il semble que la décence ordinaire se soit, aujourd’hui, largement perdue, victime à la fois de la pression publicitaire qui exacerbe la quête de satisfactions personnelles, et de la déportation d’une grande part des relations sociales sur les communications par internet ce qui évite la confrontation avec autrui de regard à regard, avec la responsabilité que cela implique de faire, ou non, confiance. Car, comme le disait Emmanuel Lévinas, « la relation au visage [d’autrui] est d'emblée éthique. » (Éthique et infini, 1982).
JUSTIN : Mouais… la confiance à des limites. Ne soyons pas trop naïf sur la bonté de la nature humaine ; sa malignité existe aussi, et toujours et partout ! Il y a aussi des « dons » qui sont faits avec des arrières-pensées égoïstes. Donner trop facilement sa confiance est toujours risqué.
FIDEL : Je le reconnais volontiers. Mais reconnaît toi-même qu’il y a de ce point de vue de grandes différences entre les cultures. Voudrais-tu sortir ton trousseau de clé ?
Ce que fait Justin
Tout ça ! Combien ? six… sept ! Et encore, on ne compte pas les clés dématérialisées – je veux dire les multiples mots de passe que tu réunis dans un dossier lui-même protégé par un mot de passe, … ! Sais-tu que dans de nombreux villages de par le monde, on vit très bien sans clés et sans mots de passe ? Et tu m’accorderas qu’il ne s’agit là que d’outils de défiance. Or ne doit-on pas considérer que plus le niveau de confiance est élevé, plus la société doit être jugée bonne ? De ce point de vue notre culture occidentale est bien mal placée !
JUSTIN : Cela veut tout aussi bien dire que l’on est la culture la plus riche en biens à protéger !
FIDEL : Sans doute ! Mais cela pose une question de hiérarchie des biens. Il y a les biens qu’on peut s’approprier et qui ne valent que pour soi. Et les biens dont le profit pour soi n’enlève en rien la capacité des autres d’en profiter – contempler un beau coucher de soleil est un bien tout autre que ce qu’il y a dans son coffre-fort à la banque.
Lequel parmi ces deux types de biens faut-il privilégier ?
JUSTIN : Hum ! Cela dépend …
FIDEL : Tu as raison ! Cela dépend des circonstances. Si l’on trouve une source alors qu’on est complètement déshydraté, on ne va pas remplir le verre de l’autre. Mais il faut essayer de donner la réponse du point de vue du bilan de sa vie. Quand il faudra le faire, ce bilan, laquelle de ces deux catégories de biens qu’on aura goûtés aura donné le plus de valeur à sa vie ? Pour nourrir ta réponse, je te propose ce texte du philosophe Alain :
« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux ; mais elles vont leur train. D'où je vois bien que ma prière est d'un nigaud. Mais quand il s'agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l'amour, de même. Si je crois que l'enfant que j'instruis est incapable d'apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j'aime, des vertus qu'elle n'a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer ; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable ; estimez-le, il s'élèvera. La défiance a fait plus d'un voleur ; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d'abord. »

