JUSTIN : C’est assez sidérant ces explosions de bipeurs et de talkies-walkies au Liban qui ont fait des dizaines de morts et des milliers de blessés. N’est-ce pas un saut qualitatif effrayant dans la manière de s’en prendre à un ennemi ? Qu’on puisse être blessé, tué, par effet du geste le plus banal qui soit : prendre connaissance d'un message dont notre terminal de communication nous averti de sa réception ; qu’on puisse faire couler le sang ainsi, dans un public disséminé, indéfiniment nombreux, vaquant à ses occupations quotidiennes, voilà qui est sidérant. Mais où va-t-on si la violence guerrière peut s’infiltrer à ce point, et de façon anonyme, dans la vie privée des individus ?
FIDEL : Je suis tout-à-fait d’accord, c’est effrayant ! Mais ça ne vient pas de nulle part. On a eu auparavant les détournements d’avions, et les tueries de gens rassemblés – on s’est mis alors à parler de « terrorisme ». Il faudrait un nouveau mot pour désigner ce type inédit de violence entre humains. La « spam-terreur » ? Car ces explosions mortelles se sont diffusées exactement à la manière dont se diffusent les spams que l’on retrouve dans sa messagerie. Mais on voudrait surtout ne pas avoir à l’inventer, ce mot ! Que cette attaque meurtrière massive par l’intermédiaire d’un objet des plus familiers ait été la première et la dernière !
JUSTIN : Tu as tout-à-fait raison. Il faudrait que l’ONU s’empare de l’affaire. Il y a un droit international de la guerre, il semble bien qu’il ait été ici bafoué comme jamais.
FIDEL : Certes, ce serait bien. Il faudrait alors que l’ONU saisisse la Cour Internationale de Justice pour qu’elle diligente une enquête. Ne nous faisons pas d’illusion. Il y a trop d’États importants qui ne respectent pas le droit de la guerre pour que celle-ci soit saisie.
JUSTIN : Je sais ! Mais il faut essayer. Il ne faut pas rester impuissant ! Une initiative de l’ONU par son secrétaire général, même si elle devait échouer, serait déjà un signal qui irait dans le bon sens.
FIDEL : Soit ! Mais je pense que la meilleure approche pour dépasser la sidération que provoque une telle attaque et trouver les voies d’une vie sociale restaurée, est de la penser comme la manifestation la plus avancée dans une perspective historique de la montée de la défiance. Et il semble bien que, dans cette contrée du Moyen Orient où l’État d’Israël s’est installé par la force, la défiance ait atteint un niveau quasiment d’incandescence ! Il faut se rendre compte ! La petite fille est déchiquetée, tuée, parce qu’elle porte à son papa le bipeur qui a signalé la réception d’un message ! La blessure faite à la confiance dans son sanctuaire que devrait être la vie familiale est terrible !
JUSTIN : Je sais ! Mais cela n’est pas nouveau. On sait depuis le 7 octobre 2023 que ces rivages naguère enchanteurs de la Méditerranée sont entrés dans un engrenage de violences vertigineux. En quoi parler de perte de confiance fait-il avancer le problème ?
FIDEL : Parce que la défiance porte en elle une croyance, comme la confiance avec laquelle elle forme un couple dialectique de sentiments. La confiance s’appuie sur la croyance a priori qu’autrui aura des comportements bénéfiques relativement à soi ; la défiance s’appuie sur la croyance a priori qu’autrui aura des comportements néfastes relativement à soi. L’idée de croyance signifie qu’on adopte un savoir insuffisamment fondé objectivement, et donc qui s’appuie essentiellement sur le sentiment. C’est là l’intérêt de cette approche : elle laisse voir que si l’on progresse vers plus d’objectivité vis-à-vis d’autrui, on peut discréditer la défiance.
JUSTIN : Et alors ? Qu’est-ce qu’on fait sachant cela ?
