samedi, novembre 29, 2025

Courtermisme et responsabilité

 

"Le Navire Stupide en route pour le Pays des Fous",
gravure sur bois de 1549.

L'humanité n'est-elle pas devenue stupide, voire folle ? Comment peut-elle s’embourber ainsi dans la pire impasse de son histoire, en le sachant très bien ? Ne se complaît-elle pas, depuis deux siècles, dans la fierté de sa capacité rationnelle ? A quoi bon peut-elle lui servir, cette raison, si elle ne lui permet pas d'abord de maîtriser son devenir ?

On a montré ailleurs qu’il faut clairement imputer ce malheur collectif à une certaine forme de pouvoir, nouvelle dans l’histoire – la mercatocratie, soit le pouvoir du marché – , laquelle implique une organisation sociale délétère pour la biosphère, et donc, conséquemment, pour l’humanité.

Du moins en Occident – ce n’est pas vrai pour d’autres régions du monde où les populations sont prolétarisées au service de cette même mercatocratie : ou tu travailles dans leur usine à leurs conditions, ou tu crèves – nous avons le plus souvent une latitude de liberté qui nous permet de choisir, ou non, de contribuer à la croissance du marché. Cette contribution, nous pouvons l’apporter en tant que citoyens, en tant que travailleurs, et en tant que consommateurs. Elle est collectivement décisive. Pourtant elle est individuellement minime. C'est pourquoi elle ne saurait être amalgamée avec les menées destructrices sur les richesses de la planète des dirigeants des multinationales. Car toujours, dans toute société, on est d’autant plus responsable des conséquences de son rôle social que l’on a plus de pouvoir.

Il faut néanmoins admettre que les choix que nous faisons dans notre vie sociale ne nous laissent pas totalement irresponsables de la crise actuelle de l’humanité.

Pourtant, il faut reconnaître que nous avons une circonstance fortement atténuante pour méconnaître notre responsabilité : pour la plupart d’entre nous, ce n’est pas ce que nous faisons, comme acte individuel, qui doit être incriminé, mais plutôt le régime temporel, en fonction duquel nous le faisons.

Ce régime temporel nous l’appelons « courtermisme ». Cela signifie : ne considérer le changement produit par son action que dans le plus court terme, celui qui est requis pour pourvoir à ce qui est vécu comme une nécessité présente. Le courtermisme ainsi défini est le schéma temporel général auquel tendent tous les comportements en tant qu’ils découlent de l’organisation mercatocratique de la société.

Que tu achètes quelque plat ultra transformé à réchauffer au micro-ondes pour répondre au problème du repas de la mi-journée conforte objectivement l’embourbement de l’humanité. Mais toi-même ne veux là que résoudre au mieux un problème qui est créé par l’organisation sociale en laquelle tu es pris, qui est telle qu’elle ne te laisse jamais assez de temps pour faire mieux. Car tu es emberlificoté dans une kyrielle de choses à faire qui t’obligent à gérer ton temps au plus juste.

Pourtant le courtermisme ambiant n’est-il pas requis pour le nourrissage du Léviathan moderne qu’est le marché ?

En effet, comme l’a très bien établi H. Rosa, la logique de la société mercatocratique implique une accélération des obligations à faire. Or, cette aliénation temporelle est très difficile à maîtriser pour une raison simple : le temps en tant que tel est irreprésentable. Certes, tu dis très souvent (phrase fétiche de notre modernité tardive) « Je n’ai pas le temps! ». Mais tu n’es compris que parce que tu es dans un contexte commun avec celui qui t’écoute. Sors de ce contexte et la phrase est absurde ! Qu’est-ce que le temps hors des événement qu’on ordonne selon l’avant/après ? On ne saurait le dire. On n’a aucune intuition du temps en tant que tel, on a le sens du temps qu’autant qu’on a une intuition des choses selon le temps. Mais celui-ci n’est rien sans ces choses.

C’est pourquoi nous sommes si vulnérables à cette aliénation temporelle qu’est le courtermisme. Il faut des conditions de disponibilité exceptionnelles pour parvenir à prendre conscience que nous perdons notre temps à essayer d’en gagner.

La période initiale de confinement pour parer à la pandémie en 2020 n’en a-t-elle pas été une particulièrement éloquente ? Rappelons comment on savait alors dépasser le court terme en mettant la vie sociale en perspective, la situant par rapport au passé – « rien ne sera comme avant » – et en la positionnant par  rapport à l’avenir – « penser le monde d’après ». Paradoxalement, le strict confinement de la crise pandémique a permis massivement à ceux qui y était soumis, une retrouvaille avec le sens de l’avenir collectif, et donc à reprendre espoir.

Ne doit-on pas entre nous préserver, entretenir, la flamme de cette lumière alors apparue ?

Certes, il faut rester lucide. Entre les aléas de la vie de chacun et son véritable investissement de l’avenir, il y a l’obstacle de tous les petits bénéfices immédiats qu’il peut accumuler, souvent avec une adhérence addictive, dans sa condition de travailleur-consommateur. Ce sont d’abord les sensations bonnes par consommations matérielles conçues pour nous plaire ; ce sont aussi,– nous les avons évoquées dans un article précédent – toutes les satisfactions imaginaires régressives qui tournicotent autour (comme l’imaginaire de puissance en conduisant son automobile un peu exagérément surélevée). Si, en prenant conscience, nous les partageons avec d’autres, cela fera voir leur vanité, nous serons entrés dans la bonne démarche pour les surmonter.

Mais nous savons désormais que nous avons notre part de responsabilité propre dans la prolongation sans avenir du règne de la mercatocratie. Dès lors, même s’il y a des obstacles, nous avons une voie pour en tirer les conséquences.

dimanche, novembre 23, 2025

Même pas peur ?

 


Oh si ! Tu as peur. Tout le monde a peur. Il faut accepter que le sentiment de peur est chevillé à la condition humaine.

On l’accepte mal parce que c’est un sentiment négatif et que, en notre société de la modernité tardive, en laquelle en réalité il y a énormément de motifs de peur, on affiche sa réussite en faisant valoir le maximum de choses bonnes pour sa sensibilité.

Qu’il soit dit ici une fois pour toutes qu’on ne saurait se reprocher d’avoir peur, ou d’avoir quelque sentiment que ce soit. La sensibilité n’est rien d’autre que le donné à partir duquel on peut exercer notre liberté. On n’en est pas responsable. Par contre on est responsable de ce qu’on en fait. C’est pourquoi l’injonction « Il ne faut pas avoir peur ! » est parfaitement vaine.

Or, dans le spectre de notre sensibilité, la peur a peut-être bien le premier rôle.

Le moment de la naissance est celui d’une grande peur. Le cri du nouveau-né est un cri de peur – urgence de l’adaptation aérobie de son rapport au monde, sensation d’aspiration vers le bas (pesanteur), membres battant désespérément dans le vide illimité par l’absence du tissu protecteur de la matrice, etc. Le retour externe vers le corps de la mère, avec le branchement au sein nourricier, faisant que le nouveau-né se sent accueilli, calmera cette peur. Mais elle ne l’effacera pas. Comment oublier ce premier et intense sentiment qui a qualifié notre prise de contact avec le monde ?

D’emblée, le petit de l’humain qui vient au monde fait l’expérience de sa vulnérabilité en ce monde. Il ne l’oubliera plus. C’est pourquoi il vivra toute sa vie avec un sentiment, quelquefois bien masqué en arrière-plan, d’alerte pour sa survie, autrement dit de peur. C’est pourquoi tous les enfants ont peur de la nuit qui arrive, ont peur du noir.

Mais pendant la journée, l’enfant s’occupe d’affirmer son moi. Il se veut, et en situation normale, se sent, reconnu comme un individu à part entière et tout son souci est de s’affirmer comme centre désirant singulier (singularité qu’il accroche à son prénom) et respecté. C’est ainsi que l’enfant ignore d’abord la mort comme échéance nécessaire de sa vie.

La conscience d’être mortel n’est donc pas innée, elle survient tardivement chez l’enfant – vers l’âge de raison (à partir de 6 ans). Et sa source est toujours extérieure : elle est un fait d’éducation, souvent appuyé sur l’événement du décès d’un proche. Cette conscience d’être mortel est d’abord assez abstraite, d’autant plus qu’elle est nimbée d’éléments mythologiques qui sont autant d’énigmes pour l’enfant (« Il est allé au ciel ! »). Ce sont les aléas de la vie qui affectent le corps, en particulier les symptômes de son usure, du vieillissement, qui rendent toujours plus concrète la conscience d ‘être mortel et la peur qu’elle implique.

