dimanche, octobre 05, 2025

L’éternité, quelle drôle d’idée !

 

 

Comment donc est venue à l’esprit humain cette idée d’éternité ?

Remarquons d’emblée que ce n’est pas une idée aléatoire, puisqu’on la retrouve dans toutes les cultures en lesquelles elle a toujours au moins comme rôle de s’opposer à l’idée de mortalité. Et ce caractère lui donne une valeur culturelle incomparable.

Mais sur quoi repose-t-elle, cette idée d’éternité ?

Les idées sont saisies, transmises par les mots. Les mots sont la matérialité des idées. On objectera que c’est le lit dans lequel j’ai dormi qui est la matérialité de l’idée de lit. Hé bien non ! Il est la matérialité de ce lit singulier, qui n’est pas une idée, puisque je ne pourrais jamais finir d’en faire la description. Alors que le mot « lit » nous donne clairement et distinctement l’idée d’un « meuble pour le sommeil humain ».

Les mots-qui disent les idées – les noms communs – sont toujours la consécration d’une expérience partagée, épurée par raisonnement. Le raisonnement est ce qui permet d’abstraire à partir des sensations de chacun, d’une part les caractères généraux en lesquels s’inscrit l’idée, d’autre part le caractère qui la discrimine de l’idée la plus voisine. Pour le lit :
– caractères généraux: un  meuble, autrement dit un objet technique prenant place dans une habitation humaine, etc.
– caractère spécifique : il est voué au sommeil, c’est pourquoi il n’est pas un canapé.

De quelle expérience partagée a-t-on pu faire naître l’idée d’éternité ?

L’éternité est une modalité du temps. On parle du temps qui passe de mille manières et quotidiennement, mais sait-on que le temps est une réalité tout-à-fait particulière ? Augustin d’Hippone (Saint Augustin pour les chrétiens) écrivait dans ses Confessions (vers l’an 400) : « Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l'expliquer à la demande, je ne le sais pas ! »

Alors que les idées sont saisies d’emblée par l’esprit dès lors qu’on est en présence du mot – qu’on rencontre les mots lit, peur, ou encore hypothèse, on voit d’emblée de quoi l’on parle et on pourrait développer cette représentation à la demande. Mais le mot temps ne déclenche en l’esprit aucune intuition qui nous permettrait de reconnaître la réalité qu’il désigne. Certes, si on vous dit : « Je n’ai pas le temps ! », vous comprenez qu’il s’agit d’une discordance entre une tâche à accomplir et une situation d’échéance ; mais vous ne le comprenez qu’autant que vous connaissez la personne qui le dit et le contexte en lequel elle le dit. Faites l’exercice de penser cette phrase décontextualisée : elle n’a aucun sens. Le temps ne peut être intuitionné que s’il est le temps de quelque chose : le temps de cuisson d’un œuf, le temps que met la lumière d’une étoile à parvenir jusqu’à la Terre, etc. On objectera que le temps des physiciens s’intuitionne très bien comme l’avancée d’un point sur la ligne du temps d’un repère orthonormé. Mais ce temps là est parfaitement factice puisqu’on peut remonter à volonté de l’après à l’avant. Or, ce dont on est le plus sûr, c’est que l’idée de temps contient le caractère d’irréversibilité : on ne revient jamais dans le passé. En vérité cette représentation scientifique qui prétend valoir pour le temps n’est pas celle du temps. Elle ne vaut que si on le réduit à du mesurable, ce qui en laisse échapper l’essentiel.

Il en est de même de l’éternité : on ne saurait avoir la moindre représentation de la réalité que désigne ce mot. Cela est même plus radical que pour le mot temps, puisque l’éternité n’est même pas mesurable. Retrancher une seconde ou un millénaire à l’éternité, quelle différence ?

Il n’y a, derrière l’idée de temps, qu’une seule expérience possible, c’est celle du temps vécu. Mais qu’entend-on par temps vécu, sinon une expérience tout-à-fait inconstante de la durée – ce que durent les phénomènes qui nous affectent. Or, la psychogénétique l’établit, la perception de la durée se vit, déjà chez le nouveau-né, dans la situation de l’attente – attente du contact bienfaisant avec la mère qui donnera le sein et apaisera l’angoissante absence du lait maternel vital.

L’attente est donc l’expérience inaugurale de notre vécu du temps. Et c’est une expérience négative. Si les désirs du nourrisson étaient satisfaits dès que formés, s’il n’avait jamais à attendre, il n’aurait pas la notion du temps. N’est-ce pas ce qui se passe lorsque nous sommes dans la rêverie ou dans le rêve ? N’est-ce pas parce qu’alors nous nous satisfaisons par un régime de notre imaginaire en mode hallucinatoire que le sentiment de durée disparaît ? Nous nous mettons alors comme hors du temps. C’est peut-être bien dans ce hors-temps que nous avons vécu notre vie intra-utérine, toujours d’emblée satisfaits par la voie du cordon ombilical.

Ainsi, on peut rendre compte des durées vécues, si typiquement variables selon les circonstances, alors que les temps mesurés sont égaux, par le destin des désirs de l’individu. D’ailleurs que vient faire la mesure dans un temps qui est fondamentalement vécu de manière qualitative, puisque relatif au sort réservé à son désir ?

Le temps est mesurable parce que le mouvement de l’Univers est rythmique  – il est une conjugaison de rythmes, celui de la rotation et de la circonvolution des planètes, celui du balancement d’un pendule, de l’oscillation d’un cristal de quartz, etc. (cela le philosophe Pythagore de Samos l’avait perçu et affirmé dès le VIe siècle av -J-C). Mesurer le temps, c’est donc compter le nombre d’oscillations d’un de ces rythmes stables, produites entre deux événements encadrant une durée vécue.

Mais si le temps peut être mesuré , c’est qu’il se présente à la conscience humaine comme morcelé – ce qui est une conséquence de son origine d’être vécu comme attente – car l’attente implique l’orientation vers une fin. Et là, il faut pleinement assumer l’ambivalence du mot fin : à la fois but et échéance. Que cette échéance soit dans la satisfaction ou l’insatisfaction, elle implique un nouveau départ porté par un autre désir, et ainsi de suite…jusqu’à épuisement. Ce qui est la fin ultime : la mort de l’individu. Comme l’écrivait Schopenhauer : « Entre les désirs et leurs réalisations s’écoule toute la vie humaine » (Le monde comme volonté et représentation, 1819).

Ainsi, si l’on rapporte le temps à l’expérience vécue qui le fonde, il apparaît comme la dimension d’un perpétuel changement, où tout ce qui apparaît est né et voué à disparaître au bout d’un certain temps. Et nous-mêmes, individus humains qui en sommes conscients, sommes tout autant pris dans cette loi du temps. Ce qui veut dire que cette angoisse archaïque de l’attente, cette éventualité de ne pas avoir le nourrissage qui permet de continuer à vivre, sera finalement justifiée. Chacun ne peut que se dire « À un moment, indéterminé, me sera refusé ce dont j’ai besoin pour continuer à vivre. » C’est pourquoi le temps, tout irreprésentable qu’il soit, est vécu négativement par l’être humain. Il est finalement une tragédie.

On pourrait alors penser l’idée d’éternité comme l’ouverture à une possibilité de surmonter la tragédie du temps morcelé des existences finies. En effet l’éternité est l’idée, aisément concevable logiquement, d’un être qui durerait sans limites. Il est compréhensible que cette idée soit investie par l’humain, soit le seul être qui a conscience de sa finitude.

Pourtant, on l’a vu, l’éternité est une idée foncièrement irreprésentable. Sauf si on l’attribue à un être déterminé. Or, on ne connaît aucun être ainsi éternel, et c’est pour cela qu’on se l’est donné comme surnaturel, sous le nom de Dieu. Comme on lui attribue l’éternité on peut lui attribuer tous les pouvoirs. Donc on lui attribue celui de nous rendre éternel. Mais le qualifier de surnaturel ne veut rien dire d’autre que le considérer hors d’atteinte de l’expérience. C’est pourquoi l’Être éternel qu’est Dieu ne peut être que l’objet de croyance. Et les croyances sont relatives aux cultures particulières et à leurs mythes. C’est pour cela que les humains peuvent en arriver à se battre pour cause de visions de Dieu différentes.

Tel qu’on vient d’en décrire la genèse, l’idée d’éternité apparaît de bien fragile justification : elle ne peut donner lieu à aucune intuition de représentation, elle ne peut être attribuée qu’à un être surnaturel et devient dès lors relatives aux croyances de cultures particulières. Comment rendre compte avec de si faibles motifs, de l’importance qu’elle a prise dans la pensée humaine ?

Nous voulons ici proposer la thèse que l’idée d’éternité est adossée à une expérience humaine, qui quoique, en général, non formulée, est décisive en ce qui concerne le rapport humain au temps.

Notre expérience du psychisme nous est donnée exclusivement par notre conscience. Or, par celle-ci, nous n’avons aucune expérience d’une rupture du psychisme, nous n’avons d’expérience que de sa continuité. Notre conscience peut changer d’état (sommeil / veille), mais nous savons de toute évidence qu’il n’y a pas hiatus. Par exemple, redevenus conscients après une « perte de conscience », nous savons que nous avons continué à avoir une vie psychique. Car il ne peut pas y avoir de contenu de conscience qui ne s’appuie sur un contenu de conscience antérieur. Je ne puis avoir conscience du ciel bleu que parce que des états de conscience antérieurs m’ont donné le « ciel » et le « bleu ». Avoir conscience, ce n’est pas avoir des présentations, c’est avoir des re-présentations . « Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? » (H. Bergson, L'Énergie spirituelle, 1919). Il s’ensuit qu’une première conscience est impensable. Et, de fait, l’idée de commencement de notre conscience ne peut correspondre à aucune expérience intérieure ! Lors de la naissance ? Quel arbitraire ! À quel moment d’ailleurs ? Pourquoi le fœtus qui pousse pour sortir, et même qui réagit par des déplacements dans l’espace intra utérin, ne serait-il pas déjà conscient ? Et pourquoi pas déjà le spermatozoïde qui se déplace parmi des milliers d’autres pour gagner la course à la fécondation et imposer ses gènes ?