JUSTIN : Oui, par rapport à la question qu’on se pose, Alain dit qu’il faut prioritairement augmenter la confiance.
FIDEL : En effet. Et c’est l’argument qui est intéressant. « Ce que je crois finit souvent par être vrai. » : parce qu’autrui est une conscience de soi libre semblable à la mienne, elle est influencée par ma croyance ; et une croyance qui rehausse ma valeur – ce qu’est la confiance – m’incite à me comporter de façon à être à la hauteur, c’est-à-dire à être digne de confiance ; dès lors, je serai porté à reproduire cette expérience de relation positive dans mon rapport à une troisième personne ; et ainsi de suite. Si bien que donner sa confiance est un comportement qui tend à s’auto-alimenter à travers les relations sociales ; et, finalement, c’est le groupe social tout entier qui s’en trouve renforcé, dans sa lutte contre l’adversité comme dans son progrès vers un bien commun. Mais on pourrait faire le même raisonnement concernant la défiance. Plus on se défie, plus autrui se défie, et plus on a des motifs de se défier. La défiance s’auto-alimente, et peut devenir un agent toxique qui menace l’ensemble du groupe social. C’est pour cela qu’il faut s’en défendre par des lois, une institution de justice et par la violence instituée qu’est la police. Tout cela, les sociétés pré-mercatocratiques le savaient de manière immémoriale. C’est pourquoi elles pratiquaient, et pratiquent encore – à bas bruit désormais face à l’omniprésence publique du culte de la marchandise – ce type d’échange dont Levi-Strauss nous a parlé. Les anthropologues, à suite du sociologue français Marcel Mauss[4], l’appellent l’échange symbolique – à savoir l’obligation morale de donner, recevoir, et rendre – qui peut être interprété comme un comportement ritualisé mettant en scène la confiance a priori à partir duquel se structure une vie sociale sereine.
Nous sommes dans une société sous pouvoir mercatocratique qui s’est efforcée de réduire ces pratiques d’échange symbolique, tout simplement parce que c’est un échange de biens qui échappe au marché. C’est pourquoi notre société mondialisée est devenue une société de défiance. Et une société de défiance, pour se maintenir malgré les périls de violence qu’elle engendre, est contrainte de produire un droit proliférant, et de donner une place toujours plus grande aux forces de police. C’est une société qui, aujourd’hui, est obligée de constater qu’elle est dans une impasse, ce que manifestent les phénomènes de populisme, comme le trumpisme.
JUSTIN : Je ne comprends pas. Les institutions de justice et de police sont là justement pour rétablir une confiance globale dans la société !
FIDEL : Mais n’est-il pas flagrant que nos sociétés sont désormais mises en demeure de devoir sans cesse créer de nouvelles lois pour répondre à l’extension de la défiance ? Cela entraîne l’augmentation des délits, donc des recours aux forces de police, ce qui amène à une recrudescence de la violence de l’État à la fois par la répression policières et par les peines d’emprisonnement. Or, la violence est toujours un échec de la vie sociale.
Et puis, on voit bien aujourd’hui que les mouvements populistes contribuent à faire passer la défiance des rapports entre individus à l’intérieur d’une société aux rapports entre peuples. Le actes de guerres se multiplient, se rapprochent. Jusqu’à ces terminaux de communication qui explosent aux visages de nos voisins du Proche Orient dans leur vie quotidienne – ce qui est un facteur d’amplification du sentiment général de défiance à un niveau sans doute jamais atteint.
Il faut donner, plus que jamais, la priorité aux comportements qui donnent confiance. On le sait, la confiance est toujours un risque. Alors, il faut prendre le risque de la confiance. Comme on nous a donné a priori, dès la naissance, la confiance qui nous a permis de devenir ce que nous sommes. C’est plus qu’un principe moral, c’est un impératif social. C’est contribuer à faire entrer la société dans une logique de confiance qui marginalisera les comportements, inévitables, de défiance.
Non, nous n’attendrons pas, cette fois, un « Sauveur » ! Nous, humains, renseignés par toute notre histoire, savons que nous pouvons être, chacun, les sauveurs de nous-mêmes comme groupe social. Retenons la leçon d’Alain : « Il faut donner d'abord ! ».

[1] Voir P-J Dessertine, Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023.
[2] On fait référence à la théorie marxiste de la plus-value. Cf. K. Marx, Le capital, livre 1, IV, 12.
[3] Voir sur cette notion notre article La décence ordinaire malgré tout.
[4] Voir Marcel Mauss, Essai dur le don, 1923.

