dimanche, juin 15, 2025

Le mensonge peut-il être légitime ?

 


C’est le philosophe allemand Kant (1724-1804) qui a ouvert le débat.

En effet, dans Fondements de la Métaphysique des mœurs (1785) Kant établissait que la moralité humaine, en deçà de toutes les conséquences, bonnes ou mauvaises, des choix de comportement des individus, était fondée sur la pure raison qui impliquait en tout humain le principe de comportement suivant : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. » Or, le mensonge ne peut pas être voulu comme loi universelle : il n’y aurait alors plus de contrat possible, plus de droit, plus de communication verbale possible (la vérité étant la valeur essentielle du langage), et donc plus de vie sociale.

D’où la conclusion de Kant : on ne doit jamais – mais absolument jamais – mentir.

En 1797, le philosophe français Benjamin Constant publie un ouvrage en lequel il critique cette thèse de Kant proscrivant absolument le mensonge comme immoral. Il s’appuie pour cela sur un exemple venant du philosophe allemand « qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime » (nous citons Constant lui-même, Des réactions politiques, chap. 8). Constant formule un diagnostic que chacun peut faire sien : un crime tuant un innocent est bien plus grave qu’un mensonge dit à un malfrat !

Prenant connaissance de cette critique, Kant répond aussitôt dans un court article, D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797) en lequel il confirme sa thèse sans concessions.

D’abord, répond Kant, le problème moral du mensonge ne porte pas sur la vérité, mais sur la véracité. La véracité c’est la communication de ce que l’on pense être vrai, alors que la vérité, c’est ce qui est objectivement vrai. Car si on dit le faux en croyant dire le vrai (par erreur ou information insuffisante), on ne saurait être moralement condamnable. Il ne faut donc pas confondre les deux couples de contraires : vérité/fausseté et véracité/mensonge.

 Kant, ensuite, semble clore le débat par un argument objectif massif en faveur de l’obligation à la véracité quelle que soit la circonstance : « la véracité est un devoir qui  doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et si l’on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile. »

Nous sommes en effet tous sous contrats, et le premier de ces contrats ce sont les lois de la société en laquelle on vit. Tout contrat est un acte de langage qui fixe la vérité sur les comportements attendus, et proscrits, des individus les uns par rapport aux autres. Ainsi, la vie sociale n’est stabilisée qu’autant qu’elle est toute entière assise sur la confiance dans la valeur de vérité du langage – c’est bien pourquoi les codes juridiques sont aussi pointilleux sur le choix des mots et sur leur définition.

Mentir, c’est toujours trahir cette confiance dans le langage dont on a absolument besoin pour pouvoir vivre sereinement en société. Au fond, la valeur de vérité de la langue est le premier contrat implicite qui nous permet d’avoir une vie sociale, et qui rend possibles tous les autres contrats spécifiques. Mentir, c’est comme mettre un coup de cutter dans le tissu social qui se tisse sur la trame de la langue. C’est donc fragiliser la société dans son ensemble.

Certes, mais en attendant, le fugitif innocent va mourir sous les coups des assassins auxquels on n’aura pas su mentir. Un crime ne fragilise-t-il pas plus sûrement la société qu’un mensonge qui évite cette injustice fatale ?

On peut penser que Kant a eu en tête cette critique, parce qu’il ajoute à l’argument de principe objectif un argument plus subjectif. Un mensonge fait pour une bonne cause n’est jamais sûr de son effet, pris qu’il est dans la contingence des affaires humaines. Peut-être que mon ami fugitif, s’est échappé de la maison par derrière sans que je le sache. Alors mon mensonge – "Non, il n’est pas chez moi !" – va amener les assassins à le chercher à l’extérieur, ils le trouveront et le tueront. Dès lors, explique Kant, je me sentirai responsable de sa mort pour avoir menti. Pire, ajoute-t-il, je devrai « devant le tribunal civil, encourir la responsabilité de [mon] mensonge et porter la peine des conséquences. »

Nous n’aimons pas trop cet argument.  C’est le propre de la liberté humaine de devoir s’orienter dans un monde tricoté de contingences, en choisissant en fonction de la probabilité des effets. Et très souvent l’évaluation des effets est assez sûre, bien que jamais totalement certaine. Bien des signes peuvent concourir à m’assurer que mon ami est encore dans ma maison. Sous l’Occupation en France, entre 1941 et 1944, l’instituteur a eu bien raison de mentir à l’administration qui lui demandait le nom des écoliers juifs : « Nous n’en n’avons pas ! » Car il savait, de manière quasi certaine, qu’ils allaient être mis dans un convoi de wagons à bestiaux pour aller vers l’Est et finir dans un camp de concentration.

Nous rejoignons ici la formule du philosophe Alexandre Koyré  : « Le mensonge est une arme »[1], ce qui lui permet d’ajouter : « Il est donc licite de l’employer dans la lutte. » Il s’agit ici de la lutte contre le fascisme pour le respect de l’humain. Bien sûr, une arme est foncièrement immorale, puisqu’elle est destinée à faire violence à autrui – on ne peut certes pas faire de « forcer le comportement d’autrui avec une arme » une maxime universelle ! Mais les résistants au nazisme de l’époque où Koyré écrivait ces lignes n’auraient pas pu contribuer à stopper l’horreur des exterminations de masse si on ne leur avait pas parachuté des armes. Pourtant, on sait bien que dans une vie sociale régie par le droit fondé sur l’accord collectif, les armes doivent être proscrites, sauf pour ceux qui sont chargés de faire respecter le droit.

Il en est exactement de même pour le mensonge, qui est une arme psychologique, sans doute l’arme psychologique la plus dévastatrice. C’est pourquoi, dans une société a priori en paix, c’est-à-dire qui fonctionne avec des institutions de justice capables de faire valoir le droit, l’impératif de véracité, avec toute l’exigence que lui reconnaît Kant,  doit valoir à plein. Cela signifie que le mensonge dans l’espace public doit être proscrit et pénalisé. On peut deviner, en ce point, les cris d’orfraie de certains qui, se disant « libéraux », prétendent qu’on s’en prend à la liberté d’expression. Mais la notion de « liberté d’expression » est très confuse – tout et n’importe quoi est expression –  alors que l’idée de véracité de la communication est très précise : elle signifie qu’il n’y a pas de décalage entre ce qu’on sait être vrai et ce qu’on communique à autrui, et donc que la liberté que lui ouvre le savoir de l’un peut être partagée avec l’autre. Par contre la volonté d’installer un décalage – le mensonge, fut-il simplement par omission – limite la liberté de l’autre en lui ôtant des possibilités de choix, afin de l’orienter vers un comportement qui intéresse le menteur. Il est donc une instrumentalisation d’autrui qui ne respecte pas sa dignité d’humain raisonnable et libre. Il est donc déjà une violence.

C’est pourquoi laisser s’insinuer des routines de communications mensongères dans l’espace public entraîne de facto vers une société de violence. N’est-ce pas l’évolution actuelle des sociétés mercatocratiques occidentalisées ? Enseigne-t-on prioritairement, dans les écoles qui forment à une communication publique (comme les écoles de commerce), une déontologie de la véracité ? La réponse est négative. On enseigne d’abord des techniques, qui relèvent du décalage entre ce qu’on sait et ce qu’on veut faire savoir – donc du mensonge – afin d’obtenir, de la part du public, les comportements attendus par des intérêts le plus souvent particuliers.

Les armes ne sont légitimes qu’en état de « légitime défense », en précisant  que l’oppression, la maltraitance systématique de la dignité humaine, sont aussi légitimes à défendre que le fait de rester en vie. Ainsi, le mensonge, en ce qu’il est une arme, n’est légitime que lorsque la violence est déjà là, piétinant la dignité humaine. Il est une arme pour neutraliser les facteurs de violence ; il perd sa raison d’être dès lors que les victimes sont rétablies dans leur dignité. La Libération de 1944-1945 a été un grand moment de vérité en Europe, en particulier avec le tribunal de Nuremberg.

Mais le mensonge n’est pas seulement une arme, il peut être aussi un anesthésiant. Car la vérité quelquefois peut être à ce point intolérable qu’elle doit être contenue, adoucie, travestie, plutôt que dite, surtout si le destinataire est en situation vulnérable. Gaza aujourd’hui – un bombardement israélien – un immeuble qui s’effondre – un enfant blessé dans les décombres, mais conscient – il sent bien qu’on transporte une personne inanimée près de lui – « Maman !? » – le sauveteur répond : « Non ce n’est pas ta maman, on va la chercher, tu la verras bientôt ». Impossible en effet pour le sauveteur de confronter l’enfant à la mort de sa mère car cela pourrait remettre en cause sa survie. C’est le mensonge de compassion qui prévient le désespoir. Comme le médecin qui édulcore le diagnostic sur la tumeur décelée pour maintenir son patient dans l’espoir et donc optimiser ses chances de guérison.

Nous le voyons, il peut y avoir, contrairement à ce qu’affirmait Kant, des situations en lesquelles le mensonge est légitime. Mais il faut avoir conscience que le bien attendu de ces mensonges garde toujours un degré d’incertitude, et que des conséquences négatives imprévues peuvent en provenir. Par exemple il pourrait se trouver que le patient cancéreux évoqué ci-dessus ait une culture médicale, et aie déduit la gravité de son cancer ; ayant éventé le mensonge de son médecin, il ne lui fera plus confiance.

On ne devrait se servir des armes et des anesthésiants qu’en situation de crise. Le mensonge ne peut donc être légitime qu’en situation de crise. Or, pour une société, se gouverner, c’est essentiellement anticiper les potentialités de situations de crise afin de les éviter. Or, le principal facteur social des crises ce sont les situations d’injustice qui perdurent dans la société. Et, nous l’avons vu, la justice requiert la véracité dans les relations humaines.

Il y a trop d’armes qui circulent dans nos sociétés. Comme il y a trop de mensonges qui se diffusent, et d'injustices qui perdurent. Il importe de sortir de cette logique de violence pour ne pas être mis en situation de devoir mentir.