Notre expérience la plus intime est que nous sommes un flux de conscience auquel nous ne pouvons assigner aucun commencement. Mais nous ne pouvons pas plus lui assigner une fin ! C’est tout simplement impensable ! Comment une conscience pourrait-elle témoigner de sa fin ? Ce qu’Épicure avait formulé de manière parfaitement claire et lapidaire : « La mort n’est rien pour nous ! »

Notre conscience nous fait savoir qu’on ne saurait donner au psychisme de l’individu humain, ni un commencement, ni une fin. Ainsi notre expérience la plus fondamentale nous apprend que le psychisme humain fait exception à la loi du changement universel qui veut que toute réalité ait un commencement et une fin.

Psychisme vient du grec psychè = âme. L’humain peut d’expérience adhérer à l’idée d’immortalité de l’âme, mieux d’éternité de l’âme ! C’est pourquoi on retrouve régulièrement cette idée dans les cultures humaines. Sa forme la plus fréquente est la métempsychose : les âmes transmigrent dans un autre corps, après la mort, et pas nécessairement de la même espèce (une âme humaine peut se retrouver dans un corps animal ou dans un végétal). On la trouve dans l’Égypte antique et dans l’hindouisme. Elle était très en faveur chez les anciens grecs : elle est un thème central de l’enseignement de Pythagore (– VIe siècle), et est reprise dans de nombreux Dialogues de Platon (– IVe siècle), tels le Phédon.

En tant qu’interprétation particulière de l’expérience par chacun de sa vie psychique, la métempsychose est une croyance. Mais c’est une croyance qu’on ne saurait assimiler à la croyance en un Dieu tout-puissant et omniscient des religieux sémitiques. Elle est beaucoup plus sage et d’ailleurs infiniment plus consensuelle.

Nous vivons d’emblée dans l’éternité. Tout simplement parce que l’éternité est la vérité de notre conscience !

Le petit enfant sait cela : il se voit, il se sent, il se vit, éternel. La connaissance de sa mortalité est toujours une connaissance tardive et de seconde main : elle vient de l’extérieur, par le ouï-dire ou la rencontre de corps inanimés. Mais pour être rigoureux il faut dire que la mort, comme la naissance, sont essentiellement des événements corporels. Notre mortalité signifie simplement que nous allons vers un corps hors d’usage. Mais notre conscience est ainsi faite qu’elle ne peut que penser un après. Même si elle ne peut le remplir que d’un point d’interrogation.

Et c’est un des plus profonds mystères que celui de savoir d’où vient la conscience, ou même si elle doit venir de quelque part, car ce peut être elle qui nous met dans la dimension du temps et dans les problèmes d’origine.

Nous touchons là une limite de la philosophie, et donc de la pensée humaine, et qui est aussi le lieu de sa plus grande valeur.

« Nous vivons ici-bas dans un mélange de temps et d’éternité. L’enfer serait du temps pur. » Simone Weil, La connaissance surnaturelle, 1951 (posthume).

dimanche, septembre 28, 2025

Belle histoire

 






Les écologistes qui s’en prennent à la technoscience se trompent !

Mais il faut bien se comprendre, et pour cela sortir de l’approximation dans la saisie de la signification des mots.

Être écologiste, c’est se battre,
– contre le pouvoir mondialisé en place qu’il faut appeler « une mercatocratie » parce qu’il se nourrit essentiellement du développement sans limite du marché,
– pour une politique qui ménage la vitalité de la biosphère.

La technoscience, c’est la mutualisation du développement des sciences et des techniques issue de la révolution épistémologique par la méthode expérimentale du début du XVIIe siècle, en Occident.

Les écologistes sont dans un large consensus pour incriminer la technoscience comme une dynamique de recherches scientifiques et d’inventions techniques – ce qu’on appelait naguère familièrement « le Progrès »  – qui serait directement la cause des ravages actuellement constatables sur la biosphère.

Prenons l’exemple de l’intelligence artificielle (l’IA) comme nouvelle technique de production de connaissance, d’apparition récente, et actuellement en plein développement. On a, au début des années 2020, la théorie, issue des neurosciences, de l’accès à une connaissance par modélisation de données à partir d’un réseau de neurones artificiels multicouches (chaque couche s’appuyant sur la précédente pour préciser le modèle) – ce qu’on appelle le « deep learning ». À quoi s’ajoutent les techniques, de la communication électronique mondialisée (Internet), du calculateur électronique rapide (ordinateur), ainsi que celles de stocker et de mobiliser, de façon quasi instantanée, des masses importantes de données. Il en résulte, aujourd ‘hui, l’IA comme technique de production rapide de connaissances accessible à chacun au moyen d’un appareil – un terminal – adéquat.

Posons-nous la question. Qui, en 2020, avait un désir d’IA ? Relisez les flux de communication de l’époque : personne ne s’en souciait en dehors du cercle des spécialistes.

Et pourtant voilà une séquence de technoscience qui aboutit à une technique qui va massivement, mondialement, changer le rapport des individus à la connaissance. D’autre part, du fait de sa goinfrerie en énergie, elle va inévitablement précipiter et amplifier les catastrophes écologiques qui s’annoncent. Mais elle va tout aussi inexorablement amener à des bouleversements profonds dans la société, massivement dans le domaine de l’emploi, mais aussi dans le domaine si sensible de la relation éducative et de la transmission culturelle – on peut déjà anticiper les dangers liés à l’uniformisation des connaissances et à la passivité impliquée pour le quêteur de celles-ci. Et pourtant, jamais cela n’aura été discuté, évalué, choisi, demandé, par tous ceux qui sont concernés.

Et c’est ainsi qu’on est amené à juger la technoscience comme une fatalité maudite.

Et pourtant, en contrepoint, on peut raconter une belle histoire.

C’était dans les années 90. Internet était alors essentiellement animé, nourri, par le milieu étudiant et universitaire. C’était alors une autre séquence technoscientifique qui s’était mise en place :

Communication électronique instantanée par Internet + synergie des savoirs particuliers s’échangeant et se confrontant + mise au point en collaboration d’applications et de services de partage = progrès et diffusion des connaissances, d’applications informatiques, et de tout bien numérisable, hors échange marchand et d’extension mondiale.

Il demeure des poches de résistance de cette dynamique de collaboration et de partage sur Internet. Et des lieux du Réseau comme l’univers du logiciel libre et l’encyclopédie Wikipédia, et bien d’autres qu’on peut découvrir avec un peu de curiosité hors des sollicitations intéressées, restent des éléments précieux de cette séquence technoscientifique simplement orientée vers le bien de l’humanité.

C’était très amusant cette fébrilité soudaine et contagieuse des affairistes à la fin des années 90, prenant conscience qu’une part de plus en plus importante de biens se produisaient et circulaient en dehors de leurs lois, les lois du marché, que la ferveur de toute une génération leur échappait parce qu’elle se passionnait ailleurs, dans un espace hors de leur contrôle. Ils se sont alors précipités pour investir dans les petites structures (start-up) qui produisaient et géraient ces nouveaux biens, sans être capables de discerner suffisamment lesquelles étaient porteuses d’avenir de leur point de vue de potentialité de marché. D’où l’explosion de ce qu’on a appelé « la bulle Internet » en l’an 2000, laquelle fut pratiquement un krach boursier retentissant.

Bien sûr, depuis, la mercatocratie n’a pas abandonné la partie. Là où des biens circulent, il y a toujours un marché à ouvrir, n’est-ce pas ? Elle s’y est prise durant les deux dernières décennies de façon plus prudente et progressive. Aujourd’hui, avec l’IA, elle croit pouvoir parachever son triomphe. Et on la voit bien venir ! D’abord cette offre gratuite proliférante actuelle. Il faut bien créer une appétence ! Mais déjà on voit poindre des offres assurées plus performantes mais payantes. Ainsi va l’assujettissement à un nouveau marché.

En réalité le marché des IA, et il en va de même du marché des crypto-monnaies, n’ont pas d’avenir. Ces biens vont vite devenir hors de prix par leur goinfrerie en énergie. Ils accélèrent trop rapidement un processus d’étouffement de la biosphère sous la dynamique tardive de la mercatocratie qui domine aujourd’hui plus que jamais l’humanité. Celle-ci implique dans sa phase finale une débauche toujours plus accélérée de consommation d’énergie, et donc de sa transformation en chaleur.

Mais cela ne nous déprimera pas. Car nous nous savons toujours rattachés à une belle histoire de production et de circulation sociale des biens sur d’autres principes que celui de la compétition pour le profit particulier.

Nous savons qu’il y a aussi une technoscience heureuse !

dimanche, septembre 21, 2025

L’autre procès de Galilée



Galilée, 1564-1642

        L’« autre procès de Galilée » est celui, non formel, qui lui est intenté par l’écologisme contemporain sous le chef d’accusation d’un réductionnisme délibéré de la réalité du monde par le savant florentin :

« L’illusion de Galilée comme de tous ceux qui, à sa suite, considèrent la science comme un savoir absolu, ce fut justement d’avoir pris le monde mathématique et géométrique, destiné à fournir une connaissance univoque du monde réel, pour ce monde réel lui-même, ce monde que nous ne pouvons qu’intuitionner et éprouver dans les modes concrets de notre vie subjective. » Michel Henry, La barbarie, Le Livre de poche, p. 14 – 1988.

Une telle vision du monde, promue par la science moderne, et dont le principal instigateur est Galilée au début du XVIIe siècle, serait le motif profond, essentiel, de toutes les menées abusives de la part des humains à l’encontre de la biosphère qui les fait vivre.

En effet, c’est bien Galilée, qui a systématisé la méthode expérimentale dans les sciences, affirmé que la connaissance véritablement scientifique des phénomènes naturels consistait dans la formulation de lois sous forme d’équations mathématiques, établi que la dynamique techno-scientifique était le moteur du progrès humain dans la maîtrise de la nature.

Il faut reconnaître que la conjugaison de ces trois nouveaux facteurs de connaissance a contribué à dégrader considérablement la biosphère depuis deux siècles.

