Mais qui a besoin d’énergie ?
D’où vient cette voracité en énergie affirmée sans cesse publiquement ?
Car l’énergie, on l’a déjà ! Toujours ! C’est nous ! C’est la vitalité exubérante de l’environnement naturel (nettement moins dans les zones désertiques et, attention : « le désert croît »[1]) ! C’est l’infini dynamisme de l’Univers qui produit le soleil déversant sans cesse ses rayonnements sur Terre et impulsant ainsi les circulations de l’eau, du vent, etc.
L’énergie peut se définir comme une force capable de mettre en mouvement. N’est-ce pas cela notre vitalité propre ? Pourquoi ne suffirait-elle pas ?
Parce que nous avons aussi des besoins qui dépassent nos forces.
Nous avons consommé tous les fruits des branches basses et nous lorgnons les fruits trop hauts pour être accessibles. Nous trouvons une longue perche que nous balançons afin que, par son extrémité, elle percute les hautes branches, et que les fruits tombent.
Nous avons encore utilisé notre énergie pour ce faire, mais nous l’avons démultipliée en impulsant une énergie cinétique à la perche.
Pendant quasiment toute son histoire l’humanité a pourvu à ses besoins en démultipliant son énergie au moyen d’outils conçus, perfectionnés, en fonction de l’énergie cinétique qu’ils pouvaient produire : la houe, l’herminette, le marteau, le fuseau (pour filer les fibres végétales ou animales), l’arc et la flèche, etc.
D’autre part les humains ont très tôt mis au point des dispositifs techniques afin de détourner un peu des flux énergétiques présents dans leur environnement naturel pour leurs propres buts – l’eau qui peut, laver, porter, faire tourner une meule ; le vent qui permet de naviguer ; la chaleur du soleil qui permet d’engranger le fourrage pour l’hiver, l’étincelle qui peut allumer un feu, etc.
Une autre voie des humains pour augmenter l’apport énergétique propre à répondre à leurs besoins a été l’utilisation de l’énergie animale. Ce qui ne passe pas nécessairement par une mise en servitude violente. L’anthropologue Philippe Descola témoigne[2] de la relation spontanée d’échanges entre quelque mammifère de la forêt (une sorte de suidé proche du sanglier) et le groupe humain établi sur un essart (espace dégagé gagné sur la forêt primitive et aménagé pour l’habitat et le jardinage) dont il s’était rapproché apparemment par simple curiosité. Ce qui ne doit pas étonner puisque dans la nature on voit régulièrement des collaborations entre espèces qui sont autant d’extension des capacités énergétiques de chacune d’elles.
C’est ainsi que l’espèce humaine s’est insérée dans son environnement naturel, en tirant parti de sa sagacité propre pour démultiplier ses capacités énergétiques en les mettant à la hauteur de ses besoins, sans déséquilibrer l’économie de la biosphère.
On objectera, judicieusement, que ce rapide profil énergétique de l’espèce humaine, est trop simple. Il méconnaît les rapports de pouvoir, les injustices, les guerres, si caractéristiques de l’histoire humaine.
Ce qui amène à affiner l’analyse. On peut s’appuyer pour cela sur la distinction de Claude Levi-Strauss, que nous avons présentée dernièrement, entre société froide et société chaude.
Les sociétés que Levi-Strauss qualifie de « chaudes » sont organisées en fonction de l’opposition entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui leur sont asservis. Ce sont des sociétés de compétition pour le pouvoir. Or, comme une telle compétition ne saurait avoir de fin, elle mène nécessairement à l’excès. C’est pour cela que les sociétés chaudes ne sont pas durables : elles finissent par succomber sous les effets en retour de leurs propres excès – ainsi en a-t-il été des empires : l’empire d’Alexandre, l’empire romain, l’empire napoléonien, le 3e reich allemand (qui se voulait durer 1000 ans, mais n'a tenu que 12 ans). Et en effet la soif de pouvoir ne trouve jamais le contentement, parce qu’elle est de nature passionnelle. La passion, au sens classique du terme (hérité de l’Antiquité), est la forme que prend le désir lorsqu’il s’impose à la conscience comme un besoin, de telle sorte qu’il « exclut la maîtrise de la raison », et s’impose même comme « règle [de comportement] au sujet » (Kant, Anthropologie, livre III, 1797).
