samedi, février 08, 2025

Faire maintenant ce qu’après on ne pourra plus faire

 

Francesco de Goya, Duel au gourdin -1823

Qu’est-ce qu’une catastrophe ? Un épisode local en lequel on ne peut plus rien faire. Ceux de Valence en Espagne, ceux de Mayotte, ceux de Los Angeles, et, auparavant, ceux des vallées de la Vésubie et de la Roya (Alpes maritimes), savent ce que cela veut dire. À chaque fois le système social censé les protéger est dépassé, impuissant, et les laisse livrés à eux-mêmes, à leurs blessures, à leurs décombres, à leurs morts.
Qu’est-ce qu’un effondrement ? Une situation globale de l'humanité en laquelle elle ne peut plus rien faire. L’accélération du rythme des catastrophes doit alerter sur la possibilité d’un effondrement à venir – les éboulis avant que l’immeuble ne s’effondre. Il y a des esprits sincères qui écrivent sur l’hypothèse d’un effondrement à venir et sur la manière de s’y préparer. Qu’ils sachent qu’on ne s’adapte pas, par définition, à un effondrement. S’il s’annonce on fait tout pour l’éviter.
Notre erreur, nous humains de bonne volonté qui sommes immensément majoritaires, est d’avoir mal évalué la véritable catastrophe advenue à l’humanité ces dernières décennies et qui est une catastrophe sociale : le triomphe de l’idéologie mercatocratique.
Cette idéologie est égotiste de courte vue en ce qu’elle met le bien dans la maximisation des sensations bonnes du sujet individuel. C’est pourquoi elle investit systématiquement le court terme entendu comme le plus court temps futur permettant de remédier aux frustrations du présent. Elle tend ainsi à promouvoir un personnel politique qui ne sait parler du Bien commun qu’autant qu’il serve à monter dans les positions de pouvoir social qui permettent de gagner en possibilités de sensations bonnes[1]. La mercatocratie – le pouvoir de ceux qui agissent pour le développement du marché – contrôle le pouvoir politique, du moins en Occident, depuis près de deux siècles. Pourtant, elle a toujours dû s’imposer en s’opposant à une culture populaire qui exigeait une certaine décence dans la gestion des relations sociales telle que soit ménagé ce minimum de confiance a priori entre les gens qui facilite leur vie sociale. Cette décence minimale semble avoir été broyée par le développement récent de la communication numérique qui évacue de plus en plus une ouverture vivante aux relations sociales, tout en permettant une emprise quasi permanente sur les individus, dès le plus jeune âge, de l’idéologie égotiste requise par le développement du marché[2].
Nous sommes désormais confrontés à une irresponsabilité politique à peu près générale qui n’a peut-être jamais eu d’équivalent dans l’histoire humaine – même en démocratie, même malgré la démocratie. On se bat à n’en plus finir sur des enjeux d’intérêts particuliers (catégoriels dit-on) en évacuant le problème qu’en se comportant ainsi, on s’enfonce inexorablement dans une crise écologique planétaire – voir ci-dessus le tableau Duel au gourdin de Goya où les deux combattants ne se voient pas s’enfoncer d’autant plus dans les sables mouvants qu’ils mettent d’énergie à vouloir se frapper. Qu'arrivera-t-il quand ils se verront proches de l'engloutissement ? Ils s’agripperont l'un à l'autre en gestuel d'amour désespéré. Mais il sera trop tard !
La mercatocratie sait comment s’y prendre avec la liberté des individus qu’implique les formes démocratiques : elle les met en situation de réagir de manière « évidente » par interpellation émotionnelle. C’est comme cela qu’elle gagne des parts de marché en imposant un produit … et le personnel politique est devenu de plus en plus un produit. Tout cette affaire de manipulation de la liberté est concentrée dans le verbe « réagir ». Quand on réagit on le vit comme une expression de sa liberté. Et pourtant, comme le remarquait Spinoza, on est déterminé par ce qui nous fait réagir. On a donc le comportement attendu par celui qui a conçu l’interpellation destinée à nous faire réagir. Et pour la conception de son message interpellateur, celui-ci utilise désormais largement les résultats des sciences humaines. On peut citer l’exemple de la communication qui vous invite, par l’image, à vous identifier au possesseur d’un véhicule automobile surdimensionné, en vous présentant, par l’imaginaire de sa possession, surpuissant (et séduisant) ; de même que le produit Trump se présente à ses électeurs comme surpuissant, capable de résoudre tous leurs problèmes – une sorte de Mr Propre en responsable politique.
Voilà pourquoi l’on n’a pas fait ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps. Et ce qu’on aurait dû faire est très clair. Des politiques responsables n’auraient jamais dû autoriser les monstrueux paquebots de croisière (de plusieurs milliers de croisiéristes) qui sont apparus, et se sont vite multipliés, récemment[3]. D’une manière générale le problème n’est pas tant posé par les innovations techniques en elles-mêmes que par l’usage qui en est fait. Nous savons très bien qu'il faut développer en toute priorité les transports collectifs, tout en évitant les organisations sociales qui multiplient des besoins incessants de déplacements. Nous savons très bien qu'il faut bannir les organisations industrielles qui impliquent une goinfrerie de ressources naturelles et d’énergie, pour des biens de bénéfice superficiel ou éphémère, mais porteurs de pollutions et de déchets durables. Tant de cours d’eau sont mourants, tant de milieux atmosphériques sont devenus morbides, tant de paysages découverts enchanteurs, riches d’espèces en interaction, sont devenus sordides !