C’est pourquoi il faut chacun, là où nous sommes, commencer par appliquer l’exigence de la loi morale de véracité mise en évidence par Kant : « Dis toujours à autrui, ce que tu penses vraiment, ce que tu juges vrai ! »

 

 


[1]Réflexions sur le mensonge, 1943. Réédité par les Éditions ALLIA, 1996.

dimanche, juin 08, 2025

Sur l’homme politique-spectacle




« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation. »
Guy Debord, La société du spectacle, 1967 (I,1)

 

On entend les commentateurs s’interroger sur les décisions et contre-décisions du président Trump concernant les guerres en Ukraine et en Palestine, les droits de douanes, le budget de son pays, ses rapports avec E. Musk, etc. On partagerait volontiers leur désarroi à déceler une ligne politique qui ouvre une perspective claire de bien commun. Ce qui est, au fond, le but de l’action politique.
Mais y a-t-il vraiment un désarroi à partager ? Car, on le devine par des éclairs de regard brillant et de sourire en coin sur nos écrans, nos commentateurs et journalistes se régalent de l’actualité Trump.
Car toujours Trump fait le spectacle. Et c’est ce spectacle qui donne de l’attrait aux émissions qu’ils animent, et valorise leurs interventions.
Et si le trumpisme relevait essentiellement d’une logique de spectacle ?
Un spectacle est une représentation sensible d’une réalité intentionnellement composée pour susciter des émotions qui nous font adhérer à cette réalité.
Le président Trump se fait l’homme-spectacle du pouvoir politique. En le mettant en scène, en particulier dans le « bureau ovale », en lequel il nous fait témoins des décisions, arguments, polémiques, humiliations, roucoulades, etc. , entre hommes (et femmes, mais rarement)  de pouvoir. Comme s’il nous faisait participer au pouvoir des plus hautes sphères dirigeantes du monde.
Or cette « participation » a un effet profondément satisfaisant pour nous tous qui sommes confrontés de façon incessante aux impuissances, aux frustrations, de notre vie quotidienne.
Non pas que le show trumpien nous apporterait moult « happy end » en ce qu’il déboucherait sur des décisions politiques qui nous conviennent – paix juste en Ukraine, politique écologique volontariste, etc. Ce n’est à peu près jamais le cas, du moins pour la grande majorité de ses spectateurs. Non ! Ce que le Trump show permanent apporte est plutôt de l'ordre de la purgation – catharsis disait Aristote – de notre impuissance ordinaire, dans cette participation imaginaire, mais émotionnelle quand même, à une instance de pouvoir élevée.
Au fond, Trump est le premier personnage  public à assumer pleinement dans le champ politique « la société du spectacle » décrite par Guy Debord (voir la citation in incipit).
Et ce qui le prouve – comme par l’absurde – c’est son total décrochage de la valeur de vérité. Trump ne ment jamais, mais ne dit jamais la vérité. Il asserte de manière catégorique et il a le pouvoir : cela suffit. La preuve en est dans le nom qu'il a donné à son réseau social : "Truth" (Vérité). Cela signifie que quiconque voudrait discuter ses affirmations est considéré comme un nuisible. Il n'y a pas débat sur la scène de l'homme politique-spectacle Trump, quiconque prétend débattre doit être sans délai effacé de la scène. Ce qui est le propre d'un rapport fanatique à la vérité.
Il y a un sens de la vérité qu’autant que le langage objective un monde commun fondé sur notre expérience partagée – « Ce matin le ciel est bleu », et nous pouvons partager l’information vraie.  Mais le spectacle nous met dans une toute autre logique puisqu’il représente une réalité par certains codes permettant de susciter des émotions communes chez les spectateurs. Mais le vécu de ces émotions dépend de la sensibilité affective de chacun à ce moment-là, et donc est propre à chaque spectateur, le laissant enfermé dans sa propre subjectivité ; il ne saurait permettre de construire un projet commun. Le spectacle ne saurait être vrai ou faux. Il est réussi s’il capte largement les sensibilités, il est mauvais dans le cas contraire. 
 On sait que c’est une conséquence de l’établissement d’un marché ouvert dynamique comme principe de gestion des flux économiques, que la société mondialisée contemporaine fasse prévaloir le spectacle des biens marchands – leur apparence – sur leurs qualités réelles ; on sait que cette prévalence des apparences a été magnifiée, au niveau des relations sociales, par la popularisation de la communication numérique par Internet[1]; on sait que ce règne des apparences s’applique pleinement à la communication politique : le candidat, le président élu, s’appliquent à construire la bonne image qui induira le meilleur niveau de popularité. Tout cela c’est « le cinéma » habituel de la politique. Mais dès lors qu’on est dans la décision politique, on a toujours considéré qu’on rentre dans le sérieux de la réalité sociale : les lois impactent les relations réelles qui font la vie sociale. Et l’on sait que cet impact conditionne l’avenir politique de celui qui promeut la loi. En France, la loi sur les retraites a profondément divisé la société, et maintenant il faut faire avec.
La politique-spectacle de Trump fait passer la mise en scène de la décision avant le contenu de la décision. Car tout bon spectacle doit tenir la sensibilité émotionnelle en haleine, et donc sans cesse offrir des rebondissements qui relancent l’intérêt. Trump gère sa présidence comme naguère il gérait son émission de télévision. C’est pour cela que les décisions sont découpées en séquences de retournements, renforcements, suspensions, remises en cause, etc. L’essentiel est qu’il se passe quelque chose qui nourrisse l’intérêt pour le spectacle.
Mais quand, finalement (au bout des quatre premiers mois de sa présidence), le problème de la vérité pointe – les résultats sont bien pauvres par rapport aux annonces spectaculaires – c’est que la fièvre spectaculaire est retombée. Alors il faut réagir avec du lourd. On peut très bien interpréter l’écharpage public avec Elon Musk comme une manière délibérée par laquelle Trump, par un budget provocateur, essaie de relancer l’intérêt public sur le spectacle de sa présidence.
Il faut faire l’hypothèse – en réalité presque impossible à vérifier – que le vote Trump de l’automne 2024, en fait très faiblement majoritaire sur l’ensemble des États-Unis, a au moins autant été motivé par l’attrait du spectacle annoncé de cette présidence, que par l’attente des résultats liés aux mesures proclamées.
Ce qui voudrait dire qu’aux États-Unis en 2024 on aurait voté pour le spectacle de la présidence plutôt que pour l’amélioration de la vie sociale. Nous serions, en quelque sorte témoins d’un accomplissement de « la société du spectacle » selon Debord.
Il est intéressant de confronter, de ce point de vue, Trump et le président d’Ukraine Zelenski. Trump, homme d’affaires, est devenu metteur en scène et acteur du spectacle du pouvoir. Zelenski, comédien, metteur en scène, qui s’est rendu célèbre par son rôle dans un spectacle (une série télévisée) sur le pouvoir, est désormais un homme politique décisif dans l’évolution du monde.
Des historiens du futur ne seront-ils pas amenés à constater que, du point de vue de l’Histoire, Zelenski aura eu plus de pouvoir que Trump ?
Car, de toute façon, le monde avance indépendamment du spectacle de la politique, selon la logique combinée de la condition humaine et des lois de la nature. Tout l’avenir dépend de ce que nous voulons pour nos relations sociales comme pour notre rapport à l’environnement naturel. À trop voleter autour des lumières de la scène, nous délaissons la considération de ce qu’il faut faire pour maîtriser le cours du monde. Si bien qu’à un certain moment nous verrons la scène trembler, s’enflammer, ou sombrer. Et il sera trop tard. Nous ne saurons plus quoi faire.
Pensons la fin du spectacle !
 

[1] Sur tout ceci voir notre Démocratie… ou mercatocratie ? Éditions Yves Michel – 2023, chap. 4 « La nouvelle sophistique ».

