On constate et déplore depuis peu une nette chute de la natalité. On prétend prendre des mesures pour la promouvoir, avec le sentiment d’une certaine impuissance à pouvoir inverser la tendance. C’est parce qu’on évacue a priori la véritable question sous-jacente : Faire des enfants ? Mais pour aller vers quel monde ?
Or, c’est bien la question lancinante de cette 3ème décennie de ce 3ème millénaire : « Où allons-nous collectivement ? » Il faut avoir conscience de son caractère inédit puisqu’elle ne s’était encore jamais posée en ces termes : le « nous » qui est en cause englobe en effet, aujourd’hui, l’ensemble de l’humanité.
Il faut essayer de la comprendre. Comment l’espèce humaine a-t-elle pu en arriver là – c’est-à-dire vers une perte de toute maîtrise de son avenir ? Comment interpréter l’apparition d’une telle situation du point de vue du sens de l’histoire ?
Nous proposons de partir de l’affirmation : « L’histoire humaine est progrès. »
Certes, cela sonner étrangement aujourd’hui. Le mot « progrès » est devenu, au moins depuis le tournant du millénaire, presque unanimement proscrit. En effet, on l’entend spontanément comme désignant la trajectoire qui est responsable de l’impasse en laquelle se trouve piégée l’humanité. Mais ce progrès là, celui du passage à la 5G, à la dernière version d’un modèle de smartphone, à la dernière mouture d’une application d’IA, etc., n’est que l’écume de l’activisme aveugle contemporain. Qu’est-ce que ce « progrès » dont on n’ose même pas penser vers quel avenir il nous mène ?[1]
L’histoire humaine est progrès tout simplement parce qu’elle est une histoire. Et elle est une histoire parce qu’elle n’existe qu’autant qu’elle se raconte. Il n’y a d’histoire que parce qu’il y a récit qui met en ordre les événements en fonction d’un sens qu’on leur donne. S’il n’y a pas de sens, il y a divagation ou délire, pas histoire !
On peut faire l’histoire d’un lieu particulier à partir de l’étude de ses couches géologiques. Cette histoire là a un sens, puisqu’elle peut rendre compte des propriétés actuelles du sol ou du sous-sol, elle peut permettre de savoir quel type de bâtiments on peut construire, quels forages on peut engager pour quelles ressources venant du sous-sol, etc. Cette histoire a un sens mais elle ne saurait être un progrès. Tout simplement parce qu’elle ne fait que dérouler les conséquences des nécessités naturelles.
Si l’histoire humaine est progrès c’est parce qu’elle met en jeu la liberté des comportements humains. Or quel est le sens propre à la liberté humaine ? Celui de situer les choix de comportement en fonction d’un horizon ultime qu’on appelle le Bien. Tout individu humain choisit son comportement en fonction des possibles qui s’offrent à lui, et donc en fonction des conditions particulières en lesquelles il est placé, mais toujours en tenant compte de ce soleil du Bien qui éclaire son horizon et vers lequel il sait qu’il doit aller.
Nos ancêtres des deux derniers siècles ont vraiment pu penser que ce Bien pourrait être l’abondance de biens entretenant et facilitant leur vie grâce à l’invention de multiples techniques utiles appuyées sur l’avancée des sciences. Beaucoup aussi, parmi ceux qui se sentaient asservis par l’organisation sociale en place, ont cru que ce Bien pourrait être dans l’organisation d’une société enfin juste par la mise en déroute définitive de la caste des profiteurs par tous les autres, c’est-à-dire le peuple. Si l’on remonte aux siècles antérieurs, ceux de l’Ancien Régime et de la Chrétienté, le Bien était dans une vie éternellement heureuse après la mort (du coup ils se pensaient dans une histoire incluant un avenir éternel comme sa ponctuation finale).
On le comprend, l’histoire est progrès parce que l’homme se sait libre. Et cette liberté ne peut se vivre que dans la polarité des valeurs, qu’on peut penser en « bon/mauvais » au niveau des sensations, en « joie/tristesse » au niveau des sentiments, mais toujours en « bien/mal » au niveau le plus général. Et donc toujours le récit historique se situera en fonction du Bien qu’il pense à l’horizon de l’avenir.
Le récit historique ne peut donc pas être neutre, sinon ce n’est plus un récit, c’est une chronique, et même plutôt une chronologie. Ce qui fait l’intérêt, la tension, de l’histoire, ce sont les aléas de l’avancée vers le Bien. Or, « l’avancée vers le Bien » est ce qu’on appelle « progrès ». L’histoire humaine est essentiellement, du fait de la liberté propre à l’homme, progrès.