Ce sont là des principes de Bien commun très simples à appliquer. Un programme écologiste n’est pas problématique à définir. Même la transition qu’il implique ne devrait pas torturer les esprits s’ils prennent en compte l’essentiel : se savoir progresser vers un avenir de Bien commun. Il est sûr que cela implique de se déprendre d’habitudes de vie qui pouvaient avoir des agréments de la facilité – le plastique, c’est si pratique ! Mais, ce que l’on voit se rapprocher de nos jours – imposer aux populations un état de guerre – n’engendre-t-il pas des changements dans la vie autrement plus difficiles à accepter ? À ceux qui essaient de stigmatiser une « écologie punitive », s’ils ont des relations avec les riches résidents sur les hauteurs surplombant Los Angeles, peut-être celles-ci les aideront à prendre conscience que si punition il y a, elle vient de l’autre bord, du côté de l’absence de prise en considération des limites écologiques.
C’est de notre intelligence dont nous avons besoin à présent, et non pas de cette prétendue « intelligence artificielle » dont on nous rebat les oreilles !
L’expression « intelligence artificielle » est abusive. Il n’y a que derrière cela que du calcul, quelquefois fort sophistiqué, sur des données numérisées. Toute l’intelligence est naturellement humaine dans cette technique récente qu’est l’« IA (intelligence artificielle) générative », à la fois dans la numérisation, la conception des algorithmes régissant le calcul, et dans l’interprétation du résultat. Cela peut être intéressant si l’embase de données est large et la puissance de calcul suffisante. Mais cela n’ira jamais plus loin que ce que l’on peut savoir directement par d’autres moyens (encyclopédies, etc.) en prenant du temps certes, de manière laborieuse le plus souvent, mais un temps de vie humaine certainement intéressant, en lequel s’aiguise sa curiosité pour la richesse du monde, et où l’on peut faire des découvertes imprévues, élargissant ainsi de manière insoupçonnée sa vision du monde, et augmentant ce bien humain le plus précieux qui soit : l’estime de soi-même.
Il n’y a aucune estime de soi-même à recevoir dans les secondes la réponse faite par l’IA générative. C’est si facile ! Il faut plutôt reconnaître qu’elle rabaisse. Car l’IA nous met dans une situation parfaitement régressive. C’est vers 3-4 ans que le petit enfant n’arrête pas d’interroger l’adulte sur le monde – « Cékoiça ? » – pour s’abreuver de la nécessairement bonne réponse de celui-ci. De même l’IA, qui a toujours la bonne réponse (c’est-à-dire non criticable), nous met précisément dans cette posture infantile. Là est le principal danger de l’IA : devenir l’instance qui sait tout, parce qu’elle a réponse à tout et qu’elle est incriticable. Elle tend ainsi à court-circuiter notre autonomie dans la découverte du monde, c'est cela l'infantilisation.
La question de notre intelligence collective doit donc prendre le pas sur cette effervescence à propos de l’IA, laquelle ne peut en aucun cas ouvrir l’avenir qui nous manque puisqu’elle ne peut que reprendre ce qu’on sait déjà pour servir les intérêts à court terme de la mercatocratie : elle ferait gagner du temps, et dans l’idéologie dominante, le temps c’est de l’argent.
Il est vrai que l’idée de notre intelligence proprement humaine, même si elle est fortement valorisée, reste confuse : celui qui est champion au jeu d’échec, mais rate régulièrement ses relations affectives, est-il intelligent ?
Une piste pour éclairer cette valeur est de se rendre à l’origine étymologique du mot. Intelligent vient du verbe latin intelligere dont la traduction la plus appropriée est notre verbe comprendre. Or on peut clarifier ce verbe en notant que com-prendre, c’est prendre-avec-soi. Le soi est ici l’unité de tout ce qui arrive à un individu qui le fait être sujet humain, et cette unité n’a de sens qu’en ce qu’elle vise un Bien comme but final de son existence. Ainsi l’intelligence humaine serait la capacité de comprendre une réalité qui interpelle un sujet en l’intégrant à son existence du point de vue du sens qu’il lui donne.
Par exemple, comprendre l’IA pourra signifier reconnaître son utilité pour répondre à des problèmes de court terme en même temps que sa vacance totale pour répondre au problème essentiel de l’humanité en ces premières décennies du XXIe siècle (dans la mesure où le sens que l’on donne à son existence est lié à un avenir ouvert en lequel l’humanité aura la possibilité de faire valoir ce qu’elle peut).
Faire preuve d’intelligence aujourd’hui, serait prioritairement comprendre notre situation historique très singulière d’humain. Ce serait ainsi se donner les moyens de faire maintenant ce qu’il faut pour que l’aventure humaine continue et puisse réaliser les promesses qu’elle a pu esquisser, en ayant conscience qu’après il sera trop tard, qu’elle ne pourra plus que subir dans le malheur.

