dimanche, septembre 14, 2025

Le silence du courage

 


 

 

 

 

 

Téhéran, le 2 novembre 2024,

On voit, sur une vidéo prise d’une fenêtre, diffusée par Amnesty Iran, une jeune étudiante marcher en sous-vêtements devant son université, avant de se faire enlever brutalement par des hommes dans une voiture banalisée.

 

 

 

 

 

Nous nous retrouvons, nous humains, dans cette situation historique singulière, parfaitement inédite, en laquelle l’humanité se voit comme piégée dans une impasse qui la prive de perspective d’avenir. Pourtant c’est une humanité devenue aujourd’hui performante comme jamais, qui s’est dotée de tout le savoir des nécessités naturelles et de tous les outils techniques, pour maîtriser, mieux que ce ne fut jamais possible, son destin.

Bref, les humains savent pourquoi ils se sont mis dans une telle impasse, ils connaissent les moyens pour en sortir, et ils ont aisément les capacités pour mettre en œuvre ces moyens, bien que cela implique quelques renoncements à des biens secondaires à court terme – mais cela est autrement moins cruel, moins affligeant, que d’entreprendre une guerre, ce que certains font pourtant, actuellement, sans barguigner.

De plus les humains savent que plus ils tarderont à faire ce qu’il faut, plus sera coûteuse, douloureuse, la sortie de cette crise pour retrouver un avenir.

Que manque-t-il aux humains pour qu’ils ne fassent pas ce qu’il faut ?

Ne serait-ce pas du courage ?

* * *

Le courage désigne d’abord une expérience vécue. Et c’est toujours une expérience particulièrement intense, laquelle valorise fortement à nos yeux celui qui en est le protagoniste. Et la reconnaissance de cette valeur va de pair avec le savoir de sa vulnérabilité par rapport au pouvoir ainsi bravé. On est porté à se soucier : Que sont devenues ces personnes ? 

Pékin le 5 juin 1989
Une colonne de chars se dirige vers la place Tien’an Men pour réprimer les étudiants qui manifestent depuis plusieurs mois contre la corruption et pour la démocratie. Un passant se place face à la colonne de chars, l'obligeant à stopper.

Voici un extrait d’un récit de cet événement – Le Monde du 29/08/1997, L'inconnu de Tiananmen, par A. Cojean :

« Le jeune homme a surgi de la foule on ne sait trop comment. Il a traversé en courant l'immense avenue Chang'An et il s'est mis au garde-à-vous, droit comme un « i », devant la colonne de chars qui roulaient vers la place Tiananmen. A moins de 2 mètres de lui, le premier tank, donc, s'immobilisa. Et entre le petit homme et l'engin meurtrier, ce fut, durant de longues secondes, un incroyable face-à-face. Derrière, une vingtaine de blindés attendaient, probablement surpris, ignorants de l'obstacle. Le premier char, soudain, esquissa un mouvement, et le petit homme réagit promptement en étendant ses bras, dessinant une barrière symbolique autant que dérisoire. De chacune de ses mains pendait un paquet : à gauche, peut-être un sac d'école ; à droite, sans doute une chemise blanche. Le char décida de contourner l'obstacle en manoeuvrant à droite. Mais l'homme fit quelques pas chassés et se retrouva à nouveau devant le canon du blindé. Celui-ci se pointa vers la gauche. Mais le Chinois buté suivit le même mouvement et la colonne resta paralysée. Un petit homme sans arme tenait tête aux canons. Les dignitaires chinois devaient s'étrangler de rage.

Mais il fit mieux que cela. Avec une audace effarante, il escalada la chenille et monta sur le char. Là, il se pencha vers l'ouverture donnant accès au poste de pilotage pour parler quelques secondes avec le conducteur. Puis il sauta sur le bitume, d'un mouvement si léger qu'on l'eût dit insouciant. Là, il n'eut guère le temps de réfléchir : deux personnes en civil se précipitèrent vers lui, le saisirent par le bras et le poussèrent en courant de l'autre côté de l'avenue. Et le Chinois disparut de la scène comme il y était entré. »

Voilà un exemple de courage qui interpelle fortement notre conscience sur ce que nous sommes, et sur ce que nous pourrions être…

Ce qui est très étrange, c’est que tout au long de l’article, le mot « courage » n’est jamais employé. Et cette lacune n’est pas à imputer à une déficience de la journaliste. Pour les trois autres situations emblématiques de courage de l’époque contemporaine qui sont illustrées ici, en reprenant des articles les relatant de ce même journal, Le Monde, que ce soit celui sur Greta Thurnberg « En grève scolaire pour le climat » du 13/12/2018, celui sur « Alexeï Navalny arrêté dès son retour en Russie, cinq mois après son empoisonnement » du 17/01/2021, et celui sur « Iran : une étudiante se déshabille devant son université pour protester contre la police des mœurs, avant d’être arrêtée » du 04/11/2024, jamais n’apparaît le mot « courage » !

N’est-ce pas un trait culturel de notre époque que le mot courage n’est pas à la mode, …plus à la mode ?

Car il faut savoir que le Courage a été une notion très importante dans l’histoire de la pensée. Dès Platon il est considéré comme une des 4 vertus cardinales de l’individu humain, avec la Sagesse, la Justice et la Tempérance – les vertus cardinales sont celles qui conditionnent toutes les autres vertus, comme les 4 piliers sur lesquels se construit l’excellence humaine. D’ailleurs ce quatuor vertueux fondamental sera repris tout au long de la Chrétienté.

Il faut savoir que le mot français « courage », que l’on trouve employé dès le Haut Moyen-Âge, est dérivé du mot « cœur » qui était déjà utilisé, à l’époque, en son sens figuré, comme dans « Rodrigue, as-tu du cœur ? » (Corneille), ou « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » (Pascal). Cette idée de « cœur » peut être interprétée comme un attachement de tout l’être du courageux à un but qui vaut de mettre en risque sa propre personne. Mais une telle valorisation d’un but implique une prise de recul par rapport à ses intérêts égoïstes et donc une réflexion personnelle sur les valeurs finales, celles qui peuvent donner sens à sa vie au-delà de ses sensations bonnes toujours éphémères. C’est ainsi que l’on pourrait définir simplement le courage comme cette vertu qui réside dans la capacité d’agir en prenant des risques pour ce qu’il juge Bien (nous mettons une majuscule puisque la valeur visée devient alors un absolu par rapport à sa propre personne). Il y a à la fois du « cœur », de la raison, et de l’action au sens le plus noble du terme, dans le courage. C’est ce qui fait la singularité de cette vertu.

Russie, le 17 janvier 2021
Arrestation d’Alexeï Navalny, de retour d’Allemagne dans son pays, à son arrivée à l’aéroport de Cheremetievo de Moscou.

Nous avons, chacun, le sens du courage présent en nous, dans la mesure où nous pouvons être inquiets du sens de notre vie comme du bien de la société dont nous sommes partie prenante. Et même s’il peut rester longtemps sommeillant, ce sens du courage résonne très fort face à des exemples de comportements courageux tels ceux qui sont illustrés ici. Il réactualise la possibilité de donner une toute autre valeur à notre existence.

Si le sens du mot est ainsi présent en chacun de nous – ce qui fait le succès médiatique de ces scènes de courage – comment se fait-il qu’il soit si largement tu ?

On comprend très bien que l’acte de courage est un démenti frontal à la réalité mythique d’un pouvoir sans faille auquel prétend un régime à tendance totalitaire. Non seulement le communication officielle ne reconnaît pas l’acte de courage, mais elle essaie d’effacer l’événement lui-même. Au premier ministre chinois auquel un journaliste demandait, quelques semaines plus tard, ce qu’était devenu le jeune homme du 5 juin 1989, celui-ci a répondu qu’il ignorait tout de ce dont il parlait ! De même la jeune étudiante iranienne, a été soigneusement psychiatrisée et ainsi totalement soustraite de la sphère publique.

Mais le vrai mystère est du côté du traitement médiatique dans les pays dits « libres » parce que « démocratiques ». Concernant les événements évoqués nous avons consulté les articles du Monde parce que ce journal se revendique comme rigoureux et objectif (son contenu est formellement contrôlé par ses journalistes). Pourtant jamais n’est écrit le mot qui exprime ce que chacun ressent en prenant connaissance de l’information : ce sont des actes de « courage » !

Pourquoi ?

Parce que la vertu de courage est incompatible avec les valeurs dominantes de nos sociétés qui se disent démocratiques mais qui sont en réalité mercatocratiques. En effet quel est le bien que promeuvent les acteurs du marché afin que celui-ci s’accroisse sans cesse ? Celui qu’est censée apporter la consommation de toujours plus de marchandises : le bonheur !

Il est bon de rappeler ce qu’a écrit Kant à propos du bonheur : « Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble … parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination. » (Fondements de la métaphysique des mœurs).

La mercatocratie a trouvé la stratégie adaptée pour faire valoir l’offre du marché comme voie d’accès au bonheur en frappant l’imagination, plutôt qu’en s’adressant à la raison. Elle met en scène le produit qu’elle veut promouvoir de façon à le faire briller de l’éclat du bonheur. Elle déploie et impose pour cela une communication proliférante, et de plus en plus intrusive puisque s’insinuant désormais, sans vraies limites, dans l’espace privé. Si bien qu’elle a fini par installer une vision du monde qui accrédite que le sens d’une vie est dans la réussite liée à sa capacité d’accumuler plus que les autres des sensations bonnes à travers l’achat de biens marchands.