mardi, juin 25, 2024

Au-delà de l'urgence écologiste 3 – Le bonheur autrement




– L’anti-somnambulique (a-s) : S’il fallait donner un mot d’ordre pour le temps présent – je veux dire ce temps du reflux du souci du bien commun face à la surenchère des intérêts particuliers à court terme – ce mot d’ordre serait : « Réinvestir l’avenir ! »
– L’interlocuteur : Surprenant, ce mot d’ordre. Je pensais que notre société moderne, par contraste avec les sociétés traditionnelles, était systématiquement tournée vers l’avenir !
– (a-s) : Si tu te poses le problème de renouveler ton salon, tu te tournes vers l’avenir, n’est-ce pas ?
– Évidemment !
– (a-s) : Et il en est de même si tu te poses la question : faut-il sortir d’une société boulimique d’énergie artificielle ?
– Oui, bien sûr !… Mais c’est quand même très différent !
– (a-s) : Oui ! Et en quoi consiste cette différence ?
– L’un vise l’avenir à court terme, l’autre à long terme.
– (a-s) : Certes ! Mais, n’y a-t-il pas une différence plus essentielle ? Imaginons , par exemple, une réunion familiale : aborder le sujet du salon sera rassembleur ; par contre ouvrir une discussion sur l’usage de l’énergie artificielle suscitera des comportements de gêne comme si cela était saugrenu, inconvenant.
– Oui, tu as raison : c’est bien cela qui se passe. C’est étonnant ! Le choix des sources d’approvisionnement en énergie artificielle est pourtant un vrai sujet d’avenir ! D’un côté, continuer dans les énergies fossiles et voir les manifestations du dérèglement climatique empirer. De l’autre, développer l’électricité d’origine atomique[1], et démultiplier la production des déchets radioactifs HAVL dont la planète est déjà encombrée de centaines de milliers de tonnes, et donc compromettre l’habitabilité de la planète pour nos enfants.[2]
– (a-s) : C’est bien que tu dises ces choses. On n’en parle pas ! Et y a-t-il quoi que ce soit d’autre qui conditionnerait plus que les déchets radioactifs l’avenir de l’humanité ? On n’a toujours pas trouvé de solution pérenne pour s’en préserver pendant des dizaines de milliers d’années !
– C’est une vraie question … Pourtant tu ne peux pas dire qu’on n’en parle pas. On parle des choix énergétiques, même si ce n’est pas dans les salons ou aux comptoirs des bars.
– (a-s) : Soit ! Mais comment en parle-t-on ? En parle-t-on du point de vue de l’avenir des générations humaines comme tu l’as fait ?
– Pas que je sache ! J’en entends toujours parler du point de vue des besoins énergétiques à pourvoir du fait de la nécessité de sortir des énergies fossiles.
– (a-s) : Est-ce cela, selon toi, investir l’avenir ?
– Il me semble, puisqu’il s’agit d’éviter un dérèglement climatique qui menace notre avenir.
– (a-s) : Tu n’en es pas tout-à-fait sûr ! N’est-ce pas parce que l’avenir dont il est question, dans ce projet de décarboner l’énergie artificielle, n’est que la continuation du présent moins les inconvénients qu’il génère ? Au fond n’est-ce pas dans ce même rapport à l’avenir qu’on envisage de renouveler son salon ?
– Oui, je crois que je comprends : dans les deux cas l’avenir ne vaut que pour rectifier ce qui gêne notre présent, tout en gardant les mêmes principes de vie.
– (a-s) : Très juste ! Alors, il faut admettre qu’il y a deux manières d’investir le futur :

1)   Une manière qui consiste à réagir aux frustrations du présent pour réduire ou supprimer ces frustrations dans le plus court délai possible : il en est ainsi quand on décide de renouveler son salon, ou relancer un programme de centrales nucléaires (en réduisant, en France, les procédures de sécurité pour que ça aille plus vite) afin de diminuer le bilan carbone des activités humaines. C’est ce que j’appelle le courtermisme : le futur ne sert qu’à ravauder le présent.[3] C’est pourquoi, il faut toujours faire au plus vite.