Pourtant Épicure affirmait qu’il n’y avait pas à avoir peur de la mort, car, expliquait-il, « la mort n’est rien pour nous. » En effet « tout bien et tout mal résident dans la sensation », alors que « la mort est la privation de nos sensations. »

Ce raisonnement est objectivement implacable ! Pourtant il méconnaît les ressources de la subjectivité humaine. En effet, celle-ci combine deux objets de peur dans la peur de la mort. D’une part il y a la peur de la mortification de son corps. Notre corps nous lâche progressivement, ce qui se traduit par une kyrielle de sensations négatives : souffrances émanant du corps, mais aussi souffrances liées à la perte graduelle de son autonomie. D’autre part il y a comme une peur du vide liée à la pensée de l’après-mort. Il ne s’agit pas de reconnaître que cet « après » est un inconnu sur lequel on pourrait faire des hypothèses. C’est plus profond ! Nous sommes confrontés comme humains mortels à un impensable. Car, comme nous l’avons montré ailleurs – L’éternité, quelle drôle d’idée ! – notre conscience ne saurait se penser ne plus être. C’est parce que ce vide de la pensée qu’implique l’idée de sa mort est extrêmement dérangeant, remettant en cause notre « infini intérêt à exister » (l’expression est de Kierkegaard) qu’il est le motif d’une peur tout-à-fait singulière qu’Heidegger nomme le « souci » proprement humain d’exister comme « être-pour-la-mort ». Voilà pourquoi on a tant besoin de masquer ce vide en se racontant des histoires sur l’immortalité de l’âme, sa transmigration à travers d’autres corps, un « royaume de Dieu » éternel, etc.

Finalement l’expression si populaire « Même pas peur ! », sous le dehors bravache de sa tournure minimisante, est plutôt révélatrice d’avoir à répondre de ce sentiment de peur liée à sa condition de mortel toujours en arrière-plan de ses intérêts présents.

Et pourquoi avoir besoin d’en répondre ? Parce que la peur est assurément le sentiment qui oblitère nécessairement notre liberté. Qu’est-ce qu’être libre sinon avoir le choix entre des possibles ? La peur en diminuant notre puissance d’agir, réduit les possibilités de choix. Il faut saisir aussi dans « Même pas peur ! » la revendication de sa liberté : « Non, je ne suis pas restreint de l’intérieur, je suis pleinement libre ! » Ceci est la déclamation d’affichage, mais qu’en est-il véritablement ? Notre liberté humaine n’est-elle pas compromise par l’omniprésence de la peur ?

Sans aucun doute la peur est le premier, et le plus important, facteur de limitation de la liberté.

Il ne faut pas pour autant la considérer comme une limitation définitive. Tout simplement parce que l’être humain est un être fondamentalement social : « L'homme n'est environné que de faiblesse : il n'a ni la puissance des ongles ni celle des dents pour se faire redouter; nu, sans défense, l'association est son bouclier. » (Sénèque, Des Bienfaits, livre IV, chap 18). En ce point on va penser que ce sont les lois, donc l’État avec ses institutions de police et de justice, qui vont permettre d’assurer la sécurité publique garante du plein exercice de la liberté de chacun, dans les limites du droit bien sûr !

Ceci est une illusion ! Chacun peut constater à quel point l’état de droit peut être malmené aujourd’hui. Pas seulement aux États-Unis. Pourquoi, en France, les comportements indignes, clairement attestés, de certains fonctionnaires des forces de l’ordre, ne sont-ils pas sanctionnés selon le droit, et deviennent dès lors des facteurs de peurs de ceux qui, par exemple, manifestent dans le cadre de leur liberté de citoyens ?

Cela signifie que le droit, l’effectivité de son application, dépend d’un facteur social plus profond sur lequel s’appuie d’abord la liberté d’agir de chacun, dont celle de faire des bonnes lois et de les appliquer correctement.

Ce facteur, c’est la confiance. La confiance qui se diffuse dans une société est l’antidote par excellence de la peur, c’est elle d’abord qui rétablit la plénitude de la liberté de chacun. Au fond, il n’y a rien de surprenant à cela. N’est-ce pas la confiance en la mère l’accueillant contre son sein qui a délivré le nouveau-né de sa grande peur inaugurale et l’a motivé à désormais se mouvoir librement dans l’espace ouvert du monde ? Je vous invite à lire (ou relire) le dialogue que j’ai composé sur la confiance et le droit, lequel fait valoir de manière précise en quoi l’état de la dialectique défiance/confiance dans une société détermine le niveau de peur, et donc de liberté de chacun.

Ce sont d’abord les relations de confiance, autour de soi avec ses proches, dans ses relations sociales, dans les institutions de la société en laquelle on vit, qui nous libèrent de nos peurs et nous permettent de faire valoir ce qu’on est et ce qu’on peut apporter au monde. Et ce n’est pas là dire que nos peurs sont supprimées, c’est dire que les préventions qu’elles interposent sont comme étouffées par la confiance en autrui.

Si nous ramenons ces considérations à notre situation historique présente, il faut admettre que nous sommes dans une situation de défiance généralisée comme jamais depuis la fin des années 30 du siècle dernier. Qu’est-ce qu’une société où prévaut la compétition généralisée la plus exacerbée (ce qui se voit dans le piétinement devenu commun des règles de la bienséance sociale), où il faut trimbaler un lourd trousseaux de clés, où l’on a besoin d’innombrables codes, toujours plus sophistiqués, pour entrer en communication, et même plusieurs niveaux d’identification pour faire une transaction ? C’est une société de défiance généralisée, c’est-à-dire une société en échec, si l’on considère, avec Sénèque, que le sens de la société, c’est de créer un environnement qui permette de surmonter sa peur pour faire valoir ses qualités proprement humaines.

Nous avons montré, dans le dialogue mis en lien ci-dessus qu’il y a une logique d’auto-renforcement de la confiance, comme il y a une logique d’auto-renforcement de la défiance. Plus on a confiance, plus on crée des raisons d’avoir confiance, comme plus on se défie plus on crée des raisons de se défier. Or, comme la défiance – qui est la croyance qu’autrui ne me veut pas du bien – est toujours accompagnée du sentiment de peur, plus on a peur plus on crée des raisons d’avoir peur. C’est ce qui permet d’affirmer que la peur atteignant un certain niveau dans une société devient facteur de violence. La peur, fille de la violence sociale, devient mère d’une nouvelle violence sociale le plus souvent encore plus virulente. C’est ainsi qu’il faut interpréter les mouvements populistes qui fleurissent aujourd’hui dans les vieilles « démocraties » occidentales. Le leader populiste catalyse les peurs liées aux dysfonctionnements sociaux (venant essentiellement des injustices produites par la mercatocratie) en orientant l’agressivité qu’elles génèrent vers un groupe social fragilisé prenant le rôle de bouc émissaire. Ce qui crée encore plus d’injustices, et donc de violences et de peurs.

Nous sommes aujourd’hui pris dans cette boucle mortifère de défiance, d’ailleurs aussi bien au niveau de notre société particulière qu’au niveau des relations entre États. Est-il possible de prévenir une situation de violence plus généralisée ? Est-il possible d’en sortir ?

Pour sortir de cette logique de la défiance, pour ne pas avoir à tout reconstruire après avoir converti de vastes champs en cimetières, comme 1918, comme en 1944-45, il faut des actes de courage. Nous définissions ainsi le courage dans un précédent article : « cette vertu qui réside dans la capacité d’agir en prenant des risques pour ce qu’[on] juge Bien. » Car, ajoutions-nous, « être courageux c’est toujours aussi avoir peur et se mettre en devoir de surmonter sa peur. » Le silence du courage.

En refusant les limites de sa peur en montrant qu’elles peuvent être vaincues par un attachement à ce qu’on juge être le Bien, commun à tous, on casse la logique de la défiance. On redonne confiance. Et l’apparition de cette nouvelle pousse de confiance favorisera l’apparition d’autres pousses, d’autres actes de courage, ce qui finira par donner un terrain fertile à la confiance. Comme le courage d’Amine, aujourd’hui, qui, après l’assassinat de ses deux frères, alerte pour que sa cité ne soit plus celle des trafics et de la peur. Amine a très peur bien sûr, mais il enjambe sa peur.

Nous nous inscrivons ici en faux contre toutes les thèses décourageantes qui peuvent avoir cours, contre les catastrophismes, contre les collapsologues, etc. Tant qu’il y a des gens courageux, on peut garder confiance en l’humanité.

Or, il y a beaucoup de gens courageux de nos jours, surtout du côté de la jeunesse, beaucoup plus qu’on le sait. Il faut avoir conscience que, comme nous le notions dans l’article cité, le mot « courage », concernant un engagement personnel, est quasiment proscrit des médias. Certes, des événements qui forcent l’attention, et l’admiration, par le courage qu’ils révèlent, sont bien communiqués, mais on tourne au plus vite la page tellement ils sont une lumière crue sur la lâcheté commune requise par une « société de consommation ». Soyons attentifs à ces actes de courage, laissons-les résonner en nous par les émotions positives qu’ils suscitent, partageons-les. Car c’est par eux que nous retrouverons la voie d’une société de confiance – une référence pourrait être la société telle qu’au sortir de 1944, elle avait pu être préconisée par le Conseil National de la Résistance. Une telle société pourra laisser à son étiage notre peur, notre si humaine peur. Nous serons ainsi en liberté de donner toute sa valeur à notre humanité.

« Même pas peur ! » ?

Non, c’est de la forfanterie.

« Même pas peur de la peur ! » ?

Oui, c’est de la confiance en l’humain.

dimanche, novembre 16, 2025

La valse moderniste

 

Le modernisme est un phénomène d’opinion majeur de notre époque. On peut le qualifier d’idéologique parce qu’il est la manière dont s’affirme un pouvoir social.