1.      L’expérimentation, c’est l’expérience d’un phénomène recomposée artificiellement afin de mettre à l’épreuve une hypothèse sur son interprétation. Quelle est la vitesse de la chute d’un corps ?À l’encontre d’Aristote qui affirmait qu’un corps plus lourd tombe plus vite, Galilée fait l’hypothèse que la loi de ce mouvement naturel de chute ne dépend pas de la nature du corps. En faisant chuter des billes sur des plans inclinés, en variant les paramètres, et en évaluant les vitesses au point de chute, il montre que, en faisant abstraction de la résistance de l’air, non seulement le mouvement d’un corps en chute libre ne dépend pas de la nature de ce corps, mais également que c’est un mouvement uniformément accéléré dont la vitesse à un moment t est proportionnelle au carré du temps écoulé depuis le début de la chute. Il faut déjà comprendre dès ce montage expérimental fort simple – extérieurement cela pourrait apparaître comme le jeu d’un enfant – qu’on s’autorise alors une nouvelle audace par rapport à la nature. Comme l’écrivit plus tard D’Alembert, l’expérience, dans la science nouvelle, « ne se borne pas à écouter la nature, elle l’interroge et la presse. » (Discours préliminaire à l’Encyclopédie – 1751). Au fond, l’expérimentation consiste à contraindre la nature à avouer sur elle-même des vérités qu’elle n’exprime pas spontanément. C’est un peu comme mettre la nature à la question. Tant qu’on considérait la nature comme une déesse à laquelle il fallait complaire pour avoir sa mansuétude, la méthode expérimentale dans les sciences ne pouvait pas être une norme acceptable. Et, aujourd’hui, du point de vue de ceux qui s’alarment de l’exténuation de la biosphère du fait de la manière dont l’humanité la traite, la méthode expérimentale peut, de nouveau, paraître inacceptable.

2.    Pour que l’expérimentation soit informante, il faut pouvoir comparer précisément l’état de départ et l’état d’arrivée du phénomène étudié. Il faut donc mesurer – par exemple le temps de chute de la bille et la dimension de l’impact du choc de celle-ci sur un morceau de cire (pour sa vitesse), et ensuite algébriser :
v (vitesse) = k (constante) x t2.
Éventuellement il faut aussi géométriser : c’est une parabole que décrit la trajectoire (dans le vide) du projectile. L’expérimentation dans la nouvelle science implique donc l’appel à la forme mathématique pour la formulation des lois qu’elle découvre. Ce qui amène Galilée à affirmer: « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l'Univers, mais on ne peut le comprendre si l'on ne s'applique d'abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d'en comprendre un mot. » L’Essayeur (Il Saggiatore) – 1623. Et cela implique, effectivement, de mettre de côté, comme non avenues, voire perturbatrices, les multiples qualités sensibles des réalités ainsi expérimentées. Du point de vue scientifique moderne, comme il ne faut pas s’occuper des formes et couleurs des objets qui chutent (dans le vide), de même il ne faut pas s’inquiéter de l’apparence cassée de la rame plongée dans l’eau, il ne faut y voir que la discontinuité des rayons lumineux passant d’un milieu à un autre ayant un indice de réfraction différent. Pourtant, cela ne justifie pas que l’on déplore, dans la méthode expérimentale, la perte d’une relation intuitive au monde (l’intuition est une saisie immédiate d’une vérité qui implique la subjectivité), comme semble le faire Michel Henry. L’intuition est toujours constamment présente dans la connaissance scientifique moderne – par exemple c’est une intuition de Galilée qu’il faille s’intéresser à l’hypothèse que la loi de la chute des corps ne dépendrait pas de la nature de ceux-ci.

3.    Enfin la méthode scientifique galiléenne solidarise de manière nécessaire l’avancée des sciences, et l’avancée des techniques. Une expérimentation implique toujours un dispositif technique particulier. Et chaque découverte théorique dans les sciences ouvre à des techniques nouvelles d’expérimentation. Torricelli, disciple de Galilée, arrive à réaliser le premier espace vide conscient en renversant une longue éprouvette remplie de mercure dans un bac rempli de ce même métal liquide : le niveau du mercure dans l’éprouvette se stabilise à 76 cm, et au-dessus il ne peut y avoir que du vide. Donc nous évoluons dans un bain atmosphérique dont la densité est précisément donnée par cette hauteur du niveau de mercure. Et le vide existe (contrairement à ce que pensaient Aristote …et Descartes) ! On peut donc concevoir la technique de la pompe à vide. Avec cette technique, on peut faire le vide dans un long tube contenant un bille métallique et une plume, et le fermer hermétiquement. Si on renverse le tube on vérifie la théorie de Galilée : la bille et la plume chutent bien à la même vitesse ! Donc on est passé d’une technique (avec le mercure) à une théorie (existence de l’atmosphère et possibilité du vide) qui ouvre a une autre technique (faire le vide) qui permet la confirmation d’une théorie (sur la loi de chute des corps). Ce qui permet de comprendre pourquoi aujourd’hui on peut parler de technoscience. Il y a une logique de la science moderne telle que la science (le savoir) et la technique (le savoir-faire) s’alimentent mutuellement pour nourrir une dynamique d’accroissement de l’emprise, tant théorique que pratique, de l’humanité sur son environnement naturel. Comme on peut dater la mise en place de cette logique de l’œuvre de Galilée, les écologistes l’accusent d’être le premier responsable des ravages qu’elle a causé, et cause encore plus que jamais, sur notre planète.

Pourtant il faut aussi admettre que la méthode de connaissance scientifique par expérimentation systématisée, sinon inaugurée[i], par Galilée, était la bonne méthode puisque l’histoire lui a donné raison sur l’ensemble de ses découvertes scientifiques.

C’est Galilée qui a imposé dans tout le monde intellectuel d’Occident le système de Copernic, en particulier par la diffusion de cette technique d’expérimentation qu’a constitué son invention de la lunette astronomique. Il a fait voir à toute l’Europe curieuse de connaissances qui dépassent les verrouillages des gardiens des saintes Écritures, que la Lune n’est pas cet astre parfait, puisque appartenant au monde céleste, que concevait Aristote, car il a des montagnes et des vallées, tout comme notre Terre, et que Jupiter est comme un astre frère de la Terre, sauf qu’il possède quatre lunes et non une seule. C’est encore Galilée qui a apporté les bases de la cinétique – les lois des corps solides en mouvement – en particulier en posant le principe d’inertie, et les lois régissant la vitesse et la trajectoire du projectile.

Donc il est bien vrai que l’œuvre de ce savant a bouleversé, peut-être plus qu’aucun autre humain, le rapport de l’humanité à son environnement naturel. Il ne faut pas qu’un écologisme qui se voudrait radical fasse oublier au militant que, pratiquement, il vit dans un monde galiléen. Au sens où il trouve continuellement des repères pour interpréter les phénomènes quotidiens dans les connaissances établies par Galilée, aussi bien en jouant au ballon, qu’en contemplant un coucher de soleil.

Il faut aussi considérer que l’œuvre de Galilée a contribué à mettre fin aux Guerres de religion du XVIe siècle en Europe. De manière indirecte, certes, mais d’effet considérable qu’on ne saurait sous-estimer. Rappelons que l’enjeu de la Réforme protestante, puis de la Contre-réforme catholique qu’elle a induite, était essentiellement le rapport aux Saintes Écritures, lesquelles décrétaient ce que devait être la vision du monde et les règles de comportement qu’elle impliquait. La démarche de Luther avait été de remettre en cause la légitimité du haut clergé catholique d’être le porte-parole des Écritures, et donc d’avoir ainsi autorité sur les consciences. Or, l’œuvre de Galilée, en ramenant l’essentiel du vécu quotidien à des lois immanentes aux phénomènes et donc universellement valables, le détachait ainsi de l’adhérence aux vérités révélées des Écritures, et donc disqualifiait grandement le pouvoir social de ceux qui s’en prévalaient. Or, on sait très bien que derrière toutes les guerres, même « de religion », il y a un enjeu de pouvoir: elles deviennent d’autant moins nécessaires que celui-ci s’affaiblit.

De toute façon, il faut garder à l’esprit que l’œuvre de Galilée est une avancée du domaine de la raison et un recul de celui de la croyance, concernant la connaissance de la nature. C’est ce qu’a éloquemment illustré la polémique qui s’est développée, vers la fin de sa vie, entre le savant florentin et l’autorité ecclésiastique de Rome, ponctuée par sa condamnation par le Saint-office en 1633, le contraignant à abjurer. Et si Galilée a pu maugréer « Eppur , si muove ! » (Et pourtant, elle tourne !) après avoir abjuré, c’est parce qu’il savait très bien que la raison rigoureuse et l’expérience partagée finissent toujours par avoir le dernier mot sur les croyances que l’on prétend imposer.

Autrement dit, la mathématisation des lois de variation des paramètres régissant le mouvement des solides peut toujours mettre tout le monde d’accord. De tels énoncés ne motiveront jamais de guerres. Par contre les polémiques sur les vérités révélées par des textes sacrés ont motivé des guerres, lesquelles purent être fort dévastatrices, comme le surent les français contemporains de Galilée.

Par contre, le caractère potentiellement agressif, relativement à la spontanéité des manifestations naturelles, de la méthode expérimentale de la science post-galiléenne, peut être un vrai problème écologique. Mais ce n’est pas un problème en soi – faire rouler une bille sur un plan incliné est une pratique aussi vieille que l’humanité, et est sans souci écologique. L’expérimentation ne devient un problème écologique que relativement aux choix humains. La consommation de chimpanzés ou autres espèces physiologiquement proches de l’homme pour l’expérimentation médicale est aujourd’hui un problème écologique : les espèces sont menacées. Mais c’est aussi un problème moral : quel but humain peut-il légitimer l’instrumentalisation d’être vivants sensibles et capables d’entrer dans des relations positives de confiance avec les humains ? C’est essentiellement un problème de conscience morale personnelle eu égard aux valeurs finales en fonction desquelles on donne sens à sa vie. On peut quand même faire deux remarques concernant cette question :

     Dans les milieux sociaux qui utilisent le plus l’expérimentation du vivant aujourd’hui (et cela n’épargne pas toujours des populations humaines fragilisées), ceux des grands laboratoires pharmaceutiques, les dirigeants ne se posent pas la question de conscience sur l’instrumentalisation du vivant aux fins d’expérimentation, car ils l’ont réglée une fois pour toutes en décidant que la valeur finale était la croissance du chiffre d’affaire de l’entreprise, et donc l’ouverture, la plus rapide possible, de nouveaux marchés avec de nouveaux médicaments. On voit très bien qu’alors ce n’est pas le fait de l’expérimentation qui est en cause mais celui de la cupidité mercatocratique.