[1] «Je veux mourir riche» aurait confié le nouvellement élu président, Nicolas Sarkozy, à son conseiller Patrick Buisson, le 20-12-2007. Cf Le Canard enchaîné du 5-02-2025, p.3.

[2] La potentialité d'un gain en chiffre d'affaires en affichant des prix se terminant en "99" (plutôt qu'en chiffres ronds avec l'unité au-dessus) est connue depuis plus d'un siècle. Pourtant, la pratique ne s'en est généralisée que depuis les années 2000. Il fallait en effet que les relations personnelles entre le commerçant et le marchand fussent abolies par la généralisation des centres commerciaux et des sites de ventes sur internet pour que cette injure faite à la liberté de choix du client, devienne possible. Voir notre "99".

[3] Ainsi se décline la transition écologique selon la mercatocratie : oui aux monstrueux paquebots de croisières, non aux tickets de caisse !

mardi, janvier 21, 2025

Bonne année 2025 (?)



 

        – L’interlocuteur : Bonne année 2025 !
– L’anti-somnambulique (a-s) : Bonne année à toi aussi !
– On s’échange ce souhait, mais n’est-ce pas vain? Peut-on sérieusement s’attendre à ce que l’année soit bonne ?
– (a-s) : C’est effectivement la bonne question. Depuis le tournant des années deux mille, année après année, notre situation collective devient de plus en plus calamiteuse.
Cela commence, dès les premières années du siècle, par le retrait des principaux États émetteurs d’énergie carbonée des accords de Kyoto ; ils les avaient pourtant signés en 1997 en un consensus quasi mondial pour inverser la dynamique de croissance des émissions carbonées. Mais une campagne de désinformation climato-sceptique orchestrée par quelques majors de la production de charbon et de pétrole a permis de rendre acceptable aux opinions publiques ce retournement.
Cela continue par la multiplication des attentats terroristes ; alors que la détérioration des équilibres de la biosphère se fait toujours plus sensible : multiplication des catastrophes climatiques localisées, rétrécissement drastique de la biodiversité.
Nous sommes la génération qui a le terrible privilège d’être témoin, depuis ses 20 dernières années, d’un syndrome brutal d’épuisement de la biosphère !
Et qu’y a-t-il de plus précieux que cette biosphère propre à notre planète ? Non seulement nous en dépendons absolument, mais nous n’en connaissons aucune autre dans l’Univers !
Or que faisons-nous ? Depuis trois ans (guerres en Ukraine et en Palestine), c’est une débauche insensée d’émissions carbonées … pourquoi faire grand Dieu !? Pour s’entretuer, semer aveuglément la mort tout alentour (et même différée avec les mines-pièges) ! Et avec des menaces de frappes nucléaires en prime ! Et comme l’état de la culture politique actuelle, bien alimentée par la communication numérique mondialisée largement contrôlée par des affairistes à courte vue, favorise l’accès au pouvoir d’irresponsables va-t-en-guerre parce qu’ils parlent plus fort et de manière plus provocante, alors la situation ne pourra qu’empirer.
Il faut s’attendre à ce que 2025 ne soit pas une bonne année, pire que 2024 !
– Faut-il admettre qu’il est devenu déplacé de se souhaiter une Bonne année ?
– (a-s) : Il est certain qu’il y a une manière très commune de le faire « joyeusement » – les guillemets parce que c’est une joie qui n'est que jouée – qui est de l’ordre du déni. Les nuages sombres qui s’avancent sont trop présents !
Ne s’est-on pas aussi souhaité « joyeusement » une Bonne année le 1er  janvier 1939 ?
– C’est déprimant ce que tu dis. Cela laisse penser que nous saurions une société de lâches. Je ne crois pas qu’on peut s’en tenir à ça. Peut-être qu’on échange des vœux aussi pour s’encourager, montrer que la possibilité du positif existe toujours.
– (a-s) : C’est une remarque très juste. C’est pour cela que j’ai dit « il y a une manière … qui est de l’ordre du déni ». Car il peut y en avoir d’autres ! Il faut respecter la liberté essentielle des humains, laquelle, en son sens profond, signifie que l’histoire n’est jamais déjà écrite.
Il y a beaucoup de déni dans les échanges de vœux actuels, certes, mais il n’y a pas que du déni. Plus souvent qu’on ne le croit, il y a « une pensée de derrière » (l’expression est de Pascal) – « Je te souhaite une Bonne année parce qu’on a besoin de s’échanger ce signe rituel positif pour continuer, mais nous sommes bien conscients que pour la suite c’est très mal engagé. »