Il est essentiel, pour la compréhension de notre histoire des siècles passés, de spécifier cette notion de modernisme(-iste), en la démarquant clairement de la notion de moderne(-ité). La raison en est que seul le mot modernisme permet de circonscrire l’investissement irrationnel de l’avenir qui apparaît en Occident au sortir de la Renaissance. Cet investissement pourrait se formuler ainsi : « La potentialité de progrès technoscientifique de l’humanité apportera nécessairement des solutions techniques aux problèmes auxquels elle est confrontée ». De cette proposition on tire volontiers le corollaire logiquement abusif : « Toute invention technique rendue possible par le progrès technoscientifique est nécessairement bonne ».

La technoscience c’est la stimulation mutuelle de la découverte scientifique et de l’invention technique mise en lumière par l’œuvre de Galilée. Galilée établit en faisant rouler des billes sur des plans inclinés que la vitesse de la chute d’un corps à un point p est indépendante de la nature du corps mais est fonction du temps écoulé. Mais alors pourquoi tout un chacun expérimente-t-il que des corps tombent plus vite que d’autres ? Galilée fait l’hypothèse de l’existence de la pression atmosphérique, laquelle est prouvée par son disciple Torricelli au moyen d’un long tube plein de mercure renversé dans une bassine, le niveau du mercure descend et le haut du tube devient un pur vide. Donc l’atmosphère existe et fait une pression sur le mercure dans la bassine égale au poids de la colonne de mercure dans le tube. Cette expérience ouvre la voie à l’invention des pompes à vide, lesquelles permettront d’autres découvertes. C’est cela la technoscience, l’auto-renforcement positif de la relation mutuelle entre la théorie scientifique et la technique.

Ainsi la technoscience ouvre à une suite indéfinie de découvertes théoriques et d’inventions techniques à venir. Il s’ensuit que le modernisme est une dévalorisation systématique du passé, en vertu du solutionnisme technique qu’il affiche. Si toutes les solutions aux problèmes humains se trouvent dans les potentialités techniques qui seront inventées du fait de la dynamique propre à la technoscience, il est vain de se pencher sur un passé dont on pourrait tirer des leçons, puisque ce passé est dépassé par les progrès de la technoscience.

À ce stade on serait tenté d’objecter : L’optimisme quant à l’avenir du modernisme paraît bien légitime puisque la technoscience existe. Et d’ailleurs c’est bien la conséquence qu’en ont tirée d’aussi éminents esprits que
– l’anglais Francis Bacon posant que « Le but (…) est l'expansion de l'Empire humain jusqu'à ce que nous réalisions tout ce qui est possible. Nous volerons comme les oiseaux et nous aurons des bateaux pour aller sous l'eau. » La nouvelle Atlantide (1627),
– et le français René Descartes affirmant qu’avec cette nouvelle méthode de connaissance : « nous pourrions (…) nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature… » Discours de la méthode (1637).

Et pourtant ce fantasme d’omnipotence humaine sur la nature n’était pas du tout partagé par le découvreur même de la technoscience, Galilée, dont l’œuvre fut pourtant décisive pour l’avènement de la modernité. Il restait tout-à-fait révérencieux envers le passé. Ainsi, il écrivait « Je tiens les travaux d’Archimède (IIIe siècle av. J-C) pour supérieurs à ceux de tous les autres esprits de l’humanité. » (Discours, 1638). Il était moderne, certes, mais pas moderniste !

Car le modernisme est paradoxal en ce qu’il est une foi quasi religieuse  – et donc irraisonnée – en l’exercice technoscientifique de la raison. Ce qu’a très bien exprimé Cornelius Castoriadis : « La science offre un substitut à la religion pour autant qu'elle incarne derechef l'illusion de l'omniscience et de l'omnipotence – l'illusion de la maîtrise. Cette illusion se monnaye d'une infinité de manières – depuis l'attente du médicament-miracle, en passant par la croyance que les "experts" et les gouvernants savent ce qui est bon, jusqu'à la consolation ultime : "Je suis faible et mortel, mais la Puissance existe." La difficulté de l'homme moderne à admettre l'éventuelle nocivité de la technoscience n'est pas sans analogie avec le sentiment d'absurdité qu'éprouverait le fidèle devant l'assertion : Dieu est mauvais. » (Le monde morcelé, 1990).

Rappelons que l’adjectif moderne est bien antérieur à l’apparition du modernisme. Il a d’abord été employé dans le Haut Moyen Âge (du Ve au Xe siècle) pour désigner le présent en tant qu’il ouvrait vers une nouvelle période de l’histoire aux caractères inédits, par opposition au monde ancien, celui de la civilisation gréco-latine. Ce monde à venir, bien sûr, était espéré meilleur pour ses enfants et les générations futures, c’est-à-dire moins violent, plus juste et plus prospère. Mais cet espoir n’impliquait aucunement un rejet du monde ancien, comme en témoigne la persistance de l’usage de la langue latine dans le monde lettré d’alors.

Moderne est un adjectif qui valorise, on pourrait presque dire, « qui rééquilibre » l’avenir par rapport au passé, par réaction aux sociétés traditionnelles qui font trop lourdement peser les anciens et leurs choix sur le présent. Moderniste est un fantasme de pouvoir sans limite de l’humain sur son environnement naturel.

Nous parlons de « fantasme », pour que soit sensible que ces mises en scène imaginaires d’un pouvoir sans frein sur l’environnement naturel qu’on vient de lire chez des philosophes, si elles ont un effet attrayant, n’ont rien de raisonnable. Comment un être, eût-il une âme éternelle, qui se vit quotidiennement comme partie prenante de la nature, pourrait-il prétendre à un « Empire » sur celle-ci, ou à en être « maître et possesseur » ? Bien sûr il y a un nombre indéfini de possibles qui s’ouvrent à la liberté humaine avec l’accès à la technoscience. Mais la véritable supériorité de l’humain n’est-elle pas de pouvoir choisir entre ces possibles ceux qu’il juge les plus appropriés pour avancer dans la direction de ce qu’il juge bien ?

Le modernisme est comme une valse à trois temps.

Le premier temps est celui de sa diffusion

Initié par Bacon et Descartes, on peut considérer que ce temps mène jusqu’au dernier quart du XVIIIe siècle avec l’advenue des révolutions démocratiques des États-Unis puis de France. Durant cette période, le modernisme est d’abord largement partagé par les intellectuels d’Europe en lesquels il instille un optimisme assez inédit. Ainsi, G. W. Leibniz, philosophe allemand, écrivait en 1697 : « Il faut reconnaître un certain progrès perpétuel et absolument illimité de tout l’univers, de sorte qu’il marche toujours vers une plus grande civilisation. » (De l’origine radicale des choses). Mais, Gottfried Wilehlm, la notion de progrès n’a de sens que si elle est une avancée vers un but clair qui fait consensus comme valeur. Or, ta notion de « grande civilisation » est indéniablement très obscure !

Ce qui  est clair, par contre, c’est que le modernisme a indiscutablement motivé ce qu’on a appelé la « première industrialisation », laquelle commence d’abord en Angleterre à partir de la fin du XVIIe. Or, celle-ci a provoqué le déracinement et prolétarisation brutale de villageois chassés par la pratique des enclosures, l’enrôlement, dans les unités de production, des femmes et des enfants, sous un régime quasi esclavagiste, la déportation de main d’œuvre esclave enlevée de force en Afrique, la déforestation massive pour alimenter en énergie les nouvelles machines, la multiplication des paysages défigurés par les nouvelles installations de production, avec les fumées et déchets qui accompagnent, etc.

Le deuxième temps est celui de son règne assumé.

Après les quatre décennies, entre 1775 (début de la guerre d’indépendance des États-Unis) et 1815 (congrès de Vienne), de mouvements révolutionnaires et de guerres qui ont mis un terme à l’accaparement du pouvoir politique par la noblesse de sang, la société nouvelle qui émerge va permettre la popularisation du modernisme. Celui-ci bénéficie de la conjugaison de deux faits sociaux nouveaux. D’abord, après des décennies d’insécurité et de malheur, se manifeste dans les sociétés occidentales une aspiration générale au bonheur. Ensuite, le pouvoir politique est désormais largement contrôlé par les principaux affairistes, à la fois industriels et acteurs du marché. C’est le phénomène de « désencastrement du marché » souligné par Polanyi (La grande transformation, 1944). Le marché n’est plus sous le contrôle du pouvoir politique, au contraire ! C’est désormais le marché qui est en position de contrôler la politique. En bref c’est l’avènement de la mercatocratie, laquelle aujourd’hui règne encore.