     Il n’y aura sans doute pas d’ouverture pour une politique écologiste conséquente sans une démarche critique déterminée contre les aberrations des choix mercatocratiques. C’est pour stimuler celle-ci qu’il est bon de rappeler le principe général de comportement qui noue l’exigence écologique avec l’exigence morale, dû à Hans Jonas (Le principe responsabilité, 1979) : « Agis de telle sorte que les conséquences de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre. »

Il faut prendre du recul par rapport aux exactions qui peuvent se faire aujourd’hui au nom de la pratique d’une expérimentation « compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre », laquelle expérimentation est toujours réalisée dans l’urgence dans le contexte d’une course aux profits. Il faut prendre en compte que l’expérimentation a d’abord été un épisode heureux de l’aventure humaine – ce qui se voit clairement si l’on fait attention à la carrière de Galilée et autres chercheurs italiens qui l’entouraient au tournant du XVIIe siècle. Il y a eu tant d’aventures heureuses d’inventions par l’expérimentation qui nous sont aujourd’hui précieuses ! Cette épisode correspond à une émancipation de l’humain à l’égard de la Nature avec laquelle il avait établi jusque-là un rapport volontiers superstitieux qui était une manière de se donner une compréhension d’un environnement naturel dont il pâtissait de l’imprévisibilité, dans sa « générosité » dilapidante  comme dans ses « colères » impressionnantes.

Finalement le reproche écologiste le plus conséquent fait à Galilée est celui de l’enclenchement de la technoscience, celle-ci étant entendue comme une logique d’enchaînement nécessaire de découvertes théoriques et d’inventions techniques qui s’appellent l’une l’autre. Lisons Michel Henry à ce propos : « On peut seulement dire : si des techniques a, b, c, sont données dont la composition est la technique d, celle-ci sera produite, inévitablement, comme leur effet assuré, peu importe par qui et où. » (supra, p. 81). Ce propos semble assez fidèle à notre expérience contemporaine :
communication électronique instantanée + capacités gigantesques de mémorisation électronique de données + système d’auto-enrichissement des données par la technique du « deep learning » = Intelligence Artificielle (IA).
Cela apparaît bien comme une fatalité du développement technoscientifique car, avant l’automne 2022, il n’y avait, dans le public (soit les gens non spécialisés dans ce domaine de l’informatique), absolument aucune appétence pour une IA !

Pourtant, il faut bien être conscient que cette convergence de techniques et de savoirs ne s’est pas faite toute seule, de même que le but de populariser une IA a été posé par des consciences humaines. Il y a tout au long de l’enchaînement des inventions technoscientifiques l’intervention indispensable de décisions humaines. Et la seule explication rationnelle à cette apparence de fatalité est tout simplement que le choix de la nouvelle technique possible n’a pas été réfléchi, désiré, socialement. Il vient d’un petit cercle d’individus initiés à des questions qui ne sont pas celles de l’ensemble de la population, laquelle voit pourtant sa vie changée par l’apparition de la nouvelle technologie. Car on lui signifie bien de devoir la prendre en compte si elle ne veut pas se retrouver à l’écart de l’évolution de la société.

Aux yeux de ses promoteurs, la popularisation de l’IA, c’est l’ouverture d’un nouveau marché infiniment prometteur. Mais à leurs yeux ! Puisque d’un point de vue écologique cela va accélérer les processus catastrophiques déjà amorcés du point de vue du dérèglement climatique et de la crise énergétique, alors que du point de vue social cela va exacerber l’intolérabilité des injustices.

Il n’y a donc aucune fatalité du développement technoscientifique. Il n’y a que des choix humains, et comme ceux-ci échappent au commun des gens dont les innovations modifient les conditions de vie, il est facile de faire en sorte que ceux-ci fassent du développement technoscientifique une sorte de monstruosité impersonnelle, et même que certains en arrivent à stigmatiser le si positif Galilée, en une sorte de Lucifer de l’Enfer de la modernité.

Ne faut-il pas voir dans ce détournement de l’imputation de responsabilité l’intérêt de la mercatocratie ?

Il faut sortir de ce piège pour être efficace dans la reprise en main de notre avenir collectif. La science et la technique sont des produits de la culture humaine. Cela veut dire qu’elles n’ont été possibles que par la liberté propre à l’humain. Or la liberté éminemment humaine est celle de choisir le sens de sa vie. C’est ainsi que l’individu humain se pose le pourquoi de ce qu’il fait. Pourquoi Galilée s’est-il passionné pour le mouvement des corps et leur agencement dans le ciel ? Au vu des engagements qu’il a pris à la fin de sa vie, on peut affirmer qu’il voulait contribuer à sortir ses contemporains de la superstition, et par ses inventions il avait conscience de leur apporter des outils pour une plus grande autonomie dans la vie quotidienne.

La science moderne, oui, celle de l’expérimentation et de la mathématisation, a d’abord été libératrice ! Aujourd’hui elle ne l’est plus. Elle est, comme jamais elle ne l’avait été, sous la coupe d’affairistes, lesquels désormais décident massivement des programmes de recherche. Pourquoi ont-ils besoin d’avancées scientifiques et d’inventions techniques ? Pour leur intérêt particulier qui passe par l’ouverture de nouveaux marchés. Car il faut toujours que le marché croisse pour que le système de pouvoir mercatocratique subsiste. Il n’y a plus d’idéal en cette engeance, il n’y a que de l’intérêt à court terme… et des effets induits à long terme qui ne sont pas « compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la Terre » (Hans Jonas, voir plus haut). Mais cela, ils ne veulent pas le voir.

C’est à nous de le prendre en charge.

 


[i]  Il faut au moins mentionner deux remarquables prédécesseurs : le savant arabe Ibn al-Haytham (965– 1040) et le franciscain anglais Roger Bacon (1220-1292).

dimanche, septembre 14, 2025

Le silence du courage

 


 

 

 

 

 

Téhéran, le 2 novembre 2024,

On voit, sur une vidéo prise d’une fenêtre, diffusée par Amnesty Iran, une jeune étudiante marcher en sous-vêtements devant son université, avant de se faire enlever brutalement par des hommes dans une voiture banalisée.

 

 

 

 

 

Nous nous retrouvons, nous humains, dans cette situation historique singulière, parfaitement inédite, en laquelle l’humanité se voit comme piégée dans une impasse qui la prive de perspective d’avenir. Pourtant c’est une humanité devenue aujourd’hui performante comme jamais, qui s’est dotée de tout le savoir des nécessités naturelles et de tous les outils techniques, pour maîtriser, mieux que ce ne fut jamais possible, son destin.

Bref, les humains savent pourquoi ils se sont mis dans une telle impasse, ils connaissent les moyens pour en sortir, et ils ont aisément les capacités pour mettre en œuvre ces moyens, bien que cela implique quelques renoncements à des biens secondaires à court terme – mais cela est autrement moins cruel, moins affligeant, que d’entreprendre une guerre, ce que certains font pourtant, actuellement, sans barguigner.

De plus les humains savent que plus ils tarderont à faire ce qu’il faut, plus sera coûteuse, douloureuse, la sortie de cette crise pour retrouver un avenir.

Que manque-t-il aux humains pour qu’ils ne fassent pas ce qu’il faut ?

Ne serait-ce pas du courage ?

* * *

Le courage désigne d’abord une expérience vécue. Et c’est toujours une expérience particulièrement intense, laquelle valorise fortement à nos yeux celui qui en est le protagoniste. Et la reconnaissance de cette valeur va de pair avec le savoir de sa vulnérabilité par rapport au pouvoir ainsi bravé. On est porté à se soucier : Que sont devenues ces personnes ? 

Pékin le 5 juin 1989
Une colonne de chars se dirige vers la place Tien’an Men pour réprimer les étudiants qui manifestent depuis plusieurs mois contre la corruption et pour la démocratie. Un passant se place face à la colonne de chars, l'obligeant à stopper.

Voici un extrait d’un récit de cet événement – Le Monde du 29/08/1997, L'inconnu de Tiananmen, par A. Cojean :

« Le jeune homme a surgi de la foule on ne sait trop comment. Il a traversé en courant l'immense avenue Chang'An et il s'est mis au garde-à-vous, droit comme un « i », devant la colonne de chars qui roulaient vers la place Tiananmen. A moins de 2 mètres de lui, le premier tank, donc, s'immobilisa. Et entre le petit homme et l'engin meurtrier, ce fut, durant de longues secondes, un incroyable face-à-face. Derrière, une vingtaine de blindés attendaient, probablement surpris, ignorants de l'obstacle. Le premier char, soudain, esquissa un mouvement, et le petit homme réagit promptement en étendant ses bras, dessinant une barrière symbolique autant que dérisoire. De chacune de ses mains pendait un paquet : à gauche, peut-être un sac d'école ; à droite, sans doute une chemise blanche. Le char décida de contourner l'obstacle en manoeuvrant à droite. Mais l'homme fit quelques pas chassés et se retrouva à nouveau devant le canon du blindé. Celui-ci se pointa vers la gauche. Mais le Chinois buté suivit le même mouvement et la colonne resta paralysée. Un petit homme sans arme tenait tête aux canons. Les dignitaires chinois devaient s'étrangler de rage.