– Oui, mais le déni et la lâcheté sont le plus commun derrière les échanges de vœux aujourd’hui !
– (a-s) : Peut-être. Et même si c’est le cas, je crois qu’il est vain de porter un jugement moral sur les individus. Je pense que le déni est essentiellement un effet d’organisation sociale. Cet effet je l’appelle « la pression courtermiste ».
– Cette expression est bizarre : de quoi parles-tu ?
– (a-s) : C’est l’expression appropriée pour un phénomène très simple. L’organisation de la société est en réalité déterminée par le marché. – « marché » au sens de l’économie politique moderne : cet espace social dédié à la circulation accélérée des marchandises, et qui ne peut tenir que par son expansion indéfinie. Cette organisation de la vie sociale pour le marché se voit clairement du point de vue spatial – l’espace social par excellence n’est-il pas désormais le centre commercial ? Mais elle est encore plus impactante du point de vue temporel. Nous sommes constamment interpellés dans nos désirs par l’offre de biens qui sont censés, dès qu’achetés, résoudre nos frustrations présentes. Telle est la perspective d’avenir au plus court terme vers laquelle la mercatocratie (le pouvoir social de ceux qui ont la main sur le marché) voudrait rabattre tout le sens de nos vies. Là est le mal principal qui rend insoluble les problèmes de bien commun : on ne peut pas être disponible pour investir l’avenir comme temps ouvert pour faire advenir du bien commun lorsque sa conscience est maintenue sous la pression des sollicitations marchandes.[1]
– Cela a l’air assez juste ! Mais c’est assez désespérant ! …
– (a-s) : Non, pas vraiment ! Car la mercatocratie n’est pas un pouvoir essentiellement autoritaire …
– Hummm ! Les gilet jaunes …
– (a-s) : J’ai bien précisé « essentiellement » ! J’ai constaté comme toi ses pratiques policières illégitimement violentes en France récemment. Mais il reste qu’elle a besoin que nos désirs s’expriment pour qu’elle puisse les orienter vers l’achat de biens. Or cette liberté de faire valoir nos désirs qu’elle ne peut que nous laisser, peut tout autant nous permettre de prendre du recul par rapport aux procédés par lesquels elle pense pouvoir les capter. Il suffit de prendre le temps de réfléchir à ce qu’on veut vraiment au lieu de rester dans la réaction à ses interpellations émotionnelles. Ce qui rend possible qu’au lieu de se comporter comme si on était la simple proie du marché, on fasse valoir le sens que l’on veut donner à sa propre vie.
– Si c’était si simple !
– (a-s) : C’est effectivement très simple. Ce qui rend cette conversion – agir pour son propre bien et non plus réagir aux sollicitations du marché – compliquée, c’est la vision du monde communément partagée car sans cesse distillée par les flux de communications omniprésents venant des pouvoirs établis.
– C’est-à-dire ?
– (a-s) : En une telle vision du monde le bien qui donne sens à sa vie est d’abord une affaire individuelle. Elle nous dit : « Tu dois réussir ta vie. Or, tu auras réussi ta vie quand tu te seras donné les moyens d’être heureux. Et qu’est-ce que le bonheur sinon la maximisation des sensations bonnes ? Or, le marché qui caractérise ce monde est une offre inépuisable de possibilités de sensations bonnes. Donc il dépend de toi de t’enrichir pour les acheter. »
– Oui. C’est une vision du monde fondée sur la recherche du bonheur individuel par la consommation. Cela on le sait depuis longtemps et c’est largement critiqué !
– (a-s) : Ce n’est pas tout-à-fait ce que je veux dire. Car qu’est-ce qui est « largement critiqué » ? Essentiellement la consommation d’objets matériels. On comprend cette critique : le développement effréné d’une telle consommation est en train de créer des problèmes de pollution insolubles. Mais le domaine des « sensations bonnes » va bien au-delà des plaisirs engendrés par la possession et la consommation d’objets. Avoir du pouvoir, être populaire, réussir sa vie de couple, être bien dans sa peau, être performant dans son travail ou dans son activité de prédilection, etc., en font partie. On agite sans cesse sous nos yeux, qui sont sensés en être captivés, la vie de « célébrités » qui auraient ainsi réussi.