FIDEL : Je ne sais pas. Plutôt, je sais bien qu’en certaines situations de défiance profondément incrustées dans le temps, ni l’une, ni l’autre partie, n’ont l’envie d’être plus objectives. Je n’ai pas de recettes pour de telles situations. Mais comme je voudrais que ces montées en défiance – qui sont en train de se produire aussi ailleurs dans le monde – ne soient pas une fatalité, je m’efforce d’ouvrir une perspective en laquelle on pourrait faire en sorte qu’elles ne s’amorcent pas
Il faut d’abord admettre que les sentiments de confiance/défiance sont tout-à-fait légitimes. Ils sont le premier régulateur de la vie sociale qui s’impose aux humains, lesquels sont des êtres sociaux par nature. Les relations de confiance indiquent à l’individu humain avec qui coopérer ; les relations de défiance lui indique avec qui il faut s’abstenir de coopérer. On voit que la défiance n’est en soi pas du tout une violence. Par contre elle est bien le terrain qui favorise l’apparition de la violence.
JUSTIN : Si je te comprends bien, tout le problème est de savoir comment créer de la confiance là où il y a de la défiance.
FIDEL : Exactement !
JUSTIN : Mais n’est-ce pas là un problème éternel et insoluble ? On sait combien il est difficile de convertir un croyant ! Pensons à tous ces gens qui adhèrent à des récits complotistes, par exemple aux adeptes de Donald Trump. N’est-ce pas, finalement, plutôt par le droit qu’on peut le mieux s’en sortir ? Et c’est d’ailleurs ce qu’essaient de faire les institutions idoines aux États-Unis !
FIDEL : C’est vrai ! Elles « essaient ». C’est en effet le rôle de la régulation par le droit de tuer dans l’œuf les situations de violence là où la défiance s’est trop développée. Mais encore faut-il que le droit soit démocratiquement établi et bien appliqué, autrement dit adossé à une institution de Justice solide, et à une police en retenue et impartiale dans l’emploi de la force. Alors le droit peut favoriser une montée en confiance globale de la société : chacun se sent spontanément plus confiant envers tous les autres membres de la société.
JUSTIN : C’est bien comme cela que je vois les choses !
FIDEL : Oui, mais il ne suffit pas d’en appeler au droit pour garantir une vie sociale sereine. Il faut aussi savoir que l’appel au droit présuppose nécessairement une vie sociale dégradée par trop de défiances. C’est pourquoi il faut prendre aussi en compte le niveau plus fondamental de régulation qui dépend directement des choix de chacun : celui des rapports de confiance/défiance. Ayons conscience de ce qu’ils impliquent. En particulier donner sa confiance à quelqu’un, c’est toujours prendre un risque, puisque la base objective du crédit qu’on lui accorde est toujours objectivement insuffisante. En cela la confiance peut exprimer de la générosité ; mais aussi de l’aveuglement à cause de ses motifs subjectifs. N’oublions jamais où a mené la confiance de millions d’allemands dans leur Führer ! On a toujours, ces dernières décennies, mis en avant le droit pour améliorer la vie sociale. Par contre, le petit mot de confiance, pourtant si présent dans la maîtrise de notre vie sociale, est plutôt passé sous les radars, même chez les philosophes.
Pour nous aider à mieux comprendre ce qui est en jeu dans la prise en compte de cette dimension confiance/défiance dans la vie sociale, nous pouvons essayer de faire la part des situations qui pourraient avoir un besoin direct de plus de confiance dans notre société, en regard de celles qui ont manifestement besoin de plus de droit.
JUSTIN : Ce qui se passe actuellement sur Internet indique clairement dans quelle direction il faut aller. La communication sur le réseau est extrêmement facilitée, et avec la Terre entière. Or cette facilité en est venue à créer une telle atmosphère de défiance qu’elle se paralyse d’elle-même. Internet est devenu l’espace de communication où fleurissent les faux-semblants, les mensonges, les manipulations, les intrusions dans son espace propre, etc. Il faut maintenant des mots de passe, des doubles, voire triples procédures d’identification, des anti-virus, pare-feux, antiphising, ramsonware, etc. Il est clair que s’il n’y a pas une reprise en main par le droit, il va être plus intéressant de retourner aux lettres postales et à la téléphonie traditionnelle.
FIDEL : C’est intéressant que tu parles d’Internet car rappelle-toi, à la fin du siècle dernier, il était né sous le signe de la confiance. On ne cherchait pas à tromper. Spontanément on se mettait en relation pour partager sur Internet – partager les connaissances, les relations, les logiciels, etc. Internet a commencé à devenir un espace de défiance au tournant des années 2000, au moment où il a été massivement investi par les affairistes comme nouvelle extension du marché, bien moins contrôlée que le marché dans l’espace physique. Soit, on ne peut pas éviter de légiférer, pour sortir de cette sorte de banditisme clandestin ! Mais le but final ne doit-il pas être de rétablir un espace de confiance et de partage ?