dimanche, juin 01, 2025

Ne pas sombrer dans les effluves du bonheur


La politique, c’est, étymologiquement (le grec polis = cité), l’art de l’administration de la société. C’est un « art » au sens où le but de cet administration n’est pas donné par avance mais doit être défini dans ce processus lui-même.
« Bien commun » est le nom générique qu’on donne à ce but qui donne sens à la politique. De nos jours le bien commun est pourvu de deux caractères nouveaux et très singuliers : il valorise l’intérêt particulier, et il s’est mondialisé.
Faire reposer le bien commun sur l’intérêt particulier est très paradoxal. Comment la poursuite par chacun de son bien particulier peut-elle créer du bien commun ? C’est pourtant une idée qui est à la naissance de l’économie politique, en Occident, au XVIIIe : elle présuppose une société organisée pour que chacun cherche son bien dans l’échange marchand profitable, dans le cadre d’une libre concurrence. Les observateurs lucides voient bien, depuis deux siècles, qu’une telle proposition générale est fausse. Ils savent très bien que le PIB (produit intérieur brut = le total numéraire de l’ensemble des transactions marchandes dans un État en une année) n’est pas du tout la mesure du bien commun de ses habitants. L’économiste Karl Polanyi a montré (La grande transformation, 1944) l’effet pervers d'injustices qu'impliquent que la terre (qui tend alors à être accaparée), la monnaie (qui tend alors à s’accumuler dans des poches particulières), et surtout la vie des gens – leur énergie vitale et leurs compétences, c'est-à-dire le travail – soient inclus dans cet échange marchand.
Pourtant, sur ces bases aussi contestables de l’économie politique, ce modèle d’organisation sociale est quasiment parvenu, aujourd’hui, à se mondialiser. Car, que l’on soit sous l’affichage d’un état autocratique ou dit « démocratique », on retrouve partout sur la planète les mêmes principes d’organisation sociale en fonction des intérêts marchands : circulation de mêmes types de biens dans les mêmes types de structures immobilières (centres commerciaux), avec la même priorité donnée aux voies de communication qui favorise les flux de marchandises, et la même partition des individus entre les rôles de travailleurs et de consommateurs, la même maltraitance des espaces naturels, la même répartition disproportionnée de l’habitat humain entre les campagnes et les mégalopoles, etc.
Nous savons aujourd’hui que ce mode de vie sociale, non seulement n’apporte pas le bien commun, mais que le bien particulier qu’il apporte à une minorité ne saurait être que provisoire. Puisque, dans son dynamisme spontané – le marché ne saurait que croître – il est mortifère pour l’humanité, et que, même dans l’expérience des catastrophes qu’il a induites, il est incapable de s’amender.
Diantrebleu qu’est-ce qui le fait encore tenir ! ?
Réponse : le bonheur !
Mais aller vers des catastrophes, voire vers l’effondrement de la biosphère, ce n’est pas le bonheur ! ?
Reprenons !
Toute société est politique d’abord en ce qu’elle doit clarifier le bien commun qui est sa raison d’être. Longtemps, en Occident, mais aussi ailleurs, le bien commun a été la sécurité : les populations se socialisaient en se rangeant sous la protection de celui qui possédait les armes, les chevaux, et la maîtrise de place(s) forte(s). Ce fut le temps des féodaux, avec leur prolongement dans les monarchies héréditaires.
Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle une étoile nouvelle s’est levée dans le firmament du bien commun : le bonheur. « Le bonheur est une idée neuve en Europe » proclamait Saint-Just devant la Convention de la toute jeune République française au printemps 1794.
Mais le bonheur comme but de la politique, cela n’a jamais marché. Au vrai, cela a toujours mené aux pires catastrophes humaines. La première fut la Terreur en France entre l’automne 1793 et l’été 1794 (plusieurs milliers de guillotinés à Paris), dont d’ailleurs Saint-Just, au moment où il proclamait le bonheur comme bien commun, était un des principaux acteurs. Cela s’est vu aussi dans des pays où des partis communistes eurent accédé au pouvoir : les millions de victimes, par famine, en URSS, surtout en Ukraine, sous Staline dans les années trente, et de même, en Chine, lors du Grand bond en avant initié par Mao, dans les années cinquante. Plus récemment, dans les années soixante-dix, ce furent les centaines de milliers de vie sacrifiées par le régime de Pol Pot au Cambodge.
Car le but des partis communistes étaient bien la société sans classes, ayant aboli la propriété privée, où chacun recevrait selon ses besoin et donnerait selon ses capacités, réalisant enfin le bonheur sur Terre.
Le pouvoir social effectif de notre société mondialisée actuelle, qui est une mercatocratie, nous propose sa version du bonheur comme maximisation de la capacité d’accéder à des biens marchands. On sait désormais qu’elle implique des agressions à conséquences génocidaires sur la biosphère (exténuations, disparitions d’espèces vivantes), conjuguées à des phénomènes d’étouffement physique par l’importance des déchets générés (dont le rejets carbonés qui dérèglent le climat) qui mettent en péril sa viabilité.
Toujours le bonheur comme visée du bien commun est mortifère !
Cela ne veut pas dire qu’il faille biffer le mot bonheur de notre vocabulaire, forclore la valeur bonheur de nos esprits. Cela serait inhumain. Car le bonheur s’impose comme idée-limite (« idée transcendantale » dit Kant) de l’état plénitude de satisfaction de nos désirs. État donc qui ne peut jamais être atteint (comme on se réfère constamment au monde sans jamais pouvoir le connaître vraiment), mais qui constitue nécessairement l'horizon de nos désirs, et dont on peut avoir comme un aperçu en certains moments heureux – ce que révèle l’étymologie du mot : bon-heur = bonne rencontre, bonne chance. Cette étymologie se retrouve dans la plupart des langues.
Cela signifie, que le bonheur ne se planifie pas, que ce qui s’en rapproche le plus dans l’expérience humaine n’est qu’un moment de bonne rencontre qui advient à l’improviste.
Qu’est-ce que fait scintiller sous nos yeux la mercatocratie en nous tenant dans la dualité des rôles de travailleur/consommateur, sinon sa mise en spectacle, dans ses annonces, des occurrences de moments de bonheur ? Concrètement ils ne vont guère plus loin que le moment fugitif de l’acte d’achat.
Nous sommes tenus idéologiquement – c’est la fonction de la profusion de communication marchande – par ces effluves de bonheur  ! Mais nous ne tiendrons jamais le bonheur comme réalité présente : il sera toujours pour demain. Ce qui se voit dans les joueurs de foot ayant gagné leur grand match et répétant « Je suis heureux ! » Pourquoi avoir tant besoin de le répéter, sinon par conscience que cet heureux moment leur échappe s’ils ne le formulent pas ?
Car le bonheur n’est que le rêve du désir d’un individu, c’est-à-dire une visée toute subjective, qui  ne vaut que pour lui, liée à ses propres expériences infantiles, les plus gratifiantes, qu’il ne retrouvera pas. C’est pourquoi aucune société ne saurait s’accorder sur une politique du bonheur.
Pour la même raison l’utilisation de l’argument du bonheur par les politiques populistes – « C’est pour votre bonheur ! » – est difficilement contestable. Il court-circuite les arguments de réfutation en déclenchant chez l’individu son imaginaire de satisfaction sans freins auquel il est si volontiers enclin à céder.
C’est pour cela que l’argument du bonheur est toujours en politique une facilité. La mercatocratie, qui est devenue le véritable pouvoir politique sur la planète, celui qui détermine en fin de compte l'organisation sociale, l’exploite … à mort, littéralement !
Les Anciens – je parle des penseurs grecs et romains d’avant le christianisme – nous ont légué à cet égard une certaine sagesse. Dans la lignée de Socrate, ils critiquaient les populistes – c’étaient alors les « sophistes » qui déjà dans la démocratie grecque du –IVe siècle appâtaient le peuple avec l’imaginaire de bonheur. Un siècle plus tard dans la lignée des Épicuriens et des Stoïciens, les penseurs d'alors s’efforçaient de rationaliser la notion de bonheur. Mais afin de la sortir du rêve, de lui donner une valeur objective, ils ne pouvaient que la définir négativement : le bonheur n’est plus dans la plénitude de satisfaction de ses désirs, mais dans l’absence de désir – ce qu’ils appelaient ataraxie. Or comme l’ataraxie est essentiellement une affaire d’hygiène de vie personnelle, le bonheur était alors d’emblée soustrait à toute possibilité de valoir comme bien commun.
Les Anciens avaient donc bien perçu et géré le danger du bonheur comme but de la politique. Notre société occidentale, issue de la montée en puissance du marché dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, montre qu’elle a perdu cette sagesse !
Pourtant nous gardons une belle raison d’espérer. Notre espoir, c’est que, dès la première moitié du XIXe siècle, en Occident, devant les malheurs réels générés par l’industrialisation appuyée sur le progrès des sciences et techniques pour produire des biens en abondance censés faire advenir une société de bonheur, l’idée d’une valeur alternative de bien commun s’est levée.
Ces malheurs furent l’appauvrissement dans les campagnes par la mobilisation des terres communes pour des intérêts particuliers (les « enclosures ») ; l’enrôlement dans l’industrie des bras, des corps, de la population la plus démunie dans des conditions inhumaines ; la déqualification systématique des ouvriers-artisans dont l’énergie devait désormais être mise au service des nouvelles machines ; la déforestation systématique, et autres effractions dans l’environnement naturel.
Cette valeur, c’est la justice. Avant que l’opposition communiste au patronat ne prenne l’ascendant sur le mouvement ouvrier en parlant de bonheur dans une société communiste à portée de révolution dans les dernières décennies du XIXe, l’opposition à l’installation d’un marché ouvert par l’industrialisation était le fait surtout d’artisans-ouvriers qui, des sans-culottes parisiens de 1792 aux communards de 1871, en passant par les émeutiers de 1830 et de 1848 en France, ne revendiquaient pas le bonheur, mais la justice !
Or, la justice, contrairement au bonheur, est une valeur objective car la reconnaissance de ce qui est digne se partage, comme se partagent les situations d’indignation. Quiconque surveille le découpage du succulent gâteau au dessert sait cela !
La justice sauve la vie sociale de la violence et l’ouvre à la confiance ce qui est la meilleure condition sociale pour que l’humain fasse enfin valoir tout ce qu’il peut. Nos aïeux s’étaient donné un joli mot pour exprimer cet état social porté par la confiance apriori en autrui : la fraternité. En France, d’ailleurs, en 1848, ils l’ont inclus dans la devise de la République. Réhabilitons cette valeur  : Fraternité ! Le mot paraît étymologiquement partial, certes, comme le mot sororité d’ailleurs, mais au fond, c’est la confiance qu'il évoque qui est importante et donc la justice qui en est la condition nécessaire et suffisante.
Ainsi, c’est dans le bien commun comme justice qu’il faut miser pour nous donner un avenir collectif. Car il y a aujourd’hui tant de motifs d’indignation !
Ne nous abrutissons pas d’effluves de bonheur. Faisons valoir nos indignations car l’exigence du temps présent c’est de redresser le monde afin qu’il soit plus juste.
NON PAS LE BONHEUR, LA JUSTICE ! Le bonheur – le vrai, bien au-delà des fantasmes régressifs, du côté de l'estime de soi – nous sera donné par surcroît. 

dimanche, mai 25, 2025

Pourquoi l'injustice indigne-t-elle ?

 