Je veux dire que ce qui est réellement en cause dans cette vision du monde, ce n’est pas tant qu’elle favorise la consommation de biens matériels, c’est qu’elle est fondée sur la poursuite du bonheur individuel.
– Hé bien, oui ! Bien sûr ! Le bonheur, n’est pas ce que tout le monde cherche ? N’est pas ce que tu cherches toi aussi ?
– (a-s) : Non ! Je puis même affirmer que chercher le bonheur, c’est toujours aller à l’échec !
– Tu joues au paradoxe, là !
– (a-s) : Pas du tout ! Imagine, par exemple un individu qui planifie la plus belle soirée dont il puisse rêver ; il invite ses meilleurs amis, plus quelques gens drôles ; il prévoit des mets attrayants, des animations éprouvées ; il soigne le décorum ; rien n'est laissé au hasard. Il pourra peut-être ainsi grappiller beaucoup de miettes de plaisirs, mais il sera déçu. Il n'aura pas été heureux, ne serait-ce que par l’inquiétude que survienne un incident malheureux. Et s'il se trouve qu'il l'a été, ce sera toujours par surprise, là où il ne l'a pas prévu, par quelque événement, tel une rencontre impromptue, qui aura bousculé son bel ordonnancement.
– C’est vrai que ce caractère insaisissable du bonheur est une expérience assez partagée – « le bonheur est toujours pour demain… » dit la chanson. Peut-être que le bonheur est une notion trop encombrante, qu’il faut la laisser de côté et se contenter des « miettes de plaisir » comme tu dis, … des bons moments que la vie parfois nous offre.
– (a-s) : Cela est-il possible ? Le mot français «  bonheur » a son équivalent dans toutes les langues. Il dit donc quelque chose d’essentiel de la condition humaine. Si l’être humain est essentiellement désirant comme le dit l’anthropologie contemporaine, alors le bonheur est la revendication du désir portée à son comble – le rêve du désir, peut-on dire. Cela signifie qu’il est constitutif de l’être humain d’avoir le bonheur comme son horizon subjectif (en tant que sujet qui désire) ultime.
– Donc, si je te suis bien, le bonheur serait à coup sûr l’horizon de nos désirs, mais ne devrait jamais être un but qu’on se fixe. Ta vision des choses m’a l’air bien compliquée !
– (a-s) : Non! C’est une réalité de la pensée humaine ! Il y a des idées qu’elle forme par sa raison, qui portent à leur plus grande amplitude des modalités de l’expérience. Tu as l’expérience des relations causales – l’eau éteint le feu – et bien ta raison te porte à penser la cause de toutes les causes, et tu peux l’appeler Dieu. De même l’idée de Monde permet de penser la totalité des objets de l’expérience possible, l’idée d’Âme permet d’unifier par la pensée la totalité de l’expérience interne d’un individu. Et aussi l’idée de Bonheur qui est donc la pensée de la totalité des satisfactions possibles. Ce sont des « idées » parce qu’elles sont au-delà de l’expérience humaine possible. C’est pour cela qu’elles sont volontiers investies par l’imagination. Kant, qui a montré l’existence nécessaire de ce type d’idées, les qualifie de « transcendantales ». Il veut dire par là que ce qu’elles désignent ne saurait prendre place dans le cours d’une existence humaine, mais qu’elles sont pourtant indispensables aux projets humains parce qu’elles leur donnent un sens. On comprend très bien qu’on a besoin de l’idée de Monde pour donner sens à l’activité de connaissance, bien qu’on ne connaîtra jamais le Monde en tant que tel. De même on a besoin de l’idée de Bonheur pour donner sens à la quête de satisfaction de nos désirs, sans qu’il soit envisageable que le tout absolu de satisfaction que désigne ce mot soit accessible.
– Je crois que je comprends ce que tu veux dire. Mais c’est très étonnant ! Car le bonheur est très présent dans la culture contemporaine. Quand on parle de « droit au bonheur », ou comme au Bouthan de « bonheur national brut » comme indice économique, ne considère-t-on pas le bonheur comme un but de la politique ?