2)   Une manière qui consiste à investir l’avenir en fonction du sens que l’on donne à l’histoire humaine. Et cet investissement implique nécessairement de penser ce que l'on juge le meilleur et les modalités pour aller vers cet avenir meilleur. Cela implique de la réflexion et des débats. Il faut prendre son temps pour construire l'avenir !

– Je pense t’avoir compris. Quand tu proposes le mot d’ordre de « réinvestir l’avenir » tu veux dire « réinvestir l’avenir de l’humanité ». C’est assurément une belle ambition. Tout le monde voudrait y souscrire. Mais est-ce bien réaliste ? N’es-tu pas un peu trop idéaliste ? Tu ne préconises quand même pas qu’on se prenne la tête avec l’avenir de l’humanité à chaque rencontre familiale !?
– (a-s) : Non, bien sûr ! Je veux simplement dire que l’on doit garder une perspective ouverte, même s’il s’agit de petits projets, comme si cette idée de l’avenir de l’humanité constituait toujours l’horizon de nos réflexions portant sur le futur. Ce n’est pas du tout « prise de tête ». Je t’en prie, faisons un peu plus attention à la présence de notre histoire ! Il est très caractéristique de notre pays que dans nombre d’agglomérations ayant un passé ouvrier, restent des établissements de consommation de boissons datant de plus d’un siècle, souvent à l’origine propriétés communales et gérés associativement, dont le nom valorise l’investissement de l’avenir – « Cercle de l’avenir », « Café du progrès », etc[4]. Il n’est pas rare de trouver encore à l’intérieur de ces lieux des emblèmes républicains (drapeaux tricolores, buste de Marianne, proclamations soigneusement manuscrites, etc.). C’est pour cela que je parle de -investir l’avenir. Parce que l’avenir a été dans le passé très investi par le peuple, et cet investissement était l’espoir dans une évolution positive de l’humanité vers la concorde et la suffisance de biens pour chacun – ce que désignait alors clairement le mot Progrès.
– Oui, mais ça c’est vraiment le passé. Ce n’est plus possible aujourd’hui ! On sait tout ce que cette croyance dans le Progrès nous a coûté !
– (a-s) : Oui, je sais que tu penses à l’impasse écologique en laquelle, aujourd’hui, nous nous sentons piégés à cause des progrès dans l’exploitation de l’environnement naturel. Mais, dans les discussions autour d’un verre dans ces établissements, il y a un siècle, soit assuré que nos ancêtres n’étaient pas obsédés par l’accès à l’automobile pour tous ; ils se rendaient bien compte que cela amènerait des conditions de vie infernales. Ils pensaient essentiellement à une émancipation sociale par laquelle ils se libéreraient de l’épuisement de leur vitalité au service des intérêts d’un patron. L’ambivalence qu’on a mise en lumière concernant le rapport à l’avenir se retrouve dans la notion de progrès. Il y a un « progrès » courtermiste qui est popularisé par le pouvoir mercatocratique  – celui de tous les affairistes qui s’emploient à ce que la société soit organisée en fonction de l’extension du marché. Ce pouvoir veut faire croire que la promesse du progrès est là, à portée de main, dans l’offre de la dernière nouveauté technique que l’omniprésent marché agite sous nos yeux pour qu’on l’achète. Mais ce progrès a sacrément du plomb dans l’aile depuis le début de ce siècle où il est devenu manifeste qu’il était contradictoire avec la préservation d’une planète viable.

L’autre progrès[5] est celui qu’honorent les enseignes centenaires d’établissements de rencontre autour d’un verre ou d’un plat dont j’ai parlé, mais aussi celui des discussions enfiévrées entre étudiants qui, le soir, ne veulent pas se coucher avant d’y voir plus clair sur un monde en lequel ils pourront pleinement réaliser leur avenir humain. Nos ancêtres au « Cercle de l’avenir », nos enfants à la cafétéria de la cité universitaire – et nous pour faire le pont entre eux – seront dans le même investissement pour une humanité qui évolue vers les conditions qui lui permettent d’exprimer le meilleur de ce qu’elle peut : c’est cela le sens humain de l’investissement de l’avenir !