Il est remarquable certaines valeurs essentielles sur lesquelles nous nous appuyons pour orienter nos choix de comportement s’imposent à nous par leur négation.
C’est la confrontation à la contrainte qui nous ouvre au sens de la liberté. C’est l’expérience de l’injustice qui nous ouvre au sens de la justice.
Chacune de ces expériences négatives s’éprouve par un sentiment propre.
C’est le sentiment de frustration qui nous introduit au désir de liberté. C’est le sentiment d’indignation qui nous introduit à l’exigence de justice.
La frustration, c’est le désir qui se voit contrecarré. L’indignation – l’étymologie du mot est parfaitement explicite – c’est le sentiment négatif de non acceptation de voir la dignité humaine bafouée.
C’est ici qu’apparaît une différence essentielle entre la liberté et la justice.
L’esprit humain apprend à s’adapter aux contraintes – c’est l’accès au principe de réalité. J’ai pu marcher et même courir, mais je ne pourrai jamais voler. Je dois donner la main à l’adulte qui m’accompagne et non gambader à mon gré à proximité de la voie routière. Et petit à petit j’apprendrai – c’est cela devenir adulte – à placer ma liberté ailleurs que dans l’absence de contrainte, et ce sera du côté de l’autonomie : arriver à me donner mes propres règles de choix, selon les vues de l’humain que je veux devenir, pour prendre en compte les contraintes de la réalité physique, mais aussi de la réalité sociale, du monde en lequel je suis immergé.
Et justement, dans cette réalité sociale, des situations m’ont indigné. J’ai découvert l’existence de l’injustice. Puis-je alors, en mon autonomie, me donner une règle par laquelle j’accepterai l’injustice ?
La réponse est non ! On ne peut pas intégrer l’existence de l’injustice dans une perspective raisonnable d’autonomie.
La raison en est donnée par Kant. Nous attribuons a priori une dignité à tout être humain en tant qu’il est notre semblable. En effet, nous avons conscience de nous comme valeur absolue en tant qu’être raisonnable apte à se donner des règles pour conduire sa vie vers ce qu’il juge être sa plus grande valeur. En tant qu’il est notre semblable, c’est-à-dire un être autonome, nous reconnaissons en tout autre humain cette valeur absolue. C’est cette valeur absolue que désigne le mot « dignité ». Or cette dignité, parce qu’elle n’est pas relative aux circonstances, inspire plus que de l’estime, elle inspire le respect.
Le respect pour autrui, explique Kant, est un sentiment qui doit être qualifié d’extraordinaire parce qu’il est le seul, concernant nos relations sociales, qui ne dépende pas de circonstances particulières. Il est « spontanément produit par un concept de la raison, et par là même spécifiquement distinct de tous les sentiments (…) qui se rapportent à l'inclination, ou à la crainte. Ce que je reconnais immédiatement comme loi pour moi, je le reconnais avec un sentiment de respect qui exprime simplement la conscience que j'ai de la subordination de ma volonté à une loi sans entremise d'autres influences sur ma sensibilité. »[1]
La « loi » est ici une référence à l’autonomie de la personne que Kant concentre dans la loi morale : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » (œuvre citée, 2ème section). Cela indique qu’au fond de toute situation d’injustice, il y a un (ou des) être humain qui a été réduit au rôle de simple instrument d’intérêts particuliers.
C’est parce que nous sommes des êtres raisonnables que l’indignation n’est pas intégrable dans notre réalité sociale. Cela signifie, pratiquement, qu’il nous est impossible, raisonnablement, de monnayer notre sentiment de respect en faveur de satisfactions que le compenseraient.
On comprend que l’injustice a exactement la superficie de l’indignation. Est indigne tout ce qui n’est pas juste humainement, c’est-à-dire tout ce qui contredit le respect que l’on doit à soi-même et aux autres. Injustices sont, acheter de la compétence, de l’énergie, du temps de vie humains comme si c’était une marchandise (ce traitement du travail est aujourd’hui l’occurrence la plus massive d’injustice), bombarder une population, qui n’a aucune responsabilité dans une situation de guerre, par simple opportunité géopolitique (comme on le voit aujourd’hui à Gaza, en Ukraine et au Soudan), acheter un faux témoignage (par exemple l’influenceur qui a acquis la confiance de milliers de « followers » et qui « témoigne » des bienfaits d’un produit marchand)[2], accuser autrui d’un méfait sur le simple a priori d’un trait physique particulier (sa couleur de peau, son genre, …car nul n’est responsable de ses traits physiques particuliers), acheter ou vendre des faveurs sexuelles (dans la mesure où la raison solidarise le partage de l’intimité corporelle avec l’amour), etc.
Et, en notre société mondialisée en son évolution contemporaine, les motifs d’indignation, les situations d’injustice, semblent se multiplier d’une manière accélérée. Il y a beaucoup de facteurs qui déterminent une telle évolution. Relevons quand même une situation de spectacularisation de la société qui fait que l’irrespect publiquement affiché est ce qui apporte le mieux une visibilité médiatique[3], ceci combiné avec le sentiment d’impunité que permet la figure factice qu’on peut se composer en communiquant par l’intermédiaire d’un écran connecté[4].
Rappelons que nous avons déjà parlé, ici même, de l’indignation, il y a bien longtemps. C’était à propos du livre interpellateur de Stéphane Hessel  Indignez-vous ! (Indigène éditions, 2010). Nous relevions qu’il est impossible de s’indigner sur commande, et que le problème n’est pas qu’on manque d’indignations, mais qu’on manque de détermination à leur donner suite, à les faire valoir publiquement. Toute indignation est une alerte, parce que l’injustice non remédiée est de la substance explosive rajoutée dans la vie sociale qui nourrira à un moment ou un autre des situations de violence – n’est-ce pas ce que nous vivons 15 ans après l’alerte lancée par Stéphane Hessel ?
Et puis – modestie ! – ce que nous avons dit de l’exacte homothétie entre la justice (dimension sociale) et la dignité humaine (dimension personnelle) avait déjà été clairement perçu par le théoricien et militant anarcho-socialiste Pierre-Joseph Proudhon, il y a un siècle et demi :
"L'homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, de s'affirmer tout à la fois comme individu et comme espèce. La JUSTICE est le produit de cette faculté."[5]
 Que faire ? Au moins accepter, accueillir nos indignations, et les faire valoir publiquement comme alertes. C’est ce qu’on doit, aujourd’hui, à notre humanité si maltraitée !
 

[1] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1792), 1ère section.

[2] Kant déclare tout mensonge, quelles que soient les conditions de sa profération, indigne – cf. D'un prétendu droit de mentir par humanité (1797). Cette condamnation absolue interpelle. Nous réservons pour un prochain article nos remarques à ce propos.

[3] Pas besoin de donner des exemples, il suffit de lire ce qui apparaît dans les cartouches de racolage sur les pages d’actualités qui s’imposent sur les écrans numériques connectés !

[4] Nous consacrerons notre article du dimanche 22 juin prochain à mieux caractériser ce nouveau monde du numérique.

[5] De la justice dans la révolution et dans l’Église, 1858.

dimanche, mai 18, 2025

Le wokisme, ce vocable si particulier !



Le wokisme est surtout connu à travers son opposé composé : l’anti-wokisme.
Wokisme et anti-wokisme sont deux mots du répertoire idéologique du monde occidentalisé contemporain. « Idéologique » signifie qu’ils invoquent des prises de position politiques, au sens propre du terme, c’est-à-dire concernant ce que doit être le Bien commun.
Wokisme vient de l’anglais woke = éveillé. Or, le sens de l’éveil ainsi désigné est essentiellement négatif : il est contre des comportements discriminatoires toujours fondés sur des traits distinctifs physiques, essentiellement dans les domaines de la couleur de peau et du genre.
Dans la mesure où le wokisme est d’abord connu par le biais des prises de position anti-wokistes, il ne faut pas s’étonner que ce que désigne le mot « wokisme » apparaisse très flou, sauf que la vivacité des polémiques semble sommer tout un chacun de devoir prendre une position claire – pour ou contre – sur cette réalité floue. Nous avons montré, à propos de l’antislamophobie, à quel point les positions idéologiques négatives redoublées (être contre ceux qui sont contre) pouvaient créer de l’ambiguïté – on peut se retrouver contre le wokisme avec des gens qui ont des motifs contradictoires avec les nôtres, c’est ainsi qu’il y a un anti-wokisme de gauche et un anti-wokisme fascisant.
Les propositions qui suivent visent à clarifier la notion de wokisme pour comprendre quelle position idéologique positive est en jeu dans le rejet qu’il exprime.

1– Le wokisme présuppose une société d’égalité de droit.

Si être woke c’est être éveillé, alors les non woke sont des endormis. Or, c’est dans l’endormissement qu’advient le vécu du rêve qui, on le sait, est le vécu de la pleine réalisation fantasmatique de ses désirs. Dans nos sociétés occidentalisées, le rêve est celui d’une société d’individus libres et égaux en droit. Le droit étant censé garantir cette liberté de chacun contre les comportements abusifs qui la remettraient en cause.
Cela signifie qu’il ne saurait y avoir de wokisme dans une société de caste, laquelle part du principe que c’est le statut hiérarchique de son groupe social de naissance qui détermine les droits et devoirs d’un individu – il y a donc inégalité devant le droit, comme c’était le cas de la société européenne féodalo-monarchique de naguère. Pour reprendre les termes de l’anthropologue Louis Dumont : le wokisme ne peut pas être une affaire de l’homo hierarchicus, mais seulement de l’homo æqualis[1] ; il ne peut donc concerner que l’homme occidental, ou occidentalisé, à partir de la fin du XVIIIe siècle.

2– Le démarche woke est pleinement légitime

Le woke dénonce une discrimination qui n’est pas prise en charge dans l’espace public, puisque le droit public ne saurait la dire sans se trouver en contradiction avec lui-même – non, la police ne fait pas de contrôles d’identité au faciès, sera-t-il réaffirmé constamment, quitte à invoquer toutes les circonstances possibles pour justifier les expériences ou statistiques contraires.
Autrement dit, sans les interpellations woke, le mensonge de la société de droit sur elle-même s’approfondirait, ce qui ne pourrait que déboucher sur son échec par des explosions de violence incontrôlables.
Ainsi, dans une société qui s’assoupit sur ses mensonges concernant l’égalité devant le droit, la démarche woke est indispensable car seule salutaire pour le Bien commun.

3– La revendication woke est inévitablement portée à être passionnelle

Dans les sociétés de castes – celles de l’homo hiérachicus – l’inégalité de traitement dans la vie sociale est acceptée par ceux qui en pâtissent dans la mesure où ils participent de la croyance en la transcendance qui la fonde.
Dans les sociétés promouvant l’homo equalis, l’inégalité de traitement par la société est subie comme une injure, une injustice, autrement dit la pire violence morale qui soit. Tout simplement parce qu’elle ne peut avoir d’autre justification qu’un événement contingent, parfaitement hors de prise de l’individu concerné, soit le trait physique distinctif dont il s’est trouvé doté – la couleur de sa peau, son genre …
Or, l’enjeu le plus important pour la vie de chacun, c‘est la conception qu’il se donne du bien, et la manière dont il est capable de maîtriser ses choix de comportements en fonction de celle-ci. Car c’est ce qui donne la valeur propre à sa vie – ce qu’on appelle proprement son estime de soi. Cette thèse pourrait être longuement et richement étayée philosophiquement. Cela n’est pas nécessaire, il suffit de faire appel à la conscience intime de chacun.
C’est toujours cette conscience intime qui nous fait savoir que l’estime de soi ne saurait se réduire à un jugement intérieur. Elle a absolument besoin de la reconnaissance d’autrui.
Le discriminé subit un divorce inacceptable entre la valeur qu’il essaie de donner à sa vie conjuguée avec son aspiration à sa reconnaissance sociale, et les épisodes répétés de mépris, d’humiliation, de rejet, qu’il reçoit de la vie sociale. Il se voit mis en échec dans ce qu’il a de plus cher – son estime de soi – pour un motif qui est hors du champ de sa liberté. C’est pourquoi le sens d’être woke, pour lui, c’est de recouvrer son estime de lui-même en démasquant le mensonge de la société à son égard comme à l’égard de tous ceux qui se retrouvent réunis dans le même motif sensible de discrimination.
Si on parle de passions pour des désirs qui peuvent paraître excessifs parce qu’ils semblent envahir tout le psychisme de l’individu et n’en finissent jamais de vouloir se satisfaire, alors la revendication woke tend nécessairement à être passionnée parce que le discriminé, en la posant, en l’imposant, y joue le sens de sa vie.