Pour le dire philosophiquement, la mercatocratie propage un hédonisme primaire. Hédonisme (du grec hédonè = plaisir), parce que bien est identifié au bonheur lequel est identifié à l'accumulation de plaisirs ; primaire, parce que ces plaisirs par la consommation sont irréfléchis – la communication publicitaire est conçue pour provoquée une réaction spontanée – ce qui est précisément le rapport au plaisir le plus primaire de la vie, celui du tout petit enfant.

Le courage ne saurait avoir sa place dans une telle vision du monde, puisqu’il implique un détachement de ses intérêts égotistes pour un bien qui les dépasse, ce qui se traduit inévitablement par des sensations négatives : être courageux c’est toujours aussi avoir peur et se mettre en devoir de surmonter sa peur.

C’est pourquoi, très inconsciemment sans doute, de la part de journalistes dont le salaire dépend largement de la communication mercatocratique – la publicité – il n’est pas de bon ton d’employer le mot « courage ».

L’antonyme du courage est la lâcheté, c’est-à-dire le fait de se détourner de la question du sens de sa vie, et donc de celle du bien commun, pour s’affairer à grappiller le plus possible de sensations bonnes.

En ce point ne devrait-on pas diagnostiquer que nous, sociétés occidentalisées, dites démocratiques, sommes des sociétés de lâches ? N’est-ce pas pour cela que nous sommes dans l’incapacité de sortir de l’ornière écologique et sociale en laquelle nous sommes dramatiquement embourbés ?

Nous l’avons vu, la lâcheté la plus manifeste se trouve du côté des pouvoirs autocratiques, puisqu’ils n’ont même pas le courage de la vérité sur les faits conséquents des actes de courage de leurs opposants.

Il y a en ce point une thèse essentielle sur le courage qu’il faut prendre en compte. Le courage apparaît essentiellement être une affaire individuelle, celle qui se joue pour chacun dans la balance entre son attachement au bien et ses peurs. Pourtant le premier courage, le courage basique, celui qu’on peut considérer comme la matrice de tout courage, est pleinement collectif : c’est le courage de la vérité. Car la vérité, c’est d’abord l’acceptation de vivre dans un monde commun, et donc être toujours dans le risque de voir ses désirs buter contre les nécessités imposées par ce monde.

C’est pourquoi les pires lâches sont ces leaders politiques, si nombreux aujourd’hui, qui affirment leur « vérité » qui les arrange, en dépit de l’expérience partagée qui permet de dire la vérité sur le monde.

Font aussi partie des pires lâches les affairistes qui forts de leur puissance financière, investissent les grands médias de communication pour distiller le doute sur la vérité de l’état du monde –  de la biosphère et de la situation présente de l’humanité – tel que l’établissent les scientifiques, afin de continuer à faire prospérer leurs affaires.

Certes, nous, participants aux sociétés occidentalisées, dites démocratiques, sommes pris dans une atmosphère de lâcheté. C’est cela qui nous décourage de prendre les initiatives qu’il faut prendre pour retrouver des perspectives d’avenir. Mais la mesure de l’ébranlement émotionnel que suscite en nous les exemples de courage qui nous parviennent – mentionnons aussi les lanceurs d’alerte –  nous révèle la force de notre aspiration à devenir courageux. »

Soyons convaincus qu’il y a parmi nous des réserves de courage qui nous sont cachées à la mesure du bannissement de l’usage du mot.

Car il y a notre fidélité à la vérité qui est comme le sol où peut pousser notre courage.

Et surtout il y a les relations de confiance dans la société qui en sont comme le fertilisant, puisque plus il y a d’actes courageux, moins la peur a d’arguments à opposer à notre aspiration à l’initiative courageuse. De ce point de vue il y a un peu partout de très beaux exemples, surtout venant des jeunes générations, dont la force est capable de rendre inaudible le vacarme des « influenceurs » de réseaux sociaux. 

Il faut nommer le courage et partager l'admiration qu'il suscite.
 

Stockholm, Août 2018
Greta Thunberg, 15 ans, assise sur le pavé devant le Parlement suédois avec une pancarte appelant à une « GRÈVE SCOLAIRE POUR LE CLIMAT »


 



 

dimanche, septembre 07, 2025

L’impuissance écologiste : le pourquoi et le comment-v2

 

Pour reprendre la maîtrise collective de notre avenir, il est nécessaire de rappeler un principe de base : une écologie conséquente ne peut pas se contenter d’être une écologie du comment, elle doit être prioritairement une écologie du pourquoi.
Nous reprenons ici un article, remanié, que nous avons publié il y a 12 ans.

 

Il faut parler clairement d’écologie, et pour cela préserver le sens originel – étymologique – du mot : l’écologie (du grec oikos = maison + logos = savoir rationnel) est la science des relations des espèces vivantes à la biosphère. L’écologie appartient donc au domaine de la connaissance scientifique, et si l’on a besoin de préserver ce mot c’est bien parce qu’il désigne la base objective à partir de laquelle peut se légitimer un mouvement d’idées. Ce mouvement d’idées doit précisément être nommé « l’écologisme » – et non pas « l’écologie » comme on le fait ordinairement de manière confuse. L’écologisme est l’ensemble des idées qui visent une amélioration de la condition humaine fondée sur les connaissances apportées par l’écologie ; ceux qui les promeuvent sont donc les écologistes. L’écologie politique est la composante de l’écologisme qui s’active à transformer de la société.

Or, en matière d’écologie, la culture humaine est actuellement dans un pathétique paradoxe !

Cela fait au moins un demi-siècle que les humains ont acquis le clair savoir des dommages que leurs manières d’agir sur leur environnement engendrent dans la biosphère et sur le caractère pressant et grave des risques qu’ils encourent, et pourtant ils continuent plus que jamais à développer ces manières d’agir.[1]

Sur le plan politique ce paradoxe se décline comme divorce entre la conscience quasiment unanime de la nécessité d’une réforme écologiste de la vie sociale, et la faiblesse et l’impuissance des mouvements politiques écologistes qui sont censés porter cette idée.

On peut rendre compte de cette impuissance par un certain nombre de facteurs extérieurs à la valeur des idées écologistes elles-mêmes. Tels sont l’égoïsme de chacun, le phénomène historique de l’emprise mercatocratique sur la vie sociale (c’est-à-dire la domination mondiale actuelle des forces sociales qui font de la valeur d’échange la valeur sociale suprême et s’activent à réduire tout bien au statut de marchandise), le pathos commun avec lequel sont investis la nature et la technique, etc. Mais ne peut-on pas mettre en évidence un facteur intrinsèque de l’impuissance écologiste ? L’idéal écologiste, tel qu’il s’est culturellement établi et tel qu’il est entretenu, n’aurait-il pas tendance à manquer l’essentiel du problème écologique, ce qui le rendrait incapable de viser les bonnes solutions ?

* * *

L’impératif moral écologiste

En général, les écologistes dénoncent un certain nombre de pratiques humaines – qui ressortent soit du pillage des ressources planétaires, soit du rejet démesuré de déchets – dont ils soulignent le grave impact écologique. Ils préconisent d’agir autrement, s’efforçant d’orienter l’intérêt public vers d’autres pratiques qui n’entraîneraient pas de tels dégâts sur la biosphère. Les écologistes sont les promoteurs de manières de se comporter alternatives non dommageables pour la planète : c’est ainsi qu’ils préconisent des sources d’énergie alternatives, des habitats alternatifs, des consommations alternatives, etc.

Cette démarche écologiste est certes tout-à-fait rationnelle : la cause des problèmes écologiques étant des comportements dommageables, il faut changer les comportements. Mais le « il faut » de la proposition précédente montre que, du fait de cette démarche qui s’en tient à un jugement sur les pratiques de leurs congénères, les écologistes se croient devoir imposer un « bien » – la préservation de l’avenir de la planète – extérieur aux buts que poursuit chaque acteur social, et qui doit néanmoins toujours prévaloir. Autrement dit, l’écologisme contemporain se décline essentiellement comme un nouvel impératif moral lié au constat de l’impact écologique négatif des activités humaines : « Tu dois désormais toujours agir de telle manière que ton action prenne en compte l’avenir de la planète ! » L’écologisme enjoint ainsi aux consommateurs de trier leurs déchets pour recyclage, demande que des normes de pollution strictes soient imposées aux entreprises, et exige du pouvoir politique qu’il module toutes ses décisions en fonction des exigences du rétablissement des équilibres majeurs de la biosphère.

Cette forme morale de l’écologisme permet de mieux préciser son impuissance. En effet, plus on s’élève dans la hiérarchie sociale, moins l’impératif écologiste est pris en compte. Le discours écologiste a un certain effet sur les comportements populaires (tri des déchets, commerce équitable, consommation bio,  etc.) mais pour un gain écologique anecdotique. Par contre ce discours a très peu d’effet sur les décisions les plus importantes dans la société, celles qui engagent les enjeux écologiques majeurs. En particulier, même quand des écologiques participent comme ministres à un gouvernement, ils n’infléchissent pas significativement les décisions qui touchent les intérêts économiques (politiques concernant l’industrie, l’énergie, les transports et le commerce), alors que l’économie – que l’on peut caractériser comme l’ensemble des règles de circulation des biens dans la société – est le domaine de la culture qui a l’impact écologique le plus décisif.

Les écologistes se sont bien rendus compte du frein que représente le caractère contraignant des comportements qu’ils promeuvent dans une société où l’environnement idéologique est essentiellement consacré à faire valoir les satisfactions par la consommation. Ils se sont donc efforcés de le gommer en développant une sorte d’utopie souriante d’une société écologiquement responsable. Cette utopie brosse le tableau idyllique d’une réconciliation de l’homme et de la nature. 

