samedi, février 08, 2025

Faire maintenant ce qu’après on ne pourra plus faire

 

Francesco de Goya, Duel au gourdin -1823

Qu’est-ce qu’une catastrophe ? Un épisode local en lequel on ne peut plus rien faire. Ceux de Valence en Espagne, ceux de Mayotte, ceux de Los Angeles, et, auparavant, ceux des vallées de la Vésubie et de la Roya (Alpes maritimes), savent ce que cela veut dire. À chaque fois le système social censé les protéger est dépassé, impuissant, et les laisse livrés à eux-mêmes, à leurs blessures, à leurs décombres, à leurs morts.
Qu’est-ce qu’un effondrement ? Une situation globale de l'humanité en laquelle elle ne peut plus rien faire. L’accélération du rythme des catastrophes doit alerter sur la possibilité d’un effondrement à venir – les éboulis avant que l’immeuble ne s’effondre. Il y a des esprits sincères qui écrivent sur l’hypothèse d’un effondrement à venir et sur la manière de s’y préparer. Qu’ils sachent qu’on ne s’adapte pas, par définition, à un effondrement. S’il s’annonce on fait tout pour l’éviter.
Notre erreur, nous humains de bonne volonté qui sommes immensément majoritaires, est d’avoir mal évalué la véritable catastrophe advenue à l’humanité ces dernières décennies et qui est une catastrophe sociale : le triomphe de l’idéologie mercatocratique.
Cette idéologie est égotiste de courte vue en ce qu’elle met le bien dans la maximisation des sensations bonnes du sujet individuel. C’est pourquoi elle investit systématiquement le court terme entendu comme le plus court temps futur permettant de remédier aux frustrations du présent. Elle tend ainsi à promouvoir un personnel politique qui ne sait parler du Bien commun qu’autant qu’il serve à monter dans les positions de pouvoir social qui permettent de gagner en possibilités de sensations bonnes[1]. La mercatocratie – le pouvoir de ceux qui agissent pour le développement du marché – contrôle le pouvoir politique, du moins en Occident, depuis près de deux siècles. Pourtant, elle a toujours dû s’imposer en s’opposant à une culture populaire qui exigeait une certaine décence dans la gestion des relations sociales telle que soit ménagé ce minimum de confiance a priori entre les gens qui facilite leur vie sociale. Cette décence minimale semble avoir été broyée par le développement récent de la communication numérique qui évacue de plus en plus une ouverture vivante aux relations sociales, tout en permettant une emprise quasi permanente sur les individus, dès le plus jeune âge, de l’idéologie égotiste requise par le développement du marché[2].
Nous sommes désormais confrontés à une irresponsabilité politique à peu près générale qui n’a peut-être jamais eu d’équivalent dans l’histoire humaine – même en démocratie, même malgré la démocratie. On se bat à n’en plus finir sur des enjeux d’intérêts particuliers (catégoriels dit-on) en évacuant le problème qu’en se comportant ainsi, on s’enfonce inexorablement dans une crise écologique planétaire – voir ci-dessus le tableau Duel au gourdin de Goya où les deux combattants ne se voient pas s’enfoncer d’autant plus dans les sables mouvants qu’ils mettent d’énergie à vouloir se frapper. Qu'arrivera-t-il quand ils se verront proches de l'engloutissement ? Ils s’agripperont l'un à l'autre en gestuel d'amour désespéré. Mais il sera trop tard !
La mercatocratie sait comment s’y prendre avec la liberté des individus qu’implique les formes démocratiques : elle les met en situation de réagir de manière « évidente » par interpellation émotionnelle. C’est comme cela qu’elle gagne des parts de marché en imposant un produit … et le personnel politique est devenu de plus en plus un produit. Tout cette affaire de manipulation de la liberté est concentrée dans le verbe « réagir ». Quand on réagit on le vit comme une expression de sa liberté. Et pourtant, comme le remarquait Spinoza, on est déterminé par ce qui nous fait réagir. On a donc le comportement attendu par celui qui a conçu l’interpellation destinée à nous faire réagir. Et pour la conception de son message interpellateur, celui-ci utilise désormais largement les résultats des sciences humaines. On peut citer l’exemple de la communication qui vous invite, par l’image, à vous identifier au possesseur d’un véhicule automobile surdimensionné, en vous présentant, par l’imaginaire de sa possession, surpuissant (et séduisant) ; de même que le produit Trump se présente à ses électeurs comme surpuissant, capable de résoudre tous leurs problèmes – une sorte de Mr Propre en responsable politique.
Voilà pourquoi l’on n’a pas fait ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps. Et ce qu’on aurait dû faire est très clair. Des politiques responsables n’auraient jamais dû autoriser les monstrueux paquebots de croisière (de plusieurs milliers de croisiéristes) qui sont apparus, et se sont vite multipliés, récemment[3]. D’une manière générale le problème n’est pas tant posé par les innovations techniques en elles-mêmes que par l’usage qui en est fait. Nous savons très bien qu'il faut développer en toute priorité les transports collectifs, tout en évitant les organisations sociales qui multiplient des besoins incessants de déplacements. Nous savons très bien qu'il faut bannir les organisations industrielles qui impliquent une goinfrerie de ressources naturelles et d’énergie, pour des biens de bénéfice superficiel ou éphémère, mais porteurs de pollutions et de déchets durables. Tant de cours d’eau sont mourants, tant de milieux atmosphériques sont devenus morbides, tant de paysages découverts enchanteurs, riches d’espèces en interaction, sont devenus sordides !
Ce sont là des principes de Bien commun très simples à appliquer. Un programme écologiste n’est pas problématique à définir. Même la transition qu’il implique ne devrait pas torturer les esprits s’ils prennent en compte l’essentiel : se savoir progresser vers un avenir de Bien commun. Il est sûr que cela implique de se déprendre d’habitudes de vie qui pouvaient avoir des agréments de la facilité – le plastique, c’est si pratique ! Mais, ce que l’on voit se rapprocher de nos jours – imposer aux populations un état de guerre – n’engendre-t-il pas des changements dans la vie autrement plus difficiles à accepter ? À ceux qui essaient de stigmatiser une « écologie punitive », s’ils ont des relations avec les riches résidents sur les hauteurs surplombant Los Angeles, peut-être celles-ci les aideront à prendre conscience que si punition il y a, elle vient de l’autre bord, du côté de l’absence de prise en considération des limites écologiques.
C’est de notre intelligence dont nous avons besoin à présent, et non pas de cette prétendue « intelligence artificielle » dont on nous rebat les oreilles !
L’expression « intelligence artificielle » est abusive. Il n’y a que derrière cela que du calcul, quelquefois fort sophistiqué, sur des données numérisées. Toute l’intelligence est naturellement humaine dans cette technique récente qu’est l’« IA (intelligence artificielle) générative », à la fois dans la numérisation, la conception des algorithmes régissant le calcul, et dans l’interprétation du résultat. Cela peut être intéressant si l’embase de données est large et la puissance de calcul suffisante. Mais cela n’ira jamais plus loin que ce que l’on peut savoir directement par d’autres moyens (encyclopédies, etc.) en prenant du temps certes, de manière laborieuse le plus souvent, mais un temps de vie humaine certainement intéressant, en lequel s’aiguise sa curiosité pour la richesse du monde, et où l’on peut faire des découvertes imprévues, élargissant ainsi de manière insoupçonnée sa vision du monde, et augmentant ce bien humain le plus précieux qui soit : l’estime de soi-même.
Il n’y a aucune estime de soi-même à recevoir dans les secondes la réponse faite par l’IA générative. C’est si facile ! Il faut plutôt reconnaître qu’elle rabaisse. Car l’IA nous met dans une situation parfaitement régressive. C’est vers 3-4 ans que le petit enfant n’arrête pas d’interroger l’adulte sur le monde – « Cékoiça ? » – pour s’abreuver de la nécessairement bonne réponse de celui-ci. De même l’IA, qui a toujours la bonne réponse (c’est-à-dire non criticable), nous met précisément dans cette posture infantile. Là est le principal danger de l’IA : devenir l’instance qui sait tout, parce qu’elle a réponse à tout et qu’elle est incriticable. Elle tend ainsi à court-circuiter notre autonomie dans la découverte du monde, c'est cela l'infantilisation.
La question de notre intelligence collective doit donc prendre le pas sur cette effervescence à propos de l’IA, laquelle ne peut en aucun cas ouvrir l’avenir qui nous manque puisqu’elle ne peut que reprendre ce qu’on sait déjà pour servir les intérêts à court terme de la mercatocratie : elle ferait gagner du temps, et dans l’idéologie dominante, le temps c’est de l’argent.
Il est vrai que l’idée de notre intelligence proprement humaine, même si elle est fortement valorisée, reste confuse : celui qui est champion au jeu d’échec, mais rate régulièrement ses relations affectives, est-il intelligent ?
Une piste pour éclairer cette valeur est de se rendre à l’origine étymologique du mot. Intelligent vient du verbe latin intelligere dont la traduction la plus appropriée est notre verbe comprendre. Or on peut clarifier ce verbe en notant que com-prendre, c’est prendre-avec-soi. Le soi est ici l’unité de tout ce qui arrive à un individu qui le fait être sujet humain, et cette unité n’a de sens qu’en ce qu’elle vise un Bien comme but final de son existence. Ainsi l’intelligence humaine serait la capacité de comprendre une réalité qui interpelle un sujet en l’intégrant à son existence du point de vue du sens qu’il lui donne.
Par exemple, comprendre l’IA pourra signifier reconnaître son utilité pour répondre à des problèmes de court terme en même temps que sa vacance totale pour répondre au problème essentiel de l’humanité en ces premières décennies du XXIe siècle (dans la mesure où le sens que l’on donne à son existence est lié à un avenir ouvert en lequel l’humanité aura la possibilité de faire valoir ce qu’elle peut).
Faire preuve d’intelligence aujourd’hui, serait prioritairement comprendre notre situation historique très singulière d’humain. Ce serait ainsi se donner les moyens de faire maintenant ce qu’il faut pour que l’aventure humaine continue et puisse réaliser les promesses qu’elle a pu esquisser, en ayant conscience qu’après il sera trop tard, qu’elle ne pourra plus que subir dans le malheur.

[1] «Je veux mourir riche» aurait confié le nouvellement élu président, Nicolas Sarkozy, à son conseiller Patrick Buisson, le 20-12-2007. Cf Le Canard enchaîné du 5-02-2025, p.3.

[2] La potentialité d'un gain en chiffre d'affaires en affichant des prix se terminant en "99" (plutôt qu'en chiffres ronds avec l'unité au-dessus) est connue depuis plus d'un siècle. Pourtant, la pratique ne s'en est généralisée que depuis les années 2000. Il fallait en effet que les relations personnelles entre le commerçant et le marchand fussent abolies par la généralisation des centres commerciaux et des sites de ventes sur internet pour que cette injure faite à la liberté de choix du client, devienne possible. Voir notre "99".