– Qu’elle est douce à entendre ta croyance en une humanité qui irait vers un avenir heureux. Mais on n’en n’est pas du tout là ! La réalité, c’est qu’il faut parer aux catastrophes qui s’annoncent en cascade ! Quitte à être désobligeant, je te le dis : tout « anti-somnambulique » que tu te proclames, là tu es dans le rêve !
– (a-s) : Mais le quidam qui s’achète une automobile surdimensionnée, à la calandre agressive, à la couleur flashy, comme le marché le lui propose maintenant, s’imaginant ainsi comme réhabilité, socialement et à ses propres yeux, en utilisant son encombrant et dispendieux véhicule dans l’espace public, n’est-il pas encore plus sûrement dans le rêve ? Car en mercatocratie, la consommation sans cesse à renouveler, incessante, n’est-elle pas délibérément tirée par les rêves que suscitent les multiples messages publicitaires qui nous assaillent ?
– Oui, c’est vrai, la société de consommation ne fonctionne qu’en faisant rêver. C’est ce à quoi servent les énormes budgets publicitaires.
– (a-s) : Faut-il pour autant condamner notre propension à rêver d’un avenir collectif heureux ? J’affirme que non ! Quitte à rêver, que l’on rêve pour l’ensemble de l’humanité et non pour sa pomme au plus court de l’objet offert à l’achat ! C’est le sens de mon invitation à réinvestir l’avenir. Contre les thuriféraires de l’effondrement, je pense qu’il faut continuer (ou se remettre) à croire, comme nos aïeux, à un progrès vers un bonheur futur de l’humanité.
– Là tu me surprends ! Ce n’est pas à toi que j’apprendrai la leçon de Kant : « le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination », et qu’en conséquence on ne saurait « déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable »[6]. Autrement dit, tu peux bien inviter les gens à rêver d’un bonheur futur de l’humanité, ce sera toujours vain ! Car on ne pourra jamais en tirer un chemin politique qui y mène. Ceux qui ont cru pouvoir le faire, comme les marxistes-léninistes qui, au siècle dernier, ayant acquis le pouvoir politique, ont voulu imposer aux peuples un chemin obligé vers le bonheur d’une société communiste, ont produit de vertigineux massacres de populations : les famines organisées par Staline dans les campagnes, la famine provoquée par le « grand bond en avant » de la Chine de Mao Tsé-toung, les massacres au Cambodge par le polpotisme …
– (a-s) : Tu as tout-à-fait raison ! Mais tu remarqueras quand même que si Kant écrit précisément qu’on ne peut jamais « déterminer d'une façon sûre et générale » une politique qui mènerait au bonheur, il ne dit pas qu’il faut renoncer en politique à la perspective du bonheur. D’ailleurs, et cela Kant le savait très bien, nul ne peut éviter la perspective du bonheur. C’est bien pourquoi le mot existe dans toutes les langues, et il désigne toujours la perspective ultime du désir. Cela, il y a 25 siècles, Aristote l'exprimait ainsi : « le bonheur est le Souverain Bien », car, expliquait-il, « nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose au contraire, l'honneur, le plaisir, l'intelligence ou toute vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons assurément pour eux-mêmes (…), mais nous les choisissons aussi en vue du bonheur, car c'est par leur intermédiaire que nous pensons devenir heureux. »[7] Aristote a raison ! Après tout, on peut très bien se dire « À quoi bon le bien commun, si moi-même je puis satisfaire tous mes désirs ? » C’est, par exemple, la logique du tyran ou du monarque absolu qui veulent faire croire que le bien commun est identique à leur bonheur personnel ! Par contre on ne peut jamais dire : « À quoi bon le bonheur ? », cela n’a aucun sens.

Oui, on ne saurait se dispenser de la perspective du bonheur, et je pense que la réhabiliter est la seule voie pour que le réinvestissement de l’avenir devienne populaire.