Mais l’humain ne saurait être en position d’être réconcilié avec la nature. Tout simplement parce que la nature ne saurait être pensée comme sujet. L’écologisme contemporain retrouve le travers traditionnel  des visions anthropomorphiques de la nature – penser la nature sur le modèle humain, la personnifier, comme auparavant on en faisait une déesse – et cette personnification permet d’escamoter sa transcendance radicale sur les vivants, transcendance qui implique qu’il n’y a nul « souci », nul « égard » particulier de la nature concernant l’espèce humaine, ces mots n’ayant, en ce cas, pas de sens. C’est pour cela que la nature a toujours été vécue par les hommes comme étant à la fois extraordinairement généreuse et arbitrairement cruelle.

Cet angélisme édénique des écologistes les amènent à occulter la fragilité propre à l’espèce humaine dans son environnement naturel : l’homme doit et devra toujours s’activer, se battre, pour assurer son avenir dans la biosphère, et les événements catastrophiques – épidémies, volcanisme, tsunamis, tremblements de terre, etc. – seront toujours son lot. C’est pourquoi l’écologisme contemporain apparaît comme une idéologie de la mémoire courte. Il semble méconnaître le lourd passif des rapports de l’homme à son environnement naturel (la Peste Noire décima au moins 30 % de la population européenne au XIV° siècle) et à enjoliver la vie des hommes en situation préindustrielle. On comprend que l’écologisme prête si aisément le flanc aux redoutables critiques réalistes des tenants de la croissance industrielle.

Ainsi l’écologisme contemporain est impuissant au sens où il est incapable de faire prendre en compte de manière significative l’impératif moral de préservation de l’avenir de la planète.

Le comment et le pourquoi

En ce point de notre réflexion on peut presque entendre le malaise de ceux qui se sentent en affinité avec le mouvement écologiste : « Mais quoi ! N’est-il  pas évident que la technique du moteur à explosion fait des dégâts considérables sur l’environnement ? Ne faut-il pas de toutes façons faire quelque chose ? Que signifie cette condamnation sans issue ? N’êtes-vous pas en train de donner raison aux tenants de l’industrialisation et de la société de consommation ? »

Mais l’issue apparaît si l’on prend garde que c’est la configuration même de la démarche écologiste qui mène à cette impasse. En se donnant pour but la substitution des comportements nocifs par des comportements écolo-responsables, l’écologisme privilégie la prise en compte des moyens que les hommes choisissent pour réaliser leurs buts. Car le pillage des ressources naturelles, l’usage immodéré de la technique, la quête boulimique d’énergie, la production démesurée de déchets, ne sont pas pour les hommes des buts en soi, mais des moyens pour réaliser leurs véritables buts, leurs buts finaux si l’on veut, ceux qui, atteints, doivent leur apporter un réel contentement. L’écologisme contemporain se rendrait impuissant en se focalisant sur une remise en cause du comment et en occultant un réel questionnement du pourquoi, c’est-à-dire des buts qui sont finalement visés par de telles pratiques.

 

En effet, tant que ne sont pas remis en cause ces buts finaux, la dénonciation des pratiques écologiquement dommageables est sans effet si celles-ci se sont imposées comme moyens les mieux appropriés à ces buts. Si les buts demeurent, chassez les pratiques incriminées par la porte, ne reviendront-elles pas sous une autre forme par la fenêtre ? C’est à cette configuration qu’on peut accrocher toutes les croix écologistes d’aujourd’hui. Sortir du nucléaire, mais devoir exploiter la fumeuse lignite, ou imposer en des contrées pittoresques des champs d’éoliennes ; sortir des moteurs à énergie fossile, mais produire massivement des accumulateurs électriques qui impliquent la mise en oeuvre de métaux lourds très dangereux, à moins que ce soit exclure de cultures vivrières des milliers d’hectares de terres fertiles pour la culture intensive de plantes à biocarburants. Sortir de la nourriture industrielle trop artificialisée, et finir par se retrouver avec une nouvelle industrie – celle de l’alimentation biologique – comme s’il n’y avait pas là comme une contradiction, etc.

Technophobie

Cet écologisme du comment ne peut que se traduire par une hostilité de principe à la technique – puisque la technique est ce domaine de la culture constitué par l’ensemble des artifices par lesquels se résolvent les problèmes du comment. On appelle technophobie ce rejet de la technique. La technophobie écologiste s’appuie sur le constat indéniable de la corrélation entre la technicisation croissante des pratiques humaines et l’aggravation du diagnostic écologique. Mais là encore, il faut se garder d’une mystification, bien installée dans les discours écologistes, où la technique est pensée comme l’envers diabolique de la bienfaisante nature. Car la technique n’est jamais rien de plus que le produit des choix des hommes pour résoudre leurs problèmes de moyens. Donc le problème écologique ne vient pas de la technique, il vient des buts qui requièrent l’usage accru de techniques toujours nouvelles et toujours plus agressives à l’encontre de la biosphère. Le ridicule de la situation pas si rare du militant écologiste tapotant sur son smartphone dernière version pour organiser une conférence contre le progrès technique montre comment il peut être inconséquent d’incriminer la technique en soi.

D’ailleurs s’en prendre au progrès technique amène à rejeter aussi la science puisque le développement contemporain des techniques est indissociable des progrès dans la connaissance scientifique. C’est pourquoi on voit parfois la technophobie se prolonger en une phobie de la science, voire en une remise en cause de la raison.

Pourtant, c’est bien plutôt un manque de raison qu’il faut déplorer : dans cet écologisme du comment, la raison s’arrête en route, car elle s’en tient au premier degré de l’analyse – les mauvais et bons comportements écologiques – au lieu de l’amener à son terme, c’est-à-dire jusqu’à l’évaluation des buts qui donnent sens aux comportements et aux techniques incriminés.

Le court terme et le long terme

La bonne question que doit se poser l’écologisme pour progresser vers une doctrine qui soit en prise sur la réalité d’une vie sociale si ravageuse pour la biosphère est celle-ci : « Quels buts les hommes poursuivent-ils en développant des relations à leur environnement naturel caractérisées par le pillage des ressources naturelles, l’usage immodéré de la technique, la quête boulimique d’énergie et la production sans retenue de déchets ? »

Ainsi posée, cette question nous met sur la voie de la réponse : les hommes n’ont certes pas le but de porter atteinte à leur planète, mais il est clair qu’ils se comportent comme s’ils se désintéressaient de leur avenir à long terme sur cette planète. Ce que confirme l’accueil commun fait à l’argument que les écologistes voudraient décisif : « C’est votre intérêt bien compris à long terme que de pondérer vos décisions par le principe moral de préservation de l’avenir de la planète ! » Et bien non, cet argument, le plus puissant qui soit, se révèle la plupart du temps sans prise sur les consciences ; il semble frappé d’étrangeté, comme s’il venait d’un autre monde sans rapport avec le monde quotidien ! Tout simplement parce que les buts finaux qui font consensus, dans une société mercatocratique, c’est-à-dire qui donnent la priorité à la marchandise, s’exemptent volontiers de la considération du long terme. Dans une telle société le bien – ce que signifie donner à sa vie sa plus grande valeur – se décline communément comme un hédonisme de court terme : il s’agit de cultiver son bien-être personnel ; ce bien-être est pensé comme accumulation de sensations positives et sa réalisation trouve sans arrêt des opportunités dans les marchandises (au sens indéfiniment élargi que prend aujourd’hui ce mot) proposées à l’achat.

Ce courtermisme[2] peut sembler fort déraisonnable, surtout eu égard à la riche tradition philosophique de l’humanité. Mais il n’est habituellement pas vécu comme tel. D’abord, il s’impose spontanément du fait de l’environnement idéologique dans nos sociétés marchandes ; ensuite il se vit sous le mode de la nécessité plutôt que sur celui du choix libre et réfléchi : on a « besoin » d’une voiture, d’un téléphone, etc.  et cela ne peut attendre.

La logique de cette vie de course à la satisfaction de « besoins » a très bien été décrite comme servitude inconsciente par Hartmut Rosa, dans son livre Aliénation et accélération – vers une théorie critique de la modernité tardive (2010). Nous avons montré dans notre Démocratie… ou mercatocratie ? (2023) qu’elle était délibérément installée par le pouvoir mercatocratique, qui s’exerce essentiellement par saturation de l’environnement de l’individu au moyen d’une communication intrusive qui stimule incessamment des comportements réactifs de nature régressive (voir chap 3 – La manipulation réactive), et qui organise la vie sociale pour de tels comportements. Il faut avoir conscience que l’efficacité de cette communication intéressée s’est démultipliée ces deux dernières décennies par la popularisation des terminaux personnels directement connectés à Internet.

La montée contemporaine des populismes et des attitudes agressives d’extrême-droite est alimentée par la frustration populaire qui se creuse. Car les populations doivent vivre, d’une part sous le rêve d’une vie réussie par les perspectives hédonistes sans arrêts agitées sous leurs yeux, et d’autre part dans la réalité du creusement inexorable de l’injustice dans la répartition des biens.

Personne n’est tout-à-fait sauf de cet hédonisme commun ; pas même les écologistes qui sont le plus souvent témoins ou héritiers de la révolution culturelle des années soixante qui a permis justement à cet hédonisme de s’imposer contre les moralismes traditionnels. C’est pourquoi, la tendance à l’escamotage de la question du pourquoi par l’écologisme n’est certainement pas l’effet d’une négligence ou d’une paresse intellectuelle : cette question est gênante parce qu’elle mettrait à jour des problèmes délicats à affronter quand on se veut défenseur de la planète mais qu’on reste confus sur ses buts finaux.