– (a-s) : Exact ! Mais ce but, s’il peut faire rêver lorsqu’il est énoncé, engendrera toujours de grosses désillusions. La meilleure illustration se trouve dans la fiction dystopique du roman d’Aldous Huxley « Le meilleur des mondes » (Brave New World, 1932) qui est construit sur le même postulat d’une société de totale maîtrise des comportements, par la grâce d’un pouvoir totalitaire, pour réaliser le bonheur de tous, avec tout ce qu’il faut de dispositifs techniques pour cela  – conditionnement des consciences, prise de pilules, etc. Bref, cette société du bonheur prend l’allure d’une dystopie cauchemardesque.
– Ok, mais c’est une fiction !
– (a-s) : Certes ! Mais qui prolonge logiquement des tendances déjà très visibles, il y a près d’un siècle, des sociétés occidentalisées. C’est une époque où l’on fantasme beaucoup sur les promesses d’une société de bonheur que laissent augurer les nombreuses et impressionnantes avancées techniques – électrification, automobile, aviation, téléphone, TSF, etc. Mais c’est aussi l’époque d’une terrible catastrophe humanitaire en Ukraine, qui a fait plus de 4 millions de morts par famine, comme conséquence de la réquisition, par Staline et ses sbires, des denrées alimentaires – réquisition légitimée par le récit de l’épopée de l’Union Soviétique vers la réalisation de la société communiste qui sera celle du bonheur.
– Soit ! Mais tu sembles amalgamer trop facilement la recherche du bonheur et la soif de pouvoir d’un individu tyrannique.
– (a-s) : N’y a-t-il pas un lien nécessaire entre le bonheur comme but politique et l’établissement d’un État totalitaire ? C’est ce qu’a voulu montrer Huxley avec sa fiction du « brave new world ». Cette fiction est convaincante parce qu’elle systématise des tendances alors très présentes dans les sociétés occidentales. D’‘ailleurs ce lien est aisé à comprendre. Comme le bonheur, comme tout absolu de satisfaction, est hors du champ de l’expérience possible, il ne peut être investi que par l’imagination, là où s’expriment les désirs de chacun. Or, l’autocrate qui prétend prendre en charge le bonheur de la société a là un argument absolument indélogeable pour légitimer ses décisions les plus dommageables : « C‘est pour votre bonheur ! ». D’autre part, puisque c’est son imagination qui parle à chacun du bonheur, l’individu de pouvoir, comme quiconque, verra le bonheur au prisme de son désir, et celui-ci étant essentiellement désir de pouvoir, il fera passer le bonheur de la société qu’il dirige par l’augmentation indéfinie de son propre pouvoir. C’est pourquoi le bonheur comme projet politique fait tendre vers une société totalitaire.
– Oui, cela est convaincant, il vaut mieux penser son avenir en se détournant des mirages du bonheur !
– (a-s) : Disons plus clairement des « projets » de bonheur. Le mot « projet » implique une prise de contrôle sur l’avenir en se donnant les moyens pour réaliser le but à une échéance prévisible.
– Tu veux dire par là qu’on peut garder le bonheur comme horizon de ses désirs sans en faire un projet réalisable. Cela je l’ai compris. Cette distinction, tu l’as bien justifiée. Mais comment peut-elle être populaire ? Les gens, dès qu’on leur parle de bonheur, ils veulent en voir la couleur !
– (a-s) : Non, on ne peut pas dire ça !
– Comment peux-tu être si catégorique ? Regarde un peu la société comme elle va ! La bonne fortune des populistes ne vient-elle pas de ce qu’ils proposent des recettes simplistes – par exemple en prétendant se débarrasser de populations émigrées vulnérables – pour accéder au bonheur ?
– (a-s) : Effectivement ! Et tout à l’heure on s’est mis d’accord que la vision du monde dominante dans notre société était la possibilité du bonheur par la maximisation des sensations bonnes apportées par les biens marchands.
– C’est cela. Donc tu te contredis ! L’immense majorité des gens veulent réellement atteindre le bonheur !
– (a-s) : Ce n’est pas si simple. Il faut voir que l’impossibilité d’un projet de bonheur est présente dans le mot lui-même. Bonheur est l’union de bon et heur, ce dernier mot d’ancien français est dérivé du latin augurium signifiant chance. Et l’on retrouve cette même idée d’imprévisibilité de l’état de bonheur dans les autres versions langagières de la notion ; en italien felicità vient du latin felix qui signifie fertile (la fertilité d’une culture, dépendant de la météo, est emblématique de ce qui est aléatoire) ; en anglais happyness vient de hap qui veut dire chance ; en allemand glück vient d’une contraction des mots qui ont donné en anglais good luck.