– Mais là tu vas à rebours de tous ces militants lanceurs d’alerte qui dénoncent les dommages collectifs engendrés par cette culture du bonheur propre à notre société de consommation. Ils ont pourtant raison ! Si les biens marchands continuent à être produits, à circuler, à être jetés, c’est parce qu’ils sont propulsés par l’argument du bonheur qui est quasiment toujours présent, ne serait-ce qu’en arrière-plan, dans les invites marchandes à l’achat.
– (a-s) : Écoute, il faut admettre que l’humain est ainsi fait que son désir ne peut que former le vœu ultime du bonheur. De ce point de vue, on définirait justement le bonheur comme l’idéal d’une vie humaine qui réaliserait toutes ses promesses – en soulignant bien le « toutes » ! Or ce n’est pas ce que propose la société de consommation mise en place par la mercatocratie. Ce « bonheur » que procure l’appropriation du bien dans l’achat est essentiellement imaginaire et éphémère : il n’est qu’un ersatz du bonheur tel qu’on vient de le définir – c’est pourquoi l’acte d’achat n’en finit jamais de devoir être réitéré.
– Mais il me semble que le bonheur qu’on vise, dans notre société, c’est plus que cela. Il s’agit de maximiser les sensations bonnes, par les biens achetés certes, mais de plus en plus on met l’accent sur des disciplines qui apporteraient le bien-être intérieur, comme le yoga, etc.
– (a-s) : Certes ! Mais tu ne prends pas garde à la limitation d’une telle approche du bonheur. C’est celle de l’individualisme. Le bonheur dans cette société, au fond, c’est réussir sa vie. Et par là, il devient inévitablement une affaire quantitative : accumuler sur sa personne des sensations bonnes. Or, une telle approche amène inévitablement à la comparaison avec autrui. Ce qui donne l’équation : être heureux = réussir sa vie = avoir la possibilité de plus de sensations bonnes que la plupart. Mais ce sentiment de réussite ne s’appuie-t-il pas encore essentiellement sur l’imaginaire ? Et dans cet imaginaire n’y a-t-il pas nécessairement la composante du malheur de l’autre relativement à soi ? Or cela est contradictoire avec la visée de réalisation de « toutes » les promesses de la vie humaine puisque celle-ci implique qu’il ne peut pas y avoir de bonheur pour quiconque s’il y a du malheur autour de lui.
– Je te laisse à ton délire de bonheur absolu. Je suis assez d’accord avec ta critique du bonheur comme maximisation de sensations bonnes propre à notre société. Mais cela confirme ma conviction que la visée du bonheur n’est pas la bonne approche pour résoudre le problème de bien commun contemporain.
– (a-s) : Alors comment vois-tu pouvoir le résoudre, dans la mesure où tu as reconnu que l’on ne pouvait pas s’en tenir aux solutions courtermistes constamment préconisées aujourd’hui ?
– Convaincre ! Toujours convaincre qu’il n’y a pas d’autres voies raisonnables que de réformer massivement nos comportements pour les rendre compatibles avec la justice entre les hommes et le maintien de la viabilité de la biosphère !
– (a-s) : Bon courage ! Tu vas utiliser ton temps et ton énergie à militer. Alors qu’après des décennies de militance, on voit aujourd’hui les intérêts particuliers s’imposer toujours plus, lesquels remettent en cause les quelques engagements obtenus en faveur de règles plus sages concernant les comportements dans la vie sociale et vis-à-vis de l’environnement naturel.

Il faut que tu comprennes que si le bonheur-consommation est aujourd'hui triomphant, malgré tous les dommages qu'il crée et qu'il annonce, c'est parce que la militance écologique et sociale a échoué ; et elle a échoué parce qu’elle s’est heurtée à un manque de motivation populaire.