* * *

L’écologisme bien qu’il soit un mouvement d’idées solidement établi et largement approuvé, s’est révélé impuissant à infléchir le cours de la détérioration accélérée de la biosphère parce qu’il s’est contenté de condamner le comment des agissements humains sans vouloir se prononcer sur leur pourquoi. Or c’est ce pourquoi qui commande le reste, et nous avons vu que, dans ce système social qui secrète un activisme si menaçant pour notre avenir, ce pourquoi renvoie communément à des buts de court terme qui détournent du souci de l’avenir de la planète.

De deux choses l’une :

– soit les écologistes tolèrent de tels buts et leur dénonciation des dommages écologiques comme leurs exhortations à une modification des comportements seront toujours en porte-à-faux. Et là, ce ne seront même pas les mercatocrates qui auront le dernier mot, ce seront les catastrophes qu’ils auront induites. Et le dépassement inévitable de la mercatocratie devra se faire dans le malheur.

– soit les écologistes disqualifient de telles valeurs finales et s’ouvre alors pour la raison un espace de réflexion pour d’autres raisons de vivre non contradictoires avec la vitalité de la biosphère. Pour notre part nous savons que l’idée d’un rapport pleinement humain et non activiste avec l’environnement naturel a toujours été présente dans notre culture et qu’elle a même été portée un temps comme projet politique par des forces sociales, lesquelles ont finalement été vaincues par les tenants de la croissance indéfinie du marché.

 

 


[1] Il faut avoir la lucidité d’admettre que le tri sélectif, les voitures électriques, les calculs de bilan carbone, le « verdissement » des entreprises, etc., sont essentiellement d’effet cosmétique, et qu’en fait jamais l’activisme des hommes sur leur planète n’a été aussi dévastateur qu’aujourd’hui : destruction accélérée des forêts primaires tropicales, poids inégalé des déchets rejetés, aussi bien en quantité qu’en nocivité, brutale chute de la biomasse des insectes qui se traduit par l’effacement des oiseaux insectivores, dont  les hirondelles, production massive de radioactivité artificielle, interventions à l’aveugle sur le patrimoine génétique des espèces vivantes, etc.

[2] Néologisme commode que j’ai proposé ici : Approche du courtermisme

 

 

 

dimanche, août 31, 2025

En panne d'histoire

 


On constate et déplore depuis peu une nette chute de la natalité. On prétend prendre des mesures pour la promouvoir, avec le sentiment d’une certaine impuissance à pouvoir inverser la tendance. C’est parce qu’on évacue a priori la véritable question sous-jacente : Faire des enfants ? Mais pour aller vers quel monde ?

Or, c’est bien la question lancinante de cette 3ème décennie de ce 3ème millénaire : « Où allons-nous collectivement ? » Il faut avoir conscience de son caractère inédit puisqu’elle ne s’était encore jamais posée en ces termes : le « nous » qui est en cause englobe en effet, aujourd’hui, l’ensemble de l’humanité.

Il faut essayer de la comprendre. Comment l’espèce humaine a-t-elle pu en arriver là – c’est-à-dire vers une perte de toute maîtrise de son avenir ? Comment interpréter l’apparition d’une telle situation du point de vue du sens de l’histoire ?

Nous proposons de partir de l’affirmation : « L’histoire humaine est progrès. »

Certes, cela  sonner étrangement aujourd’hui. Le mot « progrès » est devenu, au moins depuis le tournant du millénaire, presque unanimement  proscrit. En effet, on l’entend spontanément comme désignant la trajectoire qui est responsable de l’impasse en laquelle se trouve piégée l’humanité. Mais ce progrès là, celui du passage à la 5G, à la dernière version d’un modèle de smartphone, à la dernière mouture d’une application d’IA, etc., n’est que l’écume de l’activisme aveugle contemporain. Qu’est-ce que ce « progrès » dont on n’ose même pas penser vers quel avenir il nous mène ?[1]

L’histoire humaine est progrès tout simplement parce qu’elle est une histoire. Et elle est une histoire parce qu’elle n’existe qu’autant qu’elle se raconte. Il n’y a d’histoire que parce qu’il y a récit qui met en ordre les événements en fonction d’un sens qu’on leur donne. S’il n’y a pas de sens, il y a divagation ou délire, pas histoire !

On peut faire l’histoire d’un lieu particulier à partir de l’étude de ses couches géologiques. Cette histoire là a un sens, puisqu’elle peut rendre compte des propriétés actuelles du sol ou du sous-sol, elle peut permettre de savoir quel type de bâtiments on peut construire, quels forages on peut engager pour quelles ressources venant du sous-sol, etc. Cette histoire a un sens mais elle ne saurait être un progrès. Tout simplement parce qu’elle ne fait que dérouler les conséquences des nécessités naturelles.

Si l’histoire humaine est progrès c’est parce qu’elle met en jeu la liberté des comportements humains. Or quel est le sens propre à la liberté humaine ? Celui de situer les choix de comportement en fonction d’un horizon ultime qu’on appelle le Bien. Tout individu humain choisit son comportement en fonction des possibles qui s’offrent à lui, et donc en fonction des conditions particulières en lesquelles il est placé, mais toujours en tenant compte de ce soleil du Bien qui éclaire son horizon et vers lequel il sait qu’il doit aller.

Nos ancêtres des deux derniers siècles ont vraiment pu penser que ce Bien pourrait être l’abondance de biens entretenant et facilitant leur vie grâce à l’invention de multiples techniques utiles appuyées sur l’avancée des sciences. Beaucoup aussi, parmi ceux qui se sentaient asservis par l’organisation sociale en place, ont cru que ce Bien pourrait être dans l’organisation d’une société enfin juste par la mise en déroute définitive de la caste des profiteurs par tous les autres, c’est-à-dire le peuple. Si l’on remonte aux siècles antérieurs, ceux de l’Ancien Régime et de la Chrétienté, le Bien était dans une vie éternellement heureuse après la mort (du coup ils se pensaient dans une histoire incluant un avenir éternel comme sa ponctuation finale).

On le comprend, l’histoire est progrès parce que l’homme se sait libre. Et cette liberté ne peut se vivre que dans la polarité des valeurs, qu’on peut penser en « bon/mauvais » au niveau des sensations, en « joie/tristesse » au niveau des sentiments, mais toujours en « bien/mal » au niveau le plus général. Et donc toujours le récit historique se situera en fonction du Bien qu’il pense à l’horizon de l’avenir.

Le récit historique ne peut donc pas être neutre, sinon ce n’est plus un récit, c’est une chronique, et même plutôt une chronologie. Ce qui fait l’intérêt, la tension, de l’histoire, ce sont les aléas de l’avancée vers le Bien. Or, « l’avancée vers le Bien » est ce qu’on appelle « progrès ». L’histoire humaine est essentiellement, du fait de la liberté propre à l’homme, progrès.

Prenons l’épisode de la pandémie de Covid-19 que l’on a vécue il y a quelques années. Ce fut indiscutablement un épisode négatif dans l’histoire de l’humanité. Et pourtant tout le récit par lequel on le relate aujourd’hui a des accents d’épopée d’une humanité qui se mobilise, retrouve une solidarité, une capacité à se réorganiser, pour finalement maîtriser l’attaque et s’en sentir grandie. L’histoire qui s’écrit de cette pandémie est donc celle d’un progrès.

Ne nous laissons pas prendre par le contre-exemple des peuples dits « premiers » qui sont censés rester indéfiniment dans des modes de fonctionnement qualifiés de traditionnels. Méfions-nous des biais ethnocentrés de ces jugements. Soit ils sont dévalorisant : ces peuples, trop arriérés, sont incapables d’embrayer sur le progrès occidental ; soit ils sont idéalisés : ces peuples vivant en harmonie avec la nature, n’ont nul besoin de progresser, ils sont déjà dans le bien ! On peut être assuré que la réalité n’est ni l’une, ni l’autre. Ce sont des sociétés qui, quoi qu’elles aient un bon équilibre organisationnel qui les rend durables (on fait ici abstraction de l’intrusion des sociétés à l’occidental), ne sont jamais sans histoires (et donc sans histoire) car elles ont aussi constamment des problèmes à gérer (équilibre démographique, instabilité des ressources, guerres, etc.) qui impliquent la visée d’un idéal de bien commun qui donne sens à une histoire comme progrès.

L’objection la plus conséquente à la thèse de l’histoire comme progrès est celle qui affirme que l’histoire est déterminée, et donc que cette liberté dont s'octroient les humains est une illusion. Autrement dit que le cours et la destination finale de l'histoire humaine sont déjà inscrites dans son origine. Il y a deux versions de ce déterminisme universel :
– la version matérialiste déjà formulée dans l’Antiquité grecque, comme par les atomistes avec Démocrite (– Ve siècle), reprise par le mathématicien et astronome Laplace au début du XIXe siècle dans une célèbre formulation[2] ; la perception déterministe de l'histoire propre au marxisme est l'héritière de cette lignée matérialiste ;
– la version religieuse, qui est la prédestination : Dieu qui sait tout et qui peut tout a déjà prévu le destin de chacun avant sa naissance.

On peut considérer le déterminisme de l’histoire humaine comme un enrobage théorique qui a sa cohérence, mais qui est bien incapable de contredire l’expérience existentielle, par chacun, de sa liberté. En 1940, nos aïeux ont vraiment dû choisir, au moins dans leur cœur, entre la collaboration et la résistance ! D’ailleurs, toutes les doctrines matérialistes déterministes, comme toutes les religiosités de la prédestination, ont une morale, laquelle puisqu’elle s’adresse à la liberté de chacun, contredit leur présupposé théorique.