Mercatocratie et aspiration au bonheur se conjuguent en ce que le marché s’emploie à convertir l’aspiration populaire au bonheur en achat de biens de consommation. C’est l’époque du développement d’une nouvelle communication publique, ayant d’abord eu pour support les gazettes, les affiches, l’almanach, pour accrocher le désir de bonheur du destinataire à la mise en scène prometteuse du produit mis sur la marché. C’est l’époque où la « nouveauté », simplement parce qu’elle est nouvelle, doit susciter le désir d’achat parce qu’elle ne peut être apparue que pour le bonheur de ceux qui l’acquerront. C’est ainsi que le modernisme a pu s’auto-alimenter pendant près de deux siècles avec les points d’orgue que furent les apparitions, de l’électricité, du téléphone, de la TSF (télégraphie sans fil), de l’automobile, de l’avion, de l’ordinateur, etc.

Le troisième temps de la valse du modernisme est celui de sa persistance clandestine.

Ce marché, sans cesse grandissant, sans cesse s’intensifiant, n’a pu prospérer que dans une débauche ahurissante de dépenses d’énergies, forestières, fossiles, nucléaires certes, mais avant tout humaines (celle des travailleurs salariés), sur deux siècles. La biosphère s’est vue envahie de plus en plus impitoyablement de flux de biens marchands et des déchets attenants. Aujourd’hui elle est épuisée, malade, sa vitalité a drastiquement baissé, et elle a la fièvre (le « dérèglement climatique »). Pourtant le modernisme est toujours présent, mais il a dû renoncer à s’afficher explicitement. Il n’a plus la cote ! Par exemple on ne prétend plus attirer vers un produit en mettant en vedette l’argument « C’est nouveau ! ». Pourtant le marché de l’économie telle qu’elle fonctionne depuis deux siècles a absolument besoin de susciter le réflexe d’achat moderniste – il faut qu’on aie besoin d’acheter la nouvelle version du produit, censée être plus avancée technologiquement. C’est pourquoi on met l’accent, dans la communication commerciale, sur les détails nouveaux susceptibles d’avoir le plus d’effet sur l’imaginaire du destinataire. Mais cela ne suffirait pas si l’on ne détournait pas aussi la conscience du long terme, forcément porteur d’inquiétudes. On met donc sans cesse l’accent sur les sensations bonnes au plus court terme qu’apportera l’acquisition du bien marchand.

Cette clandestinité du modernisme est due à l’échec non assumé de sa remise en cause rationnelle. Cette remise en cause est le résultat de la prise de conscience, à partir des années soixante-dix du siècle dernier, que le bonheur prétendument apporté par la société de consommation était largement illusoire, alors que les dégâts entraînés par l’extension indéfinie du marché se manifestaient de plus en plus concrètement et implacablement. L’échec de cette remise en cause a été avéré au début du siècle par le reniement des accords de Kyoto (1997) – qui avaient arrêté une régulation mondiale contre le réchauffement climatique – de la part des États-Unis et du Canada, sous la pression de dirigeants de firmes majeures du marché de l’énergie.

Ce qui montre bien que le véritable pouvoir est mercatocratique.

Pourtant on ne peut pas dire qu’aujourd’hui le modernisme soit finissant. Au contraire, il semble que la durée de valeur technique des produits, surtout ceux de technologie récente, n’a jamais parue aussi courte, ou plutôt, on n’a jamais été invité à les remplacer aussi rapidement, et de manière aussi pressante. Le modernisme semble n’avoir jamais été aussi frénétique ! La valse à trois temps deviendrait-elle une valse à mille temps, comme dans la chanson de Brel ? Serait-ce là son chant du cygne ?

dimanche, novembre 09, 2025

Le mystère de la passion avec un petit ‘p’

 


Il existe un très vieux mot qui recouvre très bien l’ensemble des comportements d’individus de pouvoir qui hypothèquent aujourd’hui, sous nos yeux, l’avenir commun. C’est le mot « passion ».

Le pouvoir – le fait d’imposer un comportement à autrui – n’est pas en soi condamnable. Une société ne saurait s’en dispenser : le pouvoir des parents sur l’enfant leur permet de mieux sécuriser sa croissance, le pouvoir du médecin sur son patient lui permet de progresser vers la guérison, etc.

Mais le pouvoir doit toujours être mesuré. Et il est mesurable à l’aune de la finalité raisonnable en fonction de laquelle il s’exerce, et qui doit être de bien commun reconnu aussi par ceux qui s’y soumettent (dans la mesure où ils ne sont pas dans l’irresponsabilité infantile).

La cause immédiate de la dérive contemporaine de l’humanité vers une situation de plus en plus incontrôlable, c’est la multiplication des pouvoirs toxiques, c’est-à-dire le fait que de plus en plus d’individus accèdent au pouvoir, même dans les postes aux plus grandes responsabilités, alors qu’ils s’affichent sans vergogne dans la démesure.

Il y a un facteur commun à tous ces profils de pouvoir toxique, c’est un désir du pouvoir pour le pouvoir qui relève de la passion plutôt que de la raison. C’est pourquoi il est pertinent de considérer la passion de pouvoir comme le facteur, de nature psychologique, qui est la cause immédiate de l’infortune actuelle de l’humanité.

La passion est une forme particulière de motivation à agir. Elle procède d’un désir excessif en ce qu’il accapare la conscience de l’individu et le porte à lui donner satisfaction prioritairement à tout autre désir. Pourtant, cette satisfaction passionnelle, aussi renouvelée qu’elle puisse être, n’amène jamais au contentement qui puisse laisser son désir derrière lui. Telle est la démesure du passionné : il n’en n’a jamais assez de devoir se satisfaire !

Il ne faut pourtant pas penser la passion univoquement comme négative. Elle peut être positive, aussi bien socialement que pour le passionné. C’est la passion du collectionneur, ou la passion de connaître du chercheur. Ce sens positif est d’ailleurs exploité par l’idéologie mercatocratique qui a promu dans l’opinion commune une approche valorisante de la passion, d’abord dans la communication commerciale en tant que profitable aux comportements d’achat, ensuite dans la communication managériale lorsqu’elle cherche à motiver le salarié pour sa tache particulière.

Ce qui nous interpelle particulièrement, en notre situation historique si paradoxale, ce sont les passions qui investissent les relations sociales. Elles peuvent être bien sûr positives, comme la passion amoureuse, ou la passion adoratrice (pour une « idole », ou un leader crédité de charisme). Celles qui nous intéressent ici sont les passions sociales négatives.

Kant s’est particulièrement penché sur ces passions, qu’il qualifie d’« asociales », lorsqu’il a voulu comprendre pourquoi l’histoire humaine présentait un profil aussi largement tragique – voir Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784). Voici ce qu’il en écrit dans son Anthropologie (1797) : « Ce pouvoir comporte trois forces : la gloire, la domination, et l'argent ; si on les possède (au moins deux d'entre elles), on a prise sur les gens et on peut les utiliser à ses propres fins. » Et il précise plus loin que ces trois forces sont effectivement des passions : « La passion de la gloire est cette faiblesse des hommes qui permet d'influer sur eux par leur opinion ; la passion de la domination est celle qui permet d'influer sur eux par la crainte ; la passion de la possession, par leur intérêt. Dans tous les cas, c'est une situation d'esclavage qui permet à un autre d'utiliser un homme, par l'intermédiaire de ses tendances, pour ses propres fins à lui. »

Cette analyse est très intéressante, parce ce qu’elle établit que le désir de pouvoir devient une passion dès lors qu’il résulte de la combinaison d’au moins deux des trois passions asociales fondamentales, à savoir la cupidité (vouloir être le plus riche), la domination (vouloir être le plus redouté), et la gloire (vouloir être le plus admiré). Ce qui permet de réunir sous le même diagnostic de « passion », donc d’exercice toxique du pouvoir relevant de la même structuration psychologique malgré un « mix » passionnel différent, aussi bien Trump que Poutine, aussi bien le chef d’État d’une grande puissance que le tribun populiste en ascension électorale dans un État secondaire, ou qu’un dictateur quasiment à vie d’un pays du Sud, ou que le potentat d’une unité territoriale plus locale, ou que le petit chef harceleur de quelque sous-département d’une unité de production ou d’une administration.

Il faut donc s’intéresser à cette structuration psychologique passionnelle si l’on veut mieux combattre l’extension de ces phénomènes de pouvoir toxique.

La passion est héritière pour la pensée moderne de l’hubris des Grecs de l’Antiquité. L’hubris, c’était alors l’accusation d’excès, de démesure, dans ses comportements, se nourrissant d’une enflure irréaliste de son ego qu’on peut appeler orgueil. L’hubris était considérée par les Grecs comme la faute de comportement la plus grave ! C’est ce qu’illustre cette harangue de Démosthène : « En vain il criera, en vain il invectivera, il sera puni comme nous autres, s'il se porte à quelque excès (hubris). » (Contre Midias, IVe siècle av. J.-C.).

D’autre part, le mot passion est dérivé du verbe latin patior = souffrir, endurer, subir. Tous ces verbes déclinent la passivité, alors que la notion d’hubris souligne l’activité, et même la suractivité.

Là est le mystère de la passion comme sentiment qui motive des comportements. Elle implique que le passionné soit dans la situation paradoxale d’être à la fois actif et passif : il est passif, il subit, dans son activité même ! Comment cela est-il possible ?