Prenons l’épisode de la pandémie de Covid-19 que l’on a vécue il y a quelques années. Ce fut indiscutablement un épisode négatif dans l’histoire de l’humanité. Et pourtant tout le récit par lequel on le relate aujourd’hui a des accents d’épopée d’une humanité qui se mobilise, retrouve une solidarité, une capacité à se réorganiser, pour finalement maîtriser l’attaque et s’en sentir grandie. L’histoire qui s’écrit de cette pandémie est donc celle d’un progrès.
Ne nous laissons pas prendre par le contre-exemple des peuples dits « premiers » qui sont censés rester indéfiniment dans des modes de fonctionnement qualifiés de traditionnels. Méfions-nous des biais ethnocentrés de ces jugements. Soit ils sont dévalorisant : ces peuples, trop arriérés, sont incapables d’embrayer sur le progrès occidental ; soit ils sont idéalisés : ces peuples vivant en harmonie avec la nature, n’ont nul besoin de progresser, ils sont déjà dans le bien ! On peut être assuré que la réalité n’est ni l’une, ni l’autre. Ce sont des sociétés qui, quoi qu’elles aient un bon équilibre organisationnel qui les rend durables (on fait ici abstraction de l’intrusion des sociétés à l’occidental), ne sont jamais sans histoires (et donc sans histoire) car elles ont aussi constamment des problèmes à gérer (équilibre démographique, instabilité des ressources, guerres, etc.) qui impliquent la visée d’un idéal de bien commun qui donne sens à une histoire comme progrès.
L’objection la plus conséquente à la thèse de l’histoire comme
progrès est celle qui affirme que l’histoire est déterminée, et donc que cette liberté dont s'octroient les humains est une illusion. Autrement
dit que le cours et la destination finale de l'histoire humaine sont déjà inscrites dans son
origine. Il y a deux versions de ce déterminisme universel :
– la version matérialiste déjà formulée dans l’Antiquité grecque, comme
par les atomistes avec Démocrite (– Ve siècle), reprise par le
mathématicien et astronome Laplace au début du XIXe siècle dans une célèbre
formulation[2], et la perception déterministe de l'histoire propre au marxisme est l'héritière de cette lignée matérialiste ;
– la version religieuse, qui est la prédestination : Dieu qui sait tout
et qui peut tout a déjà prévu le destin de chacun avant sa naissance.
On peut considérer le déterminisme de l’histoire humaine comme un enrobage théorique qui a sa cohérence, mais qui est bien incapable de contredire l’expérience existentielle, par chacun, de sa liberté. En 1940, nos aïeux ont vraiment dû choisir, au moins dans leur cœur, entre la collaboration et la résistance ! D’ailleurs, toutes les doctrines matérialistes déterministes, comme toutes les religiosités de la prédestination, ont une morale, laquelle puisqu’elle s’adresse à la liberté de chacun, contredit leur présupposé théorique.
Il reste néanmoins la difficulté, pour nos esprits contemporains, à accueillir la proposition « L’histoire humaine est progrès ». C’est une difficulté tout-à-fait inédite. Jamais les humains n’ont été ainsi fâchés avec leur histoire ! Cela signifie que l’humanité ne se voit plus sous un horizon de Bien appelant un ou des chemins possibles à prendre pour s’en rapprocher. Comme si l’histoire s’était prise dans une ornière, ou mieux, comme s’il elle était bloquée dans une impasse. On peut filer un peu plus la métaphore et dire que c’est un super autobus qui s’est fait ainsi piégé, qu’il y a plein de vivres vers l’avant, si bien que l’équipe de conducteurs, au micro, ne parle que de la valeur et de l’offre des vivres et évite ainsi tout débat sur la continuation du voyage.
Tout se passe comme si l’histoire humaine se retrouvait en panne. En panne de quoi ? En panne de progrès, bien sûr ! La véritable contradiction à notre thèse initiale – L’histoire humaine est progrès – n’est-elle pas la réalité de notre période historique, celle du premier tiers du XXIe siècle ?
Pour mieux saisir la singularité de notre situation, il peut être intéressant de faire un petit exercice de prise de recul. Comment, dans le futur, sera écrite l’histoire de cette période historique qui est la nôtre ?
Parce que, tout au long de ce blog, on s’est efforcé de prendre du
recul, on sait que cette histoire prendra en compte trois éléments
caractéristiques de cette période :
– Un aveuglement commun sur la situation réelle de l’humanité.