Il reste néanmoins la difficulté, pour nos esprits contemporains, à accueillir la proposition « L’histoire humaine est progrès ». C’est une difficulté tout-à-fait inédite. Jamais les humains n’ont été ainsi fâchés avec leur histoire ! Cela signifie que l’humanité ne se voit plus sous un horizon de Bien appelant un ou des chemins possibles à prendre pour s’en rapprocher. Comme si l’histoire s’était prise dans une ornière, ou mieux, comme s’il elle était bloquée dans une impasse. On peut filer un peu plus la métaphore et dire que c’est un super autobus qui s’est fait ainsi piégé, qu’il y a plein de vivres vers l’avant, si bien que l’équipe de conducteurs, au micro, ne parle que de la valeur et de l’offre des vivres et évite ainsi tout débat sur la continuation du voyage.

Tout se passe comme si l’histoire humaine se retrouvait en panne. En panne de quoi ? En panne de progrès, bien sûr ! La véritable contradiction à notre thèse initiale – L’histoire humaine est progrès –  n’est-elle pas la réalité de notre période historique, celle du premier tiers du XXIe siècle ?

Pour mieux saisir la singularité de notre situation, il peut être intéressant de faire un petit exercice de prise de recul. Comment, dans le futur, sera écrite l’histoire de cette période historique qui est la nôtre ?

Parce que, tout au long de ce blog, on s’est efforcé de prendre du recul, on sait que cette histoire prendra en compte trois éléments caractéristiques de cette période :

– Un aveuglement commun sur la situation réelle de l’humanité. Cet aveuglement n’est pas tant dans l’absence de conscience de la situation menaçante en laquelle est entrée l’humanité (la preuve en est dans la chute de la natalité), mais dans la non prise en considération des chemins possibles qui permettraient d’en sortir. C’est ce qu’on a appelé le courtermisme : « Je ne peux pas me permettre de me prendre la tête avec ça, j’ai trop de sollicitations immédiates auxquelles je dois répondre ! ». Cette « non prise en considération » est délibérément provoquée par la pression communicationnelle émanant de la mercatocratie, et entérinée par une organisation sociale toute orientée pour favoriser le marché – les premiers courtermistes sont les grands affairistes et les politiques qui les servent car, quoiqu'ils pérorent, pratiquement, leur but essentiel est la croissance du marché.

– L’accumulation, dans une dynamique d’accélération, d’événements catastrophiques : inondations jamais vues, incendies monstrueux, guerres extrêmement cruelles s'en prenant aux populations civiles, etc., qui auront ravagés des régions de plus en plus larges. En espérant que cela n’ira pas jusqu’à des explosions nucléaires, ou même à la simple dissémination de matières radioactives (il y en a tant entreposées assez clandestinement).

– Un temps de sursaut et résilience. Il viendra obligatoirement. Il sera motivé par l’expérience des conséquences catastrophiques des valeurs ayant eu cours jusqu’alors. Car les catastrophes, au-delà des réactions de survie, signifient l’effondrement de la perspective courtermiste promue par la mercatocratie, en mettant à jour son artificialité, sa superficialité et, au fond, son inhumanité. C’est pourquoi elles sont aussi la prise de conscience de la nécessité de réinvestir l’avenir pour aller vers un monde bien. La seule inconnue étant le niveau de catastrophes requis pour que cette prise de conscience soit suffisamment claire et large pour générer des initiatives de sursaut partagées capables de disqualifier les pouvoirs en place et d’esquisser la vision d’un monde à venir désirable fondé sur d’autres valeurs. Posons-nous la question, quand on voit l’état actuel du monde, et l’avenir très prochain qui s’annonce au vu de l’irresponsabilité de certains leaders politiques désormais aux plus hauts postes de pouvoir : ce niveau de malheurs n’est-il pas presque atteint ? Il faut en tout cas que, avant que les victimes et les champs de décombres s'accumulent, il soit le plus prochain possible !

Ces historiens du futur, parce qu’ils raconteront cette histoire de notre temps dans leur perspective d’une humanité qui se pensera dans l’histoire, c’est-à-dire en souci de progresser vers un monde bien, sauront tirer la leçon de ces premières décennies du IIIe millénaire : on ne déserte pas impunément l’histoire !

Ils expliqueront :

En une époque où on se détournait communément de l’investissement de l’avenir, il était logique qu’on négligea la mémoire du passé – car c'est l'expérience du passé qui permet de voir les possibilités d'avenir. Se privant de l’avenir et du passé, il était logique que l’on se vécut dans une époque sans histoire, au sens propre comme au sens figuré – l’abondance des biens à acheter faisant le bien de cet état social, il n’y avait pas à investir un avenir qui incitât à progresser.

Les catastrophes s’annonçaient. Mais on était impuissant à anticiper puisque tout le bien à amasser pour notre vie était là-devant nous, s’offrant au plus court terme. Allait-on entrer dans des histoires à n’en plus finir, alors que les biens étaient à portée de simples actes d’achat ?

Il était inévitable que cette époque fut vécue comme une impasse en laquelle les humains se soient vus impuissants pour ménager l’avenir.

Pour la première fois dans l’aventure humaine, l’histoire était en panne.
 

*   *   *
 

Le progrès aura été que, désormais, les historiens du futur sauront rappeler : 
                 – que l’histoire peut tomber en panne,
                 – et comment elle peut tomber en panne.

 


[1] On n’ignore pas que ce « progrès » reste porteur d’avenir pour quelques illuminés qui prétendent coloniser des planètes voisines ou dépasser les limites de l’humanité en soignant le vieillissement et en greffant de l’intelligence artificielle aux organismes humains. On ne sait si ces personnes croient vraiment à leurs annonces, mais il est certain qu’elles leur permettent de moissonner de considérables financements.

[2] « Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre.  Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ses données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir comme le passé serait présent à ses yeux. » Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 1814.

 

dimanche, août 24, 2025

Brève nouvelle électrique

 


On l’appelait Ramb (cela vient peut-être de Rambo, vieille idole filmique testostéronée). Il était, à la fin des années vingt, un homme encore jeune, né avec le millénaire, plutôt porté au bricolage qu’à la théorie, et qui avait fini par mener à terme des études de technicien supérieur en électronique. Muni de son diplôme, il avait facilement trouvé un emploi de maintenance dans une entreprise qui le faisait intervenir sur sites professionnels dans sa région.

Cette fin des années vingt était socialement une période difficile. Elle voyait cohabiter des situations extrêmes d’injustice, et des épisodes répétés de catastrophes climatiques, alors même que les figures les plus tonitruantes et les plus obtuses du pouvoir mercatocratique de l’époque menaient une campagne réactionnaire contre les mesures, prises ou préconisées, pour ralentir la détérioration évidente des situations sociale et écologique.

Ramb était sensible à ces problèmes sociaux récurrents, mais il se sentait incapable de participer aux débats, d’intervenir dans l’espace public, la tâche lui semblant trop démesurée. Or, ce qu’il détestait par-dessus tout était de se sentir impuissant. C’est pourquoi Ramb regardait, accessoirement, comme de l’extérieur, la question du progrès collectif, et investissait véritablement celle de son progrès personnel.

Il savait qu’il avait belle allure – il n’était pas appelé « Ramb » pour rien – et avait pris le parti de cultiver prioritairement sa puissance physique – ou du moins l’apparence de cette puissance. Il s’était inscrit dans une salle de musculation-fitness locale, très prisée : le Lookcool.

Il savait très bien, d’ailleurs, que de fort beaux spécimens de la gent féminine fréquentaient la salle, et que, s’il fallait qu’il formule vraiment son rêve personnel, ce serait de séduire une belle fille qui résonnerait bien avec lui, et avec qui il pourrait former un beau couple durable et admiré – c’est ainsi qu’il ressentait en lui le « mec bien » qui aspirait à prendre la lumière.

Il faut dire que le Lookcool avait réussi à drainer largement l’énergie de la jeunesse du millénium de cette ville moyenne où habitait Ramb. C’était une enseigne rassemblant une chaîne de salles implantées nationalement, et qui s’était installée récemment dans la zone d’activité de l’agglomération. Sa venue, avec la richesse de ses équipements et une politique tarifaire proposant des forfaits hebdomadaires imbattables, avait à peu près éteint toute la concurrence déjà installée.

En semaine ordinaire, Ramb y consacrait 45 minutes, 5 jours par semaines en fin de journée après le travail. En général, il faisait 10 minutes d’échauffement (tapis de course ou vélo d’intérieur) puis ils choisissait deux appareils pour faire travailler de manière différente les muscles du haut du corps. Cela le « lavait » aussi des tensions occasionnées par les problèmes électroniques à résoudre. Finalement la fréquentation régulière du Lookcool lui procurait indubitablement un équilibre psychique et physique. Et, la dernière fois, le regard direct et intéressé de Julia, bien belle blonde qu’il avait plusieurs fois côtoyée au tapis de course, le faisait rêvasser à la séance d’après… et pourquoi pas à une proposition d’un jogging à deux en extérieur, dans la nature, où il se voyait dans un rôle protecteur – comme quoi il était dans une bonne dynamique de sa vie !

En fait, il n’y eut pas la séance d’après, du moins pas le jour prévu. Une nuit d’orage ; la foudre qui frappe aux abords du bâtiment Lookcool. Au petit matin le gérant ne put que constater que toute l’alimentation électrique était hors-service, et en particulier les compteurs sur les appareils d’exercices permettant de suivre les différents paramètres liés aux efforts des utilisateurs restaient muets. Il y eut donc fermeture exceptionnelle et appel au prestataire avec qui avait été signé le contrat de maintenance. C’était l’entreprise qui employait Ramb. Ce dernier fut dépêché le jour même sur les lieux avec sa fourgonnette, sa boîte à outils, ses instruments, et surtout son savoir-faire !