[3] Ainsi se décline la transition écologique selon la mercatocratie : oui aux monstrueux paquebots de croisières, non aux tickets de caisse !

mardi, janvier 21, 2025

Bonne année 2025 (?)



 

        – L’interlocuteur : Bonne année 2025 !
– L’anti-somnambulique (a-s) : Bonne année à toi aussi !
– On s’échange ce souhait, mais n’est-ce pas vain? Peut-on sérieusement s’attendre à ce que l’année soit bonne ?
– (a-s) : C’est effectivement la bonne question. Depuis le tournant des années deux mille, année après année, notre situation collective devient de plus en plus calamiteuse.
Cela commence, dès les premières années du siècle, par le retrait des principaux États émetteurs d’énergie carbonée des accords de Kyoto ; ils les avaient pourtant signés en 1997 en un consensus quasi mondial pour inverser la dynamique de croissance des émissions carbonées. Mais une campagne de désinformation climato-sceptique orchestrée par quelques majors de la production de charbon et de pétrole a permis de rendre acceptable aux opinions publiques ce retournement.
Cela continue par la multiplication des attentats terroristes ; alors que la détérioration des équilibres de la biosphère se fait toujours plus sensible : multiplication des catastrophes climatiques localisées, rétrécissement drastique de la biodiversité.
Nous sommes la génération qui a le terrible privilège d’être témoin, depuis ses 20 dernières années, d’un syndrome brutal d’épuisement de la biosphère !
Et qu’y a-t-il de plus précieux que cette biosphère propre à notre planète ? Non seulement nous en dépendons absolument, mais nous n’en connaissons aucune autre dans l’Univers !
Or que faisons-nous ? Depuis trois ans (guerres en Ukraine et en Palestine), c’est une débauche insensée d’émissions carbonées … pourquoi faire grand Dieu !? Pour s’entretuer, semer aveuglément la mort tout alentour (et même différée avec les mines-pièges) ! Et avec des menaces de frappes nucléaires en prime ! Et comme l’état de la culture politique actuelle, bien alimentée par la communication numérique mondialisée largement contrôlée par des affairistes à courte vue, favorise l’accès au pouvoir d’irresponsables va-t-en-guerre parce qu’ils parlent plus fort et de manière plus provocante, alors la situation ne pourra qu’empirer.
Il faut s’attendre à ce que 2025 ne soit pas une bonne année, pire que 2024 !
– Faut-il admettre qu’il est devenu déplacé de se souhaiter une Bonne année ?
– (a-s) : Il est certain qu’il y a une manière très commune de le faire « joyeusement » – les guillemets parce que c’est une joie qui n'est que jouée – qui est de l’ordre du déni. Les nuages sombres qui s’avancent sont trop présents !
Ne s’est-on pas aussi souhaité « joyeusement » une Bonne année le 1er  janvier 1939 ?
– C’est déprimant ce que tu dis. Cela laisse penser que nous saurions une société de lâches. Je ne crois pas qu’on peut s’en tenir à ça. Peut-être qu’on échange des vœux aussi pour s’encourager, montrer que la possibilité du positif existe toujours.
– (a-s) : C’est une remarque très juste. C’est pour cela que j’ai dit « il y a une manière … qui est de l’ordre du déni ». Car il peut y en avoir d’autres ! Il faut respecter la liberté essentielle des humains, laquelle, en son sens profond, signifie que l’histoire n’est jamais déjà écrite.
Il y a beaucoup de déni dans les échanges de vœux actuels, certes, mais il n’y a pas que du déni. Plus souvent qu’on ne le croit, il y a « une pensée de derrière » (l’expression est de Pascal) – « Je te souhaite une Bonne année parce qu’on a besoin de s’échanger ce signe rituel positif pour continuer, mais nous sommes bien conscients que pour la suite c’est très mal engagé. »
– Oui, mais le déni et la lâcheté sont le plus commun derrière les échanges de vœux aujourd’hui !
– (a-s) : Peut-être. Et même si c’est le cas, je crois qu’il est vain de porter un jugement moral sur les individus. Je pense que le déni est essentiellement un effet d’organisation sociale. Cet effet je l’appelle « la pression courtermiste ».
– Cette expression est bizarre : de quoi parles-tu ?
– (a-s) : C’est l’expression appropriée pour un phénomène très simple. L’organisation de la société est en réalité déterminée par le marché. – « marché » au sens de l’économie politique moderne : cet espace social dédié à la circulation accélérée des marchandises, et qui ne peut tenir que par son expansion indéfinie. Cette organisation de la vie sociale pour le marché se voit clairement du point de vue spatial – l’espace social par excellence n’est-il pas désormais le centre commercial ? Mais elle est encore plus impactante du point de vue temporel. Nous sommes constamment interpellés dans nos désirs par l’offre de biens qui sont censés, dès qu’achetés, résoudre nos frustrations présentes. Telle est la perspective d’avenir au plus court terme vers laquelle la mercatocratie (le pouvoir social de ceux qui ont la main sur le marché) voudrait rabattre tout le sens de nos vies. Là est le mal principal qui rend insoluble les problèmes de bien commun : on ne peut pas être disponible pour investir l’avenir comme temps ouvert pour faire advenir du bien commun lorsque sa conscience est maintenue sous la pression des sollicitations marchandes.[1]
– Cela a l’air assez juste ! Mais c’est assez désespérant ! …
– (a-s) : Non, pas vraiment ! Car la mercatocratie n’est pas un pouvoir essentiellement autoritaire …
– Hummm ! Les gilet jaunes …
– (a-s) : J’ai bien précisé « essentiellement » ! J’ai constaté comme toi ses pratiques policières illégitimement violentes en France récemment. Mais il reste qu’elle a besoin que nos désirs s’expriment pour qu’elle puisse les orienter vers l’achat de biens. Or cette liberté de faire valoir nos désirs qu’elle ne peut que nous laisser, peut tout autant nous permettre de prendre du recul par rapport aux procédés par lesquels elle pense pouvoir les capter. Il suffit de prendre le temps de réfléchir à ce qu’on veut vraiment au lieu de rester dans la réaction à ses interpellations émotionnelles. Ce qui rend possible qu’au lieu de se comporter comme si on était la simple proie du marché, on fasse valoir le sens que l’on veut donner à sa propre vie.
– Si c’était si simple !
– (a-s) : C’est effectivement très simple. Ce qui rend cette conversion – agir pour son propre bien et non plus réagir aux sollicitations du marché – compliquée, c’est la vision du monde communément partagée car sans cesse distillée par les flux de communications omniprésents venant des pouvoirs établis.
– C’est-à-dire ?
– (a-s) : En une telle vision du monde le bien qui donne sens à sa vie est d’abord une affaire individuelle. Elle nous dit : « Tu dois réussir ta vie. Or, tu auras réussi ta vie quand tu te seras donné les moyens d’être heureux. Et qu’est-ce que le bonheur sinon la maximisation des sensations bonnes ? Or, le marché qui caractérise ce monde est une offre inépuisable de possibilités de sensations bonnes. Donc il dépend de toi de t’enrichir pour les acheter. »
– Oui. C’est une vision du monde fondée sur la recherche du bonheur individuel par la consommation. Cela on le sait depuis longtemps et c’est largement critiqué !
– (a-s) : Ce n’est pas tout-à-fait ce que je veux dire. Car qu’est-ce qui est « largement critiqué » ? Essentiellement la consommation d’objets matériels. On comprend cette critique : le développement effréné d’une telle consommation est en train de créer des problèmes de pollution insolubles. Mais le domaine des « sensations bonnes » va bien au-delà des plaisirs engendrés par la possession et la consommation d’objets. Avoir du pouvoir, être populaire, réussir sa vie de couple, être bien dans sa peau, être performant dans son travail ou dans son activité de prédilection, etc., en font partie. On agite sans cesse sous nos yeux, qui sont sensés en être captivés, la vie de « célébrités » qui auraient ainsi réussi.
Je veux dire que ce qui est réellement en cause dans cette vision du monde, ce n’est pas tant qu’elle favorise la consommation de biens matériels, c’est qu’elle est fondée sur la poursuite du bonheur individuel.
– Hé bien, oui ! Bien sûr ! Le bonheur, n’est pas ce que tout le monde cherche ? N’est pas ce que tu cherches toi aussi ?
– (a-s) : Non ! Je puis même affirmer que chercher le bonheur, c’est toujours aller à l’échec !
– Tu joues au paradoxe, là !
– (a-s) : Pas du tout ! Imagine, par exemple un individu qui planifie la plus belle soirée dont il puisse rêver ; il invite ses meilleurs amis, plus quelques gens drôles ; il prévoit des mets attrayants, des animations éprouvées ; il soigne le décorum ; rien n'est laissé au hasard. Il pourra peut-être ainsi grappiller beaucoup de miettes de plaisirs, mais il sera déçu. Il n'aura pas été heureux, ne serait-ce que par l’inquiétude que survienne un incident malheureux. Et s'il se trouve qu'il l'a été, ce sera toujours par surprise, là où il ne l'a pas prévu, par quelque événement, tel une rencontre impromptue, qui aura bousculé son bel ordonnancement.
– C’est vrai que ce caractère insaisissable du bonheur est une expérience assez partagée – « le bonheur est toujours pour demain… » dit la chanson. Peut-être que le bonheur est une notion trop encombrante, qu’il faut la laisser de côté et se contenter des « miettes de plaisir » comme tu dis, … des bons moments que la vie parfois nous offre.
– (a-s) : Cela est-il possible ? Le mot français «  bonheur » a son équivalent dans toutes les langues. Il dit donc quelque chose d’essentiel de la condition humaine. Si l’être humain est essentiellement désirant comme le dit l’anthropologie contemporaine, alors le bonheur est la revendication du désir portée à son comble – le rêve du désir, peut-on dire. Cela signifie qu’il est constitutif de l’être humain d’avoir le bonheur comme son horizon subjectif (en tant que sujet qui désire) ultime.
– Donc, si je te suis bien, le bonheur serait à coup sûr l’horizon de nos désirs, mais ne devrait jamais être un but qu’on se fixe. Ta vision des choses m’a l’air bien compliquée !
– (a-s) : Non! C’est une réalité de la pensée humaine ! Il y a des idées qu’elle forme par sa raison, qui portent à leur plus grande amplitude des modalités de l’expérience. Tu as l’expérience des relations causales – l’eau éteint le feu – et bien ta raison te porte à penser la cause de toutes les causes, et tu peux l’appeler Dieu. De même l’idée de Monde permet de penser la totalité des objets de l’expérience possible, l’idée d’Âme permet d’unifier par la pensée la totalité de l’expérience interne d’un individu. Et aussi l’idée de Bonheur qui est donc la pensée de la totalité des satisfactions possibles. Ce sont des « idées » parce qu’elles sont au-delà de l’expérience humaine possible. C’est pour cela qu’elles sont volontiers investies par l’imagination. Kant, qui a montré l’existence nécessaire de ce type d’idées, les qualifie de « transcendantales ». Il veut dire par là que ce qu’elles désignent ne saurait prendre place dans le cours d’une existence humaine, mais qu’elles sont pourtant indispensables aux projets humains parce qu’elles leur donnent un sens. On comprend très bien qu’on a besoin de l’idée de Monde pour donner sens à l’activité de connaissance, bien qu’on ne connaîtra jamais le Monde en tant que tel. De même on a besoin de l’idée de Bonheur pour donner sens à la quête de satisfaction de nos désirs, sans qu’il soit envisageable que le tout absolu de satisfaction que désigne ce mot soit accessible.
– Je crois que je comprends ce que tu veux dire. Mais c’est très étonnant ! Car le bonheur est très présent dans la culture contemporaine. Quand on parle de « droit au bonheur », ou comme au Bouthan de « bonheur national brut » comme indice économique, ne considère-t-on pas le bonheur comme un but de la politique ?
– (a-s) : Exact ! Mais ce but, s’il peut faire rêver lorsqu’il est énoncé, engendrera toujours de grosses désillusions. La meilleure illustration se trouve dans la fiction dystopique du roman d’Aldous Huxley « Le meilleur des mondes » (Brave New World, 1932) qui est construit sur le même postulat d’une société de totale maîtrise des comportements, par la grâce d’un pouvoir totalitaire, pour réaliser le bonheur de tous, avec tout ce qu’il faut de dispositifs techniques pour cela  – conditionnement des consciences, prise de pilules, etc. Bref, cette société du bonheur prend l’allure d’une dystopie cauchemardesque.