JUSTIN : On est donc d’accord qu’il faut plus de droit. Ce n’est que le droit qui permettra de rétablir la confiance. Mais celle-ci ne sera possible que si chacun respecte les règles édictées et si ceux qui ne les respectent pas sont systématiquement sanctionnés. Il faudra un pouvoir fort de contrôle ! Ne laissons pas croire qu’on puisse retourner à l’Internet de l’innocence et du partage des années 90 !
FIDEL : Je ne suis pas sûr qu’un pouvoir fort soit la solution. Un pouvoir fort tend toujours à être abusif ! Ce que je sais, par contre, c’est que l’humanité s’est construite sur la confiance. Chacun de nous n’a été accueilli dans le monde, et n’a pu s’affirmer et y trouver une place, que par la confiance. La confiance donnée par la mère d’abord, puis celle de la parentèle, et enfin celle des éducateurs. N’oublions jamais que nous sommes les fruits de dons de confiance, et que nous n’épanouissons notre humanité que dans les relations de confiance. Une société, comme la nôtre, qui croit pouvoir créer de la prospérité en mettant en compétition les individus pour s’approprier des richesses, et donc en faisant de la défiance un principe des relations sociales, n’a en réalité aucun avenir – et c’est bien ce qu’on constate aujourd’hui avec la conjonction, d’une crise climatique, d’une exténuation de la biosphère, et de la multiplication des violences guerrières. Donc, ce que je remets en cause, c’est cette organisation sociale fondée sur la défiance. Il nous faut retrouver au plus vite une logique de confiance !
JUSTIN : Non, non ! Ce dont tu rêves, c’est de retrouver le monde protégé de l’enfance. Mais on ne retourne pas en arrière ! Vivre, c’est aller de l’avant ! Il faut considérer que la logique de confiance/défiance est liée à l’enfance, à l’innocence infantile qu’il faut d’abord couver pour que le petit enfant prenne confiance et soit capable d’entrer dans le monde adulte. Les rites de passage que l’on constate dans toute société, sont la manière de consacrer ce basculement. Devenir adulte signifie quitter la logique de la confiance/défiance pour faire valoir son autonomie. C’est une épreuve, l’épreuve de la réalité de l’insociabilité par la confrontation à la défiance et à la violence. Et l’autonomie gagnée s’exprime dans les relations sociales par le délaissement de la sentimentalité et de la confiance, pour des relations fondées sur la raison et le droit.
FIDEL : Mais alors comment juges-tu quelqu’un comme Trump, qui ne cesse de se mettre en avant pour alimenter la défiance dans la société – il vient d’accuser des exilés de manger les chiens et chats de compagnie ? Que dis-je la défiance, la haine plutôt ! On est, avec cet individu qui vise à devenir président des États-Unis, aux antipodes de la raison et du droit !
JUSTIN : Il y a nécessairement des comportements irrationnels dans toute société. L’important est que la raison et le droit soient la norme !
FIDEL : Mais qu’un individu comme Trump, après tout ce qu’il a dit et fait, alors même qu’il est multi-inculpé et condamné selon le droit, soit en situation de pouvoir être élu président de la plus puissante nation du globe, n’est-il pas significatif de l’état d’une société ? Car s’il est là aujourd’hui, n’est-ce pas parce qu’il bénéficie de la confiance aveugle d’une part importante de la société états-unienne ? Et ses adulateurs sont bien incapables de justifier leur adhésion de manière raisonnable. Ils n’ont à la bouche que des expressions de haine envers des ennemis sur lesquels ils fantasment de façon totalement farfelue.
JUSTIN : Ce sont effectivement des gens qui sont mécontents et qui voient en Trump leur sauveur.
FIDEL : Mais n’est-il pas là, l’infantilisme !? Diviser le monde entre les bons et les méchants, et investir dans un « sauveur » qui serait omnipotent ! Il faut plutôt penser que le phénomène Trump est le symptôme d’une société malade. Et de quoi est-elle malade sinon d’avoir généré trop de défiance ? Ces gens-là ont tellement besoin de retrouver confiance qu’ils s’inventent un sauveur ! Et ce Trump, qui n’a vécu que de la rivalité sociale, l’a bien compris et tient le discours qu’ils attendent car cela le place au plus haut dans cette société de compétition.