Ramb constata rapidement que le parafoudre avait grillé et qu'il fallait le remplacer. Il fit ensuite le tour de l'installation électrique dans l'éventualité qu’il y eût d'autres dommages. C'est alors qu'il découvrit tout un pan de celle-ci qu'il ne soupçonnait pas. Chaque appareil d'exercice physique de la salle était logiquement branché par fil sur le secteur pour alimenter son électronique, en particulier l’écran utilisateur et le clavier à touches permettant de gérer l’exercice. Mais l'inédit était qu'il y avait un second fil conducteur qui sortait du boîtier d’entraînement de tous les vélos, rameurs et tapis de course, soit la grande majorité des appareils de la salle. Tous ces fils supplémentaires rejoignaient un petit local aveugle et ventilé. Là, ils étaient reliés, par un branchement électrique standard, à un gros boîtier pourvu d’un écran à leds, alors éteint à cause de la panne ; celui-ci était accompagné, sur le même plan de travail, d’une petite unité centrale reliée par câble USB, avec son propre écran, clavier et souris. Ramb comprit vite qu’il avait affaire à une installation électrique annexe reliée au réseau public au moyen d’un onduleur de grande capacité.

Un onduleur est un appareil électronique que l’on trouve dans toutes les habitations équipées en capteurs solaires, et grâce auquel l’électricité d’origine solaire produite peut être injectée sur le réseau public. Cela signifiait donc que les appareils de la salle ainsi branchés, lorsqu’ils étaient utilisés par le client de Lookcool, transformaient le mouvement, au moyen d’une dynamo dissimulée dans le boîtier d’entraînement, en flux de courant continu jusqu’à l’onduleur. Dès lors le rôle de l’onduleur perfectionné qu’il avait sous les yeux était double : réguler la puissance du courant électrique émise, convertir le courant continu en courant alternatif de bonne fréquence pour qu’il puisse alimenter le réseau public – l’ordinateur annexe permettant de piloter l’ensemble cette production électrique. Et l'on sait que l'opérateur public EDF propose un contrat de rachat de l'énergie électrique ainsi produite par un particulier. 

Ramb fit son travail – remplacer le parafoudre, rejoncter, vérifier – et après une journée de suspension, Lookcool redevint cette ruche à débauche généreuse d’énergie humaine qui faisait sa réputation.

Sauf que pour Ramb, cette « débauche généreuse d’énergie » avait pris une nouvelle signification. Vu le nombre d’appareils en service et l’intensité de leur utilisation, on pouvait considérer que la salle du Lookcool fonctionnait comme une petite centrale électrique privée, d’une puissance de quelques centaines de kilowatts, qui vendait sa production à l’opérateur national. Il comprenait mieux dès lors pourquoi Lookcool pouvait se permettre des tarifs suffisamment bas pour terrasser toute concurrence. D’ailleurs, il n’y avait aucune raison pour que ce système de fonctionnement, très lucratif puisque combinant deux sources de revenus, n’ait pas été généralisé à toutes les salles Lookcool.

Bien sûr, Ramb reprit ses séances d’exercices en salle. Mais il n’avait plus le même entrain, la même innocence. Il savait qu’il ne faisait pas simplement de la culture de son physique, mais qu’il travaillait aussi à produire de l’électricité, au profit de quelqu’un d’autre par qui il savait maintenant qu'il avait été utilisé à son insu.

Julia, qui était sur le tapis de course voisin, remarqua cette différence d’humeur : « Tu n’as pas l’air très en forme aujourd’hui …! », « Ho, c’est rien, un jour sans…ça arrive ! » répondit-il en forme d’échappatoire. Elle hocha la tête, perplexe.

En réalité, Ramb se sentait coupable d’être en décalage avec l’ambiance générale d’enthousiasme sérieux qui prévalait chez les pratiquants des divers appareils dans la salle. De quel droit pouvait-il casser l’ambiance ? N’était-ce pas le mieux pour tous qu’ils gardent le même enthousiasme et fassent comme si rien n’était ?

Il ressassa ces interrogations en assurant tant bien que mal ses exercices jusqu’à la fin de la séance. Au moment de sortir il vit Julia qui sirotait une boisson près du distributeur. Le regard interrogateur, elle lui demanda : « Ça va mieux ? » Il lui répondit : « Tu sors là ? » Elle acquiesça avec un sourire. Ils sortirent. Il l’invita à s’asseoir sur le premier banc disponible. Et il se délivra dans l’oreille féminine accueillante en déballant tout ce qu’il venait d’apprendre sur le fonctionnement de Lookcool. Julia fut très surprise, mais sa réaction fut sobre : « Il y a quand même un vrai problème de tromperie, il me semble que le mieux serait d’en parler à une association de consommateurs. » Elle connaissait une association de consommateurs puissante et de bonne réputation qui tenait un permanence ouverte un jour par semaine au centre-ville – "Bien choisir !". Ils échangèrent leurs numéros de téléphone et se donnèrent rendez-vous en lieu et heure de la prochaine permanence.

La permanente bénévole de Bien choisir ! se fit exposer les faits de manière précise : « Il me semble clair que l’entreprise peut être attaquée pour le délit de travail dissimulé puisque l’activité physique des clients équivaut à une prestation de service non déclarée, et qui plus est, faisant l’objet d’un profit marchand. » Elle examina ensuite la possibilité d’une action de groupe de la part de l’association au nom de plaignants qui se seraient adressés à elle, puisque ce délit pouvait concerner tous les établissements de l’enseigne. Seulement comme c’était la première fois qu’elle entendait parler de cet abus, il fallait qu’elle en réfère au siège national de l’association pour savoir s’il y avait d’autres signalements en ce sens. Si c'était le cas, l'association pourrait juger opportun qu’une plainte soit déposée pour qu’une enquête soit diligentée au niveau national. Elle informerait donc Ramb du retour qui lui serait fait par la direction nationale de l’association.

Le retour venant du siège de Bien choisir ! se fit directement sur la boîte mail de Ramb :

–   Bien choisir ! prend très au sérieux cette affaire qui touche au cœur de son objet puisqu’elle remet en cause le statut du consommateur.

–   Elle a pris l’initiative de s’adresser à la direction nationale de Lookcool afin de l’interroger sur sa conscience de l’illégalité de l’exploitation commerciale de l’énergie de sa clientèle. Et si, dans ce cas, elle comptait y mettre fin.

–   La direction de Lookcool a reconnu la réalité de cette pratique dans « la majorité de ses salles de musculation-fitness », mais a argué de sa pleine bonne foi, affirmant que ses clients n’étaient absolument pas lésés par cette pratique, au contraire, ils étaient avantagés par des prix plus bas.

–   Bien choisir ! a décidé de faire crédit de la bonne foi de Lookcool, et a proposé à sa direction, plutôt que d’aller au procès, de faire appel à un conciliateur de justice, ce que Lookcool a accepté.

–   Ramb sera informé de la tenue de l’audience et de son résultat. De toute façon l’importance de l’affaire amènera l’association à en rendre compte dans un article publié dans sa revue mensuelle.

Compte-rendu de l’audience de conciliation :

Du côté de l’association Bien choisir ! il a été argumenté un délit de travail dissimulé de la part de Lookcool à double titre :

  • D’une part il y a une prestation de services non déclarée puisque le client par son activité fournit de l’électricité à l’entreprise.
  • D’autre part, il y a travail dissimulé proprement dit puisque le produit de l’activité du client est commercialisée au profit de l’entreprise sans qu’un salaire proprement dit soit versé, la contrepartie étant masquée sous forme d’une réduction du prix de l’activité.

Pour sa défense Lookcool a argumenté :

  • La récupération de l’énergie sous forme d’électricité ne change absolument rien à la qualité de la prestation – mise à disposition et conseils d’usage d’appareils contribuant à la musculation et à l’équilibre pondéral du client – achetée par les utilisateurs de la salle. Mieux ! Elle permet d’en démocratiser l’accès en contribuant à une baisse générale des prix de telles prestations.
  • Notre vente d’électricité ne relève pas d’un affairisme spéculatif. Nous ne faisons que revendre, sous forme d'électricité, à EDF et à ses conditions – dont le prix – fixées par la loi, l’énergie inévitablement produite par le service que nous vendons pour répondre à une importante demande sociale, et qui sans cela serait gaspillée. Cela correspond à l’intérêt de tous.
  • Nous sommes dans une société mondialisée de crise de l’énergie. En effet l’usage des énergies fossiles apparaît de moins en moins viable du fait du dérèglement climatique qu’il induit. D’autre part la volonté des gouvernants de favoriser la production d’énergie électrique par le recours au nucléaire se heurte aux redoutables problèmes de sécurité des installations et de gestion des déchets à haute activité radioactive, et à très longue durée. Oui ! Nous assumons de proposer avec nos établissements, de petites centrales électriques locales, absolument sans danger et sans pollution, en utilisant une énergie qui sans cela serait entièrement gaspillée, c’est-à-dire dégradée en chaleur, une énergie, en fait, impeccablement verte.

Après avoir écouté les deux parties, le conciliateur de justice relève que le délit de « travail dissimulé » est, en cette affaire, délicat à invoquer. En effet la situation examinée ici déborde de la notion de travail telle qu’elle était pensée par le législateur lorsqu’il a voulu sanctionner le travail dissimulé. Il ne pensait pas du tout à une situation de travail, achetée par celui qui en est l'acteur, pour son propre bien.

C’est pourquoi il préconise de recentrer le litige sur la situation tout-à-fait incontestable de tromperie de la clientèle. Même si cette tromperie est délicate à qualifier en termes de droit, elle est de toute façon malsaine dans les relations commerciales, d'autant plus que pèse le risque de son dévoilement.