– Ok, mais c’est une fiction !
– (a-s) : Certes ! Mais qui prolonge logiquement des tendances déjà très visibles, il y a près d’un siècle, des sociétés occidentalisées. C’est une époque où l’on fantasme beaucoup sur les promesses d’une société de bonheur que laissent augurer les nombreuses et impressionnantes avancées techniques – électrification, automobile, aviation, téléphone, TSF, etc. Mais c’est aussi l’époque d’une terrible catastrophe humanitaire en Ukraine, qui a fait plus de 4 millions de morts par famine, comme conséquence de la réquisition, par Staline et ses sbires, des denrées alimentaires – réquisition légitimée par le récit de l’épopée de l’Union Soviétique vers la réalisation de la société communiste qui sera celle du bonheur.
– Soit ! Mais tu sembles amalgamer trop facilement la recherche du bonheur et la soif de pouvoir d’un individu tyrannique.
– (a-s) : N’y a-t-il pas un lien nécessaire entre le bonheur comme but politique et l’établissement d’un État totalitaire ? C’est ce qu’a voulu montrer Huxley avec sa fiction du « brave new world ». Cette fiction est convaincante parce qu’elle systématise des tendances alors très présentes dans les sociétés occidentales. D’‘ailleurs ce lien est aisé à comprendre. Comme le bonheur, comme tout absolu de satisfaction, est hors du champ de l’expérience possible, il ne peut être investi que par l’imagination, là où s’expriment les désirs de chacun. Or, l’autocrate qui prétend prendre en charge le bonheur de la société a là un argument absolument indélogeable pour légitimer ses décisions les plus dommageables : « C‘est pour votre bonheur ! ». D’autre part, puisque c’est son imagination qui parle à chacun du bonheur, l’individu de pouvoir, comme quiconque, verra le bonheur au prisme de son désir, et celui-ci étant essentiellement désir de pouvoir, il fera passer le bonheur de la société qu’il dirige par l’augmentation indéfinie de son propre pouvoir. C’est pourquoi le bonheur comme projet politique fait tendre vers une société totalitaire.
– Oui, cela est convaincant, il vaut mieux penser son avenir en se détournant des mirages du bonheur !
– (a-s) : Disons plus clairement des « projets » de bonheur. Le mot « projet » implique une prise de contrôle sur l’avenir en se donnant les moyens pour réaliser le but à une échéance prévisible.
– Tu veux dire par là qu’on peut garder le bonheur comme horizon de ses désirs sans en faire un projet réalisable. Cela je l’ai compris. Cette distinction, tu l’as bien justifiée. Mais comment peut-elle être populaire ? Les gens, dès qu’on leur parle de bonheur, ils veulent en voir la couleur !
– (a-s) : Non, on ne peut pas dire ça !
– Comment peux-tu être si catégorique ? Regarde un peu la société comme elle va ! La bonne fortune des populistes ne vient-elle pas de ce qu’ils proposent des recettes simplistes – par exemple en prétendant se débarrasser de populations émigrées vulnérables – pour accéder au bonheur ?
– (a-s) : Effectivement ! Et tout à l’heure on s’est mis d’accord que la vision du monde dominante dans notre société était la possibilité du bonheur par la maximisation des sensations bonnes apportées par les biens marchands.
– C’est cela. Donc tu te contredis ! L’immense majorité des gens veulent réellement atteindre le bonheur !
– (a-s) : Ce n’est pas si simple. Il faut voir que l’impossibilité d’un projet de bonheur est présente dans le mot lui-même. Bonheur est l’union de bon et heur, ce dernier mot d’ancien français est dérivé du latin augurium signifiant chance. Et l’on retrouve cette même idée d’imprévisibilité de l’état de bonheur dans les autres versions langagières de la notion ; en italien felicità vient du latin felix qui signifie fertile (la fertilité d’une culture, dépendant de la météo, est emblématique de ce qui est aléatoire) ; en anglais happyness vient de hap qui veut dire chance ; en allemand glück vient d’une contraction des mots qui ont donné en anglais good luck.
Quelle que soit la langue parlée, les humains se sont entendus pour donner une forme verbale à leur espérance d’une vie réalisant toutes ses promesses, en marquant clairement que celle-ci ne pouvait pas advenir comme but d’un projet parce qu’elle ne pouvait que dépendre de la chance, c’est-à-dire de facteurs hors de portée de leur volonté.
– C’est vrai ! Tu as raison ! Mais alors il faut dire que ce savoir s’est perdu. Aujourd’hui on revendique un peu partout le bonheur !
– (a-s) : Je dirai plutôt que ce savoir est conservé mais a été recouvert. Il a été recouvert à partir du moment où on a publiquement posé le bonheur comme but de la politique. On peut considérer la proclamation de Saint-Just devant les députés de la toute nouvelle République Française en 1794 – « Le bonheur est une idée neuve en Europe ! » –  comme datant ce moment. Dès lors les bourgeois aisés qui se lancèrent dans les affaires se sont chargés de donner un contenu à ce projet – ce fut le processus de développement industriel pour la production de biens en masse et l’ouverture de marchés.
– Veux-tu dire qu’auparavant le bonheur n’avait jamais été un but politique ?
– (a-s) : Non, pas que je sache. Avant, en Occident, le but de la politique était essentiellement la domination sur un territoire et le maintien des hiérarchies de sang. Quant à la visée du bonheur, elle était préemptée par le clergé, sous forme de la promesse du salut dans une vie éternelle de l’âme après la mort pour les croyants fidèles et méritants.
– On est donc passé , du moins en Occident, d’une vie pour le salut à une vie pour le bonheur au tournant du XIXe siècle !
– (a-s) : Oui ! On peut dire comme cela, si on le pense comme une dimension de la révolution culturelle qui a transformé la vision du monde commune et dont les révolutions politiques furent le symptôme.
– Une dimension seulement ?
– (a-s) : Oui, et ce fut précisément sa dimension néfaste. Kant, dès 1785, avait pourtant averti : « Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n'y a donc pas à cet égard d'impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination. »[2]
Il avait raison ! On voit aujourd’hui où l’on en est après deux siècles de politique mercatocratique du bonheur ! Entre populismes, guerres, catastrophes climatiques, étouffement sous l’abondance de biens souvent peu utiles et sous leurs déchets, on s’enfonce dans le malheur !
– Tu ne remets pas en cause la chute de l’Ancien Régime quand même !?
– (a-s) : Non ! Les révolutions politiques de la fin du XIXe siècle ont congédié l’illusion du salut, mais ce faisant elles ont ouvert un espace pour l’illusion du bonheur. Mais le peuple de l’action révolutionnaire ne s’est pas intéressé directement au bonheur, il s’est intéressé prioritairement à la liberté, la justice et l’égalité des droits.
– N’est-ce pas une autre manière de dire le même but ?
– (a-s) : Pas du tout ! On sait alors exactement ce qu’on met dans le mot liberté (par exemple la suppression des péages), dans le mot justice (par exemple l’injustice devant l’impôt), dans le mot égalité (par exemple la suppression de l’attribution par achat des charges publiques). Qui sait ce que chacun imagine derrière le mot bonheur ?
– Hé bien il me semble qu’il faut rester quand même fidèle à ses rêves…
– Il s’agit simplement de ne pas se laisser abuser par eux. Le rêve de bonheur indique le sens vers lequel doit aller le Bien commun, lequel est la raison d’être de la politique. Et les valeurs de liberté, de justice, d’égalité, de fraternité, fournissent des buts concrets pour faire progresser le bien commun. Tu sais que la première opposition à l’établissement de la mercatocratie, au début du XIXe siècle vint d’ouvriers qui se disaient socialistes parce qu’ils revendiquaient essentiellement la justice : qu’ils ne soient pas considérés comme de simples servants des nouvelles machines, mais que leurs savoir-faire et leur rôle indispensable dans la production soit reconnus à leurs justes valeurs. Ce n’est que dans la seconde moitié du siècle que s’imposa le mouvement communiste avec son projet de bonheur dans une société ayant aboli la propriété privée. On peut dire que le mouvement communiste est largement dépendant de la vision du monde promue par la mercatocratie en reprenant à son compte le projet de bonheur pour tous par une industrialisation forcenée.
– … les socialistes aussi veulent le bonheur.
– (a-s) : Pas les socialistes de ce siècle-là ! Ils avaient cette sagesse venue du passé d’être conscients que le bonheur comme but politique peut devenir n’importe quoi, et n’est donc d’aucune utilité pour faire progresser le bien commun.
– Ne les fais-tu pas un peu trop penser à ta guise là, nos aïeux ? C’était quand même il y a deux siècles !
– (a-s) : Non ! Je te conseille de lire les écrits collectés par Jacques Rancière dans La parole ouvrière (2007).[3] Tu y trouveras, exprimée de manière très concrète, l’aspiration à la liberté, à la justice, à la fraternité, mais de revendication du bonheur, jamais !
Il faut que tu comprennes qu’il ne s’agit pas de délaisser cette valeur qu’est le bonheur. Aristote a montré en quoi elle est la valeur « souveraine », c’est-à-dire celle qui a le dernier mot sur toutes les autres valeurs finales, car, dit-il « nous choisissons le bonheur toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose ! ». Néanmoins il faut écouter et rester fidèle à cette sagesse déposée dans le mot bonheur : bon heur indique la survenue à l’improviste du moment heureux. Cela veut dire que si l’on parle de bonheur, c’est qu’on a cette expérience des moments heureux, et que c’est bien cette expérience momentanée de plénitude de satisfaction qui nous donne le goût du bonheur. Il faut penser l’advenue de ces moments heureux comme Aristote pensait celle du plaisir : « Le plaisir achève l'acte, non pas comme le ferait une disposition immanente au sujet, mais comme une sorte de fin survenue par surcroît »[4]. Mais plutôt que de plaisir, il faut parler de joie pour le sentiment dont peuvent nous gratifier par surcroît des avancées vers plus de justice, de liberté, de fraternité, etc., toutes ces valeurs qui nous rendent plus humains et qu’un projet politique collectif peut rendre plus réelles.
– La joie, le plaisir, est-ce si différent ? Il s’agit toujours de sensations bonnes !
– (a-s) : C’est très différent ! Le plaisir enferme en soi-même. La joie spontanément s’ouvre aux autres, irradie, se partage. Être joyeux, c’est voir le monde plus beau, joyeux, et vouloir le partager avec autrui. La joie est « La force majeure » – c’est le titre d’un beau livre de Clément Rosset.[5] Voici ce qu’il écrit à son propos : « Par rapport à tout motif de satisfaction, y compris encore une fois l'ensemble des motifs qui peuvent la faire éclore à l'occasion, la joie apparaît toujours comme une manière de gratification, voire comme ce supplément de bonheur dont parle l’Évangile à propos des joies terrestres accordées en prime à ceux qui les auront dédaignées pour tout miser sur l'au-delà : “ Tout le reste vous sera donné par surcroît ”, vous gagnerez à la fois le Ciel et la Terre. » !
– Oui, cela rejoint tout-à-fait ce que tu as dit de l’advenue des moments heureux. Ne faut-il pas alors tout simplement oublier le bonheur, et ainsi éviter les illusions qu’il génère, pour des moments de joie ?
– (a-s) : Pourquoi se faire cette restriction ? Elle est vaine ! Le bonheur ne se laissera pas oublier et la joie ne se commande pas. Et qui sait ce qui peut apparaître affectivement de positif dans une humanité réalisant toujours plus pleinement ces valeurs dont on sait qu’elles expriment le meilleur d’elle-même.
Nous connaîtrons aussi des moments de joie en 2025. N’est-ce pas qu’elles se multiplient qu’on peut se souhaiter ?
– Oui, c’est sûr !
– (a-s) : Et pourquoi pas, à la manière du beau titre d’un livre de Giono, « que notre joie demeure »[6] ? N’est-ce pas le meilleur que l’on puisse se souhaiter ?
– Oui !
– (a-s) : Alors, en ce sens, je te souhaite une bonne année 2025 !