Quelle que soit la langue parlée, les humains se sont entendus pour donner une forme verbale à leur espérance d’une vie réalisant toutes ses promesses, en marquant clairement que celle-ci ne pouvait pas advenir comme but d’un projet parce qu’elle ne pouvait que dépendre de la chance, c’est-à-dire de facteurs hors de portée de leur volonté.
– C’est vrai ! Tu as raison ! Mais alors il faut dire que ce savoir s’est perdu. Aujourd’hui on revendique un peu partout le bonheur !
– (a-s) : Je dirai plutôt que ce savoir est conservé mais a été recouvert. Il a été recouvert à partir du moment où on a publiquement posé le bonheur comme but de la politique. On peut considérer la proclamation de Saint-Just devant les députés de la toute nouvelle République Française en 1794 – « Le bonheur est une idée neuve en Europe ! » –  comme datant ce moment. Dès lors les bourgeois aisés qui se lancèrent dans les affaires se sont chargés de donner un contenu à ce projet – ce fut le processus de développement industriel pour la production de biens en masse et l’ouverture de marchés.
– Veux-tu dire qu’auparavant le bonheur n’avait jamais été un but politique ?
– (a-s) : Non, pas que je sache. Avant, en Occident, le but de la politique était essentiellement la domination sur un territoire et le maintien des hiérarchies de sang. Quant à la visée du bonheur, elle était préemptée par le clergé, sous forme de la promesse du salut dans une vie éternelle de l’âme après la mort pour les croyants fidèles et méritants.
– On est donc passé , du moins en Occident, d’une vie pour le salut à une vie pour le bonheur au tournant du XIXe siècle !
– (a-s) : Oui ! On peut dire comme cela, si on le pense comme une dimension de la révolution culturelle qui a transformé la vision du monde commune et dont les révolutions politiques furent le symptôme.
– Une dimension seulement ?
– (a-s) : Oui, et ce fut précisément sa dimension néfaste. Kant, dès 1785, avait pourtant averti : « Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n'y a donc pas à cet égard d'impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination. »[2]
Il avait raison ! On voit aujourd’hui où l’on en est après deux siècles de politique mercatocratique du bonheur ! Entre populismes, guerres, catastrophes climatiques, étouffement sous l’abondance de biens souvent peu utiles et sous leurs déchets, on s’enfonce dans le malheur !
– Tu ne remets pas en cause la chute de l’Ancien Régime quand même !?
– (a-s) : Non ! Les révolutions politiques de la fin du XIXe siècle ont congédié l’illusion du salut, mais ce faisant elles ont ouvert un espace pour l’illusion du bonheur. Mais le peuple de l’action révolutionnaire ne s’est pas intéressé directement au bonheur, il s’est intéressé prioritairement à la liberté, la justice et l’égalité des droits.
– N’est-ce pas une autre manière de dire le même but ?
– (a-s) : Pas du tout ! On sait alors exactement ce qu’on met dans le mot liberté (par exemple la suppression des péages), dans le mot justice (par exemple l’injustice devant l’impôt), dans le mot égalité (par exemple la suppression de l’attribution par achat des charges publiques). Qui sait ce que chacun imagine derrière le mot bonheur ?
– Hé bien il me semble qu’il faut rester quand même fidèle à ses rêves…
– Il s’agit simplement de ne pas se laisser abuser par eux. Le rêve de bonheur indique le sens vers lequel doit aller le Bien commun, lequel est la raison d’être de la politique. Et les valeurs de liberté, de justice, d’égalité, de fraternité, fournissent des buts concrets pour faire progresser le bien commun. Tu sais que la première opposition à l’établissement de la mercatocratie, au début du XIXe siècle vint d’ouvriers qui se disaient socialistes parce qu’ils revendiquaient essentiellement la justice : qu’ils ne soient pas considérés comme de simples servants des nouvelles machines, mais que leurs savoir-faire et leur rôle indispensable dans la production soit reconnus à leurs justes valeurs. Ce n’est que dans la seconde moitié du siècle que s’imposa le mouvement communiste avec son projet de bonheur dans une société ayant aboli la propriété privée. On peut dire que le mouvement communiste est largement dépendant de la vision du monde promue par la mercatocratie en reprenant à son compte le projet de bonheur pour tous par une industrialisation forcenée.