Le conciliateur recommande donc de ne pas laisser les choses en l’état. Il demande à la société Lookcool d’avoir, avec sa clientèle, une communication transparente sur sa production d’électricité, ce qui devrait être possible puisqu’elle en assume la légitimité. Mais il admet que cela implique une refonte des principes de sa relation avec sa clientèle, puisqu’il faut que celle-ci accepte de produire de l’électricité.

Le conseiller juridique du représentant de Bien choisir ! affirme que la solution qui s’impose est de se tourner vers l’économie sociale et solidaire. Pour lever tout soupçon de tromperie, il faut que les clients de Lookcool se sachent partie prenante de la production d’électricité. Pour cela il faut que la société Lookcool quitte le droit privé lucratif pour le droit coopératif à vocation sociale. Ce pourrait être la constitution d’une SCIC – Société Coopérative d’Intérêt Collectif – dont le statut juridique est suffisamment souple pour associer usagers, salariés, ainsi que des partenaires commerciaux obligés comme les collectivités locales et EDF. Le but social serait à la fois la culture de la forme physique des usagers pour un faible coût et la production d’électricité pour la collectivité.

Le représentant de la société Lookcool admet que c’est effectivement la seule voie de sortie par le haut de la crise de confiance que créerait la révélation de l’exploitation électrique de l’activité physique de ses clients. Afin de ne pas subir l’obligation de gérer une telle situation de crise, il annonce la transformation « sans  délais » de son entreprise de droit privé lucratif en société coopérative SCIC. Il sollicite la collaboration de l’association Bien choisir ! pour la constitution d’une association des usagers de Lookcool qui sera nécessaire pour cette mutation. Ce qui est accepté.
 

*   *   *

Après avoir lu à ses côtés le compte-rendu de la conciliation, Julia, rêveuse, dit « Finalement, la véritable source d’énergie, c’est bien nous ! » Ramb, lui souriant dans un hochement de tête approbatif : « C’est vrai ! » Après un temps, il ajoute : « Oui, nous tous ! Parce qu’il faudra faire vivre notre coopérative ! L’association m’a contacté pour me demander de m’occuper de la constitution de l’association des usagers de Lookcool. J’ai accepté bien sûr puisque tu es déjà ma première coopératrice ! » Elle lui sourit. Il la câline affectueusement, quoiqu’elle ressente un rien de plus allant au-delà de l’affection. Il dit : « On pourrait faire un jogging en forêt demain… » Elle répond simplement, mais fermement « Oui ! » avec un large sourire et son regard direct et déterminé. Il pense : « devenir un "mec bien" ce n’est pas former un beau couple, c’est avoir confiance et donner confiance pour avancer dans la bonne direction. »

dimanche, août 17, 2025

Cet intenable paradoxe de notre temps

 

Robots humanoïdes dansant
Spring Festival Gala, Chine 2025

Nous pouvons tout, du moins nous pouvons comme jamais n’ont pu nos prédécesseurs sur cette planète …

…et pourtant nous sommes totalement impuissants !

Tel est l’intenable paradoxe de notre temps.

Nos pouvoirs sont liés aux multiples possibilités ouvertes par les formidables avancées technoscientifiques depuis deux siècles – on peut payer un billet d’avion dans l’heure et se retrouver le lendemain sur une merveilleuse plage à des milliers de kilomètres, on peut poser une question pointue à l’IA à portée de clic et avoir une réponse pertinente et détaillée en quelques secondes, on peut rejoindre en visiocommunication et presque gratuitement son proche qui est parti aux antipodes, et j’en passe (chacun peut abonder la liste). Ah, que la vie semble facilitée pour nous, en contraste avec nos ascendants, avec tous ces pouvoirs !

Il est vrai que nous ne sommes pas tous égaux dans l’accès à ces moyens techniques que nous apporte le monde contemporain ! Mais si on reconnaît que ces injustices sont circonstancielles, alors il faut considérer que tous ces nouveaux pouvoirs technoscientifiques sont des possibilités pour tout humain. C’est d’ailleurs pour se mettre en situation de faire valoir ces possibles que tant de personnes partent, de nos jours, de façon périlleuse, sur des chemins d’exil.

Et pourtant nous sommes impuissants au sens le plus radical du mot. Nous sommes incapables de nous projeter dans l’avenir ! Ce qui se voit de la manière la plus significative dans notre attitude à l’égard des jeunes générations : nous avons de plus en plus de difficultés à parler les yeux dans les yeux de leur avenir à nos enfants, nous avons de plus en plus de réticences à accepter les contraintes de l’enfantement et de l’éducation pour des descendants pour lesquels nous n’arrivons plus à penser que le monde à venir leur sera accueillant.

Les paradoxes sont habituellement connus comme des curiosités de la pensée qui ont surtout l’intérêt de défier les esprits intrépides – les paradoxes, de l’ensemble de tous les ensembles, d’Achille qui ne rattrape jamais la tortue, du Crétois qui affirme que tous les Crétois sont menteurs, etc.. Mais ici il ne s’agit pas de jeux d’esprit. C’est bien le sens de notre existence qui est en jeu dans le fait de nous sentir dans l’instabilité d’être à la fois tout-puissant et totalement impuissant. C'est pourquoi la pensée commune a tendance à supprimer un des termes de la contradiction ; et on n’est pas étonné que ce soit la pensée de notre impuissance radicale quant à l’avenir qui soit dès lors volontiers gommée. Par exemple lors d’un repas familial : « Non, on ne parle pas de çà ! Il ne s’agit pas de casser l’ambiance ! » Ce qui est raccord avec l’idéologie dominante : « Le principal, c’est d’accumuler des sensations bonnes ! On n’a qu’une vie n’est-ce pas ?! »

Hé bien non, on n’a pas qu’une vie ! Notre vie est celle qui s’est nourrie de nos ascendants et dont se nourrit nos descendants. Notre vie est aussi constamment impliquée dans la vie de nos relations amoureuses, de nos relations de fraternité, d’amitié, dans toutes les relations de confiance, ou de défiance qu’on établit avec autrui. Cette intersubjectivité foncière des humains fait que chacun est beaucoup plus que ce qu’il est lorsque ne considère que soi. Pour le dire autrement : chacun est pleinement impliqué dans l’aventure qu’est l’histoire de l’espèce humaine sur Terre.

Tel est le fondement de notre puissance d’agir pour l’avenir : faire des projets qui vont non seulement au-delà de nos intérêts immédiats, mais au-delà de nous ! Il apparaît que cette capacité était toujours, peu ou prou, entretenue par nos ascendants – planter un arbre au centre de la place du village, et qui est toujours là avec son ombre plus généreuse que jamais et ses mille refuges pour oiseaux et insectes quatre siècles plus tard. C’était encore le point de vue de nos aïeux les plus proches, rescapés de terribles guerres mondiales, qui pensaient sincèrement œuvrer, dans leurs engagements dans la vie sociale, pour ce qui était alors la valeur en fonction de laquelle on investissait l’avenir : le Progrès. On l’écrit ainsi avec une majuscule dans la mesure où, dans leur esprit, il n’était pas simplement le progrès des sciences et techniques, car ce progrès-là n’est que l’aspect le plus clinquant d’un progrès essentiel, celui « de l’esprit humain »[1], autrement dit de la raison, car la raison n’est autre que la forme que prend l’esprit humain dans le partage. Ce qui implique d’abord le progrès politique – éducation pour tous, droit de vote des femmes, décolonisation, déstalinisation, etc. – comme le progrès géopolitique –  la régulation des relations internationales qui puisse permettre d’éviter l’absurdité des guerres.

Ainsi, il faut être prudent dans la critique qu’on peut faire du progrès du point de vue écologiste, il ne faut pas méconnaître que cette valeur de Progrès a été populairement investie d’une toute autre manière que ce qu’en a fait, par la suite, la mercatocratie : cette cascade qui ne doit pas s’interrompre de nouveaux produits valorisés pour leur différentiel technologique, et dont le but essentiel est de nourrir le développement du marché.

Il reste que si nous sommes radicalement impuissants aujourd’hui, c’est parce notre pouvoir citoyen d’investir l’avenir comme Progrès s’est trouvé enrayé par des événements historiques récents.

Il y eut d’abord le choix d’utiliser la formidable énergie que permet de libérer la fission artificiellement provoquée de noyaux d’atomes lourds. Ce furent les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki de 1945, et le chapelet d’essais nucléaires qui s’en sont suivis durant des décennies. Mais ce fut aussi le choix d’utiliser cette énergie pour en tirer industriellement de l’électricité. Car on a fait ces choix du point de vue d’intérêts à court et moyen terme, alors que l’on ne maîtrise pas du tout les retombées sanitaires à long terme de la libération de substances radioactives. Bien des esprits lucides (Einstein, Anders, Arendt) avaient dénoncé, comme effet de ces choix, le lourd et sombre nuage qui s’avançait pour obscurcir l’idée de Progrès.

Il y eut ensuite, le désengagement, par les principaux États émetteurs de rejets carbonés, sous la pression de grandes firmes énergétiques du charbon et du pétrole, des accord de Kyoto de 1997 qui avaient posé les principes d’une régulation mondiale de ces émissions de façon à désamorcer un dérèglement climatique dû à l’effet de serre qu’elles induisaient. On sacrifiait donc la prévention de situations catastrophiques à moyen terme – nous y sommes aujourd’hui ! – à des intérêts marchands à court terme.

Ce tournant des premières années du XXIe siècle peut être considéré comme le moment de consécration de la toute-puissance de la mercatocratie, devenue capable d’imposer la logique du marché contre la politique au sens noble du terme c’est-à-dire la régulation pour le bien commun.