 


[1] Tout ceci est précisément analysé dans mon dernier livre : P-J Dessertine, Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023.

[2] Fondements de la métaphysique des mœurs , 1785.

[3] La Fabrique éditions.

[4] Les deux citations sont tirées de Éthique à Nicomaque, IVe siècle avant J-C.

[5] Éditions de Minuit, 1983.

[6] Jean Giono, Que ma joie demeure (1935) éd. Le Livre de Poche, 1998.




mardi, décembre 31, 2024

La démocratie comme une chaise à trois pieds

 


– L’interlocuteur : Rien ne semble plus urgent, aujourd’hui, que de défendre la démocratie! N’est-ce pas du débat public, le plus large, le plus ouvert, que peuvent émerger des issues pour que nous reprenions un peu de maîtrise de notre avenir ?
– L’anti-somnambulique (a-s) : Je suis bien d’accord ! C’est pourquoi je publie nos entretiens. C’est notre manière de faire valoir le débat démocratique. Mais ne nous faisons pas d’illusions : ce n’est qu’une petite goutte d’eau claire dans une rivière opaque de pollution !
– Tu veux parler, je pense, de la propagande à sens unique qui nous inonde sans vergogne, non seulement dans l’espace public urbanisé, mais maintenant sur Internet, en faveur des intérêts marchands !
– (a-s) : Oui, bien sûr ! Au bilan, l’espace public est phagocyté par cette communication qui nie le débat. Mais au moins, concernant la propagande commerciale, on sait à quoi s’en tenir : l’intérêt particulier – la soif du chiffre d’affaire (pour ne pas dire la cupidité) – est gros comme un éléphant dans un magasin de porcelaine !
– Oui, c’est vrai ! Ne veux-tu pas dire que le plus dangereux pour la démocratie est la duplicité des personnalités politiques elles-mêmes, dans la mesure où elles semblent de plus en plus se livrer à la logique de la propagande commerciale ? Les carrières politiques – cela semble être devenu la règle –  se construisent selon le modèle marchand : il s’agit de vendre une image alléchante du personnage politique à la manière dont on vend une marchandise. Et une telle manière escamote inévitablement tout débat sérieux sur les projets politiques. Telle est – et je sais que tu es d’accord – la véritable maladie contemporaine des démocraties.
– (a-s) : Humm !… Je suis assez d’accord, quoiqu’il y ait quelques nuances et discordances (François Ruffin ne semble pas encore relever de cette logique). Mais de toute façon si cette marchandisation de la figure du personnage politique est bien un mal patent de nos démocraties contemporaines, elle n’est pas, selon moi, la maladie. Elle est un symptôme d’une maladie de la démocratie qui est plus profonde.
– Je ne comprends pas. Ne crois-tu pas que si nous sortions de la propagande politique par l’image émotionnellement valorisée de l’homme ou femme politique, toujours sur fond d’affects archaïques – le bon père sécurisant, l’homme auquel rien ne résiste, le gendre idéal, la femme forte qui sait en imposer aux mecs, etc. – pour un véritable débat public en lequel se confronteraient les projets politiques, nous retrouverions à la fois la démocratie et le sens de l’avenir ?
– (a-s) : Pas nécessairement.
– Là je ne te suis plus ! N’est-ce pas là le sens de nos discussions ? N’est-ce pas pour cela que nous les publions ?
– (a-s) : Certes ! Mais il n’est pas suffisant de poser que la véritable démocratie consiste à confronter nos opinions particulières dans un débat rationnel.
– Euh …????
– (a-s) : Parce qu’alors, il faudrait reconnaître que notre démocratie ne se porte pas si mal ! Tu me sembles sous-estimer la présence de tels débats dans notre société dite « démocratique » ! Ces débats sont bien toujours présents, Dieu merci ! Ce qui donne un sens à l’opposition entre États démocratiques et autocratiques. Par exemple au Parlement. Mais aussi sur Internet, dans des journaux qui réservent des pages à la confrontation des opinions, ou même dans les multiples soirées ici ou là, souvent organisées par des associations de bénévoles, où l’on se retrouve pour débattre sur un thème précis.
– Mais cela n’est-il pas finalement résiduel par rapport à l’omniprésence, dans l’espace public, de la propagande marchande qu’on nous oblige à subir ?
– (a-s) : Pas tant que ça, si tu penses aux débats parlementaires. C’est quand même là que se décident les lois !
– Tu ne te fais quand même pas des illusions sur la sincérité de tels débats ! On sait que, presque toujours, c’est joué d’avance entre, l’action des lobbys, les majorités établies grâce au mode de scrutin, les subtilités constitutionnelles qui suppriment le débat (49.3), et la comédie des discours entre opposants – il s’agit qu’ils soient suffisamment véhéments et émotionnels pour passer aux informations télévisuelles du soir !
– (a-s) : Je te l’accorde. Mais n’oublie pas que beaucoup d’échanges très déterminants se passent en commissions, c’est-à-dire à huis-clos. On sait que là un réel débat a lieu dont le résultat est une proposition de loi fruit du compromis dont a accouché ce débat.
– Alors la démocratie ne dysfonctionnerait pas tant que ça. Il suffirait de l’améliorer par des réformes. Je te voyais plus radical dans ta critique des démocraties contemporaines.
– (a-s) : Il ne t’a pas échappé que ces réformes évidentes depuis longtemps – proscription d’un certain lobbying, sobriété et rigueur de la production législative, décrets d’application sans délai, règles de comportement dans l’enceinte de l’assemblée compatibles avec son statut de lieu sanctuarisé comme expression de la volonté populaire, etc. – n’arrivent pas à advenir. Pourquoi, sinon parce que le mal des démocraties contemporaines est plus profond ?
– Je ne vois pas ! Plus il y aura du débat dans la société, mieux la démocratie se portera.
– (a-s) : Cher ami ! T’es-tu avisé que, depuis la dissolution inopinée de l‘Assemblée par Macron, c’est-à-dire ces six derniers mois, il n’y a jamais eu un débat aussi ouvert aussi intense, dans notre pays, sur la manière d’organiser notre vie en commun ? Et pourtant, comme le constate Stéphane Foucart dans son article intitulé L’environnement, cette question oubliée (Le Monde du 29 décembre), il n’y a jamais eu autant de négligence concernant le principal enjeu de bien commun qui est l’enfoncement de plus en plus palpable dans une crise écologique mondiale !
Je le cite : « L’année 2024 n’aura pas seulement été celle d’une crise politique sans précédent, (…). Elle a aussi entériné la quasi-disparition de la thématique environnementale de l’agenda politique. »
Et plus loin : « Dans son dernier baromètre, rendu public en octobre, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) constate que de plus en plus de Français sont climatosceptiques – dont seuls 62 % se rangent au consensus scientifique. La mobilisation pour la préservation de la nature ? Là encore, nous pensons volontiers qu’elle est aujourd’hui plus forte que jamais. Mais qui se souvient que, le 22 avril 1970, près de 20 millions d’Américains, de tous bords politiques, étaient dans la rue pour le premier Jour de la Terre ? »
– C’est vrai ! Je pense que les écologistes ne sont pas assez considérés, écoutés. Il faut les mettre beaucoup plus dans le débat.
– (a-s) : Je ne sais pas. Est-ce un problème de personnes ? N’as-tu pas remarqué que les écologistes politiques patentés eux-mêmes parlent très peu des problèmes écologiques en ce moment ?
Le mal qui mine notre débat démocratique est certainement plus profond. Si tu veux bien, revenons aux principes édictés par les créateurs de la démocratie occidentale, les Grecs de l’Antiquité.
Les principes posés pour le débat démocratique étaient au nombre de 4 :
1 – Que soit toujours utilisé le logos, c’est-à-dire l’argumentation rationnelle, pour promouvoir ses idées.
2 – Que tous les citoyens aient un égal statut à se prononcer sur la vérité ; que n’intervienne aucune parole d’autorité.
3 – Que chacun aie le courage de mettre à l’épreuve de la critique d’autrui ses idées, et d’accepter de les remettre en cause face à des arguments convaincants.
4 – Que chaque citoyen s’oblige à mettre de côté ses intérêts particuliers pour toujours argumenter du point de vue du bien commun.
Qu’en penses-tu ? Notre débat démocratique est-il à la hauteur de ces principes ?
– Je ne pense pas, non. Effectivement notre débat contemporain tient très insuffisamment compte de ces principes.
– (a-s) : Certes ! Mais ces insuffisances concernent-elles chacun de ces 4 principes de manière équivalente ? Ou y a-t-il un principe plus systématiquement bafoué que les autres ?
– Peut-être le premier. Il y a beaucoup trop de bruit et de fureur dans le débat politique, plutôt que l’écoute sereine des arguments … et aussi le troisième : les politiciens semblent se faire un point d’honneur à ne pas tenir compte des objections de leurs adversaires politiques.
– (a-s) : On reste capable aussi de s’écouter et d’échanger calmement des arguments, mais c’est plus souvent lorsque le débat est soustrait à la curiosité des médias. D’autre part, il y a quand même des politiques, et des citoyens, dont les idées évoluent …
– Oui, mais n’évoluent-elles pas au gré de l’évolution des intérêts particuliers des individus, plutôt que par la prise en compte d’arguments opposés ?
– (a-s) : Très juste ! Et n’est-ce pas là le fond du problème de notre démocratie que l’omniprésence des intérêts particuliers ?
– Oui, c’est cela !
– (a-s) : Sauf que tu ne remarques pas que c’est précisément la négation du quatrième principe : être capable de prendre du recul par rapport à ses intérêts particuliers.
– C’est vrai !
– (a-s) : Ce principe est-il plus ou moins respecté, comme les autres ?
– Oui, il me semble !
– (a-s) : Je ne suis pas d’accord. Il apparaît que dans notre démocratie moderne, il est systématiquement bafoué.
– Tu es bien catégorique !
– (a-s) : Oui, et je le suis pour deux raisons.
• D’abord par l’observation des effets. Comme le remarque Foucart, le problème de bien commun le plus brûlant – celui de l’effondrement, catastrophique pour notre avenir proche, des équilibres biosphériques – est tout bonnement délaissé par nos pratiques démocratiques. Pourquoi en est-il ainsi ? Réponse : parce que le débat démocratique ne décolle pas de la négociation, de la recherche de compromis, entre intérêts particuliers ; et que les intérêts particuliers, qui dans notre société mercatocratique s’intéressent essentiellement à l’enrichissement et à la répartition des richesses, sont à très court terme.
• Ensuite par compréhension historique. Si l’on examine de près la prise de pouvoir mercatocratique au tournant du XIXe (le désencastrement du marché que décrit Polanyi dans La Grande Transformation – 1944), on s’aperçoit qu’elle a utilisé le dévoiement de l’idéal démocratique réhabilité par les révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, par l’escamotage de ce quatrième principe du débat démocratique. Il faut avoir conscience que tous les dégâts causés depuis lors par l’industrialisation qu’elle a imposée aux forceps aux populations – déforestation massive, exode rural, prolétarisation d’une part importante des populations, alcoolisme et développement des addictions, pollutions, délitement des solidarités, etc. – sont les conséquences de cette occultation systématique du point de vue du bien commun. D’ailleurs, on ne parle pour ainsi dire plus, aujourd’hui, du bien commun, mais plutôt de l’intérêt général, le mot « intérêt » étant plus plaisant aux oreilles des affairistes. L’intérêt général, selon eux, ne peut d’ailleurs que consister dans le bon compromis, celui qui ménage au mieux les intérêts particuliers de chacun compte tenu de l’état des rapports de force. Mais de ce point de vue étriqué, la vitalité de la biosphère, qui est essentiellement un problème de bien commun et à long terme, est hors champ !
– Si je te suis bien, alors notre problème est bien plus enraciné que ce que je croyais !
– (a-s) : Oui, cela est vrai ! Mais l’essentiel n’est-il pas de le comprendre en mettant à jour la manière dont il s’est noué ? Car c’est bien comme cela, comme l’expliquait Spinoza, que nous retrouvons notre puissance d’agir pour le résoudre.