– Mon cher ami anti-somnambulique, il faut que tu l’acceptes : les lendemains qui chantent, on n’y croit plus !
– (a-s) : On a fait en sorte qu’on n’y croie plus ! Parce qu’on était intéressé à orienter la perspective de bonheur inhérente au désir humain vers l’achat de biens marchands. D’ailleurs, il ne s’agit pas de « lendemains qui chantent », il ne s’agit pas de se raconter des histoires pour se détourner des problèmes présents. Il faut simplement reconnaître le caractère incontournable du « concept de bonheur » comme dit Kant. Le philosophe parle de « concept » pour faire comprendre que la notion de bonheur est requise et formée par la raison : elle est l’état qui serait la réalisation ultime du désir humain, celui de la plénitude humaine, celui de la réalisation de toutes les promesses de la vie humaine, comme nous avons dit. Elle a ainsi le même statut que d’autres idées requises par la raison, comme l’idée de monde – l’unité de tout ce qui est – , de Dieu – la cause du monde – , le moi – l’unité de tous mes états de conscience. Bonheur, monde, moi, Dieu, sont des idées que Kant qualifie de transcendantales. En effet elle dépassent toute expérience humaine, et en cela on est bien incapable de rendre compte objectivement de la réalité qu’elles désignent. Ce sont pourtant des idées indispensables parce qu’elles donnent sens à des réalités clairement connues et permettent ainsi de maîtriser notre comportement à leur égard. Par exemple l’idée de monde permet d’unifier toutes les réalités nommées et de donner un sens à leur hiérarchisation – ce qu’on appelle une vision du monde. De même l’idée de moi permet de rapporter tout ce qui m’arrive à une valeur absolue qui en est le foyer et leur donne sens. Et il en est ainsi de l’idée de bonheur : elle permet d’unifier tous les aléas de l’histoire humaine qu’ils soient tristes ou joyeux et de les ordonner du point de vue d’un futur de plénitude humaine, cet ordonnancement prenant alors le nom de Progrès.
– Je crois que je comprends. Il faut accepter qu’il y a des réalités-limites qu’on peut concevoir mais qu’on est incapable de bien comprendre du fait de notre condition humaine qui reste bornée. Mais il est nécessaire de les prendre en compte parce que ce sont ces réalités qui donnent sens à notre vie, et que c’est par rapport à elle qu’il nous faut orienter notre liberté.

C’est très … fort, cet apport de Kant !

– (a-s) : Oui ! La réhabilitation du bonheur compris comme idée transcendantale est nécessaire pour éclairer nos problèmes présents. Si tu veux nous en rediscuterons plus tard…, autour d’un pot, au Cercle de l’avenir !

 


[1] Dans les années 70, en France, on a substitué « nucléaire » à « atomique » pour dissocier, dans l’imaginaire social, la production d’électricité de la bombe. Il faut rappeler que ce qui s’opère dans un réacteur nucléaire n’est autre qu’une explosion atomique énormément ralentie. Hors l’absence d’effets de souffle et de température, les réacteurs nucléaires produisent les mêmes substances radioactives terriblement dangereuses que la bombe !

[2] On ne trouve plus d’informations officielles sur la quantité accumulée de ces déchets radioactifs classés de Haute Activité à Vie Longue (HAVL). Le dernier chiffre connu, énoncé oralement par B. Boullis du C.E.A. lors d’un colloque à Nancy organisé par l’Agence Nationale pour la Gestion des Déchets Radioactifs (ANDRA) en juin 2009, était de 250 000 tonnes !

[3] Voir P-J Dessertine, Démocratie ou… mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023, chapitre 5 : Le courtermisme.

[4] Voir à ce propos « Cercles, clubs et salons » parAnne Martin-Fugier in Dictionnaire critique de la République – Flammarion, 2007.

[5] Les circonstances historiques qui ont amené à cette ambivalence du « progrès » sont précisées dans mon essai Comment peut-on être contre le progrès ?

[6]Fondements de la métaphysique des mœurs – 1785, deuxième section.

[7] Ethique à Nicomaque, I, 5.