4– Parler de wokisme, c’est prendre en compte la dimension identitaire du positionnement woke.

L’attitude woke se décline nécessairement à la première personne du pluriel. C’est le « nous » de ceux qui portent le même caractère physique distinctif point d’appui de la discrimination commune qui appelle la réponse woke au mensonge du droit.
La première destinée de l’« être woke » est en effet son partage entre discriminés. Ce partage implique d’emblée le renversement en son contraire de la valeur du trait physique qui, de motif d’exclusion de la société de droit devient motif d’inclusion dans un groupe particulier dont il devient le marqueur identitaire.
Cet investissement identitaire propre au wokisme bénéficie de toute l’énergie, forcément passionnelle, de ceux pour qui elle redonne sens à leur vie. C’est pourquoi le wokisme peut amener à des comportements dangereux pour la cohésion sociale. Exclus de l'universalisme leur investissement excessif pour affirmer leur particularisme devient une menace pour un État qui se revendique, du moins formellement, de l'universalisme.

5– Le wokisme est une idéologie réactive qui manifeste un échec de l’humanisme des droits universels de l’être humain.

Il reste que l’identitarisme – la formation de la conscience de soi comme appartenance à une identité particulière – est initialement introduit par des pratiques discriminantes communément approuvées dans le cadre d’un ordre social qui se légitime comme incarnant la loi égale pour tous.
Il y a donc wokisme parce que, et seulement parce que, la société faillit à son principe d’une société d’humains libres et égaux en droit.
Le wokisme est donc une idéologie réactive à cette faillite.
En tant qu’idéologie, le wokisme porte un projet politique en lequel le bien commun se réaliserait par l’affirmation d’entités sociales particulières fondées sur des caractères physiques distinctifs, par opposition à un projet de société en lequel, quels que soient les caractères physiques que la nature lui a donné, chacun jouirait de la même liberté sous la garde du même droit.
Le destin de l’idéologie wokiste, si elle prospérait, est facile à anticiper : l’inévitable rivalité entre les groupes identitaires amènerait à une violence généralisée, au pire catastrophique pour tous. Cette violence, au mieux, pourrait se stabiliser en un société de castes cristallisant une hiérarchisation des identités.
Les humains retourneraient dans la condition si injuste de l’homo hierarchicus dont ils avaient cru pouvoir s’extirper !
La seule société raisonnable est la société pouvant assurer au mieux la justice, c’est-à-dire organisée pour garantir une minimisation de la violence et favoriser au mieux le libre épanouissement des qualités proprement humaines de l’humanité[2], c’est la société de liberté et d’égalité devant la loi démocratiquement établie. Ce type de société, en se diffusant par l’exemple de ses avantages, finirait par rendre les frontières entre États superfétatoires.
Ce n’est pas notre société aujourd’hui, quand bien même elle s’affiche démocratique et mondialisée. La floraison en son sein du wokisme – et de l’anti-wokisme qui l’accompagne– prouve qu’elle se ment sur elle-même. On sait que c’est une société de course au pouvoir – par l’accumulation pécuniaire – exacerbée. Pour cela les plus puissants peuvent suffisamment sévir pour imposer la sujétion de parties de la population plus vulnérables, piétinant sans vergogne les principes humanistes proclamés. Le wokisme en révèle l’occurrence la plus brutale.
On voit que cette crise de l’humanisme universaliste est désormais particulièrement aiguë aux États-Unis aujourd’hui. Mais elle est déjà très sensible en Europe.
Il importe de dénoncer nos sociétés mercatocratiques pour leur grimage démocratique, leur mensonge sur l’état de droit, afin que soit mise au jour pour tous leur complaisance pour les pratiques discriminatoires.
________________

         Oui, nous récusons le wokisme, et l'anti-wokisme, et toutes les idéologies qui impliquent des jugements systématiques sur les « bons » et les « méchants ». Par contre nous voulons être attentifs aux éveillés qui font savoir que notre société, qui sommeille au son de la berceuse de l'universalité de la valeur humaine, est capable de la bafouer clandestinement. Les écouter, accompagner leur indignation, c'est éviter qu'ils se retournent vers un particularisme potentiellement ravageur.
Car il est urgent d’aller vers une société en laquelle tous se sentent également reconnus quels que soient les caractères physiques particuliers dont la nature les a dotés.
 

[1]Louis DUMONT, Homo æqualis, éd, Gallimard, 1985.

[2] La condition de devoir sans cesse satisfaire des besoins en notre régime mercatocratique n’est pas une qualité proprement humaine. Voir notre Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023.


samedi, février 08, 2025

Faire maintenant ce qu’après on ne pourra plus faire

 