jeudi, novembre 21, 2024

À propos de l'autodestruction de la démocratie aux États-Unis

 
Mont Rushmore avec les présidents
G. Washington, T. Jefferson, T. Roosevelt, A. Lincoln
– L’interlocuteur : On peut vraiment être inquiet pour l’avenir de la démocratie aux États-Unis depuis l’élection de Trump. Penses-tu toi aussi qu’elle est en péril ?
– L’anti-somnambulique (a-s) : Elle n’est pas en péril. Elle n’est plus en péril ! Elle est déjà défaite, renversée !
À partir du moment où les institutions se sont montrées incapables d'interdire la candidature à la tête de l'État d'un individu qui a tenté de bafouer par le mensonge et l’usage de la force les règles démocratiques, et que les suffrages populaires lui ont octroyé la responsabilité suprême, la démocratie américaine, qui est, rappelons-le, la plus vieille démocratie des temps modernes, est entrée dans un processus d’autodestruction.
– Il me semble que tu exagères. Il y a des forces importantes, institutionnelles et populaires – quasiment la moitié de la population – qui vont s’efforcer de la défendre. Il ne faut pas dire qu’elles ont perdu d’avance.
– (a-s) : Soyons lucide ! Avec un président Trump qui est en position de s’arroger un énorme pouvoir, et un arbitre institutionnel ultime – la Cour Suprême – qui lui donnera toujours son aval, ce qui va suivre ne peut être qu'une brutalisation systématique, et d’ailleurs annoncée, des institutions publiques et un détricotage des règles qui assuraient au moins le maintien d’une perspective de bien commun à toute la population exprimée par ses choix électoraux. Or, c'est la présence d'un tel idéal de bien commun qui est la condition nécessaire pour que l'on puisse vivre entre soi en paix. C'est pourquoi on peut anticiper que cette société des États-Unis va inéluctablement vers la violence et la désagrégation.
– Peut-être… Mais on peut aussi envisager qu’un certain nombre d’électeurs de Trump, en constatant la dangerosité de ses choix, « s’en mordent les doigts » comme on dit, et reviennent du côté de la raison, pour défendre la démocratie.
– (a-s) : Pourquoi ne l’ont-ils pas fait avant ? Cette dangerosité était quand même parfaitement évidente, non ?
– Heu… !
– (a-s) : Je vais te le dire ! Parce que le camp Trump a constamment fait campagne par le mensonge et l’excitation de passions négatives. Le mensonge, c’est le non-respect de son interlocuteur pour son instrumentalisation ; les passions négatives sont ici l’insistante incrimination de catégories sociales désignées comme ennemies, en l’occurrence les populations en migration et les adversaires politiques au président élu qui défendent les institutions démocratiques. Mensonges et incriminations passionnelles sont deux facteurs qui minent la confiance minimale nécessaire à la vie sociale, et ouvrent la voie à la violence.
– Mais les vociférations du populiste, fut-il président, ne déterminent pas les comportements des individus qui vivent effectivement ensemble. On peut penser que, finalement, la majorité des américains ne veulent pas la violence. Pour eux, même s'ils ne sont pas d'accord, le dialogue reste toujours possible…
– (a-s) : Comprenons-nous bien. Dans toute société, il est tout-à-fait normal que l’on ne soit pas d’accord sur la bonne manière de vivre ensemble. À partir de là il y a deux issues possibles : soit le dialogue pour trouver un accord, soit la violence pour éliminer les tenants de la thèse opposée. Le dialogue implique la valorisation de la raison et de la vérité – la raison élimine les arguments incohérents (qui impliquent contradiction), la vérité élimine les arguments fallacieux (non conformes à l’expérience partagée). La démocratie est précisément ce mode d’organisation sociale fondé sur le dialogue, et donc sur la raison et la vérité, qui doit permettre d’arriver à un consensus sur la manière de vivre ensemble. Dans les faits, elle n’y arrive jamais vraiment, mais ce qui est important, c’est qu’elle en garde la visée – ce qui implique de cultiver la raison et de chercher la vérité. Le populisme à la Trump piétine cette visée ; il se moque de la raison et discrédite la vérité. Cette attitude légitime de faire taire ses opposants par la force. Il faut bien admettre qu’une partie significative du peuple des États-Unis a avalisé cette attitude. Et cela a été possible parce que le camp Trump a sans vergogne utilisé l’espace d’expression dont la démocratie a nécessairement besoin pour que le dialogue se fasse, pour diffuser cette violence.
Il est essentiel de comprendre que dans le rapport entre démocratie et violence, il y a une double loi qui opère :
1.   La violence peut toujours avoir le dessus sur la démocratie, puisqu’elle est toujours capable de faire taire ceux avec qui elle n’est pas d’accord, elle supprime dès lors la possibilité du dialogue démocratique.
2.   Seule la démocratie peut nous rendre humainement heureux. Puisqu’elle permet d’exprimer ce que seule l’espèce humaine est capable d’exprimer : une réflexion sur les valeurs en fonction desquelles on veut vivre ensemble.
– Je t’ai bien écouté. C’est très intéressant le lien que tu viens de faire entre des valeurs, qu’on réserve plutôt à la réflexion philosophique, et des orientations politiques. Mais, pour moi, le mystère s’épaissit. Comment se fait-il qu’une majorité des votants états-uniens aient choisi le négatif, c’est-à-dire le mensonge plutôt que la vérité, la haine plutôt que le dialogue ? Comment accepter l’idée que ce pays soit composé de tant de mauvaises personnes ?
– (a-s) : Tu poses la bonne question. Je te réponds qu’ils n’ont pas choisi le négatif, ils ont choisi ce qui de leur point de vue est le positif : le discours bienfaisant !
– Comment ça ?!
– (a-s) : Je fais l’hypothèse qu’il y a trois facteurs essentiels qui concourent à l’accueil comme bienfaisant de ce discours menteur et haineux. D’abord un complexe de sentiments négatifs d’une partie majoritaire de la population à l’égard de la société, où prédominent l’impuissance et l’inquiétude, fondé sur une profonde frustration : la conviction que son existence n’apporte pas les promesses qu’on en attendait lorsqu’on s’apprêtait à entrer dans la vie sociale. Ensuite la réparation que fait entendre le discours simple et énergique du tribun populiste qui désigne de façon transparente « des responsables » et affirme sa volonté de les châtier. Le discours bienfaisant est là car il signifie la sortie du sentiment d’échec.
– Mais ces gens-là n’ont-ils aucune culture politique ? Ne voient-ils pas venir l’entourloupe ? Les mensonges ?… les incohérences ?… Tout cela est tellement grossier !
– (a-s) : Oui, mais c’est juste ce qu’ils ont besoin d’entendre. Le leader populiste n’est rien d’autre qu’un bateleur de foire qui vend sa marchandise avec des arguments de bateleur de foire. Il est passé de sa foire initiale, l’immobilier, à la foire en grand, celle de l’État (en passant par la foire d’une émission de télévision). Mais il n’a qu’un discours de bateleur de foire. Il est écouté parce que tout ce qu’il dit se résume à « Derrière moi, vous aurez la puissance, derrière moi, vous retrouverez la confiance, parce que moi, je suis l’incarnation de la puissance ! » Ne voit-on pas que tous les signes qu’il donne sont des signes d’affirmation de sa puissance, même face aux pouvoirs légitimes installés, même dans sa capacité de mentir au su et au vu de tous ? Il est le cador de la cour de récré pour lequel on se dit « Tout ira mieux si je suis de son côté ! »
– Sauf qu’on n’est pas dans une cour de récré ! On est dans une société qui se donne rendez-vous pour décider de son avenir !
– (a-s) : On est bien d’accord ! Et cette société a effectivement choisi. Mais peut-être a-t-elle prioritairement choisi contre le discours d’en face, ce discours trop bien connu avec lequel on l’a bercé au temps de son éducation : ce pays est un pays libre et démocratique, avec des lois telles que, si on est travailleur et déterminé, on aura chacun sa chance de réussite et on pourra faire valoir sa voix ? Or, une majorité de cette population se considère comme ayant été bernée par ce discours, que les dés sont pipés, que la démocratie n’est qu’un paravent servant à légitimer une classe de riches indéfiniment installés. Et il se peut bien que, de ce point de vue, elle ait raison ! L’argent, avec la capacité qu’il donne d’occuper l’espace médiatique, tient beaucoup trop de place dans les démocraties contemporaines, et tout spécialement aux États-Unis lors des campagnes électorales où il finit par occulter le débat démocratique, celui où on examine la valeur des arguments échangés. Ceci les citoyens le sentent bien puisque, dans l’ensemble des démocraties occidentales, le taux de participation aux élections tend inexorablement à baisser.
– Je suis d’accord avec toi. Nous vivons dans des démocraties très imparfaites, on le sait. Et c’est ce qui fait la fortune des populistes. Mais il me semble que, tant qu’on garde les formes de la démocratie, on peut garder espoir, car on peut, sans crainte, la critiquer et contribuer à l’améliorer. Par contre, cette violence qui lui est faite aux États-Unis, ce phénomène d’autodestruction, comme tu dis, c’est cela qui est désespérant. On sait bien que les manières de se comporter aux États-Unis ont tendance à s’exporter outre-atlantique peu après… et qu’il y a des mouvements populistes qui ont le vent en poupe en Europe !