Mais il fit mieux que cela. Avec une audace effarante, il escalada la chenille et monta sur le char. Là, il se pencha vers l'ouverture donnant accès au poste de pilotage pour parler quelques secondes avec le conducteur. Puis il sauta sur le bitume, d'un mouvement si léger qu'on l'eût dit insouciant. Là, il n'eut guère le temps de réfléchir : deux personnes en civil se précipitèrent vers lui, le saisirent par le bras et le poussèrent en courant de l'autre côté de l'avenue. Et le Chinois disparut de la scène comme il y était entré. »

Voilà un exemple de courage qui interpelle fortement notre conscience sur ce que nous sommes, et sur ce que nous pourrions être…

Ce qui est très étrange, c’est que tout au long de l’article, le mot « courage » n’est jamais employé. Et cette lacune n’est pas à imputer à une déficience de la journaliste. Pour les trois autres situations emblématiques de courage de l’époque contemporaine qui sont illustrées ici, en reprenant des articles les relatant de ce même journal, Le Monde, que ce soit celui sur Greta Thurnberg « En grève scolaire pour le climat » du 13/12/2018, celui sur « Alexeï Navalny arrêté dès son retour en Russie, cinq mois après son empoisonnement » du 17/01/2021, et celui sur « Iran : une étudiante se déshabille devant son université pour protester contre la police des mœurs, avant d’être arrêtée » du 04/11/2024, jamais n’apparaît le mot « courage » !

N’est-ce pas un trait culturel de notre époque que le mot courage n’est pas à la mode, …plus à la mode ?

Car il faut savoir que le Courage a été une notion très importante dans l’histoire de la pensée. Dès Platon il est considéré comme une des 4 vertus cardinales de l’individu humain, avec la Sagesse, la Justice et la Tempérance – les vertus cardinales sont celles qui conditionnent toutes les autres vertus, comme les 4 piliers sur lesquels se construit l’excellence humaine. D’ailleurs ce quatuor vertueux fondamental sera repris tout au long de la Chrétienté.

Il faut savoir que le mot français « courage », que l’on trouve employé dès le Haut Moyen-Âge, est dérivé du mot « cœur » qui était déjà utilisé, à l’époque, en son sens figuré, comme dans « Rodrigue, as-tu du cœur ? » (Corneille), ou « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » (Pascal). Cette idée de « cœur » peut être interprétée comme un attachement de tout l’être du courageux à un but qui vaut de mettre en risque sa propre personne. Mais une telle valorisation d’un but implique une prise de recul par rapport à ses intérêts égoïstes et donc une réflexion personnelle sur les valeurs finales, celles qui peuvent donner sens à sa vie au-delà de ses sensations bonnes toujours éphémères. C’est ainsi que l’on pourrait définir simplement le courage comme cette vertu qui réside dans la capacité d’agir en prenant des risques pour ce qu’il juge Bien (nous mettons une majuscule puisque la valeur visée devient alors un absolu par rapport à sa propre personne). Il y a à la fois du « cœur », de la raison, et de l’action au sens le plus noble du terme, dans le courage. C’est ce qui fait la singularité de cette vertu.

Russie, le 17 janvier 2021
Arrestation d’Alexeï Navalny, de retour d’Allemagne dans son pays, à son arrivée à l’aéroport de Cheremetievo de Moscou.

Nous avons, chacun, le sens du courage présent en nous, dans la mesure où nous pouvons être inquiets du sens de notre vie comme du bien de la société dont nous sommes partie prenante. Et même s’il peut rester longtemps sommeillant, ce sens du courage résonne très fort face à des exemples de comportements courageux tels ceux qui sont illustrés ici. Il réactualise la possibilité de donner une toute autre valeur à notre existence.

Si le sens du mot est ainsi présent en chacun de nous – ce qui fait le succès médiatique de ces scènes de courage – comment se fait-il qu’il soit si largement tu ?

On comprend très bien que l’acte de courage est un démenti frontal à la réalité mythique d’un pouvoir sans faille auquel prétend un régime à tendance totalitaire. Non seulement le communication officielle ne reconnaît pas l’acte de courage, mais elle essaie d’effacer l’événement lui-même. Au premier ministre chinois auquel un journaliste demandait, quelques semaines plus tard, ce qu’était devenu le jeune homme du 5 juin 1989, celui-ci a répondu qu’il ignorait tout de ce dont il parlait ! De même la jeune étudiante iranienne, a été soigneusement psychiatrisée et ainsi totalement soustraite de la sphère publique.

Mais le vrai mystère est du côté du traitement médiatique dans les pays dits « libres » parce que « démocratiques ». Concernant les événements évoqués nous avons consulté les articles du Monde parce que ce journal se revendique comme rigoureux et objectif (son contenu est formellement contrôlé par ses journalistes). Pourtant jamais n’est écrit le mot qui exprime ce que chacun ressent en prenant connaissance de l’information : ce sont des actes de « courage » !

Pourquoi ?

Parce que la vertu de courage est incompatible avec les valeurs dominantes de nos sociétés qui se disent démocratiques mais qui sont en réalité mercatocratiques. En effet quel est le bien que promeuvent les acteurs du marché afin que celui-ci s’accroisse sans cesse ? Celui qu’est censée apporter la consommation de toujours plus de marchandises : le bonheur !

Il est bon de rappeler ce qu’a écrit Kant à propos du bonheur : « Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble … parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination. » (Fondements de la métaphysique des mœurs).

La mercatocratie a trouvé la stratégie adaptée pour faire valoir l’offre du marché comme voie d’accès au bonheur en frappant l’imagination, plutôt qu’en s’adressant à la raison. Elle met en scène le produit qu’elle veut promouvoir de façon à le faire briller de l’éclat du bonheur. Elle déploie et impose pour cela une communication proliférante, et de plus en plus intrusive puisque s’insinuant désormais, sans vraies limites, dans l’espace privé. Si bien qu’elle a fini par installer une vision du monde qui accrédite que le sens d’une vie est dans la réussite liée à sa capacité d’accumuler plus que les autres des sensations bonnes à travers l’achat de biens marchands.

Pour le dire philosophiquement, la mercatocratie propage un hédonisme primaire. Hédonisme (du grec hédonè = plaisir), parce que bien est identifié au bonheur lequel est identifié à l'accumulation de plaisirs ; primaire, parce que ces plaisirs par la consommation sont irréfléchis – la communication publicitaire est conçue pour provoquée une réaction spontanée – ce qui est précisément le rapport au plaisir le plus primaire de la vie, celui du tout petit enfant.

Le courage ne saurait avoir sa place dans une telle vision du monde, puisqu’il implique un détachement de ses intérêts égotistes pour un bien qui les dépasse, ce qui se traduit inévitablement par des sensations négatives : être courageux c’est toujours aussi avoir peur et se mettre en devoir de surmonter sa peur.

C’est pourquoi, très inconsciemment sans doute, de la part de journalistes dont le salaire dépend largement de la communication mercatocratique – la publicité – il n’est pas de bon ton d’employer le mot « courage ».

L’antonyme du courage est la lâcheté, c’est-à-dire le fait de se détourner de la question du sens de sa vie, et donc de celle du bien commun, pour s’affairer à grappiller le plus possible de sensations bonnes.

En ce point ne devrait-on pas diagnostiquer que nous, sociétés occidentalisées, dites démocratiques, sommes des sociétés de lâches ? N’est-ce pas pour cela que nous sommes dans l’incapacité de sortir de l’ornière écologique et sociale en laquelle nous sommes dramatiquement embourbés ?

Nous l’avons vu, la lâcheté la plus manifeste se trouve du côté des pouvoirs autocratiques, puisqu’ils n’ont même pas le courage de la vérité sur les faits conséquents des actes de courage de leurs opposants.

Il y a en ce point une thèse essentielle sur le courage qu’il faut prendre en compte. Le courage apparaît essentiellement être une affaire individuelle, celle qui se joue pour chacun dans la balance entre son attachement au bien et ses peurs. Pourtant le premier courage, le courage basique, celui qu’on peut considérer comme la matrice de tout courage, est pleinement collectif : c’est le courage de la vérité. Car la vérité, c’est d’abord l’acceptation de vivre dans un monde commun, et donc être toujours dans le risque de voir ses désirs buter contre les nécessités imposées par ce monde.

C’est pourquoi les pires lâches sont ces leaders politiques, si nombreux aujourd’hui, qui affirment leur « vérité » qui les arrange, en dépit de l’expérience partagée qui permet de dire la vérité sur le monde.

Font aussi partie des pires lâches les affairistes qui forts de leur puissance financière, investissent les grands médias de communication pour distiller le doute sur la vérité de l’état du monde –  de la biosphère et de la situation présente de l’humanité – tel que l’établissent les scientifiques, afin de continuer à faire prospérer leurs affaires.

Certes, nous, participants aux sociétés occidentalisées, dites démocratiques, sommes pris dans une atmosphère de lâcheté. C’est cela qui nous décourage de prendre les initiatives qu’il faut prendre pour retrouver des perspectives d’avenir. Mais la mesure de l’ébranlement émotionnel que suscite en nous les exemples de courage qui nous parviennent – mentionnons aussi les lanceurs d’alerte –  nous révèle la force de notre aspiration à devenir courageux. »

Soyons convaincus qu’il y a parmi nous des réserves de courage qui nous sont cachées à la mesure du bannissement de l’usage du mot.

Car il y a notre fidélité à la vérité qui est comme le sol où peut pousser notre courage.

Et surtout il y a les relations de confiance dans la société qui en sont comme le fertilisant, puisque plus il y a d’actes courageux, moins la peur a d’arguments à opposer à notre aspiration à l’initiative courageuse. De ce point de vue il y a un peu partout de très beaux exemples, surtout venant des jeunes générations, dont la force est capable de rendre inaudible le vacarme des « influenceurs » de réseaux sociaux. 

Il faut nommer le courage et partager l'admiration qu'il suscite.
 

Stockholm, Août 2018
Greta Thunberg, 15 ans, assise sur le pavé devant le Parlement suédois avec une pancarte appelant à une « GRÈVE SCOLAIRE POUR LE CLIMAT »


 



 

dimanche, septembre 07, 2025

L’impuissance écologiste : le pourquoi et le comment-v2

 

Pour reprendre la maîtrise collective de notre avenir, il est nécessaire de rappeler un principe de base : une écologie conséquente ne peut pas se contenter d’être une écologie du comment, elle doit être prioritairement une écologie du pourquoi.
Nous reprenons ici un article, remanié, que nous avons publié il y a 12 ans.