Pour dépasser ce paradoxe il faut revenir à la distinction entre besoin et désir. Nous opposions dans l’article précédent (du 02-11-2025), la liberté du désir à la nécessité urgente du besoin. Il faut ajouter ici qu’il y a pourtant un lien fort, on pourrait dire de filiation, entre le besoin et le désir.  C’est ce qu’a établi Freud de manière convaincante par sa théorie de l’étayage.

C’est le besoin qui est premier dans la conscience du nouveau-né humain, car il faut prioritairement que soit assurée sa nouvelle vie aérobie. Mais l’expérience répétée du plaisir physique lié à la satisfaction du besoin, par exemple le plaisir de la succion par excitation des lèvres, devient progressivement investi pour lui-même, alors même qu’il n’a pas le caractère de nécessité du besoin. Ce plaisir d’organe, indépendant de sa fonction physiologique, c’est précisément l’étayage du désir sur le besoin.

Alors que le besoin est investi instinctivement comme condition pour continuer à vivre, le désir est investi imaginairement comme promesse de plaisir valant comme fin en soi. Le besoin se répète cycliquement selon les rythmes physiologiques du corps, et il a un objet déterminé auquel l’accès est impératif et signifie une satisfaction assurée – il faut boire quand on a soif ! Au contraire parce qu’il se forme par l’imaginaire d’un individu singulier, le désir est plus incertain quant à son objet et à la satisfaction qu’on peut en attendre – on désire boire telle boisson en terrasse avec telle personne. C’est pourquoi il est caractéristique du désir qu’il laisse la possibilité qu’on le diffère ou qu’on y renonce.

Or le passionné relève indubitablement de son imaginaire quant à la position de l’objet de sa passion. C’est pourquoi la passion est une forme du désir. Et pourtant il faut reconnaître que la passion revêt maints caractères propres au besoin, comme son exigence impérieuse d’être satisfaite prioritairement, son absence totale de souplesse concernant son objet, son caractère répétitif !

Le philosophe Ferdinand Alquié écrivait à ce propos (Le désir d’éternité, chap III – 1943) : « On a souvent remarqué que la passion se nourrit d'images (…). Mais souvent aussi on a cru que la passion créait ces images, celles-ci étant produites par la fantaisie du passionné et naissant de ses rêves. Il semble au contraire que les images préexistent à la passion, l'expliquent et lui donnent naissance : les images passionnelles ne sont pas des images quelconques, modifiables, arbitraires : le passionné les retrouve à diverses périodes de sa vie avec leur contour et leur poids. Ces images sont des souvenirs. »

Ce qui ferait la différence serait donc la nature des images sollicitées par la conscience pour incarner son désir. Alors que dans le cas général ces images sont créées, inédites, évolutives, expressions de la liberté de la personne qui désire (sa « fantaisie »), l’imaginaire du passionné est figé, prédéterminé par son vécu passé, il est constitué par « des souvenirs ».

Quels sont ces souvenirs qui détermineraient la passion ? Descartes, dans une lettre à un ami, lui avoue une passion pour les filles qui louchent : « … lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. » (Lettre à Chanut, 6 juin 1647)

Cette très simple présentation d’un cas nous laisse voir l’essentiel sur le mécanisme de la passion. D’abord l’image-souvenir qui commande la passion est fortement investie affectivement, mais de manière négative – ici c’est l’image de la fille « qui était un peu louche » –, et l’affect négatif est la frustration amoureuse – un désir d’union resté image morte. Il est très remarquable également que Descartes avoue que cette image agissait dans sa passion de façon inconsciente. Descartes est quand même le philosophe qui a construit tout son système sur la conscience de soi !

En fait Descartes signale la non conscience de l’imaginaire générant sa passion, comme en passant, sans lui donner d’importance. Pourtant, ce n’est pas un détail : il est constitutif de la passion que l’imaginaire qui lui donne son inlassable énergie soit inconscient. Dans les termes de la psychanalyse, c’est un imaginaire refoulé. Il est refoulé parce qu’il est un imaginaire qui porte un désir de réparation du passé. Or, il est impossible de réparer le passé. Et, si l’on en croit l’expérience clinique telle qu’interprétée par la psychanalyse, l’énergie propre au désir refoulé, qui a besoin d’un débouché, trouve à s’investir dans le présent en choisissant un objet qui puisse être pris, par quelque rapport analogique, comme valant pour l’objet vainement désiré dans le passé. Mais la satisfaction par ce déplacement vers un objet actuel artificiellement associé à l’objet passé reste … comment dire ?... « fantasmatique », car elle n’a pas pu venir de l’accomplissement réel que visait le désir passé. C’est pourquoi le passionné n’en jamais fini d’avoir à satisfaire sa passion. Ainsi, c'est véritablement le désir passé inconscient qui a la main sur l'activisme du passionné et qui donne sa dimension de passivité à la passion.

On peut synthétiser ainsi ces analyses : la passion est une forme pathogène du désir, lorsque celui-ci, parce qu’il porte inconsciemment une dette par rapport à son passé, prend la forme du besoin. Ou plus simplement : la passion est une forme régressive du désir.

Toute cette logique de la dialectique entre désir et réalité qui fait la genèse de la passion est aisée à concrétiser sur le cas de la passion de Descartes pour les filles qui louchent. Elle permet d’éclairer tout autant le cas d’un individu ayant une passion de pouvoir. Il est facile d’imaginer des situations de totale impuissance face à la domination de plus fort que lui qui empêche physiquement le petit enfant que chacun fut de satisfaire un désir – le père qui l’écarte de l’accès à la mère, le bambin agressif qui lui chipe son goûter à la halte-garderie, etc. On comprend que se mettre en situation de dominer autrui par la force soulage fantasmatiquement ses blessures intimes de frustration, encaissées lorsqu’on était trop faible. On peut reproduire le même type de scénario pour l’accès aux biens (nourriture, jouets, …), comme pour le désir de capter vers soi le regard aimant de la mère, situations qui peuvent déterminer les imaginaires refoulés pour les passions de cupidité et de gloire.

Le véritable problème en ce point est de savoir comment se détermine l’actualisation de ces frustrations très communes, en passions de pouvoir. Car tout le monde a des occasions de frustrations étant enfant, mais tout le monde ne devient pas activiste du pouvoir.

Ce qu’il faut remarquer en ce point est que les passions de pouvoir font toutes intervenir des enjeux de rivalité et donc de compétition entre individus : il ne faut pas être fort, mais le plus fort, ne pas être riche mais le plus riche, ne pas être admiré mais le plus admiré ! Or ce type de logique de relation avec son semblable qu’est la compétition est omniprésent chez les petits enfants (avant l’âge dit « de raison », vers 5-6 ans), et même déjà chez les mammifères supérieurs vivant en groupe (par exemple la meute de loups). Les passions de pouvoir, en tant que telles, ne sont pas encore des expressions de notre humanité, elles manifestent ainsi clairement leur caractère régressif.

Or notre monde contemporain, qui est organisé en faveur du marché ouvert, valorise mondialement les comportements de compétition, aussi bien au niveau des acheteurs que des vendeurs. Car ce marché ne vit que de sa croissance, donc il faut mettre en circulation toujours plus de marchandises alors que les véritables besoins sont limités et que les désirs sont spontanément variables mais doivent nécessairement être contenus concernant les biens matériels (il faut au moins avoir l’espace disponible et gérer les déchets). 

D’autre part toute la communication marchande vise à susciter l’achat comme réaction émotionnelle, afin qu’il y ait le moins possible de disponibilité de la conscience pour réfléchir à la pertinence de l’achat – elle nous oriente ainsi vers des comportements infantiles.

Face à la complication du monde, le comportement régressif est toujours le comportement de facilité : se mettre en quête des sensations bonnes comme lors de la prime enfance. C'est ce à quoi nous invite incessamment la mercatocratie. Ce qui ne nous étonne pas puisque ses principaux acteurs, dans leur passion d'enrichissement, sont eux-mêmes en état régressif.

Il y a un cercle vicieux qui s'autoentretient dans un dynamisme ravageur pour la biosphère et donc pour l'humanité. Sur le terreau de cette société, désormais mondialisée, organisée pour l’infantilisation systématique des comportements, fleurissent comme des plantes invasives vénéneuses, les passions asociales de pouvoir, lesquelles sont alors en mesure de manipuler les consciences pour les orienter vers les comportements infantiles dont elles tirent profit.

Si l’on s’en tient à cet état des lieux, à cette dynamique historique présente, le constat est infiniment triste.

Mais si l’on a conscience que la solution est là, en nous, à portée de notre choix, il n’y pas lieu de se lamenter. Il suffit de réfléchir mieux nos comportements. Pensons à la sagesse émanant de la vie quotidienne populaire (d'avant les smartphones ?) qu'Orwell appelait la common decency. Pensons à la fraternité dont nos aînés du XIXe siècle avaient faite l'élément nécessaire de la société bonne. 

Comme l'écrivait Spinoza : « Rien de plus utile à un homme qu’un autre homme vivant sous la conduite de la raison ».

dimanche, novembre 02, 2025

Comme on nous tient

 

 George Grosz, Metropolis, 1917
 

« Souvenez-vous de votre humanité. Oubliez le reste »
Manifeste Russell-Einstein du 18 avril 1955


 Il y a une bien intéressante incongruité dans la manière dont les économistes du marché parlent de nous, nous les potentiels acquéreurs de biens marchands :

–      Dans leurs discours appuyés sur la théorie économique nous sommes des êtres de besoins.