Enfin pour ceux qui s’interrogeraient sur ce délaissement du bien commun au début de ce siècle par les citoyens, il faut repérer l’effet sur l’opinion commune de trois facteurs historiques convergents :

1.     Un basculement de générations qui a ôté de l’activité citoyenne les personnes ayant vécu le seconde guerre mondiale.

2.     Une campagne de désinformation financée par les firmes de production d’énergie, souvent cautionnée par des scientifiques complaisants. C’est ce qu’on a appelé le climato-scepticisme.

3.     L’épanouissement du mercatocratisme débridé – ce qu’on appelait alors le libéralisme – qui a investi massivement les médias dominants et l’espace public pour faire valoir sa vision du monde qui est celle de l’investissement du plus court terme pour réparer les frustrations du présent au moyen de la consommation.

En cette troisième décennie du siècle, les conséquences catastrophiques de la politique mercatocratique s’avancent et commencent à nous malmener. Ce qui ne fait pourtant pas tomber le déni commun de notre impuissance par rapport à l’avenir. Il faut dire que ce déni est fortement alimenté par l’idéologie dominante. Que nous dit-elle en effet, la voix des pouvoirs installés, à propos de ces incendies, inondations, et autres catastrophes écologiques qui se multiplient ? Quels que soient les mots employés cela revient à : « Il faut apprendre à s’adapter ! » C’est comme si elle voulait nous contraindre à accepter cette succession de phénomènes catastrophiques comme relevant de la loi de l’évolution, donc comme s’il était acté que nous citoyens, soyons définitivement écartés de la maîtrise de notre avenir. Car il est certains qu’eux – les principaux affairistes acteurs du marché – sont adaptés ! Ils accumulent les propriétés à-droite-à-gauche et, avec leurs avions, ils peuvent les rejoindre sans délai.

En réalité le maintien des comportements de chacun dans les œillères du court terme semble se fissurer de toutes parts. Il y a d’abord les engagements, souvent physiques, très courageux et très précieux, de ceux qui se battent contre des projets d’infrastructures dont il est trop voyant qu'ils ne valent que pour la voracité du marché. La violence de la répression qu’ils subissent interpelle chacun : « Faut-il continuer à ne s’occuper que de son herbe la plus proche, ou bien lever le regard vers l’horizon, et se comporter dans la perspective de l’orage qui approche ? ». Et on a eu récemment un élément de réponse éloquent, avec le succès de la pétition contre la loi Duplomb, loi adoptée sans débat, par un subterfuge peu reluisant, pour favoriser l’agriculture industrielle. En réunissant plus de 2 millions de signataires en quelques jours cette pétition a manifesté un désir populaire, insoupçonné du pouvoir, de réinvestir l’avenir.

Car une vérité s’impose : ceux qui intensifient le marché du côté des fusées, des voitures électriques, des crypto-monnaies, de l’IA, etc., ne maîtrisent pas l’avenir. Pour chaque occurrence il serait aisé de montrer les impasses vers lesquelles ils accourent. La raison en est très simple, les lois du marché sont par nature des lois de court terme. Elles consistent à présenter un offre capable de capter une demande. Si cela marche, on peut investir dans d’autres offres, sinon il faut arrêter au plus vite pour perdre moins de capital. Où est le souci de l’avenir du point de vue de l’histoire humaine là-dedans ?

Face à une situation globale toujours plus catastrophique, alors qu’il est manifeste que la priorité des pouvoirs en place, plutôt que les problèmes humains, apparaît être le maintien de la croissance (du marché), il est clair qu’il revient aux citoyens de renouer avec l’investissement de leur avenir.

Comment aller vers cette réappropriation citoyenne, populaire, de l’avenir.

Il faut d’abord remarquer que la question « Que faire ? » est dépassée. On sait très bien ce qu’il faut faire. Et on le sait même depuis un demi-siècle, depuis le rapport du Club de Rome de 1972 sur la nécessité de limiter la croissance. Par exemple on sait qu’il faut interdire les monstrueux paquebots de croisière ; on sait qu’il faut développer en toute priorité les transports collectifs, tout en évitant les organisations sociales qui impliquent des besoins incessants de déplacements ; on sait qu’il faut bannir les organisations industrielles qui impliquent des gaspillages systématiques ; on sait qu’il faut proscrire des pratiques insupportables propres à l’élevage intensif, la prédation halieutique inconsidérée, la monoculture massive sans oiseaux et sans insectes, etc… chacun peut abonder sur les choix absurdes de la société mercatocratique mondialisée contemporaine.

Et tout cela, on sait non seulement pourquoi le faire, mais aussi comment le faire, et on a les moyens de le faire … c’est beaucoup plus simple à faire, moins coûteux, moins dangereux, moins triste, que de faire la guerre !

D’autre part le problème n’est pas vraiment dans la motivation populaire : les gens ont soif de pouvoir espérer dans l’avenir (comme le montre la pétition contre la loi Duplomb). Il n’y a donc pas à « militer », à convaincre.

Alors où est le problème ? Qu’est-ce qui nous manque pour sortir de l’impuissance et passer à l’action, redresser l’orientation de notre société (qui est rappelons-le, désormais, mondialisée), et lui donner des perspectives d’avenir ?

Ici, il convient de rappeler une formule que l’on trouve chez Spinoza : « Ni pleurer, ni rire, ni maudire, mais comprendre ».

Ce qui signifie qu’il est vain de se répandre émotionnellement avec l’espoir bien aléatoire de faire réagir. Il faut s’efforcer de comprendre cette situation d’impuissance collective, seule voie réaliste pour la maîtriser.

Car qu’est-ce que « comprendre » ? C’est, étymologiquement, prendre avec soi. Et qu’est-ce qu’on « prend » ainsi ? C’est la « cause adéquate » du phénomène que l’on veut comprendre, c’est-à-dire celle qui nous permet à la fois de rendre compte de sa venue et de son caractère propre.

Ainsi nous voulons comprendre pourquoi nous restons collectivement impuissants, alors que nous savons quoi faire, comment le faire, et que nous avons la motivation pour le faire.

Notre démarche présente nous a fait voir que la cause adéquate de cette impuissance est le courtermisme, c’est-à-dire ce régime temporel imposé par une société en laquelle les pouvoirs en place tendent constamment à rabattre l’horizon temporel de chacun sur le futur le plus court qui permette de rectifier le présent qui le frustre. La simple compréhension par le courtermisme est l’ouverture décisive pour nous réapproprier notre avenir.

Mais nous avons besoin que les autres partagent cette compréhension pour aller vers une transformation sociale conséquente. Il nous faut alors comprendre pourquoi nous avons pu être pris collectivement dans le courtermisme. Nous avons vu plus haut que ce ne saurait être une attitude qui va de soi, et nous avons montré les circonstances historiques qui l’on favorisée (dont celles qui ont amené à ne plus croire au Progrès). Mais nous n’avons pas pour autant connaissance de la cause adéquate (pourquoi n’est-on pas retourné au Salut des chrétiens comme vision d’avenir ?). Comprendre adéquatement le courtermisme c’est le saisir comme conséquence nécessaire d’une organisation sociale qui promeut systématiquement les comportements réactifs – les comportements réactifs étant les comportements qui sont déterminés par l’émotion et non par la réflexion. On peut montrer qu’ils sont le plus bas degré de la liberté humaine[2].

Mais notre besoin de compréhension reste inassouvi car nous avons besoin de comprendre pourquoi les humains acceptent massivement de vivre selon un mode dégradé de leur liberté. Ils le peuvent dans la mesure où ils adhèrent à une vision du monde mise en avant, sous pression communicationnelle constante, insistante, voire intrusive, par les pouvoirs sociaux, qui appâte les individus avec une perspective de bonheur comme maximisation de sensations bonnes.

Mais il faut se rendre compte qu’une telle perspective de bonheur nous conduit dans une sorte d’enfer individualiste. Car les sensations bonnes, celles de la société de consommation, ne valent que pour soi. Autrui dans sa propre quête de sensations bonnes ne peut être qu’un obstacle. Chacun doit se battre dans une compétition pour la capacité d’avoir des sensations bonnes. Et la mesure de cette capacité, on la connaît, c’est la richesse …financière, soit le montant de son compte en banque. Et cette richesse, dans une société organisée pour le marché, s’accumule toujours au dépend de celle d’autrui.

Autrement dit, ce bonheur individuel qui est la valeur finale promue par l’idéologie dominante, implique une société de compétition et de défiance a priori envers autrui.

Nous retrouverons notre puissance d’agir pour notre avenir lorsque nous nous vivrons ensemble dans ce mouvement, c’est-à-dire lorsque nous aurons retrouvé, recréé, la confiance[3]. Alors nous aurons la force, l’aplomb, pour nous élever contre les absurdités, qu’elles soient quotidiennes ou d’infrastructures, de la mercatocratie, de façon à ce qu’elles soient disqualifiées comme des aberrations du point de vue de l’avenir de tous.

Précisons que pour ce retissage de la confiance une attention prioritaire doit être apportée à ce qu’on pourrait appeler « une écologie de la communication » : savoir faire taire les canaux de communication dominants, éviter les réseaux sociaux qui enferment dans des bulles d’auto-confirmation, épargner les enfants du racolage publicitaire, ouvrir des espaces et du temps aux échanges vivants en lesquels on sait à la fois s’écouter et argumenter, etc…



[1] Cf. Nicolas de Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1794).

[2] Voir pour ce point et le point suivant les chapitres 3 - La manipulation réactive, et 4 - La nouvelle sophistique, de notre Démocratie… ou mercatocratie ? éditions Yves Michel – 2023.

[3] Cette notion de confiance, essentielle, a été approfondie dans notre Vivre ensemble : dialogue sur la confiance et le droit.