JUSTIN : Je suis assez d’accord sur ton diagnostic d’une société malade. Mais cela n’efface pas la valeur d’un idéal de société raisonnable dont les relations sociales sont encadrées par le droit, lequel est accepté par tous parce qu’il est déterminé démocratiquement. Quand je dis qu’il faut aller vers plus de raison et de droit, je veux simplement dire qu’il faut aller vers une société de droit démocratique. Et je déplore que les États-Unis, et d’une manière générale, l’humanité aujourd’hui, s’en éloigne et dérive vers les populismes.
FIDEL : Cet idéal de société dont tu parles est mis en avant depuis quelques décennies, depuis qu’est avéré l’échec des alternatives communistes. Mais cet idéal démocratique a, lui aussi, été invalidé par l’histoire. Il n’est parvenu nulle part à faire progresser les sociétés vers des relations sociales apaisées, harmonieuses. La raison en est bien simple : c’est un idéal « mercatocratique », c’est-à-dire qui doit permettre au marché – au sens économique du terme – de se développer. Or le marché, c’est la compétition entre les marchands pour obtenir des parts (de marché) afin de s’enrichir. Cela implique une compétition impitoyable et donc le développement de relations de défiance. Et c’est cette extension de la défiance dans la société qui crée une demande de confiance, laquelle tend à se résoudre dans le désir d’un sauveur, soit dans la demande populiste. Mais le populisme, qui n’apporte une confiance qu’autant qu’il réunit autour d’un sauveur contre un ennemi fantasmé, ne peut que conduire à de nouvelles violences. Finalement, il est un facteur démultiplicateur de défiance.
JUSTIN : C’est sans issue ! La seule solution est de mieux réguler l’économie de marché !
FIDEL : Pas du tout ! On n’est jamais arrivé à le faire, et on n’y arrivera jamais. Pour une raison simple : ce sont les grands acteurs du marché qui ont le pouvoir. C’est pourquoi on a pu écrire qu’on est dans une
mercatocratie, laquelle se cache derrière les formes de la démocratie
[1]. Mais il faut savoir que la sagesse populaire a toujours su se donner des règles de comportement qui sauvegardent les relations de confiance. Lis le texte suivant de l’ethnologue Claude Levi-Strauss :
« Dans ces petits établissements [petits restaurants populaires du sud de la France] où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve devant son assiette une modeste bouteille d'un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le sont les portions de viande et de légumes qu'une servante distribue à la ronde, et cependant une singulière différence d'attitude se manifeste aussitôt à l'égard de l'aliment liquide et de l'aliment solide. Celui-ci représente les servitudes du corps, et celui-là son luxe. L'un sert d'abord à nourrir, l'autre à honorer... C'est qu'en effet, à la différence du plat du jour, bien personnel, le vin est bien social. La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin, et celui-ci accomplira aussitôt un geste correspondant de réciprocité. Que s'est-il passé ? Les deux bouteilles sont identiques en volume, leur contenu semblable en qualité. Chacun des participants à cette scène révélatrice n'a, en fin de compte, rien reçu de plus que s'il avait consommé sa part personnelle. D'un point de vue économique, personne n'a gagné et personne n'a perdu. Mais c'est qu'il y a bien plus dans l'échange que les choses échangées. » Les structures élémentaires de la parenté, P.U.F., 1949, p. 75.
Et quel est ce « bien plus » qui est évoqué dans la dernière phrase ?
JUSTIN : La confiance !?
FIDEL : Exactement ! Dans le contexte du récit, on va au restaurant pour satisfaire sa faim et sa soif. La logique voudrait qu’on ne s’intéresse qu’à ce qui a été servi pour se rassasier. Mais non, ici les commensaux font passer avant un échange de vin. Ce qui veut dire : « J’ai comme toi faim et soif, et je suis aussi tenté par les victuailles apportées à ton couvert et qui sont à portée de main. Si on se met d’emblée à satisfaire son appétit, on s’installera dans une relation de défiance. En se donnant mutuellement le vin, on se montre qu’on est capable de prendre du recul par rapport au désir de satisfaire son appétit, pour établir des relations de confiance. » Faire confiance c’est toujours donner plus que ce que l’on a reçu. Il y a une plus-value de générosité dans cette échange de vin, qui est le crédit de confiance accordé à l’autre, comme il y a, symétriquement, une plus-value de cupidité dans l’échange travail/salaire, laquelle est le profit engrangé par le surtravail contraint du salarié
[2]. Dans cette dernière forme d’échange – pourtant sanctionnée par le droit sous forme de contrat – se creuse une défiance entre les deux protagonistes. Au contraire de la première forme d’échange – celle de l’échange de vin – on a un comportement spontané qui crée assurément un gain mutuel de confiance.