–      Quand ils s’adressent à nous dans leur communication publicitaire, ils s‘adressent à nos désirs.

La différence est aussi simple que radicale. En tant qu’êtres de besoins nous sommes dans la nécessité d’acquérir leur offre marchande. En tant qu’êtres de désirs, nous sommes dans la liberté d’acquérir ou non les biens désirés.

Ces économistes trouveraient à répondre sans problème à cette incrimination de double langage contradictoire.

Ils diraient que leur connaissance des comportements des acteurs du marché relève de la science – de la psychologie donc – laquelle produit les lois selon lesquelles sont déterminés les comportements, en particulier ceux des consommateurs. Ces lois leur permettent de prévoir ces comportements. Or, les comportements humains ne sont prévisibles que s’ils procèdent de besoins. Puisque le besoin est le sentiment impérieux de manque qui exige d’urgence le comportement qui satisfait. Ainsi un consommateur ayant des besoins doit nécessairement aller vers l’offre qui leur correspond.

Ce qui n’empêchera pas ces mêmes économistes de maintenir le présupposé de la liberté des acteurs du marché. Chacun est libre d’apporter une offre sur le marché, comme chacun est libre d’acheter un bien ici ou là, ou de ne pas l’acheter. Ce qui est la reconnaissance de la liberté de chacun quant à la satisfaction ou non de ses désirs. D’ailleurs, argumenteraient-ils, s’il y a une communication publicitaire aussi dense, c’est bien parce qu’il s’agit de susciter un désir par rapport auquel chacun choisit de donner suite ou non.

Selon une telle configuration économique, le pouvoir ne devrait-il pas être finalement du côté des consommateurs, c’est-à-dire de l’immense majorité de la population ? Les entrepreneurs proposent, les consommateurs disposent, et si ça ne leur plaît pas, l’entrepreneur se retrouve avec ses stocks invendus, et doit changer son offre ou renoncer. C’est le désir des populations qui devrait avoir le dernier mot sur l’évolution du marché.

Or, nous l’avons établi dans un article précédent –  Au-delà de la primauté de l’offre sur la demande – c’est l’offre globale qui mène désormais la danse des échanges marchands, et non la demande.

Si nous affirmons être en mercatocratie et non en démocratie, c’est pour deux raisons conjuguées :

–      Le marché (économique) s’est, comme le dit Polanyi (La Grande Transformation, 1944),« désencastré » de la société. C’est-à-dire qu’il n’est plus régulé par la pouvoir politique, et a fortiori par le peuple, mais s’autorégule.

–      L’organisation de la vie sociale est subordonnée aux choix d’offres des acteurs-entrepreneurs majeurs du marché, en particulier par l’incidence technique de ces choix – hier c’était le tout automobile, aujourd’hui c’est le tout numérique, demain sera-ce le tout IA ?

Si bien que la conciliation entre l’humain-besoin de la théorie économique, et l’humain-désir requis par la liberté du marché se fait au profit du premier.

Comment ? Par l’extension délibérée du domaine du besoin. C’est ainsi que les économistes du marché distinguent les besoins – primaires, secondaires, tertiaires, et au-delà – par ordre d’entrée en scène dans le psychisme de l’individu : il faut que les primaires soit satisfaits pour s’intéresser aux secondaires, etc. L’essentiel est que le maximum du spectre des inclinations humaines soit couvert afin d’enclaver au mieux les comportements d’achat dans des lois permettant de les prédire.

Qu’est-ce qui caractérise le besoin, outre sa nécessité ?  C’est son urgence ! Le besoin, c’est le sentiment que le manque ressenti soit comblé prioritairement comme condition de la continuation de sa vie. On peut désirer ou non se faire servir une boisson dans un verre givré avec une paille en terrasse, mais on a besoin de boire quand on a soif.

Disons le clairement, il n’y a de véritables besoins que ceux que les économistes appellent les « besoins primaires », ceux qui sont liés aux exigences de notre physiologie pour continuer à vivre – respirer, boire, manger, dormir, assurer sa sécurité contre les agressions extérieures, auxquels il faut ajouter le besoin proprement humain d’être respecté (être reconnu comme personne). Tous les autres prétendus « besoins », quel que soit leur rang sont des pseudo besoins car entièrement relatifs à une organisation de la société – besoins, d’une automobile, d’un smartphone, de prendre des vacances, etc. Mais c’est artificiellement que les acteurs de l’offre en font des besoins en accolant, par leur communication, à ces biens les caractères de nécessité et d’urgence.

Et toute la mystification du pouvoir de la mercatocratie concernant sa libéralité consiste en ceci : faire en sorte que le choix d’achat par désir ait les caractères objectifs de la satisfaction d’un besoin.

Cette mystification se fait par un secteur majeur, extrêmement dispendieux, on pourrait même dire boursouflé, de la communication publique, celui qu’on appelle familièrement « la com ». Sa tâche consiste à raccrocher au bien qu’elle promeut les caractères de nécessité et d’urgence qui sont propres à l’état de besoin. On peut identifier trois leviers principaux qu’on retrouve presque toujours dans la com :

–      L’intrusion émotionnelle. Il s’agit d’abord de rompre le courant de conscience autonome de l’individu. Pour cela on a toujours recours à l’image qui doit impressionner affectivement, et provoquer une réaction.

–      L’appui sur un imaginaire régressif. Les images sont choisies pour faire remonter à la conscience des émotions archaïques liées à la construction de son moi. Elles font ainsi résonner l’acuité des besoins (de douceur, d’amour, de reconnaissance, d’identité, etc.) de l’enfant encore en nous avec les frustrations subies dans la société présente.

–      L’accaparement de la conscience. La communication marchande n’est pas seulement irrespectueuse, lourde, elle assume d’être envahissante. Elle investit, sans vergogne pour son sans gêne, tous les interstices possibles des espaces publics, mais aussi privés depuis que des terminaux connectés s’introduisent jusque dans les chambres à coucher. Tout indique que la stratégie est d’empêcher, ou tout au moins de marginaliser, tout chemin de pensée personnelle.

Ne faut-il pas admettre le pari (gagnant ?) du pouvoir marchand de miser sur une lâcheté de ses cibles ? Il est en effet plus facile de renouer avec ses rêves infantiles dans son acte d’achat que d’assumer sa responsabilité citoyenne pour faire valoir son désir d’une société juste ! Mais il reste que la com, systématiquement et massivement, ne nous respecte pas. Il est dès lors beaucoup plus difficile de se respecter soi-même.

Peut-être faut-il en conclure que c’est pour cela qu’il faut dénoncer le pouvoir – l’« empire » ! – mercatocratique. Certes, cet empire est le premier qui n’est pas essentiellement fondé sur la domination par la force. Mais il est pourtant un pouvoir abusif, tyrannique, injuste, et ce qui le révèle, c’est qu’il procède comme tous les pouvoirs abusifs de l’histoire : il se nourrit du maintien de sa population en l’état de besoin.

Repensons au grand-père de notre grand-père qui, au XIXe siècle, après le renversement de la multiséculaire tyrannie des hiérarchies par le sang, pensait la possibilité d’une société juste en laquelle peut-être les petits-enfants de ses petits-enfants seraient enfin sortis de l’état de nécessiteux (le nécessiteux étant celui qui dépense sa vie à gagner ce dont il a besoin pour continuer à vivre). Hé bien non ! Notre aïeul rêvait « Quand je serai riche …! » Sommes-nous riches ? Nous sommes envahis de biens dont nous avions besoin, dont le bénéfice est relatif, et le plus souvent à très court terme, alors que des biens essentiels – air, eau, environnement naturel, relations de confiance, ont été abîmés. C'est en nous maintenant dans le besoin qu'on nous tient ! Comme celui dont on maintien la tête juste hors de l'eau pour qu'il soit content de juste continuer à respirer.

Ne sommes-nous pas plus que jamais des nécessiteux ?

dimanche, octobre 26, 2025

Qu’il ne saurait y avoir de vérité relative

 

Il a chéri la vérité

 

 

 

  Protagoras (…) admettant comme il le fait que l'opinion de chacun est vraie, doit reconnaître la vérité de ce que croient ses opposants de sa propre croyance lorsqu'ils pensent qu'elle est fausse »
Platon, Théétète, 170a
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 La citation en exergue, écrite il y a vingt-cinq siècles, est la réponse de Platon au sophiste Protagoras qui affirmait : « Chacun de nous est la mesure de ce qui est et de ce qui n'est pas, […] un homme diffère infiniment d'un autre précisément en ce que les choses sont et paraissent autres à celui-ci, et autres à celui-là. » (Platon, Théétète, 166d), autrement dit que la vérité est relative à chacun. Elle montre que tout propos qui relativise la vérité met son locuteur dans une contradiction implacable puisqu’elle implique que sa profération même lui est relative. Donc qu’il n’y a aucune raison, pour son auditeur, de la prendre au sérieux.