– … les socialistes aussi veulent le bonheur.
– (a-s) : Pas les socialistes de ce siècle-là ! Ils avaient cette sagesse venue du passé d’être conscients que le bonheur comme but politique peut devenir n’importe quoi, et n’est donc d’aucune utilité pour faire progresser le bien commun.
– Ne les fais-tu pas un peu trop penser à ta guise là, nos aïeux ? C’était quand même il y a deux siècles !
– (a-s) : Non ! Je te conseille de lire les écrits collectés par Jacques Rancière dans La parole ouvrière (2007).[3] Tu y trouveras, exprimée de manière très concrète, l’aspiration à la liberté, à la justice, à la fraternité, mais de revendication du bonheur, jamais !
Il faut que tu comprennes qu’il ne s’agit pas de délaisser cette valeur qu’est le bonheur. Aristote a montré en quoi elle est la valeur « souveraine », c’est-à-dire celle qui a le dernier mot sur toutes les autres valeurs finales, car, dit-il « nous choisissons le bonheur toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose ! ». Néanmoins il faut écouter et rester fidèle à cette sagesse déposée dans le mot bonheur : bon heur indique la survenue à l’improviste du moment heureux. Cela veut dire que si l’on parle de bonheur, c’est qu’on a cette expérience des moments heureux, et que c’est bien cette expérience momentanée de plénitude de satisfaction qui nous donne le goût du bonheur. Il faut penser l’advenue de ces moments heureux comme Aristote pensait celle du plaisir : « Le plaisir achève l'acte, non pas comme le ferait une disposition immanente au sujet, mais comme une sorte de fin survenue par surcroît »[4]. Mais plutôt que de plaisir, il faut parler de joie pour le sentiment dont peuvent nous gratifier par surcroît des avancées vers plus de justice, de liberté, de fraternité, etc., toutes ces valeurs qui nous rendent plus humains et qu’un projet politique collectif peut rendre plus réelles.
– La joie, le plaisir, est-ce si différent ? Il s’agit toujours de sensations bonnes !
– (a-s) : C’est très différent ! Le plaisir enferme en soi-même. La joie spontanément s’ouvre aux autres, irradie, se partage. Être joyeux, c’est voir le monde plus beau, joyeux, et vouloir le partager avec autrui. La joie est « La force majeure » – c’est le titre d’un beau livre de Clément Rosset.[5] Voici ce qu’il écrit à son propos : « Par rapport à tout motif de satisfaction, y compris encore une fois l'ensemble des motifs qui peuvent la faire éclore à l'occasion, la joie apparaît toujours comme une manière de gratification, voire comme ce supplément de bonheur dont parle l’Évangile à propos des joies terrestres accordées en prime à ceux qui les auront dédaignées pour tout miser sur l'au-delà : “ Tout le reste vous sera donné par surcroît ”, vous gagnerez à la fois le Ciel et la Terre. » !
– Oui, cela rejoint tout-à-fait ce que tu as dit de l’advenue des moments heureux. Ne faut-il pas alors tout simplement oublier le bonheur, et ainsi éviter les illusions qu’il génère, pour des moments de joie ?
– (a-s) : Pourquoi se faire cette restriction ? Elle est vaine ! Le bonheur ne se laissera pas oublier et la joie ne se commande pas. Et qui sait ce qui peut apparaître affectivement de positif dans une humanité réalisant toujours plus pleinement ces valeurs dont on sait qu’elles expriment le meilleur d’elle-même.
Nous connaîtrons aussi des moments de joie en 2025. N’est-ce pas qu’elles se multiplient qu’on peut se souhaiter ?
– Oui, c’est sûr !
– (a-s) : Et pourquoi pas, à la manière du beau titre d’un livre de Giono, « que notre joie demeure »[6] ? N’est-ce pas le meilleur que l’on puisse se souhaiter ?
– Oui !
– (a-s) : Alors, en ce sens, je te souhaite une bonne année 2025 !

 


[1] Tout ceci est précisément analysé dans mon dernier livre : P-J Dessertine, Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023.

[2] Fondements de la métaphysique des mœurs , 1785.

[3] La Fabrique éditions.

[4] Les deux citations sont tirées de Éthique à Nicomaque, IVe siècle avant J-C.

[5] Éditions de Minuit, 1983.

[6] Jean Giono, Que ma joie demeure (1935) éd. Le Livre de Poche, 1998.