La passion n’est pas nécessairement un problème social, souvent même, elle est un puissant facteur de dynamisme pour la société, on peut être collectionneur passionné, chercheur passionné, sportif passionné, passionné de défense d’espèces menacées, etc. Mais dans l’ouvrage cité ci-dessus Kant pointe particulièrement les passions qui portent sur le type de relations qu’on veut établir avec autrui (ce qui exclut la passion amoureuse qui ne porte que sur des relations singulières). Il montre qu’elles se réduisent à trois essentielles : la passion de dominer, la passion d’être célébré, la passion d’être riche. Ces passions que l'on peut qualifier de « malignes » (elles font mal à la vie sociale) – domination, gloire et cupidité – amènent toutes à s’efforcer d’avoir une emprise sur les gens afin de les utiliser pour son propre but. Ce sont trois manières, la plupart du temps combinées entre elles, par lesquelles s’exprime la passion de pouvoir. Mais il y a toujours une passion maligne dominante. Le plus généralement, dans le passé, ce fut la domination, au moyen de la force que procurait la possession des armes et des chevaux.
Cela a été l’originalité du monde occidental, au tournant du XIXe siècle, que d’établir un pouvoir fondé essentiellement sur la cupidité, c’est-à-dire sur la course à la possession des biens et à l’enrichissement pécuniaire au moyen de l’investissement dans un marché (économique) ouvert. La forme de pouvoir qui s’en est suivi, qu’on appelle le plus justement une mercatocratie, a constitué un empire désormais mondialisé. Cela se constate, outre par le fait qu’on trouve les mêmes centres commerciaux, avec les mêmes enseignes dominantes, dans tous les grands centres urbains du monde, par les flux de plus en plus denses de marchandises qui traversent les océans et franchissent les continents, résultats d’une division mondiale du travail dans la production des biens.
La voracité en énergie contemporaine, insatiable et irrationnelle, vient des besoins de la mercatocratie étendant son empire sur toute la planète.
Concrètement qui a besoin d’énergie ?
Ce sont les affairistes qui sont aux initiatives d’élargissement et d’intensification des flux marchands, seule manière, de leur point de vue, de donner sens à leur vie. Ce sens, ne valant qu’autant qu’ils puissent comparer favorablement leur richesse à celle des autres, est intrinsèquement fragile puisque s’ils baissent la garde, ils seront implacablement dégradé dans la compétition. De là vient leur activisme qui les conduit à lancer sans cesse de nouveaux marchés. La conséquence en est une prédation démesurée sur la biosphère qui épuise notre planète.
Dans ce système de pouvoir mercatocratique, l’offre ne peut que précéder la demande. Elle doit donc la créer. Des sommes d’énergie gigantesques sont donc consacrées, en surplus, à cet impératif typiquement mercatocratique de créer le désir de se procurer les biens mis sur le marché. Cela implique d’inonder l’espace public comme l’espace privé (par l’intermédiaire des smartphones et autres terminaux de communication) de messages intrusifs (ils font rupture dans le courant de conscience spontané de chacun) à visée manipulatoire (ils interpellent émotionnellement pour faire réagir dans le sens de l’achat). Il est important de comprendre que même si ces communications imposées n’obtiennent d'emblée pas le comportement visé, elles finissent quand même, comme effet à plus long terme de leur surabondance, par imposer leur vision du monde qui relève d’un hédonisme (du grec hédonè = plaisir) quasiment infantile : réussir sa vie, c’est être en mesure d’accumuler le maximum de sensations bonnes, les biens marchands étant proposés comme des promesses de sensations bonnes.
Ce n’est donc que secondairement, non par réflexion mais par réaction, que le commun des individus prennent à leur compte les besoins énergétiques des acteurs du marché – d’autant que nombre de biens marchands acquis impliquent pour leur usage un nouveau besoin d’énergie artificielle (carburant ou électricité).