 Cette réponse est définitive ! Cela n'a aucun sens de dire que la vérité est propre à chacun. La vérité relative est impensable ! On aurait dû en rester là : exit la sophistique et sa vision du monde insoutenable. Sauf que la sophistique est revenue en force (clandestinement, l’appellation n’étant pas revendiquée) dans le monde contemporain, précisément, depuis le XIXe siècle avec les philosophes utilitaristes, et surtout Nietzsche qui n’en finissait pas de vouloir discréditer la valeur de vérité, par exemple : « C'est un simple préjugé moral que de croire que la vérité vaille mieux que l'apparence ; c'est même l'hypothèse la plus mal fondée qui soit. » (Par-delà le bien et le mal, § 34 – 1886) … Alors, il faut le prendre comment, ce que tu écris, bonhomme ?!

Cela n’empêche pas les auteurs contemporains les plus en vue de se placer sans hésiter dans le sillage de Nietzsche. Foucault donne le ton de la manière la plus franche : « Ainsi n’apparaît à nos yeux qu’une vérité qui serait richesse, fécondité, force douce et insidieusement universelle. Et nous ignorons en revanche la volonté de vérité, comme prodigieuse machinerie destinée à exclure. » L'Ordre du discours, 1971. On retrouve aussi Deleuze qui s’efforce, difficilement, dans la Logique du sens (1969) de subordonner la fonction de désignation du langage – celle qui met en jeu le vrai et le faux – à sa fonction de signification (voir 3e série). On pourrait aussi citer Derrida, Stengers, ou Latour. À propos de ce dernier nous reprenons notre remarque dans Démocratie… ou mercatocratie ?, p. 104 : « Bruno Latour défendait, par exemple, la légitimité de la connaissance des anges comme relevant d’un « régime de vérité » particulier – le religieux –, laquelle n’avait pas à être remise en cause par cet autre régime de vérité qui est celui de la science moderne (Enquêtes sur les modes d'existence, La Découverte, 2012). Hé bien si, il faut la remettre en cause : le ciel doté d’une couche d’ozone est plus vrai que le ciel peuplé d’anges ! Tout le monde peut être affecté par un trou dans la couche d’ozone ; seuls les croyants d’une certaine religion peuvent être affectés par l’existence des anges »

Le fond du problème est une maltraitance du langage. Tout se passe comme si ces personnes voyaient dans le langage essentiellement un moyen d’expression – et c’est bien dans cette direction que va La logique du sens de Deleuze.

Il faut rappeler à tous cette simple distinction d’Aristote : « Seul, entre les animaux, l'homme a l'usage de la parole (logos) ; la voix (phonè) est le signe de la douleur et du plaisir et c'est pour cela qu'elle a été donnée aussi aux autres animaux. » (Politique, I).

Et pourquoi l’homme a-t-il le logos ? Pour la politique ! Car « l’homme est l’animal politique », c’est-à-dire le seul animal qui doit organiser sa vie en société, et d’abord décider collectivement, par le logos, ce que sera l’utile et le juste. L’utile implique de définir les bons rapports avec l’environnement naturel, le juste implique de définir les bons rapports entre humains.

Pour cela il faut être capable de dire le monde. C’est ce que seule permet la langue que l’on parle, c’est-à-dire le logos, alors que la voix (phonè) permet d’exprimer des sentiments (assez variés chez les mammifères) et aussi de donner du sens (essentiellement biologique chez les animaux : entretenir sa vie, jouer, exprimer de l’attachement, etc.). Ainsi, la seule dimension proprement humaine de la langue est sa capacité de dire le monde, sa capacité de désignation, laquelle se juge selon les valeurs du vrai et du faux.

Le sophiste disait : il y a autant d’apparences d’une chose que d’individus qui la perçoivent, et dans les moments différents où ils la perçoivent. Et tout notre savoir ne peut venir que de ces perceptions multiples. Certes ! Mais nous sommes une espèce qui doit organiser sa vie sociale dans le monde sans qu’elle possède quelqu’instinct qui lui indique comment faire. C’est pourquoi nous nous sommes donnés un système de signes – le langage – capable de nous donner la représentation d’un même monde en lequel nous pouvons nous organiser pour vivre. C’est en effet notre langue, sous des noms communs, qui permet de réunir tout ce qui est partageable dans nos si diverses expériences sensibles. C’est seulement par les mots de la langue que nous pouvons prendre du recul par rapport à chaque bouquet de sensations pour le percevoir comme événement du monde ; par là, elle nous désincarcère de notre bulle de subjectivité pour nous mettre dans le monde partagé par tous les humains. Elle nous permet d’habiter ce monde, mais à condition de le partager en parlant vrai. Si l’on ment sur ce que l’on dit à l’autre sur le monde, alors le monde devient moins habitable : le trompé sera mis en échec, le menteur perdra la confiance de l’autre.

Sans exigence de vérité, pas de monde habitable. Une vérité relativisée, c’est une atteinte au monde autrement plus profonde que le mensonge, car cela veut dire des mots qui ne sont plus assurés de désigner une réalité unique qui puisse être partagée – Trump affirmant qu’il y avait plus de monde lors de son investiture en 2017 qu’à celle d’Obama en 2012. C’est alors la ruine du langage, celle que l’on retrouve dans le délire.

Car la vocation essentielle du langage est de rendre compte fidèlement de la réalité du monde : là est la valeur de vérité. C’est pourquoi il n’est rendu possible que par l’existence d’une vérité universelle, tout comme le bateau n’est rendu possible qu’appuyé sur l’eau.

Comment une part majeure des intellectuels occidentaux, depuis plus d’un siècle, ont-ils pu négliger, voire nier, la valeur de vérité, dont par ailleurs, ils ne pouvaient que faire leur pain quotidien ?

Il faut en revenir à la révolution culturelle du dernier quart du XVIIIe siècle, en Occident, dont les révolutions politiques furent les symptômes les plus voyants. Alors, du point de vue des fins dernières, le bonheur sur terre a progressivement pris le pas sur le salut de l’âme ; de même, du point de vue des fins de la connaissance, l’utilité s’est substituée au dogmatisme ; et du point de vue du regard sur l’humain, l’homme de désir s’est substitué à l’homme faillible au péché.

Sans aller plus avant dans la compréhension de cette révolution culturelle (cela sera traité dans mon prochain livre), nous pouvons comprendre que le rapport à la vérité en soit affecté. En effet le rejet du dogmatisme amène à suspecter toute valeur absolue d’installer un dogmatisme. Ainsi, dès le XIXe siècle, avec le pragmatisme – le vrai est ce qui réussit – , et surtout avec Nietzsche, on s’est efforcé de déconstruire l’absoluité de la vérité.

Ainsi, il faut admettre que maints penseurs contemporains soient tributaires de cette révolution culturelle. Ils s’efforcent d’échapper à tout prix à l’incrimination de dogmatisme en allant jusqu’à sacrifier la vérité comme valeur absolue. À un professeur de philosophie, sans doute bénévole, qui expliquait dans un lieu public, à un auditoire  populaire libre, que la vérité n’existait pas mais n’était qu’une illusion, je faisais la remarque qu’affirmer ceci comme une vérité était incohérent. Un silence pesant suivit …, et puis le professeur répondit que ce n’était là que subtilités logiques, et qu’il ne fallait pas que cela empêche de comprendre la richesse de la pensée contemporaine !

On peut interpréter cette anecdote comme symptomatique d’un lourd non-dit de la pensée contemporaine sur la stratégie d’évitement absolu de la contradiction.

Pourtant, il faut comprendre que cette absoluité de la valeur de vérité est très singulière. Elle ne relève pas d’un dogme légitimé par quelque révélation d’origine transcendante. Elle est un produit de la contingence de l’histoire humaine. Il se trouve en effet que l’évolution phylogénétique a fait apparaître une espèce – l’espèce humaine – dont le biotope n’est pas déterminé a priori par la logique de la biosphère au moyen de l’instinct. L’humanité a dû elle-même se donner son biotope, ce qui implique le choix d’un emplacement et l’inventivité technique qui le rende habitable. Cela n’a pu se faire que sous la condition de s’être donné une représentation du monde partageable. Comme l’écrivait H. Arendt : « La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici. » (La crise de la culture, 1961). Cela ne serait même pas métaphorique de dire que le langage est le biotope propre de l’humanité. Le langage (logos) ne peut en effet pas être pensé autrement que la première création de l’espèce homo sapiens et la plus collective ! Car c'était la création préalable pour pouvoir se situer sur Terre et savoir ce qu'il (l'humain) peut y faire. Mais il faut alors avoir conscience que ce "biotope" est le seul qui soit artificiel dans le monde vivant – la preuve en est à la fois dans la multiplicité indéfinie des langues, et dans la faillibilité de leur capacité de représentation (par le mensonge où la relativisation du savoir du monde).

Ainsi l’absoluité de la vérité n’est pas l’expression d’une transcendance, elle est immanente à la condition humaine. On comprend alors que la vérité universelle est nécessaire sans que cette nécessité découle de l’adhésion à un dogme. Cette nécessité est simplement impliquée par la situation singulière de l’espèce. Vouloir sortir de cette nécessité met inévitablement en péril l’humanité car c’est ouvrir la probabilité qu'elle se scinde irrémédiablement en factions ennemies se référant à des « mondes » particuliers incompatibles – on peut voir cette possibilité se développer aujourd’hui dans certaines régions du globe, en particulier aux États-Unis.