On trouve d’innombrables exemples de cette forme d’échanges qui entretiennent des rapports humains de confiance. C’est ainsi qu’on échange des politesses, que l’invitation doit être rendue, que chacun est tenu de payer sa tournée dans l’établissement de boissons, que l’on se « rend » service, etc. Il faut donc avoir conscience qu’une part importante des relations sociales s’établit sur la base d’échanges de dons. Elle échappe donc totalement à la science économique qui ne sait voir dans toute circulation de bien que la satisfaction personnelle que chacun essaie d’optimiser au détriment de l’autre, ce pourquoi le droit est nécessaire pour encadrer ces échanges de défiance qui doivent être maintenus hors de la violence. George Orwell appelait « common decency », ce qu’on traduit par
décence ordinaire,[3] cette culture populaire des comportements qui entretiennent la confiance. Il semble que la décence ordinaire se soit, aujourd’hui, largement perdue, victime à la fois de la pression publicitaire qui exacerbe la quête de satisfactions personnelles, et de la déportation d’une grande part des relations sociales sur les communications par internet ce qui évite la confrontation avec autrui de regard à regard, avec la responsabilité que cela implique de faire, ou non, confiance. Car, comme le disait Emmanuel Lévinas, « la relation au visage [d’autrui] est d'emblée éthique. »
(Éthique et infini, 1982).
JUSTIN : Mouais… la confiance à des limites. Ne soyons pas trop naïf sur la bonté de la nature humaine ; sa malignité existe aussi, et toujours et partout ! Il y a aussi des « dons » qui sont faits avec des arrières-pensées égoïstes. Donner trop facilement sa confiance est toujours risqué.
FIDEL : Je le reconnais volontiers. Mais reconnaît toi-même qu’il y a de ce point de vue de grandes différences entre les cultures. Voudrais-tu sortir ton trousseau de clé ?
Ce que fait Justin
Tout ça ! Combien ? six… sept ! Et encore, on ne compte pas les clés dématérialisées – je veux dire les multiples mots de passe que tu réunis dans un dossier lui-même protégé par un mot de passe, … ! Sais-tu que dans de nombreux villages de par le monde, on vit très bien sans clés et sans mots de passe ? Et tu m’accorderas qu’il ne s’agit là que d’outils de défiance. Or ne doit-on pas considérer que plus le niveau de confiance est élevé, plus la société doit être jugée bonne ? De ce point de vue notre culture occidentale est bien mal placée !
JUSTIN : Cela veut tout aussi bien dire que l’on est la culture la plus riche en biens à protéger !
FIDEL : Sans doute ! Mais cela pose une question de hiérarchie des biens. Il y a les biens qu’on peut s’approprier et qui ne valent que pour soi. Et les biens dont le profit pour soi n’enlève en rien la capacité des autres d’en profiter – contempler un beau coucher de soleil est un bien tout autre que ce qu’il y a dans son coffre-fort à la banque.
Lequel parmi ces deux types de biens faut-il privilégier ?
JUSTIN : Hum ! Cela dépend …
FIDEL : Tu as raison ! Cela dépend des circonstances. Si l’on trouve une source alors qu’on est complètement déshydraté, on ne va pas remplir le verre de l’autre. Mais il faut essayer de donner la réponse du point de vue du bilan de sa vie. Quand il faudra le faire, ce bilan, laquelle de ces deux catégories de biens qu’on aura goûtés aura donné le plus de valeur à sa vie ? Pour nourrir ta réponse, je te propose ce texte du philosophe Alain :
« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux ; mais elles vont leur train. D'où je vois bien que ma prière est d'un nigaud. Mais quand il s'agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l'amour, de même. Si je crois que l'enfant que j'instruis est incapable d'apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j'aime, des vertus qu'elle n'a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer ; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable ; estimez-le, il s'élèvera. La défiance a fait plus d'un voleur ; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d'abord. »
JUSTIN : Oui, par rapport à la question qu’on se pose, Alain dit qu’il faut prioritairement augmenter la confiance.