Francesco de Goya, Duel au gourdin -1823

Qu’est-ce qu’une catastrophe ? Un épisode local en lequel on ne peut plus rien faire. Ceux de Valence en Espagne, ceux de Mayotte, ceux de Los Angeles, et, auparavant, ceux des vallées de la Vésubie et de la Roya (Alpes maritimes), savent ce que cela veut dire. À chaque fois le système social censé les protéger est dépassé, impuissant, et les laisse livrés à eux-mêmes, à leurs blessures, à leurs décombres, à leurs morts.
Qu’est-ce qu’un effondrement ? Une situation globale de l'humanité en laquelle elle ne peut plus rien faire. L’accélération du rythme des catastrophes doit alerter sur la possibilité d’un effondrement à venir – les éboulis avant que l’immeuble ne s’effondre. Il y a des esprits sincères qui écrivent sur l’hypothèse d’un effondrement à venir et sur la manière de s’y préparer. Qu’ils sachent qu’on ne s’adapte pas, par définition, à un effondrement. S’il s’annonce on fait tout pour l’éviter.
Notre erreur, nous humains de bonne volonté qui sommes immensément majoritaires, est d’avoir mal évalué la véritable catastrophe advenue à l’humanité ces dernières décennies et qui est une catastrophe sociale : le triomphe de l’idéologie mercatocratique.
Cette idéologie est égotiste de courte vue en ce qu’elle met le bien dans la maximisation des sensations bonnes du sujet individuel. C’est pourquoi elle investit systématiquement le court terme entendu comme le plus court temps futur permettant de remédier aux frustrations du présent. Elle tend ainsi à promouvoir un personnel politique qui ne sait parler du Bien commun qu’autant qu’il serve à monter dans les positions de pouvoir social qui permettent de gagner en possibilités de sensations bonnes[1]. La mercatocratie – le pouvoir de ceux qui agissent pour le développement du marché – contrôle le pouvoir politique, du moins en Occident, depuis près de deux siècles. Pourtant, elle a toujours dû s’imposer en s’opposant à une culture populaire qui exigeait une certaine décence dans la gestion des relations sociales telle que soit ménagé ce minimum de confiance a priori entre les gens qui facilite leur vie sociale. Cette décence minimale semble avoir été broyée par le développement récent de la communication numérique qui évacue de plus en plus une ouverture vivante aux relations sociales, tout en permettant une emprise quasi permanente sur les individus, dès le plus jeune âge, de l’idéologie égotiste requise par le développement du marché[2].
Nous sommes désormais confrontés à une irresponsabilité politique à peu près générale qui n’a peut-être jamais eu d’équivalent dans l’histoire humaine – même en démocratie, même malgré la démocratie. On se bat à n’en plus finir sur des enjeux d’intérêts particuliers (catégoriels dit-on) en évacuant le problème qu’en se comportant ainsi, on s’enfonce inexorablement dans une crise écologique planétaire – voir ci-dessus le tableau Duel au gourdin de Goya où les deux combattants ne se voient pas s’enfoncer d’autant plus dans les sables mouvants qu’ils mettent d’énergie à vouloir se frapper. Qu'arrivera-t-il quand ils se verront proches de l'engloutissement ? Ils s’agripperont l'un à l'autre en gestuel d'amour désespéré. Mais il sera trop tard !
La mercatocratie sait comment s’y prendre avec la liberté des individus qu’implique les formes démocratiques : elle les met en situation de réagir de manière « évidente » par interpellation émotionnelle. C’est comme cela qu’elle gagne des parts de marché en imposant un produit … et le personnel politique est devenu de plus en plus un produit. Tout cette affaire de manipulation de la liberté est concentrée dans le verbe « réagir ». Quand on réagit on le vit comme une expression de sa liberté. Et pourtant, comme le remarquait Spinoza, on est déterminé par ce qui nous fait réagir. On a donc le comportement attendu par celui qui a conçu l’interpellation destinée à nous faire réagir. Et pour la conception de son message interpellateur, celui-ci utilise désormais largement les résultats des sciences humaines. On peut citer l’exemple de la communication qui vous invite, par l’image, à vous identifier au possesseur d’un véhicule automobile surdimensionné, en vous présentant, par l’imaginaire de sa possession, surpuissant (et séduisant) ; de même que le produit Trump se présente à ses électeurs comme surpuissant, capable de résoudre tous leurs problèmes – une sorte de Mr Propre en responsable politique.
Voilà pourquoi l’on n’a pas fait ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps. Et ce qu’on aurait dû faire est très clair. Des politiques responsables n’auraient jamais dû autoriser les monstrueux paquebots de croisière (de plusieurs milliers de croisiéristes) qui sont apparus, et se sont vite multipliés, récemment[3]. D’une manière générale le problème n’est pas tant posé par les innovations techniques en elles-mêmes que par l’usage qui en est fait. Nous savons très bien qu'il faut développer en toute priorité les transports collectifs, tout en évitant les organisations sociales qui multiplient des besoins incessants de déplacements. Nous savons très bien qu'il faut bannir les organisations industrielles qui impliquent une goinfrerie de ressources naturelles et d’énergie, pour des biens de bénéfice superficiel ou éphémère, mais porteurs de pollutions et de déchets durables. Tant de cours d’eau sont mourants, tant de milieux atmosphériques sont devenus morbides, tant de paysages découverts enchanteurs, riches d’espèces en interaction, sont devenus sordides !
Ce sont là des principes de Bien commun très simples à appliquer. Un programme écologiste n’est pas problématique à définir. Même la transition qu’il implique ne devrait pas torturer les esprits s’ils prennent en compte l’essentiel : se savoir progresser vers un avenir de Bien commun. Il est sûr que cela implique de se déprendre d’habitudes de vie qui pouvaient avoir des agréments de la facilité – le plastique, c’est si pratique ! Mais, ce que l’on voit se rapprocher de nos jours – imposer aux populations un état de guerre – n’engendre-t-il pas des changements dans la vie autrement plus difficiles à accepter ? À ceux qui essaient de stigmatiser une « écologie punitive », s’ils ont des relations avec les riches résidents sur les hauteurs surplombant Los Angeles, peut-être celles-ci les aideront à prendre conscience que si punition il y a, elle vient de l’autre bord, du côté de l’absence de prise en considération des limites écologiques.
C’est de notre intelligence dont nous avons besoin à présent, et non pas de cette prétendue « intelligence artificielle » dont on nous rebat les oreilles !
L’expression « intelligence artificielle » est abusive. Il n’y a que derrière cela que du calcul, quelquefois fort sophistiqué, sur des données numérisées. Toute l’intelligence est naturellement humaine dans cette technique récente qu’est l’« IA (intelligence artificielle) générative », à la fois dans la numérisation, la conception des algorithmes régissant le calcul, et dans l’interprétation du résultat. Cela peut être intéressant si l’embase de données est large et la puissance de calcul suffisante. Mais cela n’ira jamais plus loin que ce que l’on peut savoir directement par d’autres moyens (encyclopédies, etc.) en prenant du temps certes, de manière laborieuse le plus souvent, mais un temps de vie humaine certainement intéressant, en lequel s’aiguise sa curiosité pour la richesse du monde, et où l’on peut faire des découvertes imprévues, élargissant ainsi de manière insoupçonnée sa vision du monde, et augmentant ce bien humain le plus précieux qui soit : l’estime de soi-même.
Il n’y a aucune estime de soi-même à recevoir dans les secondes la réponse faite par l’IA générative. C’est si facile ! Il faut plutôt reconnaître qu’elle rabaisse. Car l’IA nous met dans une situation parfaitement régressive. C’est vers 3-4 ans que le petit enfant n’arrête pas d’interroger l’adulte sur le monde – « Cékoiça ? » – pour s’abreuver de la nécessairement bonne réponse de celui-ci. De même l’IA, qui a toujours la bonne réponse (c’est-à-dire non criticable), nous met précisément dans cette posture infantile. Là est le principal danger de l’IA : devenir l’instance qui sait tout, parce qu’elle a réponse à tout et qu’elle est incriticable. Elle tend ainsi à court-circuiter notre autonomie dans la découverte du monde, c'est cela l'infantilisation.
La question de notre intelligence collective doit donc prendre le pas sur cette effervescence à propos de l’IA, laquelle ne peut en aucun cas ouvrir l’avenir qui nous manque puisqu’elle ne peut que reprendre ce qu’on sait déjà pour servir les intérêts à court terme de la mercatocratie : elle ferait gagner du temps, et dans l’idéologie dominante, le temps c’est de l’argent.
Il est vrai que l’idée de notre intelligence proprement humaine, même si elle est fortement valorisée, reste confuse : celui qui est champion au jeu d’échec, mais rate régulièrement ses relations affectives, est-il intelligent ?
Une piste pour éclairer cette valeur est de se rendre à l’origine étymologique du mot. Intelligent vient du verbe latin intelligere dont la traduction la plus appropriée est notre verbe comprendre. Or on peut clarifier ce verbe en notant que com-prendre, c’est prendre-avec-soi. Le soi est ici l’unité de tout ce qui arrive à un individu qui le fait être sujet humain, et cette unité n’a de sens qu’en ce qu’elle vise un Bien comme but final de son existence. Ainsi l’intelligence humaine serait la capacité de comprendre une réalité qui interpelle un sujet en l’intégrant à son existence du point de vue du sens qu’il lui donne.
Par exemple, comprendre l’IA pourra signifier reconnaître son utilité pour répondre à des problèmes de court terme en même temps que sa vacance totale pour répondre au problème essentiel de l’humanité en ces premières décennies du XXIe siècle (dans la mesure où le sens que l’on donne à son existence est lié à un avenir ouvert en lequel l’humanité aura la possibilité de faire valoir ce qu’elle peut).
Faire preuve d’intelligence aujourd’hui, serait prioritairement comprendre notre situation historique très singulière d’humain. Ce serait ainsi se donner les moyens de faire maintenant ce qu’il faut pour que l’aventure humaine continue et puisse réaliser les promesses qu’elle a pu esquisser, en ayant conscience qu’après il sera trop tard, qu’elle ne pourra plus que subir dans le malheur.

[1] «Je veux mourir riche» aurait confié le nouvellement élu président, Nicolas Sarkozy, à son conseiller Patrick Buisson, le 20-12-2007. Cf Le Canard enchaîné du 5-02-2025, p.3.

[2] La potentialité d'un gain en chiffre d'affaires en affichant des prix se terminant en "99" (plutôt qu'en chiffres ronds avec l'unité au-dessus) est connue depuis plus d'un siècle. Pourtant, la pratique ne s'en est généralisée que depuis les années 2000. Il fallait en effet que les relations personnelles entre le commerçant et le marchand fussent abolies par la généralisation des centres commerciaux et des sites de ventes sur internet pour que cette injure faite à la liberté de choix du client, devienne possible. Voir notre "99".

[3] Ainsi se décline la transition écologique selon la mercatocratie : oui aux monstrueux paquebots de croisières, non aux tickets de caisse !

mardi, janvier 21, 2025

Bonne année 2025 (?)



 