 

Il faut parler clairement d’écologie, et pour cela préserver le sens originel – étymologique – du mot : l’écologie (du grec oikos = maison + logos = savoir rationnel) est la science des relations des espèces vivantes à la biosphère. L’écologie appartient donc au domaine de la connaissance scientifique, et si l’on a besoin de préserver ce mot c’est bien parce qu’il désigne la base objective à partir de laquelle peut se légitimer un mouvement d’idées. Ce mouvement d’idées doit précisément être nommé « l’écologisme » – et non pas « l’écologie » comme on le fait ordinairement de manière confuse. L’écologisme est l’ensemble des idées qui visent une amélioration de la condition humaine fondée sur les connaissances apportées par l’écologie ; ceux qui les promeuvent sont donc les écologistes. L’écologie politique est la composante de l’écologisme qui s’active à transformer de la société.

Or, en matière d’écologie, la culture humaine est actuellement dans un pathétique paradoxe !

Cela fait au moins un demi-siècle que les humains ont acquis le clair savoir des dommages que leurs manières d’agir sur leur environnement engendrent dans la biosphère et sur le caractère pressant et grave des risques qu’ils encourent, et pourtant ils continuent plus que jamais à développer ces manières d’agir.[1]

Sur le plan politique ce paradoxe se décline comme divorce entre la conscience quasiment unanime de la nécessité d’une réforme écologiste de la vie sociale, et la faiblesse et l’impuissance des mouvements politiques écologistes qui sont censés porter cette idée.

On peut rendre compte de cette impuissance par un certain nombre de facteurs extérieurs à la valeur des idées écologistes elles-mêmes. Tels sont l’égoïsme de chacun, le phénomène historique de l’emprise mercatocratique sur la vie sociale (c’est-à-dire la domination mondiale actuelle des forces sociales qui font de la valeur d’échange la valeur sociale suprême et s’activent à réduire tout bien au statut de marchandise), le pathos commun avec lequel sont investis la nature et la technique, etc. Mais ne peut-on pas mettre en évidence un facteur intrinsèque de l’impuissance écologiste ? L’idéal écologiste, tel qu’il s’est culturellement établi et tel qu’il est entretenu, n’aurait-il pas tendance à manquer l’essentiel du problème écologique, ce qui le rendrait incapable de viser les bonnes solutions ?

* * *

L’impératif moral écologiste

En général, les écologistes dénoncent un certain nombre de pratiques humaines – qui ressortent soit du pillage des ressources planétaires, soit du rejet démesuré de déchets – dont ils soulignent le grave impact écologique. Ils préconisent d’agir autrement, s’efforçant d’orienter l’intérêt public vers d’autres pratiques qui n’entraîneraient pas de tels dégâts sur la biosphère. Les écologistes sont les promoteurs de manières de se comporter alternatives non dommageables pour la planète : c’est ainsi qu’ils préconisent des sources d’énergie alternatives, des habitats alternatifs, des consommations alternatives, etc.

Cette démarche écologiste est certes tout-à-fait rationnelle : la cause des problèmes écologiques étant des comportements dommageables, il faut changer les comportements. Mais le « il faut » de la proposition précédente montre que, du fait de cette démarche qui s’en tient à un jugement sur les pratiques de leurs congénères, les écologistes se croient devoir imposer un « bien » – la préservation de l’avenir de la planète – extérieur aux buts que poursuit chaque acteur social, et qui doit néanmoins toujours prévaloir. Autrement dit, l’écologisme contemporain se décline essentiellement comme un nouvel impératif moral lié au constat de l’impact écologique négatif des activités humaines : « Tu dois désormais toujours agir de telle manière que ton action prenne en compte l’avenir de la planète ! » L’écologisme enjoint ainsi aux consommateurs de trier leurs déchets pour recyclage, demande que des normes de pollution strictes soient imposées aux entreprises, et exige du pouvoir politique qu’il module toutes ses décisions en fonction des exigences du rétablissement des équilibres majeurs de la biosphère.

Cette forme morale de l’écologisme permet de mieux préciser son impuissance. En effet, plus on s’élève dans la hiérarchie sociale, moins l’impératif écologiste est pris en compte. Le discours écologiste a un certain effet sur les comportements populaires (tri des déchets, commerce équitable, consommation bio,  etc.) mais pour un gain écologique anecdotique. Par contre ce discours a très peu d’effet sur les décisions les plus importantes dans la société, celles qui engagent les enjeux écologiques majeurs. En particulier, même quand des écologiques participent comme ministres à un gouvernement, ils n’infléchissent pas significativement les décisions qui touchent les intérêts économiques (politiques concernant l’industrie, l’énergie, les transports et le commerce), alors que l’économie – que l’on peut caractériser comme l’ensemble des règles de circulation des biens dans la société – est le domaine de la culture qui a l’impact écologique le plus décisif.

Les écologistes se sont bien rendus compte du frein que représente le caractère contraignant des comportements qu’ils promeuvent dans une société où l’environnement idéologique est essentiellement consacré à faire valoir les satisfactions par la consommation. Ils se sont donc efforcés de le gommer en développant une sorte d’utopie souriante d’une société écologiquement responsable. Cette utopie brosse le tableau idyllique d’une réconciliation de l’homme et de la nature. 

Mais l’humain ne saurait être en position d’être réconcilié avec la nature. Tout simplement parce que la nature ne saurait être pensée comme sujet. L’écologisme contemporain retrouve le travers traditionnel  des visions anthropomorphiques de la nature – penser la nature sur le modèle humain, la personnifier, comme auparavant on en faisait une déesse – et cette personnification permet d’escamoter sa transcendance radicale sur les vivants, transcendance qui implique qu’il n’y a nul « souci », nul « égard » particulier de la nature concernant l’espèce humaine, ces mots n’ayant, en ce cas, pas de sens. C’est pour cela que la nature a toujours été vécue par les hommes comme étant à la fois extraordinairement généreuse et arbitrairement cruelle.

Cet angélisme édénique des écologistes les amènent à occulter la fragilité propre à l’espèce humaine dans son environnement naturel : l’homme doit et devra toujours s’activer, se battre, pour assurer son avenir dans la biosphère, et les événements catastrophiques – épidémies, volcanisme, tsunamis, tremblements de terre, etc. – seront toujours son lot. C’est pourquoi l’écologisme contemporain apparaît comme une idéologie de la mémoire courte. Il semble méconnaître le lourd passif des rapports de l’homme à son environnement naturel (la Peste Noire décima au moins 30 % de la population européenne au XIV° siècle) et à enjoliver la vie des hommes en situation préindustrielle. On comprend que l’écologisme prête si aisément le flanc aux redoutables critiques réalistes des tenants de la croissance industrielle.

Ainsi l’écologisme contemporain est impuissant au sens où il est incapable de faire prendre en compte de manière significative l’impératif moral de préservation de l’avenir de la planète.

Le comment et le pourquoi

En ce point de notre réflexion on peut presque entendre le malaise de ceux qui se sentent en affinité avec le mouvement écologiste : « Mais quoi ! N’est-il  pas évident que la technique du moteur à explosion fait des dégâts considérables sur l’environnement ? Ne faut-il pas de toutes façons faire quelque chose ? Que signifie cette condamnation sans issue ? N’êtes-vous pas en train de donner raison aux tenants de l’industrialisation et de la société de consommation ? »

Mais l’issue apparaît si l’on prend garde que c’est la configuration même de la démarche écologiste qui mène à cette impasse. En se donnant pour but la substitution des comportements nocifs par des comportements écolo-responsables, l’écologisme privilégie la prise en compte des moyens que les hommes choisissent pour réaliser leurs buts. Car le pillage des ressources naturelles, l’usage immodéré de la technique, la quête boulimique d’énergie, la production démesurée de déchets, ne sont pas pour les hommes des buts en soi, mais des moyens pour réaliser leurs véritables buts, leurs buts finaux si l’on veut, ceux qui, atteints, doivent leur apporter un réel contentement. L’écologisme contemporain se rendrait impuissant en se focalisant sur une remise en cause du comment et en occultant un réel questionnement du pourquoi, c’est-à-dire des buts qui sont finalement visés par de telles pratiques.

 

En effet, tant que ne sont pas remis en cause ces buts finaux, la dénonciation des pratiques écologiquement dommageables est sans effet si celles-ci se sont imposées comme moyens les mieux appropriés à ces buts. Si les buts demeurent, chassez les pratiques incriminées par la porte, ne reviendront-elles pas sous une autre forme par la fenêtre ? C’est à cette configuration qu’on peut accrocher toutes les croix écologistes d’aujourd’hui. Sortir du nucléaire, mais devoir exploiter la fumeuse lignite, ou imposer en des contrées pittoresques des champs d’éoliennes ; sortir des moteurs à énergie fossile, mais produire massivement des accumulateurs électriques qui impliquent la mise en oeuvre de métaux lourds très dangereux, à moins que ce soit exclure de cultures vivrières des milliers d’hectares de terres fertiles pour la culture intensive de plantes à biocarburants. Sortir de la nourriture industrielle trop artificialisée, et finir par se retrouver avec une nouvelle industrie – celle de l’alimentation biologique – comme s’il n’y avait pas là comme une contradiction, etc.

Technophobie

Cet écologisme du comment ne peut que se traduire par une hostilité de principe à la technique – puisque la technique est ce domaine de la culture constitué par l’ensemble des artifices par lesquels se résolvent les problèmes du comment. On appelle technophobie ce rejet de la technique. La technophobie écologiste s’appuie sur le constat indéniable de la corrélation entre la technicisation croissante des pratiques humaines et l’aggravation du diagnostic écologique. Mais là encore, il faut se garder d’une mystification, bien installée dans les discours écologistes, où la technique est pensée comme l’envers diabolique de la bienfaisante nature. Car la technique n’est jamais rien de plus que le produit des choix des hommes pour résoudre leurs problèmes de moyens. Donc le problème écologique ne vient pas de la technique, il vient des buts qui requièrent l’usage accru de techniques toujours nouvelles et toujours plus agressives à l’encontre de la biosphère. Le ridicule de la situation pas si rare du militant écologiste tapotant sur son smartphone dernière version pour organiser une conférence contre le progrès technique montre comment il peut être inconséquent d’incriminer la technique en soi.