C’est ainsi que nous appartenons à la société la plus chaude de l’histoire humaine, celle qui a le besoin le plus inextinguible d’énergie ! Celle qui ne saurait être durable.
Une attention particulière doit être portée à l’électricité en tant qu’elle est la forme d’énergie qui est privilégiée, et donc toujours plus massivement produite, par la mercatocratie. Discrète (pas de lieu de stockage domestique), toujours immédiatement disponible par la simple pression d’un doigt, peu bruyante, sans fumées et autres rejets, non salissante, dégageant peu de chaleur, elle est effectivement la forme d’énergie qui apporte le plus de sensations bonnes. Elle semble pleinement en phase avec l’hédonisme mercatocratique.
À condition qu’on s’en tienne à l’immédiateté de son usage. Car, dans une société qu'on veut organiser pour le tout électrique, elle très coûteuse en amont de cet usage[3]. D’abord, sa distribution présuppose une organisation sociale centralisée, fonctionnelle et stable – ce qui est de moins en moins garanti par l’évolution historique récente, avec la privatisation des opérateurs fournissant cette énergie et la multiplication des tensions sociales, voire avec les guerres comme en Ukraine.
Ensuite sa production implique des lieux qui accumulent les « sensations mauvaises » quelle que soit la technologie mise en œuvre. Les centrales à énergie fossile – surtout le charbon, mais aussi maintenant le bois – sont extrêmement gourmandes en combustibles et très polluantes. Les barrages sur les cours d’eau doivent envahir de belles vallées pleines de vie, impliquent des énormes chantiers dangereux (avec régulièrement des victimes parmi les ouvriers), et ils doivent être surveillés et entretenus car quelquefois ils cèdent créant de terribles catastrophes. Les champs de panneaux solaires ne sont pas des paysages qu’on souhaite voir se multiplier. Les éoliennes qui s’installent de nos jours sont assez monstrueuses, et on comprend les résistances du voisinage. Les parcs marins d’éoliennes stérilisent largement les milieux aquatiques qu’ils impactent.
Les centrales atomiques[4], elles, sont d’apparence très propre, mais initient une suite indéfinie de sensations mauvaises. Il faut savoir que, du point de vue théorique, c’est le même processus de fission d’atomes lourds (uranium enrichi) qui libère une quantité énorme d’énergie calorique, que pour la bombe, mais dans des conditions telles que l’explosion est indéfiniment ralentie, ce qui permet d’en transformer une partie en électricité. Ainsi, une centrale atomique émet en permanence des effluents radioactifs, gazeux – dans l’air ambiant – et liquides dans le milieu aquatique de refroidissement (fleuve ou espace marin). Cette radioactivité n’est pas censée dépasser des seuils réglementés. Mais ces seuils sont assez arbitraires car la radioactivité est un danger doublement sournois. D’une part elle se joue totalement de la défense sensible des individus contre les agressions : une irradiation en général ne fait pas mal, on ne s’en aperçoit pas ! D’autre part le délai entre l’irradiation et les symptômes des dégâts qu’elle aurait causé dans l’organisme est aléatoire et peut aller jusqu’à plusieurs années, à tel point qu’il est impossible, du point de vue du droit, d’assigner l’effet à sa cause (d’où la non reconnaissance comme victimes de la radioactivité de sujets porteurs de cancers de la thyroïde habitants près d’une centrale atomique, d’une unité de traitement ou d’entreposage de déchet radioactifs.)
Il faut admettre la thèse suivante :
L’être humain est foncièrement inadapté et inadaptable à la production industrielle de radioactivité artificielle !
J’en ai expliqué naguère la raison dans l’article Considérations sur la radioactivité et l'homme. On peut la résumer ainsi : la vie humaine n’a pu se développer qu’à partir du moment où la forte radioactivité initiale de la planète était devenue résiduelle.