Cet aveuglement n’est pas tant dans l’absence de conscience de la
situation menaçante en laquelle est entrée l’humanité (la preuve en est
dans la chute de la natalité), mais dans la non prise en considération
des chemins possibles qui permettraient d’en sortir. C’est ce qu’on a
appelé le courtermisme : « Je ne peux pas me permettre de me
prendre la tête avec ça, j’ai trop de sollicitations immédiates
auxquelles je dois répondre ! ». Cette « non prise en
considération » est délibérément provoquée par la pression
communicationnelle émanant de la mercatocratie, et entérinée par une
organisation sociale toute orientée pour favoriser le marché – les
premiers courtermistes sont les grands affairistes et les politiques
qui les servent car, quoiqu'ils pérorent, pratiquement, leur but essentiel est la croissance
du marché.
– L’accumulation, dans une dynamique d’accélération, d’événements
catastrophiques : inondations jamais vues, incendies monstrueux,
guerres extrêmement cruelles s'en prenant aux populations civiles, etc., qui auront ravagés
des régions de plus en plus larges. En espérant que cela n’ira pas
jusqu’à des explosions nucléaires, ou même à la simple dissémination
de matières radioactives (il y en a tant entreposées assez
clandestinement).
– Un temps de sursaut et résilience. Il viendra
obligatoirement. Il sera motivé par l’expérience des conséquences
catastrophiques des valeurs ayant eu cours jusqu’alors. Car les
catastrophes, au-delà des réactions de survie, signifient
l’effondrement de la perspective courtermiste promue par la
mercatocratie, en mettant à jour son artificialité, sa superficialité
et, au fond, son inhumanité. C’est pourquoi elles sont aussi la prise de
conscience de la nécessité de réinvestir l’avenir pour aller vers un
monde bien. La seule inconnue étant le niveau de catastrophes requis
pour que cette prise de conscience soit suffisamment claire et large
pour générer des initiatives de sursaut partagées capables de
disqualifier les pouvoirs en place et d’esquisser la vision d’un monde
à venir désirable fondé sur d’autres valeurs. Posons-nous la question,
quand on voit l’état actuel du monde, et l’avenir très prochain qui
s’annonce au vu de l’irresponsabilité de certains leaders politiques
désormais aux plus hauts postes de pouvoir : ce niveau de malheurs
n’est-il pas presque atteint ? Il faut en tout cas que, avant que les victimes et les champs de décombres s'accumulent, il soit le plus
prochain possible !
Ces historiens du futur, parce qu’ils raconteront cette histoire de notre temps dans leur perspective d’une humanité qui se pensera dans l’histoire, c’est-à-dire en souci de progresser vers un monde bien, sauront tirer la leçon de ces premières décennies du IIIe millénaire : on ne déserte pas impunément l’histoire !
Ils expliqueront :
En une époque où on se détournait communément de l’investissement de l’avenir, il était logique qu’on négligea la mémoire du passé – car c'est l'expérience du passé qui permet de voir les possibilités d'avenir. Se privant de l’avenir et du passé, il était logique que l’on se vécut dans une époque sans histoire, au sens propre comme au sens figuré – l’abondance des biens à acheter faisant le bien de cet état social, il n’y avait pas à investir un avenir qui incitât à progresser.
Les catastrophes s’annonçaient. Mais on était impuissant à anticiper puisque tout le bien à amasser pour notre vie était là-devant nous, s’offrant au plus court terme. Allait-on entrer dans des histoires à n’en plus finir, alors que les biens étaient à portée de simples actes d’achat ?
Il était inévitable que cette époque fut vécue comme une impasse en laquelle les humains se soient vus impuissants pour ménager l’avenir.
Pour la première fois dans l’aventure humaine, l’histoire était en
panne.
* * *
Le progrès aura été que, désormais, les historiens du futur sauront
rappeler :
–
que l’histoire peut tomber en panne,
–
et comment elle peut tomber en panne.
[1] On n’ignore pas que ce « progrès » reste porteur d’avenir pour quelques illuminés qui prétendent coloniser des planètes voisines ou dépasser les limites de l’humanité en soignant le vieillissement et en greffant de l’intelligence artificielle aux organismes humains. On ne sait si ces personnes croient vraiment à leurs annonces, mais il est certain qu’elles leur permettent de moissonner de considérables financements.
[2] « Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ses données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir comme le passé serait présent à ses yeux. » Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 1814.