D’ailleurs s’en prendre au progrès technique amène à rejeter aussi la science puisque le développement contemporain des techniques est indissociable des progrès dans la connaissance scientifique. C’est pourquoi on voit parfois la technophobie se prolonger en une phobie de la science, voire en une remise en cause de la raison.

Pourtant, c’est bien plutôt un manque de raison qu’il faut déplorer : dans cet écologisme du comment, la raison s’arrête en route, car elle s’en tient au premier degré de l’analyse – les mauvais et bons comportements écologiques – au lieu de l’amener à son terme, c’est-à-dire jusqu’à l’évaluation des buts qui donnent sens aux comportements et aux techniques incriminés.

Le court terme et le long terme

La bonne question que doit se poser l’écologisme pour progresser vers une doctrine qui soit en prise sur la réalité d’une vie sociale si ravageuse pour la biosphère est celle-ci : « Quels buts les hommes poursuivent-ils en développant des relations à leur environnement naturel caractérisées par le pillage des ressources naturelles, l’usage immodéré de la technique, la quête boulimique d’énergie et la production sans retenue de déchets ? »

Ainsi posée, cette question nous met sur la voie de la réponse : les hommes n’ont certes pas le but de porter atteinte à leur planète, mais il est clair qu’ils se comportent comme s’ils se désintéressaient de leur avenir à long terme sur cette planète. Ce que confirme l’accueil commun fait à l’argument que les écologistes voudraient décisif : « C’est votre intérêt bien compris à long terme que de pondérer vos décisions par le principe moral de préservation de l’avenir de la planète ! » Et bien non, cet argument, le plus puissant qui soit, se révèle la plupart du temps sans prise sur les consciences ; il semble frappé d’étrangeté, comme s’il venait d’un autre monde sans rapport avec le monde quotidien ! Tout simplement parce que les buts finaux qui font consensus, dans une société mercatocratique, c’est-à-dire qui donnent la priorité à la marchandise, s’exemptent volontiers de la considération du long terme. Dans une telle société le bien – ce que signifie donner à sa vie sa plus grande valeur – se décline communément comme un hédonisme de court terme : il s’agit de cultiver son bien-être personnel ; ce bien-être est pensé comme accumulation de sensations positives et sa réalisation trouve sans arrêt des opportunités dans les marchandises (au sens indéfiniment élargi que prend aujourd’hui ce mot) proposées à l’achat.

Ce courtermisme[2] peut sembler fort déraisonnable, surtout eu égard à la riche tradition philosophique de l’humanité. Mais il n’est habituellement pas vécu comme tel. D’abord, il s’impose spontanément du fait de l’environnement idéologique dans nos sociétés marchandes ; ensuite il se vit sous le mode de la nécessité plutôt que sur celui du choix libre et réfléchi : on a « besoin » d’une voiture, d’un téléphone, etc.  et cela ne peut attendre.

La logique de cette vie de course à la satisfaction de « besoins » a très bien été décrite comme servitude inconsciente par Hartmut Rosa, dans son livre Aliénation et accélération – vers une théorie critique de la modernité tardive (2010). Nous avons montré dans notre Démocratie… ou mercatocratie ? (2023) qu’elle était délibérément installée par le pouvoir mercatocratique, qui s’exerce essentiellement par saturation de l’environnement de l’individu au moyen d’une communication intrusive qui stimule incessamment des comportements réactifs de nature régressive (voir chap 3 – La manipulation réactive), et qui organise la vie sociale pour de tels comportements. Il faut avoir conscience que l’efficacité de cette communication intéressée s’est démultipliée ces deux dernières décennies par la popularisation des terminaux personnels directement connectés à Internet.

La montée contemporaine des populismes et des attitudes agressives d’extrême-droite est alimentée par la frustration populaire qui se creuse. Car les populations doivent vivre, d’une part sous le rêve d’une vie réussie par les perspectives hédonistes sans arrêts agitées sous leurs yeux, et d’autre part dans la réalité du creusement inexorable de l’injustice dans la répartition des biens.

Personne n’est tout-à-fait sauf de cet hédonisme commun ; pas même les écologistes qui sont le plus souvent témoins ou héritiers de la révolution culturelle des années soixante qui a permis justement à cet hédonisme de s’imposer contre les moralismes traditionnels. C’est pourquoi, la tendance à l’escamotage de la question du pourquoi par l’écologisme n’est certainement pas l’effet d’une négligence ou d’une paresse intellectuelle : cette question est gênante parce qu’elle mettrait à jour des problèmes délicats à affronter quand on se veut défenseur de la planète mais qu’on reste confus sur ses buts finaux.

* * *

L’écologisme bien qu’il soit un mouvement d’idées solidement établi et largement approuvé, s’est révélé impuissant à infléchir le cours de la détérioration accélérée de la biosphère parce qu’il s’est contenté de condamner le comment des agissements humains sans vouloir se prononcer sur leur pourquoi. Or c’est ce pourquoi qui commande le reste, et nous avons vu que, dans ce système social qui secrète un activisme si menaçant pour notre avenir, ce pourquoi renvoie communément à des buts de court terme qui détournent du souci de l’avenir de la planète.

De deux choses l’une :

– soit les écologistes tolèrent de tels buts et leur dénonciation des dommages écologiques comme leurs exhortations à une modification des comportements seront toujours en porte-à-faux. Et là, ce ne seront même pas les mercatocrates qui auront le dernier mot, ce seront les catastrophes qu’ils auront induites. Et le dépassement inévitable de la mercatocratie devra se faire dans le malheur.

– soit les écologistes disqualifient de telles valeurs finales et s’ouvre alors pour la raison un espace de réflexion pour d’autres raisons de vivre non contradictoires avec la vitalité de la biosphère. Pour notre part nous savons que l’idée d’un rapport pleinement humain et non activiste avec l’environnement naturel a toujours été présente dans notre culture et qu’elle a même été portée un temps comme projet politique par des forces sociales, lesquelles ont finalement été vaincues par les tenants de la croissance indéfinie du marché.

 

 


[1] Il faut avoir la lucidité d’admettre que le tri sélectif, les voitures électriques, les calculs de bilan carbone, le « verdissement » des entreprises, etc., sont essentiellement d’effet cosmétique, et qu’en fait jamais l’activisme des hommes sur leur planète n’a été aussi dévastateur qu’aujourd’hui : destruction accélérée des forêts primaires tropicales, poids inégalé des déchets rejetés, aussi bien en quantité qu’en nocivité, brutale chute de la biomasse des insectes qui se traduit par l’effacement des oiseaux insectivores, dont  les hirondelles, production massive de radioactivité artificielle, interventions à l’aveugle sur le patrimoine génétique des espèces vivantes, etc.

[2] Néologisme commode que j’ai proposé ici : Approche du courtermisme

 

 

 

dimanche, août 31, 2025

En panne d'histoire

 


On constate et déplore depuis peu une nette chute de la natalité. On prétend prendre des mesures pour la promouvoir, avec le sentiment d’une certaine impuissance à pouvoir inverser la tendance. C’est parce qu’on évacue a priori la véritable question sous-jacente : Faire des enfants ? Mais pour aller vers quel monde ?

Or, c’est bien la question lancinante de cette 3ème décennie de ce 3ème millénaire : « Où allons-nous collectivement ? » Il faut avoir conscience de son caractère inédit puisqu’elle ne s’était encore jamais posée en ces termes : le « nous » qui est en cause englobe en effet, aujourd’hui, l’ensemble de l’humanité.

Il faut essayer de la comprendre. Comment l’espèce humaine a-t-elle pu en arriver là – c’est-à-dire vers une perte de toute maîtrise de son avenir ? Comment interpréter l’apparition d’une telle situation du point de vue du sens de l’histoire ?

Nous proposons de partir de l’affirmation : « L’histoire humaine est progrès. »

Certes, cela  sonner étrangement aujourd’hui. Le mot « progrès » est devenu, au moins depuis le tournant du millénaire, presque unanimement  proscrit. En effet, on l’entend spontanément comme désignant la trajectoire qui est responsable de l’impasse en laquelle se trouve piégée l’humanité. Mais ce progrès là, celui du passage à la 5G, à la dernière version d’un modèle de smartphone, à la dernière mouture d’une application d’IA, etc., n’est que l’écume de l’activisme aveugle contemporain. Qu’est-ce que ce « progrès » dont on n’ose même pas penser vers quel avenir il nous mène ?[1]

L’histoire humaine est progrès tout simplement parce qu’elle est une histoire. Et elle est une histoire parce qu’elle n’existe qu’autant qu’elle se raconte. Il n’y a d’histoire que parce qu’il y a récit qui met en ordre les événements en fonction d’un sens qu’on leur donne. S’il n’y a pas de sens, il y a divagation ou délire, pas histoire !

On peut faire l’histoire d’un lieu particulier à partir de l’étude de ses couches géologiques. Cette histoire là a un sens, puisqu’elle peut rendre compte des propriétés actuelles du sol ou du sous-sol, elle peut permettre de savoir quel type de bâtiments on peut construire, quels forages on peut engager pour quelles ressources venant du sous-sol, etc. Cette histoire a un sens mais elle ne saurait être un progrès. Tout simplement parce qu’elle ne fait que dérouler les conséquences des nécessités naturelles.

Si l’histoire humaine est progrès c’est parce qu’elle met en jeu la liberté des comportements humains. Or quel est le sens propre à la liberté humaine ? Celui de situer les choix de comportement en fonction d’un horizon ultime qu’on appelle le Bien. Tout individu humain choisit son comportement en fonction des possibles qui s’offrent à lui, et donc en fonction des conditions particulières en lesquelles il est placé, mais toujours en tenant compte de ce soleil du Bien qui éclaire son horizon et vers lequel il sait qu’il doit aller.