C’est donc cela ton troisième argument pour expliquer le succès du discours du populiste ? Il y aurait donc, outre la frustration populaire et l’existence du leader se présentant comme le grand réparateur, le caractère très imparfait de nos démocraties ?
– (a-s) : Non ! L’imperfection de nos démocraties est juste un approfondissement de la frustration populaire. C’est d’ailleurs un approfondissement que ne font pas les principaux intéressés, car s’ils le faisaient, ils s’apercevraient que les Trump, Musk, et compagnie, font partie des plus riches parmi les riches, et qu’en cela ils sont les plus responsables de l’enlisement de leur vie dans la frustration.
Le troisième facteur qui a permis à Trump d’avoir la majorité des suffrages est justement la capacité d’une part importante de la population à se maintenir dans l’irréflexion. Car, comme tu l’as remarqué, il ne faut surtout pas réfléchir le discours du leader populiste pour qu’il reste bon à entendre. Il faut le prendre pour argent comptant !
– Certes ! Mais cet argument me gêne beaucoup. Il peut paraître méprisant. N’implique-t-il pas que le peuple est bête ?
– (a-s) : Pas du tout ! Il s’agit d’un problème beaucoup plus complexe et plus large que cela. Un problème qui relève de ce que j’appellerai « la culture mercatocratique ».
– « Mercatocratique » ? Ok, j’ai lu ton dernier livre – Démocratie… ou mercatocratie ? – qui développe l’idée que la réalité du pouvoir, en deçà des formes démocratiques, est celui du marché et des principaux affairistes qui l’animent.
– (a-s) : Oui ! Mon livre identifie le pouvoir qui s’impose mondialement, mais surtout il veut éclairer la manière dont il opère et pourquoi il est aussi largement accepté, alors même qu’il mène l’humanité dans une impasse qui pourrait lui être mortelle. Quand je parle de « culture mercatocratique », je pense aux valeurs que la mercatocratie popularise et aux comportements qu’elle promeut pour les réaliser.
– En ce qui concerne les comportements, ne relèvent-ils pas  de ce que tu nommes « la manipulation réactive » ?
– (a-s) : Tu as tout-à-fait raison ! C’est bien elle qu’il faut mettre au jour pour comprendre la possibilité du vote paradoxal pour la violence populiste. Elle consiste en l’interpellation émotionnelle des individus, suffisamment ciblée et intense pour appeler un comportement de réaction immédiate qui court-circuite la réflexion. Du côté de Trump, les illustrations abondent : « On sera tous riches et prospères si on généralise la fracturation hydraulique pour produire du pétrole », « On sera enfin en sécurité quand j’aurai évacué, dès le lendemain de mon élection, tous les migrants en situation précaire », « Je vais réduire le budget de l’État de 30%, comme cela vous n’aurez plus à payer toutes ces taxes qui entretiennent des parasites », etc. Mais ce procédé manipulatoire, qui a de tous temps été celui des bateleurs de foire, est familier à tous car sa logique est reprise, sur d’autres supports que la harangue vocale, par la publicité commerciale. L’essentiel des budgets publicitaires n’est plus voué aux développement d’arguments sur les éventuelles qualités, techniques ou autres, des biens à vendre, mais à des mises en scène propres à susciter des émotions de telle sorte qu’elles laissent croire que l’achat du bien proposé va résoudre le désir qu’elles déclenchent.
– Bien ! C’est vrai que la publicité commerciale nous touche volontiers à l’émotion. Mais cela est très commun dans les relations humaines. Pourquoi alors employer ce grand mot de « manipulation » ? Elle le fait à visage découvert, non ? On sait qu’elle s’adresse à nous pour vendre ! Il n’y a pas, comme chez le leader populiste, l’omniprésence du mensonge et l’effet de foule qui anesthésie le jugement personnel !
– (a-s) : Certes, mais il faut voir les choses de plus loin. Volontiers, concernant une personne dont tu veux te rapprocher (ou t’éloigner), tu t’adresses à elle à l’émotion. Mais il ne peut pas y avoir manipulation dans la mesure où elle peut te répondre ! Et de la qualité de sa réponse résultera soit un rapprochement soit un éloignement, soit une maîtrise de la bonne distance de relation (si l’échange passe de l’émotionnel aux arguments objectifs). Par contre, il n’y a pas de réponse possible dans la propagande publique. Tu ne peux pas confronter le propagandiste à ta propre personnalité pour construire une relation. C’est une communication à sens unique liée à un pouvoir qu’il a – celui d’occuper médiatiquement l’espace public – et que tu n’as pas. Tu peux certes mettre l’émotion et le désir qu’elle déclenche de côté pour t’occuper d’intérêts qui viennent de toi. Mais le plus souvent la propagande publique se rencontre de manière insistante, envahissante, et nourrit, grossit, le désir qu’elle a insinué… Elle est manipulation parce qu’elle met énormément de moyens pour susciter, par réaction, des comportements attendus conformes à l'intérêt particulier de celui qui l'émet, alors même que les individus qui adoptent ce comportement le vivent comme libre : « Oui, c’est bien moi qui a choisi de réagir par ce vote, ou par cet achat, puisque personne ne m’y a contraint ! ».
– Oui, je comprends ce que tu veux dire. Trump a été élu par l’effet d’une manipulation massive des comportements, et non comme résultat d’une réflexion objective sur ses projets. Mais quand même ! Si cette manipulation est patente quand on prend un point de vue de masse – celui d’un ensemble de comportements qui convergent – l’est-elle aussi du point de vue individuel ? Chacun ne garde-t-il pas la liberté de choisir de ne pas réagir ?
– (a-s) : Je te réponds : oui. Mais tout est fait pour que ce soit le plus difficile possible ! Il y aurait beaucoup choses à dire sur cette manière d’asservir sans contraindre. Soulignons au moins que le comportement réactif est le plus court chemin entre le désir que déclenche l’irruption émotionnelle et sa satisfaction, puisqu’il ne s’embarrasse pas de la réflexion qui est requise pour choisir entre plusieurs possibilités ; c’est pour cela que le comportement réactif est le plus bas degré de la liberté. On remarque qu’il est exclusivement celui du bébé et qu’il est le plus commun du monde animal ; n’est-ce par lui que l’on contrôle son animal de compagnie ?
– Je pense que tu as raison ! Me vient à l’esprit cette petite musique de lieux communs dans notre société : « Il ne faut pas se prendre la tête ! », « On a toujours raison de se faire plaisir ! », etc. Cela amène chacun à être capté par la parade incessante des marchandises. Et d’ailleurs, c’est une tendance contemporaine que les candidats aux élections politiques se fassent valoir par la même logique et recourent aux mêmes espaces de communication que la publicité marchande. Mais si notre liberté apparaît être dans la possibilité d’accès à la satisfaction la plus proche, la contrainte devient alors comme une agression contre notre liberté. Dès lors, je ne vois pas ce que vient faire la culture là-dedans. Pourquoi parles-tu d’une « culture mercatocratique » !
– (a-s) : On parle ici de culture dans un sens très large comme un ensemble de valeurs que se donne une société par lesquelles elle se situe dans le monde et sur lesquelles elle s’appuie pour organiser son vivre-ensemble. Hé bien ce sont exactement les valeurs dont tu viens de parler qui se sont imposées par la domination massive du pouvoir mercatocratique. On peut dire que ce pouvoir, à imposer continuellement aux consciences individuelles de se plier à la réaction émotive, est parvenu à faire en sorte qu'elles prennent peu ou prou ce pli qui leur permettent d’adhérer plus facilement aux solutions simplistes et socialement désastreuses des populistes.
– Mais alors, nous aussi, en Europe, nous sommes vulnérables aux ambitions populistes et aux violences qu’elles portent…
– (a-s) : Effectivement ! N’as-tu pas noté que le rôle social qui a le vent en poupe aujourd’hui dans notre société est celui d’« influenceur » ?
– Oui, je vois de qui tu parles. Et c’est effectivement une figure sociale qui correspond bien au pouvoir dont on vient de parler. L’influenceur est en effet celui qui tire parti de l’espace ouvert à un large public par les réseaux sociaux, et des moyens techniques offerts par l’informatique, pour s’enrichir en faisant systématiquement de la manipulation réactive.
– (a-s) : Tout-à-fait exact !
– Il faut quand même reconnaître qu’il y a des influenceurs qui semblent sincèrement animés d’un souci de bien commun, par exemple pour un comportement plus écologique, etc.
– (a-s) : Peut-être. Mais comprends-tu maintenant que ce n’est pas au contenu du message qu’il faut donner de l’importance, mais à sa forme ? Et quelle serait la bonne forme ?
– Le dialogue ? La réflexion ?
– (a-s) : Oui ! Les deux ! Car, comme le disait Paton, la réflexion est toujours un dialogue avec soi-même – « dialogue » vient du grec dialogos = discours rationnel à deux. N’est-ce pas ce que nous avons fait ?
– Oui ! Nous avons bien dialogué. [souriant] Nous ne sommes vraiment pas des « influenceurs » !
– (a-s) : C’est pour cela que nous allons mettre notre dialogue en ligne : pour contribuer à la réflexion commune.
Nourrir la réflexion commune ! Il n’y a pas d’autre antidote à la manipulation réactive. C’est de ce côté-là seulement qu’il y a de l’espoir !