Enfin il faut admettre que le pouvoir social, tel qu’il s’est développé au sortir de la révolution culturelle du XVIIIe siècle, trouve dans l’idéologie sophiste de la souveraineté des apparences sur la connaissance, le terrain le plus propice à son épanouissement. Ce pouvoir est une mercatocratie : ses tenants l’imposent au moyen d’une expansion forcenée sans limites d’un marché économique ouvert. Comme ce pouvoir s’exerce prioritairement par une communication ayant pour support l’image, et pour moteur la réaction émotionnelle qu’elle suscite, il impose massivement une motivation subjective des comportements. On est là précisément dans ces « vérités » multiples des sophistes, en lesquelles chacun est dans son « monde » de frustrations et de besoins, mais qui sont incapables de préserver un espace public apte à l’investissement politique pour un monde plus juste et respectueux de la biosphère.

Chacun a bien sûr une légitime prétention à élaborer et faire valoir une pensée philosophique. Mais le sens de sa publication est d’apporter une contribution argumentée au problème de la condition humaine, laquelle appellera des critiques qu’on voudra également argumentées, de façon à alimenter un débat public qui, du moins en Occident, se continue depuis Thalès de Milet au VIIe siècle avant J-C. Le fil rouge de la continuité de la pensée philosophique ne peut être que l’exercice de la raison qui règle l’argumentation. Or, cette espèce de forclusion du caractère incohérent d’un discours catégorique sur le caractère relatif de la « vérité » n’est-elle pas au moins comme une tache sur la lisibilité de l’histoire de la pensée ?

C’est pourquoi nous demandons, à ces auteurs qui relativisent, de parler juste !

Au lieu de dire ou de laisser entendre : cette proposition est vraie,

  •       que l’utilitariste dise : elle apporte le plus de bonheur au plus grand nombre,
  • que le pragmatiste dise : elle permet de réussir,
  • que le nietzschéen dise : elle permet d’affirmer sa puissance par rapport aux autres,
  • que le foucaldien dise : elle affirme une volonté de pouvoir,
  • que le deleuzien dise : elle affirme son désir
  • que le latourien dise : elle exprime un mode particulier d’existence,

etc…car il y a une multiplicité de types de propositions intéressantes pour conduire son temps de condition humaine. Mais il ne faut pas perdre de vue que la philosophie vise la vérité dans son sens le plus précieux parce que le plus général. Et même si elle n’atteint que partiellement ce qu’elle vise, qu’au moins elle ne perde pas de vue que c’est le monde commun, que tous les humains cherchent à habiter au mieux, que toujours elle veut dire.





dimanche, octobre 19, 2025

Moraliser la politique

 

Abordage de militaires israéliens
 sur un bateau de la flottille pour Gaza
septembre 2025

Il semble bien que la quasi totalité des sociétés connues soient injustes. Lorsqu’une infime minorité accumule des sommes pécuniaires faramineuses essentiellement utilisées imbécilement à des dépenses d’apparat à l’impact très négatif pour l’environnement humain, alors qu’innombrables sont ceux qui n’arrivent pas à trouver un travail leur apportant un revenu suffisant pour vivre, on dit qu’il s’agit d’une situation d’injustice, car elle est ressentie comme humainement indigne. Or c’est là le régime social quasi mondialisé sous le règne de la mercatocratie – pouvoir qui organise la société pour l’expansion indéfinie du marché –  telle qu’elle s’est imposée de nos jours. L’iniquité des revenus, comme l’asservissement contraint des uns par les autres, sont des situations sociales injustes. Car une société est injuste en ce qu’elle entérine, en son organisation des atteintes systématiques à la dignité humaine. Font semble-t-il exception à cette tare d’injustice, les sociétés dites « premières » de faible effectif[i].

L’injustice est toujours un ferment de violence. Car la violence peut paraître la seule voie de réhabilitation pour celui qui subit l’injustice. Surtout si se manifeste un leader populiste qui agrège les indignations en une force collective dirigée sur une partie de la population en situation plus fragile et désignée comme facteur essentiel de l’injustice. Et nous savons que ce type de violence, qui peut se répandre en épidémie du fait des logiques de vengeance, est le pire ennemi d’une société.

Du point de vue de nos sociétés contemporaines, autoproclamées développées, l’injustice est -elle conjurable, ou faut-il se résoudre aux soubresauts, à l’instabilité, et au risque de violence généralisée, qu’elle génère ?

Dans son ouvrage sur La désobéissance civile (1849), Le philosophe américain H. D. Thoreau interpellait le public en témoignant qu’il avait refusé de payer son impôt, et accepté la prison, pour ne pas être complice de la guerre injuste, colonialiste, contre le Mexique, perpétrée alors par les États-Unis.

La situation par lui décrite est intéressante, car la guerre entreprise était tout-à-fait légale puisque décidée par une présidence et des élus choisis par une majorité de citoyens conformément à la Constitution démocratique du pays. Elle a pu même sembler légitime par ceux qui ont été convaincus par l’argumentation qu’elle était dans l’intérêt de l’ensemble de la population. Pourtant elle a indigné une conscience, au moins, en l’occurrence celle de Thoreau, parce qu’elle était parfaitement injuste. Elle visait en effet à mettre sous le joug d’un envahisseur par la force, un pays afin de lui extorquer au mieux ses richesses.

Cet exemple nous montre un jugement d’injustice, qui est un jugement d’ordre social, disons même politique, n'émanant pas d’une institution d’État, fut-elle celle de la Justice, ni même d’une opinion majoritaire hostile à cette guerre, mais d’une conscience individuelle qui alors se fait conscience morale. Et cette conscience morale peut faire nombre et devenir une force politique. C’est le sens du texte de Thoreau qui interpelle la conscience de ses compatriotes, pour que, comme lui, ils enfreignent la loi afin de rester en accord avec leur conscience morale en refusant d’être complices d’une grave injustice. Il a bien conscience que si, comme lui, ils désobéissent en nombre significatif, ils constitueront une force politique redoutable qui pourrait renverser une décision inique, pour un motif plus profond, plus solide, que la simple règle, aux effets aléatoires et versatiles, de la majorité démocratique, celui de l’accord des citoyens avec leur conscience morale.

On voit, par cet exemple, qu’il y a plus qu’une proximité, il y a identité de racine entre la valeur de justice et la valeur de moralité : toutes deux sont révélées par le sentiment d’indignation[ii]. Or, ce sentiment provient toujours du constat d’une atteinte à la dignité humaine. La dignité est cette valeur uniquement attribuée à l’être humain en tant que celui-ci est raisonnable, c’est-à-dire doté d’une raison telle qu’elle lui permet de donner un sens à sa vie, faisant ainsi de lui une fin en soi. C’est sur cette dignité humaine que Kant fonde le précepte moral fondamental qu’on ne doit jamais traiter autrui comme un simple moyen, mais toujours aussi comme une fin en soi.

C’est pourquoi la véritable distinction entre la justice et la moralité se révèle dans la portée du jugement qui naît du constat d’indignité. Le jugement d’immoralité porte sur l’individualité – soi-même, une autre personne, ou un groupe d’individus. Le jugement d’injustice porte sur la politique au sens le plus profond du terme, c’est-à-dire l’organisation de la société en fonction du Bien commun.

Le jugement d’injustice est toujours un jugement de recul du Bien commun.

Dès lors, il faut considérer la désobéissance civile telle qu’elle a été théorisée par Thoreau comme un appel pour trancher sur les situations d’injustices – et donc de recul du Bien commun – de la manière la plus assurée qui soit puisque, s’appuyant sur la conscience morale, elle a la force de mettre en jeu la situation sociale (pensons à la prison), au moins, mais aussi quelquefois l’intégrité physique, voire la vie, du désobéissant.

Parce que la désobéissance civile fait droit à l’indignation envers l’injustice de la seule manière conséquente – en mettant son comportement en règle avec sa conscience – elle est la seule prise de position politique indubitablement morale.

À partir de l’état dégradé de la société injuste, seule la désobéissance civile peut faire advenir une société juste, en arrimant la décision politique à la conscience morale des citoyens.

On le sait, pour l’idéologie dominante, cette conclusion va paraître fabuleusement utopique ; c’est effectivement comme cela qu’elle aimerait qu’on la considère. Mais, il faut regarder de près la réalité des mouvements de désobéissance civile. Partout où ceux-ci ont été largement partagés, ils ont incontestablement et durablement changé la donne, en faisant progresser la justice et donc le Bien commun : l’Inde après Gandhi, les États-Unis des droits civiques des années soixante, etc. On peut penser que la multiplication des flottilles de militants désobéissants navigant vers Gaza ont été un facteur important, peut-être décisif, pour que cesse ce massacre de gens démunis.

 


[i] Voir en particulier Pierre Clastres, La Société contre l'État, éditions de Minuit, 1974

[ii]  Voir à ce propos : Pourquoi l'injustice indigne-t-elle ?