FIDEL : En effet. Et c’est l’argument qui est intéressant. « Ce que je crois finit souvent par être vrai. » : parce qu’autrui est une conscience de soi libre semblable à la mienne, elle est influencée par ma croyance ; et une croyance qui rehausse ma valeur – ce qu’est la confiance – m’incite à me comporter de façon à être à la hauteur, c’est-à-dire à être digne de confiance ; dès lors, je serai porté à reproduire cette expérience de relation positive dans mon rapport à une troisième personne ; et ainsi de suite. Si bien que donner sa confiance est un comportement qui tend à s’auto-alimenter à travers les relations sociales ; et, finalement, c’est le groupe social tout entier qui s’en trouve renforcé, dans sa lutte contre l’adversité comme dans son progrès vers un bien commun. Mais on pourrait faire le même raisonnement concernant la défiance. Plus on se défie, plus autrui se défie, et plus on a des motifs de se défier. La défiance s’auto-alimente, et peut devenir un agent toxique qui menace l’ensemble du groupe social. C’est pour cela qu’il faut s’en défendre par des lois, une institution de justice et par la violence instituée qu’est la police. Tout cela, les sociétés pré-mercatocratiques le savaient de manière immémoriale. C’est pourquoi elles pratiquaient, et pratiquent encore – à bas bruit désormais face à l’omniprésence publique du culte de la marchandise – ce type d’échange dont Levi-Strauss nous a parlé. Les anthropologues, à suite du sociologue français Marcel Mauss
[4], l’appellent l’
échange symbolique – à savoir l’obligation morale de
donner, recevoir, et rendre – qui peut être interprété comme un comportement ritualisé mettant en scène la confiance a priori à partir duquel se structure une vie sociale sereine.
Nous sommes dans une société sous pouvoir mercatocratique qui s’est efforcée de réduire ces pratiques d’échange symbolique, tout simplement parce que c’est un échange de biens qui échappe au marché. C’est pourquoi notre société mondialisée est devenue une société de défiance. Et une société de défiance, pour se maintenir malgré les périls de violence qu’elle engendre, est contrainte de produire un droit proliférant, et de donner une place toujours plus grande aux forces de police. C’est une société qui, aujourd’hui, est obligée de constater qu’elle est dans une impasse, ce que manifestent les phénomènes de populisme, comme le trumpisme.
JUSTIN : Je ne comprends pas. Les institutions de justice et de police sont là justement pour rétablir une confiance globale dans la société !
FIDEL : Mais n’est-il pas flagrant que nos sociétés sont désormais mises en demeure de devoir sans cesse créer de nouvelles lois pour répondre à l’extension de la défiance ? Cela entraîne l’augmentation des délits, donc des recours aux forces de police, ce qui amène à une recrudescence de la violence de l’État à la fois par la répression policières et par les peines d’emprisonnement. Or, la violence est toujours un échec de la vie sociale.
Et puis, on voit bien aujourd’hui que les mouvements populistes contribuent à faire passer la défiance des rapports entre individus à l’intérieur d’une société aux rapports entre peuples. Le actes de guerres se multiplient, se rapprochent. Jusqu’à ces terminaux de communication qui explosent aux visages de nos voisins du Proche Orient dans leur vie quotidienne – ce qui est un facteur d’amplification du sentiment général de défiance à un niveau sans doute jamais atteint.
Il faut donner, plus que jamais, la priorité aux comportements qui donnent confiance. On le sait, la confiance est toujours un risque. Alors, il faut prendre le risque de la confiance. Comme on nous a donné a priori, dès la naissance, la confiance qui nous a permis de devenir ce que nous sommes. C’est plus qu’un principe moral, c’est un impératif social. C’est contribuer à faire entrer la société dans une logique de confiance qui marginalisera les comportements, inévitables, de défiance.
Non, nous n’attendrons pas, cette fois, un « Sauveur » ! Nous, humains, renseignés par toute notre histoire, savons que nous pouvons être, chacun, les sauveurs de nous-mêmes comme groupe social. Retenons la leçon d’Alain : « Il faut donner d'abord ! ».