 

jeudi, novembre 07, 2024

Trump va-t-il renoncer à son mandat présidentiel ?

  

    Dans sa déclaration de victoire, il y a un oubli flagrant du président élu Trump : il a omis de mentionner son étonnement, voire son admiration, sa reconnaissance, que les Démocrates n'aient pas, cette fois-ci, falsifié les élections.
    Car ils les a toujours dénoncés comme tricheurs invétérés concernant les résultats électoraux le concernant. 2016 : ils lui auraient volé la majorité des suffrages exprimés ; 2020 : ils lui auraient volé la victoire ; 2024 : jusqu'au dernier moment avant les résultats, il annonçait des fraudes massives.
    Et là, il se présente devant les caméras sans manifester le moindre étonnement d'être déclaré élu ! 
   De deux choses l'une :
  •  Les Démocrates auraient délibérément falsifié les résultats, mais en faveur de Trump, dans la crainte d'une violence – dont les éléments se mettaient en place – incontrôlable et pouvant être dévastatrice étant donné l'état de scissions de la vie sociale présente aux États-Unis.
  • Les Démocrates n'ont pas fraudé. Trump a vraiment eu la majorité des suffrages. Mais alors si l'on tient ce fil, il faut le suivre jusqu'au bout. Comme il n'y a aucun fait probant de tricherie massive lors des deux précédentes élections présidentielles, il faut bien considérer les Démocrates comme respectueux des choix des électeurs, que cela fait partie de leur culture politique.
    Dans l'un ou l'autre cas – le premier peut paraître assez fantaisiste, mais ce n'est qu'une conséquence de la prémisse posée par Trump, c'est lui le bateleur de tréteaux fantaisiste – son élection n'est plus légitime, et il devrait renoncer à son mandat présidentiel. 
  • dans le premier cas parce qu'il aurait été déclaré élu sous la pression de la menace d'une violence généralisée,
  • dans le second cas parce qu'il aurait été élu sur un mensonge infamant asséné dans la durée, discréditant son adversaire politique.
     Mais sans doute, Trump ne va pas renoncer. Il va exercer son pouvoir redevable aux effets de ce mensonge non reconnu. Cela signifie que le prochain mandat présidentiel aux États-Unis va se dérouler sur le sol excavé des non-dits que creuse le lourd mensonge sur le fonctionnement de la démocratie états-unienne. Il faut se rendre compte qu'en ce gouffre elle peut d'effondrer.
    Qu'importe ! rétorquera quelque trumpien convaincu, chacun a bien le droit d'avoir sa vérité alternative non ?
    On lui répondra que toute vérité alternative n'est que l'alibi de son enfermement dans ses réactions émotionnelles, et qu'on ne peut partager un monde commun, faire société, en restant enfermé dans ses émotions. Car au bout de cet enfermement, il n'y a que la violence.
    La seule solution pour vivre ensemble est de surmonter ses émotions et d'aller vers l'expérience partagée pour se retrouver dans la vérité du monde.
    Trump n'est pas un homme politique, c'est un populiste.
    Qu'est-ce qu'un populiste ? Un manipulateur d'émotions populaires pour son propre intérêt.
    Un véritable homme politique – lire par ex. Hannah Arendt – contribue à faire advenir un bien commun qui donne un sens au fait de vivre ensemble dans le monde.
 


mardi, octobre 22, 2024

Choisit-on son habitat ?


    La réponse peut paraître évidente !
    Oui, bien sûr ! Le choix de son habitat fait partie des décisions les plus importantes de son existence ?
    Certains d’entre nous n’ont-ils pas mûrement choisi d’habiter dans un petit village ?




    Ce qui problématise la question, n’est-ce pas l’évolution contemporaine des conditions d’habitation ?



    On peut parler ici de façon à peine caricaturale de « cages à lapin ». Choisit-on de vivre dans une cage à lapin ? Que ce soit en disposition verticale ou horizontale d’ailleurs !


    Aujourd’hui plus de la moitié de la population mondiale vit dans des villes. On évalue qu’il n’y en avait que 2% en 1800. Un demi-milliard d’individus vit dans l’une des 20 mégalopoles de plus de 10 millions d’habitants qui se sont développées sur la planète.
    Cette urbanisation forcenée de l’habitat, dans des agglomérations de plus en plus amples, qui s’affirme comme tendance lourde de l’histoire humaine, ne remet-elle pas en question la thèse de notre liberté de choisir notre habitat ?
    La métaphore de la « cage à lapin » nous renvoie à l’habitat animal. Peut-on dire que l’animal choisit son habitat ?

1.    Habitat animal, habitat humain : quelles différences ?

    Pour mieux caractériser le rapport de l’homme à son habitat, posons-nous la question : quelles différences y a-t-il entre l’habitat animal et l’habitat humain ?
    Il faut ici penser les différences générales en multipliant les points de vue – comme, par exemple, celui de l’emplacement, de l’origine (construit ou non), de la fonction, de la socialité qu’il induit, etc.


Différence d’origine de l’habitat ?
    On ne peut pas dire que les animaux se contentent d’habitat naturels alors que les humains les construisent. Des hommes vivent, ou vécurent dans des grottes. Des animaux construisent entièrement leur habitat. Au fond, comme dans tout le monde vivant, il y a chez l’homme soit l’habitat naturel (comme la grotte), soit l’habitat naturel aménagé, comme ces habitations réalisées en appui sur des falaises surplombantes, soit des constructions complètes sur sol.
    On ne peut même pas dire qu’il y a une différence flagrante du niveau de technicité des constructions. Le tisserin est un oiseau qui fait preuve d’une grande technicité pour construire son nid. Il est capable d’arracher de longs filaments à de grandes feuilles afin de les tisser très finement et de les nouer entre eux en utilisant plus d'une douzaine de nœuds différents. Il n’apparaît donc pas qu’il y ait une différence essentielle entre l’homme et le monde animal du point de vue de l’origine de l’habitat.

Différence dans la variété des formes ?
    On trouve une immense variété d’habitats chez les animaux, depuis le parasitisme (le ver-à-soie sur le mûrier), jusqu’à la complète autonomie native de la tortue, en passant par l’habitat sous terre ou sur les arbres, et par les migrations saisonnières qui alternent annuellement les habitats. De même ces habitats variés autorisent une socialité variée. L’habitat collectif dense est présent dans le règne animal tout autant que l’habitat individuel.
    On peut comparer de ce point de vue la tortue et la termite.

    On trouve aussi une toute aussi prodigieuse variété chez les humains :

 
 
 
 


Peut-on dire que la variété des habitats humains est analogue à celle du monde animal ?
    Non ! Il peut y avoir des variations marginales liées aux singularités des biotopes. Mais on ne trouve pas une variété notable des habitats qui soit intérieure à l’espèce, ni dans l’espace, ni dans le temps, chez l’animal. Alors que cette variation dans l’habitat est une caractéristique de l’espèce humaine. Si l’habitat de l’animal change au cours du temps long de l’évolution, c’est parce que c’est l’espèce elle-même qui a changé !

N'y a-t-il pas d’exceptions ?
    Il y a une exception flagrante. Elle a été créée par l’homme ! C’est l’habitat imposé à une espèce par sa domestication.



    Cela amène à tirer une conclusion majeure sur la spécificité de l’habitat humain :
    L’habitat artificiel imposé par l’homme, autrement dit la domestication, signifie que l’animal serait physiologiquement capable de s’adapter à un nombre indéfini de formes d’habitat, mais que de lui-même, il reste dans ceux que lui indique son instinct. Alors que l’homme a certes instinctivement besoin d’un abri, mais il prend la liberté d’une infinité variété de formes d’habitat.

Différence dans le lieu de l’habitat ?
    L’animal a son habitat lié à un biotope déterminé par sa physiologie spécifique. On appelle biotope une configuration d’environnement en laquelle une espèce vivante peut s’épanouir, et hors de laquelle elle dépérit.
    L’humain peut vivre à peu près partout… mais il doit chaque fois s’en donner les moyens techniques appropriés.
    Cela signifie que cette liberté humaine d’habiter à peu près partout – même dans l’espace extra-atmosphérique désormais – a pour corollaire une inventivité technique qu’on ne retrouve jamais chez les autres espèces vivantes.

Différence dans la manière de se l’approprier ?
    Les humains consacrent en général l’appropriation d’un habitat par un individu ou un groupe familial par le droit – ce qui signifie un énoncé public, garanti par la société, de l’obligation de respecter la maîtrise de l’accès à son habitat par son propriétaire nommé. On trouve de tels textes sur le droit de propriété dans les plus anciens écrits déchiffrés, tel le code d’Hammourabi (Mésopotamie, 2e millénaire avant J-C).
    Les animaux, certes, savent qu’il faut éviter de trop s’approcher de l’habitat d’un congénère. Mais cette apparence de respect ne peut jamais être détachée de l’existence d’un rapport de force présent.
    C’est la force de l’usage public du langage – caractéristique de l’espèce humaine – de pouvoir aligner d’emblée toute une société par le droit, c’est-à-dire sur l’obligation de respecter des règles fondamentales pour la viabilité du groupe social, comme celle de la propriété de l’habitat.

    Quels enseignements peut-on tirer de ces comparaisons quant à la liberté des hommes vis-à-vis de leur habitat ?

 

2. L’humain comme habitant problématique

    C’est dans la manière d’habiter que se constate une spécificité humaine : l’individu humain a la liberté d’habiter partout parce qu’il n’est pas d’emblée lié à un biotope assigné par la biosphère au moyen de comportements instinctifs.
    Mais cette liberté qui se décompose en deux séquences : d’abord la liberté de choisir son lieu de vie – et ce peut être transitoire et périodique (nomadisme) – ensuite celle de choisir la forme de son habitat.           Cette liberté proprement humaine a été exprimée par Marx de manière très juste :

« …une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » K. Marx, Le Capital, 1867.
     Mais cette liberté est-elle vraiment une supériorité de l’espèce ?
    Car l’animal sait d’emblée, par instinct, où il peut être bien. Ce n’est pas le cas de l’homme : il ne sait pas où et sous quelle forme d’habitat il va être bien. Il doit définir ce bien lui-même. Et ce n’est pas du tout évident !
    De ces deux types d’habitats pratiqués par les hommes sous les mêmes latitudes, lequel est préférable, la yourte mongole, ou la villa dans un lotissement ? 