L’illustration la plus significative en est l’incapacité de l’industrie à se dépêtrer des déchets nucléaires HAVL (Haut Activité à Vie Longue). Il y en a déjà des centaines de milliers de tonnes sur la surface de la Terre et dans les fonds marins, dont une part importante devrait être gérée pendant des dizaines de milliers d’années. En effet « haute activité » signifie que ces matériaux doivent être confinés dans des containers parfaitement étanches et millénairement durables alors qu’ils seront soumis à un très fort dégagement de chaleur.
On retient aujourd’hui comme solution de les enfouir dans des couches géologiques profondes et stables. Mais La Terre est une planète vivante, qui peut garantir cette stabilité durant des dizaines de milliers d’années ?
Comme ces déchets sont très énergétiques, on met au point des filières de centrales atomiques qui puissent les réutiliser – c’est le fameux « retraitement », par exemple la constitution du mox, combustible qui mélange du plutonium (déchet extrêmement radioactif et durable) à de l’uranium appauvri. Mais une fois utilisé, le déchet final est encore plus radioactif que le combustible initial !
D’autre part, en France, aucune des centrales atomiques après service n’a pu encore être démantelée. La plus ancienne, celle de Brennilis, est pourtant arrêtée depuis 1985 ! Les démantèlements sont très délicats et n’en finissent de poser des problèmes – car en ce qui concerne la radioactivité il en va comme du sparadrap du capitaine Haddock : plus on se rapproche du cœur du réacteur, plus les éléments à retirer sont fortement radioactifs, plus ils irradient le matériel d’extraction dont il faut alors se préserver.[5]
On entrepose, en France, à La Hague les déchets HAVL pouvant être réutilisés dans dans 4 bassins de piscine. Mais comme ils sont presque pleins, il faut en construire d’autres plus une autre usine de retraitement des déchets. Les responsables de ce programme l’ont appelé « Aval du futur » ! C’est se payer de mots ! Restons fidèles à la chose, il faut l’appeler « Impasse du futur » !
On s’en doute, on est incapable de chiffrer le coût de cette filière de production d’électricité, il est faramineux, on pourrait même dire infini, puisqu’il faudrait gérer, surveiller, des matières radioactives pendant des milliers d’années…
D’ailleurs la signalétique de l’emplacement, de la dangerosité, des mesures à prendre, est impossible à adapter à la compréhension d’une culture humaine venant plusieurs milliers d’années après la nôtre.
Il faut le dire simplement : il est hors de portée de l’être humain de faire des projets sur des milliers d’années.
La mercatocratie est en train de sacrifier l’avenir de l’humanité pour ses intérêts à court terme. Sa voracité pour produire de l’énergie électrique est en train de mettre en place un trop plein d’énergie incontrôlable, mortifère pour l’avenir de l’humanité.
Au-delà du réchauffement climatique dû aux émissions carbonées, il y a un autre réchauffement qui se met en place, soigneusement maintenu sous les radars des flux d’information, et pourtant beaucoup plus inexorable. C’est le réchauffement radioactif !
Rappelons l’impératif moral kantien tel que le philosophe Hans Jonas l’a élargi à l’écologie : « Agis de telle sorte que les conséquences de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre. » (Le principe responsabilité, 1979).
La société mercatocratique, la plus chaude société qui ait existé, ne va plus durer longtemps. Il faut penser le passage à une société humainement viable à venir, en faisant en sorte qu’elle ne soit pas seulement une société rescapée d’une succession de catastrophes, mais qu’elle se construise déjà avant, dans l’anticipation de leur possibilité. Une chose est certaine dans cet avenir : la société mercatocratique sera jugée indéfiniment immorale !
[1] « Le désert croît, malheur à qui recèle des déserts ! » Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, (1885) IVe partie; trad M. De Gandillac.
[2] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard – 2005.
[3] Nous proposerons prochainement des considérations sur une production et un usage responsables de la fée électricité.
[4] Nous persistons dans l’adjectif « atomique » qui était employé jusque dans les années soixante, avant d’être remplacé par « nucléaire » pour rendre cette technologie plus acceptable.
[5] Voir le documentaire de Bernard Nicolas Centrales nucléaires, démantèlement impossible ?, 2013, accessible sur Arte.