        – L’interlocuteur : Bonne année 2025 !
– L’anti-somnambulique (a-s) : Bonne année à toi aussi !
– On s’échange ce souhait, mais n’est-ce pas vain? Peut-on sérieusement s’attendre à ce que l’année soit bonne ?
– (a-s) : C’est effectivement la bonne question. Depuis le tournant des années deux mille, année après année, notre situation collective devient de plus en plus calamiteuse.
Cela commence, dès les premières années du siècle, par le retrait des principaux États émetteurs d’énergie carbonée des accords de Kyoto ; ils les avaient pourtant signés en 1997 en un consensus quasi mondial pour inverser la dynamique de croissance des émissions carbonées. Mais une campagne de désinformation climato-sceptique orchestrée par quelques majors de la production de charbon et de pétrole a permis de rendre acceptable aux opinions publiques ce retournement.
Cela continue par la multiplication des attentats terroristes ; alors que la détérioration des équilibres de la biosphère se fait toujours plus sensible : multiplication des catastrophes climatiques localisées, rétrécissement drastique de la biodiversité.
Nous sommes la génération qui a le terrible privilège d’être témoin, depuis ses 20 dernières années, d’un syndrome brutal d’épuisement de la biosphère !
Et qu’y a-t-il de plus précieux que cette biosphère propre à notre planète ? Non seulement nous en dépendons absolument, mais nous n’en connaissons aucune autre dans l’Univers !
Or que faisons-nous ? Depuis trois ans (guerres en Ukraine et en Palestine), c’est une débauche insensée d’émissions carbonées … pourquoi faire grand Dieu !? Pour s’entretuer, semer aveuglément la mort tout alentour (et même différée avec les mines-pièges) ! Et avec des menaces de frappes nucléaires en prime ! Et comme l’état de la culture politique actuelle, bien alimentée par la communication numérique mondialisée largement contrôlée par des affairistes à courte vue, favorise l’accès au pouvoir d’irresponsables va-t-en-guerre parce qu’ils parlent plus fort et de manière plus provocante, alors la situation ne pourra qu’empirer.
Il faut s’attendre à ce que 2025 ne soit pas une bonne année, pire que 2024 !
– Faut-il admettre qu’il est devenu déplacé de se souhaiter une Bonne année ?
– (a-s) : Il est certain qu’il y a une manière très commune de le faire « joyeusement » – les guillemets parce que c’est une joie qui n'est que jouée – qui est de l’ordre du déni. Les nuages sombres qui s’avancent sont trop présents !
Ne s’est-on pas aussi souhaité « joyeusement » une Bonne année le 1er  janvier 1939 ?
– C’est déprimant ce que tu dis. Cela laisse penser que nous saurions une société de lâches. Je ne crois pas qu’on peut s’en tenir à ça. Peut-être qu’on échange des vœux aussi pour s’encourager, montrer que la possibilité du positif existe toujours.
– (a-s) : C’est une remarque très juste. C’est pour cela que j’ai dit « il y a une manière … qui est de l’ordre du déni ». Car il peut y en avoir d’autres ! Il faut respecter la liberté essentielle des humains, laquelle, en son sens profond, signifie que l’histoire n’est jamais déjà écrite.
Il y a beaucoup de déni dans les échanges de vœux actuels, certes, mais il n’y a pas que du déni. Plus souvent qu’on ne le croit, il y a « une pensée de derrière » (l’expression est de Pascal) – « Je te souhaite une Bonne année parce qu’on a besoin de s’échanger ce signe rituel positif pour continuer, mais nous sommes bien conscients que pour la suite c’est très mal engagé. »
– Oui, mais le déni et la lâcheté sont le plus commun derrière les échanges de vœux aujourd’hui !
– (a-s) : Peut-être. Et même si c’est le cas, je crois qu’il est vain de porter un jugement moral sur les individus. Je pense que le déni est essentiellement un effet d’organisation sociale. Cet effet je l’appelle « la pression courtermiste ».
– Cette expression est bizarre : de quoi parles-tu ?
– (a-s) : C’est l’expression appropriée pour un phénomène très simple. L’organisation de la société est en réalité déterminée par le marché. – « marché » au sens de l’économie politique moderne : cet espace social dédié à la circulation accélérée des marchandises, et qui ne peut tenir que par son expansion indéfinie. Cette organisation de la vie sociale pour le marché se voit clairement du point de vue spatial – l’espace social par excellence n’est-il pas désormais le centre commercial ? Mais elle est encore plus impactante du point de vue temporel. Nous sommes constamment interpellés dans nos désirs par l’offre de biens qui sont censés, dès qu’achetés, résoudre nos frustrations présentes. Telle est la perspective d’avenir au plus court terme vers laquelle la mercatocratie (le pouvoir social de ceux qui ont la main sur le marché) voudrait rabattre tout le sens de nos vies. Là est le mal principal qui rend insoluble les problèmes de bien commun : on ne peut pas être disponible pour investir l’avenir comme temps ouvert pour faire advenir du bien commun lorsque sa conscience est maintenue sous la pression des sollicitations marchandes.[1]
– Cela a l’air assez juste ! Mais c’est assez désespérant ! …
– (a-s) : Non, pas vraiment ! Car la mercatocratie n’est pas un pouvoir essentiellement autoritaire …
– Hummm ! Les gilet jaunes …
– (a-s) : J’ai bien précisé « essentiellement » ! J’ai constaté comme toi ses pratiques policières illégitimement violentes en France récemment. Mais il reste qu’elle a besoin que nos désirs s’expriment pour qu’elle puisse les orienter vers l’achat de biens. Or cette liberté de faire valoir nos désirs qu’elle ne peut que nous laisser, peut tout autant nous permettre de prendre du recul par rapport aux procédés par lesquels elle pense pouvoir les capter. Il suffit de prendre le temps de réfléchir à ce qu’on veut vraiment au lieu de rester dans la réaction à ses interpellations émotionnelles. Ce qui rend possible qu’au lieu de se comporter comme si on était la simple proie du marché, on fasse valoir le sens que l’on veut donner à sa propre vie.
– Si c’était si simple !
– (a-s) : C’est effectivement très simple. Ce qui rend cette conversion – agir pour son propre bien et non plus réagir aux sollicitations du marché – compliquée, c’est la vision du monde communément partagée car sans cesse distillée par les flux de communications omniprésents venant des pouvoirs établis.
– C’est-à-dire ?
– (a-s) : En une telle vision du monde le bien qui donne sens à sa vie est d’abord une affaire individuelle. Elle nous dit : « Tu dois réussir ta vie. Or, tu auras réussi ta vie quand tu te seras donné les moyens d’être heureux. Et qu’est-ce que le bonheur sinon la maximisation des sensations bonnes ? Or, le marché qui caractérise ce monde est une offre inépuisable de possibilités de sensations bonnes. Donc il dépend de toi de t’enrichir pour les acheter. »
– Oui. C’est une vision du monde fondée sur la recherche du bonheur individuel par la consommation. Cela on le sait depuis longtemps et c’est largement critiqué !
– (a-s) : Ce n’est pas tout-à-fait ce que je veux dire. Car qu’est-ce qui est « largement critiqué » ? Essentiellement la consommation d’objets matériels. On comprend cette critique : le développement effréné d’une telle consommation est en train de créer des problèmes de pollution insolubles. Mais le domaine des « sensations bonnes » va bien au-delà des plaisirs engendrés par la possession et la consommation d’objets. Avoir du pouvoir, être populaire, réussir sa vie de couple, être bien dans sa peau, être performant dans son travail ou dans son activité de prédilection, etc., en font partie. On agite sans cesse sous nos yeux, qui sont sensés en être captivés, la vie de « célébrités » qui auraient ainsi réussi.
Je veux dire que ce qui est réellement en cause dans cette vision du monde, ce n’est pas tant qu’elle favorise la consommation de biens matériels, c’est qu’elle est fondée sur la poursuite du bonheur individuel.
– Hé bien, oui ! Bien sûr ! Le bonheur, n’est pas ce que tout le monde cherche ? N’est pas ce que tu cherches toi aussi ?
– (a-s) : Non ! Je puis même affirmer que chercher le bonheur, c’est toujours aller à l’échec !
– Tu joues au paradoxe, là !
– (a-s) : Pas du tout ! Imagine, par exemple un individu qui planifie la plus belle soirée dont il puisse rêver ; il invite ses meilleurs amis, plus quelques gens drôles ; il prévoit des mets attrayants, des animations éprouvées ; il soigne le décorum ; rien n'est laissé au hasard. Il pourra peut-être ainsi grappiller beaucoup de miettes de plaisirs, mais il sera déçu. Il n'aura pas été heureux, ne serait-ce que par l’inquiétude que survienne un incident malheureux. Et s'il se trouve qu'il l'a été, ce sera toujours par surprise, là où il ne l'a pas prévu, par quelque événement, tel une rencontre impromptue, qui aura bousculé son bel ordonnancement.
– C’est vrai que ce caractère insaisissable du bonheur est une expérience assez partagée – « le bonheur est toujours pour demain… » dit la chanson. Peut-être que le bonheur est une notion trop encombrante, qu’il faut la laisser de côté et se contenter des « miettes de plaisir » comme tu dis, … des bons moments que la vie parfois nous offre.
– (a-s) : Cela est-il possible ? Le mot français «  bonheur » a son équivalent dans toutes les langues. Il dit donc quelque chose d’essentiel de la condition humaine. Si l’être humain est essentiellement désirant comme le dit l’anthropologie contemporaine, alors le bonheur est la revendication du désir portée à son comble – le rêve du désir, peut-on dire. Cela signifie qu’il est constitutif de l’être humain d’avoir le bonheur comme son horizon subjectif (en tant que sujet qui désire) ultime.
– Donc, si je te suis bien, le bonheur serait à coup sûr l’horizon de nos désirs, mais ne devrait jamais être un but qu’on se fixe. Ta vision des choses m’a l’air bien compliquée !
– (a-s) : Non! C’est une réalité de la pensée humaine ! Il y a des idées qu’elle forme par sa raison, qui portent à leur plus grande amplitude des modalités de l’expérience. Tu as l’expérience des relations causales – l’eau éteint le feu – et bien ta raison te porte à penser la cause de toutes les causes, et tu peux l’appeler Dieu. De même l’idée de Monde permet de penser la totalité des objets de l’expérience possible, l’idée d’Âme permet d’unifier par la pensée la totalité de l’expérience interne d’un individu. Et aussi l’idée de Bonheur qui est donc la pensée de la totalité des satisfactions possibles. Ce sont des « idées » parce qu’elles sont au-delà de l’expérience humaine possible. C’est pour cela qu’elles sont volontiers investies par l’imagination. Kant, qui a montré l’existence nécessaire de ce type d’idées, les qualifie de « transcendantales ». Il veut dire par là que ce qu’elles désignent ne saurait prendre place dans le cours d’une existence humaine, mais qu’elles sont pourtant indispensables aux projets humains parce qu’elles leur donnent un sens. On comprend très bien qu’on a besoin de l’idée de Monde pour donner sens à l’activité de connaissance, bien qu’on ne connaîtra jamais le Monde en tant que tel. De même on a besoin de l’idée de Bonheur pour donner sens à la quête de satisfaction de nos désirs, sans qu’il soit envisageable que le tout absolu de satisfaction que désigne ce mot soit accessible.
– Je crois que je comprends ce que tu veux dire. Mais c’est très étonnant ! Car le bonheur est très présent dans la culture contemporaine. Quand on parle de « droit au bonheur », ou comme au Bouthan de « bonheur national brut » comme indice économique, ne considère-t-on pas le bonheur comme un but de la politique ?
– (a-s) : Exact ! Mais ce but, s’il peut faire rêver lorsqu’il est énoncé, engendrera toujours de grosses désillusions. La meilleure illustration se trouve dans la fiction dystopique du roman d’Aldous Huxley « Le meilleur des mondes » (Brave New World, 1932) qui est construit sur le même postulat d’une société de totale maîtrise des comportements, par la grâce d’un pouvoir totalitaire, pour réaliser le bonheur de tous, avec tout ce qu’il faut de dispositifs techniques pour cela  – conditionnement des consciences, prise de pilules, etc. Bref, cette société du bonheur prend l’allure d’une dystopie cauchemardesque.
– Ok, mais c’est une fiction !