    Il est clair que l’une ou l’autre option n’implique pas la même manière de vivre, la même vie sociale, le même rapport à l’environnement naturel, et même le même rapport à l’espace et au temps !
    Ne peut-on pas dire que choisir son habitat, c’est choisir sa vie ?
    Alors ne peut-on pas parfois envier l’animal qui est assuré par son instinct de choisir la bonne vie ?
    Comme l’écrivait Sartre : « l’homme est condamné à être libre ! »
    Mais avant de consentir à cette sentence pessimiste, posons-nous la question :

    Qu'est-ce qu’implique la prise en compte de cette liberté de choisir son habitat ?
    Comme le remarque Marx ci-dessus, elle implique de se représenter l’habitation que l’on souhaite réaliser, avant d’agir. Ce qui présuppose de répondre à la question : quel est le bon habitat pour soi ? Il s’agit donc prendre du recul par rapport à ses désirs pour réfléchir quel est son but et les moyens de l’atteindre.
    Or, le but humain concernant l’habitat est-il le même que celui de l’animal ? Quel est celui de l’animal qui aménage son habitat ? N’est-ce pas essentiellement la sécurité qui permet la continuation de l’espèce ?
    L’habitat humain est-il réductible à la sécurité ?
    Voici ce qu’écrivait Heidegger à ce sujet :

« Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c'est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l'habitation est ce ménagement. » ; car, ajoute-t-il, « la condition humaine réside dans l'habitation », Heidegger, Essais et conférences, «°Bâtir, habiter, penser » – 1951
    Certes Heidegger évoque d’emblée la sécurité (qu’exprime ici le mot traduit par sûreté). Mais il lui donne un sens qui va clairement au-delà de la préservation de la vie biologique. Car on peut lire, derrière le style un peu pompeux de l’expression « ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être », qu’on a plus que simplement sa vie, sa santé physique, son bien être à ménager, mais ce qui fait de soi un être pleinement humain : sa liberté proprement humaine.
    On a remarqué avec justesse qu’il est inconvenant, blessant même, pour ceux qui habitent là, de parler, à propos de ce qu’on appelle des « grands ensembles », de « cages à lapins ».

     C’est exactement ce que veut dire Heidegger ! Même dans un grand immeuble avec la multiple répétition des mêmes appartements parallélépipédiques, chacun fait en sorte de l’habiter de manière humaine, c’est-à-dire en faisant valoir sa liberté humaine singulière. C’est ainsi qu’il l’arrange selon son goût par l’ameublement et la décoration.        Encore plus significatifs sont les petits objets symboliques – inscriptions, tableaux, photos, bibelots, etc. – présents dans tout logis, qu’on met de-ci, de-là, comme sur le meuble du salon, toujours bien en vue, qui témoignent de notre humanité, de notre vie aventureuse passée, de nos rêves à venir. Car son habitat ne vaut, pour l’homme, que s’il renvoie le reflet de son humanité, que s’il témoigne, en fin de compte, de la valeur de l’humanité, que s’il est un espace cultivé. On s’est beaucoup interrogé sur la signification des fresques pariétales de nos très lointains ancêtres, dans les grottes de Lascaux, Chauvet, Cosquer, etc. ; accueillons-les simplement dans cette perspective.
    Et quelle est cette valeur proprement humaine, sinon que cette capacité de pouvoir orienter sa vie au-delà de tout instinct, autrement dit de définir soi-même son bien en fonction duquel on choisit son lieu et sa manière de l’habiter !
    C’est bien ainsi qu’on peut rendre compte du fait que la diversité des habitats humains n’est pas réductible à la variation des conditions imposées par l’environnement. On ne donne pas le même sens à sa vie quand on choisit d’habiter dans un immeuble intégrant des équipements collectifs, ou dans une maison individuelle entourée de murs dans un lotissement.
    Mais il ne faut pas se cacher que cette liberté propre à l’humain de choisir le sens de sa vie est ambigüe. L’animal n’a-t-il pas un avantage définitif de savoir instinctivement où est son bien ? N’est-ce pas notre faille humaine – notre « péché originel » – que de pouvoir nous tromper sur ce qui est bien ?

 

3. La liberté d’habiter comme aventure

    Le philosophe G. Canguillhem ouvre une perspective de grande profondeur sur cette possibilité de se tromper de l’homme cherchant sa place dans le monde :

« Un animal, ‑ et j'ai fait allusion à l'étude du comportement instinctif, comportement structuré par des patterns innés, ‑ est informé héréditairement à ne recueillir et à ne transmettre que certaines informations. Celles que sa structure ne lui permet pas de recueillir sont pour lui comme si elles n'étaient point. C'est la structure de l'animal qui dessine, dans ce qui paraît à l'homme le milieu universel, autant de milieux propres à chaque espèce animale, comme Von Uexkull l'a établi. Si l'homme est informé à ce même titre, comment expliquer l'histoire de la connaissance, qui est l'histoire des erreurs et l'histoire des victoires sur l'erreur ? Faut-il admettre que l'homme est devenu tel par mutation, par une erreur héréditaire ? La vie aurait donc abouti par erreur à ce vivant capable d'erreur., En fait, l'erreur humaine ne fait probablement qu'un avec l'errance. L'homme se trompe parce qu'il ne sait où se mettre. » G. Canguilhem, Études d'histoire et de philosophie des sciences, 1970, Vrin, p. 364.
    De ce texte on peut tirer les idées suivantes :

⦁    L’homme peut inclure des mondes animaux dans le monde universel qu’il peut englober par sa faculté propre de représentation par la langue. Alors que l’animal est définitivement enfermé dans le monde configuré par sa physiologie – le biologiste J. Von Uexkull, dans Mondes animaux et monde humain (1934), étudie de ce point de vue le cas emblématique, parce que très simple, de la tique.
⦁    Mais le monde humain universel est un monde seulement représenté, autrement dit, l’homme a une aptitude à le décrire et à anticiper son évolution. Mais pour cela il doit en prendre une connaissance juste pour pouvoir maîtriser ce qu’il va y faire, et pouvoir y trouver son bien. Il peut se tromper, il se trompe même régulièrement.
⦁    L’être humain serait errant – on peut dire exilé de naissance : il n’a pas une place réservée, d’emblée accueillante, dans le monde ; il cherche à savoir en quel endroit il pourrait être bien – et s’il a une capacité de connaître exceptionnelle et une inventivité technique sans pareil c’est justement pour se donner une place accueillante.

    Ainsi, avant d’être d’habitation, le rapport humain à l’espace serait fondamentalement aventureux, c’est-à-dire toujours empreint d’un facteur d’indétermination quant à la place que l'humain peut occuper sur Terre. Comme l’habitation est la détermination d’une bonne place où l’homme peut vivre, on peut considérer l’aventure comme l’antonyme de l’habitation.
    Rappelons à ce propos la formule de Heidegger citée plus haut : « la condition humaine réside dans l'habitation ». En réduisant l’humanité à l’habitation ce penseur donne une conception qui trahit la condition humaine car l’habitation ne vaut qu’autant que l’être humain est aventureux. D’ailleurs tout humain éprouve toujours le besoin de sortir périodiquement de son habitation pour s’aventurer dans l’espace ouvert. C’est pourquoi on n’est pas surpris qu’Heidegger ait adhéré très tôt à l’idéologie totalitaire du nazisme. C’est en effet en vertu de cette conception unilatérale de l’humain comme « habitant » que le nazisme a pu préconiser une politique préventivement belliqueuse de « sauvegarde de l’espace vital du peuple allemand ».
 
    Revenons à l’image de ce quartier de Hong-Kong sur-densifié par l’habitat en hauteur.


    Cette image est tout-à-fait significative de l’évolution contemporaine de l’habitat.

    Qu’est-ce qui caractérise l’habitat contemporain ?

⦁    Il tend à se densifier en des dizaines de mégalopoles tentaculaires qui peuvent dépasser la dizaine de millions d’habitants.
⦁    Il tend à s’uniformiser. La même logique d’urbanisation par des tours très hautes, des vastes centres commerciaux, des banlieues pavillonnaires tentaculaires ; la même logique architecturale de bétonisation à angles droits.
⦁    Le corollaire en est la restriction drastique, à presque rien par la réduction des possibilités, de la liberté du choix de son habitation par l’individu.

    On ne peut comprendre cette évolution autrement que comme l’expression dernière de l’aventure industrielle initiée il y a plus de deux siècles en Occident, et qui, par sa logique propre qui est l’extension indéfinie du marché (au sens économique du terme), est devenue désormais une aventure mondiale. Cette aventure est délibérément menée par une minorité affairiste, c’est-à-dire motivée par le pouvoir que lui donne l’accumulation de la richesse pécuniaire. Mais elle n’a été possible que par le consentement d’une majorité des populations qui trouvaient là une nouvelle confiance dans leur rapport à l’environnement naturel (puisqu’elle s’appuie sur le progrès technique), comme de multiples opportunités de satisfactions dans une vie rendue ainsi plus facile que par le passé.
    Ces bénéfices se révèlent aujourd’hui des illusions car on constate qu’ils se retournent en leur contraire. L’environnement naturel nous renvoie des évènements catastrophiques de plus en plus incontrôlables. Les satisfactions se révèlent de plus en plus éphémères face aux contraintes lourdes sur notre liberté qu’implique l’organisation mercatocratique (c’est-à-dire pour l’extension du marché) de nos sociétés.

* * *

    La réponse à la question soumise à notre réflexion est négative. Nous avons de moins en moins le choix de notre habitat. Et c’est bien là une perte concernant notre liberté la plus fondamentale puisqu’elle porte sur le sens que nous donnons à notre vie.

    Nous pouvons dire aujourd’hui que l’aventure de l’espèce humaine – ce qui fait qu’elle a une histoire – s’est fourvoyée dans une impasse. Et, effectivement, parce que c’est une aventure, elle pouvait se tromper.
Il est souhaitable désormais que les populations actent l’erreur collective et réfléchissent collectivement le moyen de continuer l’aventure humaine, afin que, se réappropriant leur liberté, les humains puissent donner le meilleur de ce qu’ils peuvent.

Pierre-Jean Dessertine, octobre 2024

Les images ont été fournies par Jean-Pierre Testa, architecte, à l’occasion d’un café-philo sur l’habitat à Lourmarin le 12 novembre 2019.
Jean-Pierre Testa nous a quitté en janvier 2023.