Nos ancêtres des deux derniers siècles ont vraiment pu penser que ce Bien pourrait être l’abondance de biens entretenant et facilitant leur vie grâce à l’invention de multiples techniques utiles appuyées sur l’avancée des sciences. Beaucoup aussi, parmi ceux qui se sentaient asservis par l’organisation sociale en place, ont cru que ce Bien pourrait être dans l’organisation d’une société enfin juste par la mise en déroute définitive de la caste des profiteurs par tous les autres, c’est-à-dire le peuple. Si l’on remonte aux siècles antérieurs, ceux de l’Ancien Régime et de la Chrétienté, le Bien était dans une vie éternellement heureuse après la mort (du coup ils se pensaient dans une histoire incluant un avenir éternel comme sa ponctuation finale).

On le comprend, l’histoire est progrès parce que l’homme se sait libre. Et cette liberté ne peut se vivre que dans la polarité des valeurs, qu’on peut penser en « bon/mauvais » au niveau des sensations, en « joie/tristesse » au niveau des sentiments, mais toujours en « bien/mal » au niveau le plus général. Et donc toujours le récit historique se situera en fonction du Bien qu’il pense à l’horizon de l’avenir.

Le récit historique ne peut donc pas être neutre, sinon ce n’est plus un récit, c’est une chronique, et même plutôt une chronologie. Ce qui fait l’intérêt, la tension, de l’histoire, ce sont les aléas de l’avancée vers le Bien. Or, « l’avancée vers le Bien » est ce qu’on appelle « progrès ». L’histoire humaine est essentiellement, du fait de la liberté propre à l’homme, progrès.

Prenons l’épisode de la pandémie de Covid-19 que l’on a vécue il y a quelques années. Ce fut indiscutablement un épisode négatif dans l’histoire de l’humanité. Et pourtant tout le récit par lequel on le relate aujourd’hui a des accents d’épopée d’une humanité qui se mobilise, retrouve une solidarité, une capacité à se réorganiser, pour finalement maîtriser l’attaque et s’en sentir grandie. L’histoire qui s’écrit de cette pandémie est donc celle d’un progrès.

Ne nous laissons pas prendre par le contre-exemple des peuples dits « premiers » qui sont censés rester indéfiniment dans des modes de fonctionnement qualifiés de traditionnels. Méfions-nous des biais ethnocentrés de ces jugements. Soit ils sont dévalorisant : ces peuples, trop arriérés, sont incapables d’embrayer sur le progrès occidental ; soit ils sont idéalisés : ces peuples vivant en harmonie avec la nature, n’ont nul besoin de progresser, ils sont déjà dans le bien ! On peut être assuré que la réalité n’est ni l’une, ni l’autre. Ce sont des sociétés qui, quoi qu’elles aient un bon équilibre organisationnel qui les rend durables (on fait ici abstraction de l’intrusion des sociétés à l’occidental), ne sont jamais sans histoires (et donc sans histoire) car elles ont aussi constamment des problèmes à gérer (équilibre démographique, instabilité des ressources, guerres, etc.) qui impliquent la visée d’un idéal de bien commun qui donne sens à une histoire comme progrès.

L’objection la plus conséquente à la thèse de l’histoire comme progrès est celle qui affirme que l’histoire est déterminée, et donc que cette liberté dont s'octroient les humains est une illusion. Autrement dit que le cours et la destination finale de l'histoire humaine sont déjà inscrites dans son origine. Il y a deux versions de ce déterminisme universel :
– la version matérialiste déjà formulée dans l’Antiquité grecque, comme par les atomistes avec Démocrite (– Ve siècle), reprise par le mathématicien et astronome Laplace au début du XIXe siècle dans une célèbre formulation[2] ; la perception déterministe de l'histoire propre au marxisme est l'héritière de cette lignée matérialiste ;
– la version religieuse, qui est la prédestination : Dieu qui sait tout et qui peut tout a déjà prévu le destin de chacun avant sa naissance.

On peut considérer le déterminisme de l’histoire humaine comme un enrobage théorique qui a sa cohérence, mais qui est bien incapable de contredire l’expérience existentielle, par chacun, de sa liberté. En 1940, nos aïeux ont vraiment dû choisir, au moins dans leur cœur, entre la collaboration et la résistance ! D’ailleurs, toutes les doctrines matérialistes déterministes, comme toutes les religiosités de la prédestination, ont une morale, laquelle puisqu’elle s’adresse à la liberté de chacun, contredit leur présupposé théorique.

Il reste néanmoins la difficulté, pour nos esprits contemporains, à accueillir la proposition « L’histoire humaine est progrès ». C’est une difficulté tout-à-fait inédite. Jamais les humains n’ont été ainsi fâchés avec leur histoire ! Cela signifie que l’humanité ne se voit plus sous un horizon de Bien appelant un ou des chemins possibles à prendre pour s’en rapprocher. Comme si l’histoire s’était prise dans une ornière, ou mieux, comme s’il elle était bloquée dans une impasse. On peut filer un peu plus la métaphore et dire que c’est un super autobus qui s’est fait ainsi piégé, qu’il y a plein de vivres vers l’avant, si bien que l’équipe de conducteurs, au micro, ne parle que de la valeur et de l’offre des vivres et évite ainsi tout débat sur la continuation du voyage.

Tout se passe comme si l’histoire humaine se retrouvait en panne. En panne de quoi ? En panne de progrès, bien sûr ! La véritable contradiction à notre thèse initiale – L’histoire humaine est progrès –  n’est-elle pas la réalité de notre période historique, celle du premier tiers du XXIe siècle ?

Pour mieux saisir la singularité de notre situation, il peut être intéressant de faire un petit exercice de prise de recul. Comment, dans le futur, sera écrite l’histoire de cette période historique qui est la nôtre ?

Parce que, tout au long de ce blog, on s’est efforcé de prendre du recul, on sait que cette histoire prendra en compte trois éléments caractéristiques de cette période :

– Un aveuglement commun sur la situation réelle de l’humanité. Cet aveuglement n’est pas tant dans l’absence de conscience de la situation menaçante en laquelle est entrée l’humanité (la preuve en est dans la chute de la natalité), mais dans la non prise en considération des chemins possibles qui permettraient d’en sortir. C’est ce qu’on a appelé le courtermisme : « Je ne peux pas me permettre de me prendre la tête avec ça, j’ai trop de sollicitations immédiates auxquelles je dois répondre ! ». Cette « non prise en considération » est délibérément provoquée par la pression communicationnelle émanant de la mercatocratie, et entérinée par une organisation sociale toute orientée pour favoriser le marché – les premiers courtermistes sont les grands affairistes et les politiques qui les servent car, quoiqu'ils pérorent, pratiquement, leur but essentiel est la croissance du marché.

– L’accumulation, dans une dynamique d’accélération, d’événements catastrophiques : inondations jamais vues, incendies monstrueux, guerres extrêmement cruelles s'en prenant aux populations civiles, etc., qui auront ravagés des régions de plus en plus larges. En espérant que cela n’ira pas jusqu’à des explosions nucléaires, ou même à la simple dissémination de matières radioactives (il y en a tant entreposées assez clandestinement).

– Un temps de sursaut et résilience. Il viendra obligatoirement. Il sera motivé par l’expérience des conséquences catastrophiques des valeurs ayant eu cours jusqu’alors. Car les catastrophes, au-delà des réactions de survie, signifient l’effondrement de la perspective courtermiste promue par la mercatocratie, en mettant à jour son artificialité, sa superficialité et, au fond, son inhumanité. C’est pourquoi elles sont aussi la prise de conscience de la nécessité de réinvestir l’avenir pour aller vers un monde bien. La seule inconnue étant le niveau de catastrophes requis pour que cette prise de conscience soit suffisamment claire et large pour générer des initiatives de sursaut partagées capables de disqualifier les pouvoirs en place et d’esquisser la vision d’un monde à venir désirable fondé sur d’autres valeurs. Posons-nous la question, quand on voit l’état actuel du monde, et l’avenir très prochain qui s’annonce au vu de l’irresponsabilité de certains leaders politiques désormais aux plus hauts postes de pouvoir : ce niveau de malheurs n’est-il pas presque atteint ? Il faut en tout cas que, avant que les victimes et les champs de décombres s'accumulent, il soit le plus prochain possible !

Ces historiens du futur, parce qu’ils raconteront cette histoire de notre temps dans leur perspective d’une humanité qui se pensera dans l’histoire, c’est-à-dire en souci de progresser vers un monde bien, sauront tirer la leçon de ces premières décennies du IIIe millénaire : on ne déserte pas impunément l’histoire !

Ils expliqueront :

En une époque où on se détournait communément de l’investissement de l’avenir, il était logique qu’on négligea la mémoire du passé – car c'est l'expérience du passé qui permet de voir les possibilités d'avenir. Se privant de l’avenir et du passé, il était logique que l’on se vécut dans une époque sans histoire, au sens propre comme au sens figuré – l’abondance des biens à acheter faisant le bien de cet état social, il n’y avait pas à investir un avenir qui incitât à progresser.

Les catastrophes s’annonçaient. Mais on était impuissant à anticiper puisque tout le bien à amasser pour notre vie était là-devant nous, s’offrant au plus court terme. Allait-on entrer dans des histoires à n’en plus finir, alors que les biens étaient à portée de simples actes d’achat ?

Il était inévitable que cette époque fut vécue comme une impasse en laquelle les humains se soient vus impuissants pour ménager l’avenir.

Pour la première fois dans l’aventure humaine, l’histoire était en panne.
 

*   *   *
 

Le progrès aura été que, désormais, les historiens du futur sauront rappeler : 
                 – que l’histoire peut tomber en panne,
                 – et comment elle peut tomber en panne.

 


[1] On n’ignore pas que ce « progrès » reste porteur d’avenir pour quelques illuminés qui prétendent coloniser des planètes voisines ou dépasser les limites de l’humanité en soignant le vieillissement et en greffant de l’intelligence artificielle aux organismes humains. On ne sait si ces personnes croient vraiment à leurs annonces, mais il est certain qu’elles leur permettent de moissonner de considérables financements.

[2] « Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre.  Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ses données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir comme le passé serait présent à ses yeux. » Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 1814.