– (a-s) : Certes ! Mais qui prolonge logiquement des tendances déjà très visibles, il y a près d’un siècle, des sociétés occidentalisées. C’est une époque où l’on fantasme beaucoup sur les promesses d’une société de bonheur que laissent augurer les nombreuses et impressionnantes avancées techniques – électrification, automobile, aviation, téléphone, TSF, etc. Mais c’est aussi l’époque d’une terrible catastrophe humanitaire en Ukraine, qui a fait plus de 4 millions de morts par famine, comme conséquence de la réquisition, par Staline et ses sbires, des denrées alimentaires – réquisition légitimée par le récit de l’épopée de l’Union Soviétique vers la réalisation de la société communiste qui sera celle du bonheur.
– Soit ! Mais tu sembles amalgamer trop facilement la recherche du bonheur et la soif de pouvoir d’un individu tyrannique.
– (a-s) : N’y a-t-il pas un lien nécessaire entre le bonheur comme but politique et l’établissement d’un État totalitaire ? C’est ce qu’a voulu montrer Huxley avec sa fiction du « brave new world ». Cette fiction est convaincante parce qu’elle systématise des tendances alors très présentes dans les sociétés occidentales. D’‘ailleurs ce lien est aisé à comprendre. Comme le bonheur, comme tout absolu de satisfaction, est hors du champ de l’expérience possible, il ne peut être investi que par l’imagination, là où s’expriment les désirs de chacun. Or, l’autocrate qui prétend prendre en charge le bonheur de la société a là un argument absolument indélogeable pour légitimer ses décisions les plus dommageables : « C‘est pour votre bonheur ! ». D’autre part, puisque c’est son imagination qui parle à chacun du bonheur, l’individu de pouvoir, comme quiconque, verra le bonheur au prisme de son désir, et celui-ci étant essentiellement désir de pouvoir, il fera passer le bonheur de la société qu’il dirige par l’augmentation indéfinie de son propre pouvoir. C’est pourquoi le bonheur comme projet politique fait tendre vers une société totalitaire.
– Oui, cela est convaincant, il vaut mieux penser son avenir en se détournant des mirages du bonheur !
– (a-s) : Disons plus clairement des « projets » de bonheur. Le mot « projet » implique une prise de contrôle sur l’avenir en se donnant les moyens pour réaliser le but à une échéance prévisible.
– Tu veux dire par là qu’on peut garder le bonheur comme horizon de ses désirs sans en faire un projet réalisable. Cela je l’ai compris. Cette distinction, tu l’as bien justifiée. Mais comment peut-elle être populaire ? Les gens, dès qu’on leur parle de bonheur, ils veulent en voir la couleur !
– (a-s) : Non, on ne peut pas dire ça !
– Comment peux-tu être si catégorique ? Regarde un peu la société comme elle va ! La bonne fortune des populistes ne vient-elle pas de ce qu’ils proposent des recettes simplistes – par exemple en prétendant se débarrasser de populations émigrées vulnérables – pour accéder au bonheur ?
– (a-s) : Effectivement ! Et tout à l’heure on s’est mis d’accord que la vision du monde dominante dans notre société était la possibilité du bonheur par la maximisation des sensations bonnes apportées par les biens marchands.
– C’est cela. Donc tu te contredis ! L’immense majorité des gens veulent réellement atteindre le bonheur !
– (a-s) : Ce n’est pas si simple. Il faut voir que l’impossibilité d’un projet de bonheur est présente dans le mot lui-même. Bonheur est l’union de bon et heur, ce dernier mot d’ancien français est dérivé du latin augurium signifiant chance. Et l’on retrouve cette même idée d’imprévisibilité de l’état de bonheur dans les autres versions langagières de la notion ; en italien felicità vient du latin felix qui signifie fertile (la fertilité d’une culture, dépendant de la météo, est emblématique de ce qui est aléatoire) ; en anglais happyness vient de hap qui veut dire chance ; en allemand glück vient d’une contraction des mots qui ont donné en anglais good luck.
Quelle que soit la langue parlée, les humains se sont entendus pour donner une forme verbale à leur espérance d’une vie réalisant toutes ses promesses, en marquant clairement que celle-ci ne pouvait pas advenir comme but d’un projet parce qu’elle ne pouvait que dépendre de la chance, c’est-à-dire de facteurs hors de portée de leur volonté.
– C’est vrai ! Tu as raison ! Mais alors il faut dire que ce savoir s’est perdu. Aujourd’hui on revendique un peu partout le bonheur !
– (a-s) : Je dirai plutôt que ce savoir est conservé mais a été recouvert. Il a été recouvert à partir du moment où on a publiquement posé le bonheur comme but de la politique. On peut considérer la proclamation de Saint-Just devant les députés de la toute nouvelle République Française en 1794 – « Le bonheur est une idée neuve en Europe ! » –  comme datant ce moment. Dès lors les bourgeois aisés qui se lancèrent dans les affaires se sont chargés de donner un contenu à ce projet – ce fut le processus de développement industriel pour la production de biens en masse et l’ouverture de marchés.
– Veux-tu dire qu’auparavant le bonheur n’avait jamais été un but politique ?
– (a-s) : Non, pas que je sache. Avant, en Occident, le but de la politique était essentiellement la domination sur un territoire et le maintien des hiérarchies de sang. Quant à la visée du bonheur, elle était préemptée par le clergé, sous forme de la promesse du salut dans une vie éternelle de l’âme après la mort pour les croyants fidèles et méritants.
– On est donc passé , du moins en Occident, d’une vie pour le salut à une vie pour le bonheur au tournant du XIXe siècle !
– (a-s) : Oui ! On peut dire comme cela, si on le pense comme une dimension de la révolution culturelle qui a transformé la vision du monde commune et dont les révolutions politiques furent le symptôme.
– Une dimension seulement ?
– (a-s) : Oui, et ce fut précisément sa dimension néfaste. Kant, dès 1785, avait pourtant averti : « Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n'y a donc pas à cet égard d'impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination. »[2]
Il avait raison ! On voit aujourd’hui où l’on en est après deux siècles de politique mercatocratique du bonheur ! Entre populismes, guerres, catastrophes climatiques, étouffement sous l’abondance de biens souvent peu utiles et sous leurs déchets, on s’enfonce dans le malheur !
– Tu ne remets pas en cause la chute de l’Ancien Régime quand même !?
– (a-s) : Non ! Les révolutions politiques de la fin du XIXe siècle ont congédié l’illusion du salut, mais ce faisant elles ont ouvert un espace pour l’illusion du bonheur. Mais le peuple de l’action révolutionnaire ne s’est pas intéressé directement au bonheur, il s’est intéressé prioritairement à la liberté, la justice et l’égalité des droits.
– N’est-ce pas une autre manière de dire le même but ?
– (a-s) : Pas du tout ! On sait alors exactement ce qu’on met dans le mot liberté (par exemple la suppression des péages), dans le mot justice (par exemple l’injustice devant l’impôt), dans le mot égalité (par exemple la suppression de l’attribution par achat des charges publiques). Qui sait ce que chacun imagine derrière le mot bonheur ?
– Hé bien il me semble qu’il faut rester quand même fidèle à ses rêves…
– Il s’agit simplement de ne pas se laisser abuser par eux. Le rêve de bonheur indique le sens vers lequel doit aller le Bien commun, lequel est la raison d’être de la politique. Et les valeurs de liberté, de justice, d’égalité, de fraternité, fournissent des buts concrets pour faire progresser le bien commun. Tu sais que la première opposition à l’établissement de la mercatocratie, au début du XIXe siècle vint d’ouvriers qui se disaient socialistes parce qu’ils revendiquaient essentiellement la justice : qu’ils ne soient pas considérés comme de simples servants des nouvelles machines, mais que leurs savoir-faire et leur rôle indispensable dans la production soit reconnus à leurs justes valeurs. Ce n’est que dans la seconde moitié du siècle que s’imposa le mouvement communiste avec son projet de bonheur dans une société ayant aboli la propriété privée. On peut dire que le mouvement communiste est largement dépendant de la vision du monde promue par la mercatocratie en reprenant à son compte le projet de bonheur pour tous par une industrialisation forcenée.
– … les socialistes aussi veulent le bonheur.
– (a-s) : Pas les socialistes de ce siècle-là ! Ils avaient cette sagesse venue du passé d’être conscients que le bonheur comme but politique peut devenir n’importe quoi, et n’est donc d’aucune utilité pour faire progresser le bien commun.
– Ne les fais-tu pas un peu trop penser à ta guise là, nos aïeux ? C’était quand même il y a deux siècles !
– (a-s) : Non ! Je te conseille de lire les écrits collectés par Jacques Rancière dans La parole ouvrière (2007).[3]Tu y trouveras, exprimée de manière très concrète, l’aspiration à la liberté, à la justice, à la fraternité, mais de revendication du bonheur, jamais !
Il faut que tu comprennes qu’il ne s’agit pas de délaisser cette valeur qu’est le bonheur. Aristote a montré en quoi elle est la valeur « souveraine », c’est-à-dire celle qui a le dernier mot sur toutes les autres valeurs finales, car, dit-il « nous choisissons le bonheur toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose ! ». Néanmoins il faut écouter et rester fidèle à cette sagesse déposée dans le mot bonheur : bon heur indique la survenue à l’improviste du moment heureux. Cela veut dire que si l’on parle de bonheur, c’est qu’on a cette expérience des moments heureux, et que c’est bien cette expérience momentanée de plénitude de satisfaction qui nous donne le goût du bonheur. Il faut penser l’advenue de ces moments heureux comme Aristote pensait celle du plaisir : « Le plaisir achève l'acte, non pas comme le ferait une disposition immanente au sujet, mais comme une sorte de fin survenue par surcroît »[4]. Mais plutôt que de plaisir, il faut parler de joie pour le sentiment dont peuvent nous gratifier par surcroît des avancées vers plus de justice, de liberté, de fraternité, etc., toutes ces valeurs qui nous rendent plus humains et qu’un projet politique collectif peut rendre plus réelles.
– La joie, le plaisir, est-ce si différent ? Il s’agit toujours de sensations bonnes !
– (a-s) : C’est très différent ! Le plaisir enferme en soi-même. La joie spontanément s’ouvre aux autres, irradie, se partage. Être joyeux, c’est voir le monde plus beau, joyeux, et vouloir le partager avec autrui. La joie est « La force majeure » – c’est le titre d’un beau livre de Clément Rosset.[5]Voici ce qu’il écrit à son propos : « Par rapport à tout motif de satisfaction, y compris encore une fois l'ensemble des motifs qui peuvent la faire éclore à l'occasion, la joie apparaît toujours comme une manière de gratification, voire comme ce supplément de bonheur dont parle l’Évangile à propos des joies terrestres accordées en prime à ceux qui les auront dédaignées pour tout miser sur l'au-delà : “ Tout le reste vous sera donné par surcroît ”, vous gagnerez à la fois le Ciel et la Terre. » !
– Oui, cela rejoint tout-à-fait ce que tu as dit de l’advenue des moments heureux. Ne faut-il pas alors tout simplement oublier le bonheur, et ainsi éviter les illusions qu’il génère, pour des moments de joie ?
– (a-s) : Pourquoi se faire cette restriction ? Elle est vaine ! Le bonheur ne se laissera pas oublier et la joie ne se commande pas. Et qui sait ce qui peut apparaître affectivement de positif dans une humanité réalisant toujours plus pleinement ces valeurs dont on sait qu’elles expriment le meilleur d’elle-même.
Nous connaîtrons aussi des moments de joie en 2025. N’est-ce pas qu’elles se multiplient qu’on peut se souhaiter ?
– Oui, c’est sûr !
– (a-s) : Et pourquoi pas, à la manière du beau titre d’un livre de Giono, « que notre joie demeure »[6]? N’est-ce pas le meilleur que l’on puisse se souhaiter ?
– Oui !
– (a-s) : Alors, en ce sens, je te souhaite une bonne année 2025 !

 


[1] Tout ceci est précisément analysé dans mon dernier livre : P-J Dessertine, Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023.

[2] Fondements de la métaphysique des mœurs , 1785.

[3] La Fabrique éditions.

[4] Les deux citations sont tirées de Éthique à Nicomaque, IVe siècle avant J-C.

[5] Éditions de Minuit, 1983.

[6] Jean Giono, Que ma joie demeure (1935) éd. Le Livre de Poche, 1998.