Il existe un très vieux mot qui recouvre très bien l’ensemble des comportements d’individus de pouvoir qui hypothèquent aujourd’hui, sous nos yeux, l’avenir commun. C’est le mot « passion ».
Le pouvoir – le fait d’imposer un comportement à autrui – n’est pas en soi condamnable. Une société ne saurait s’en dispenser : le pouvoir des parents sur l’enfant leur permet de mieux sécuriser sa croissance, le pouvoir du médecin sur son patient lui permet de progresser vers la guérison, etc.
Mais le pouvoir doit toujours être mesuré. Et il est mesurable à l’aune de la finalité raisonnable en fonction de laquelle il s’exerce, et qui doit être de bien commun reconnu aussi par ceux qui s’y soumettent (dans la mesure où ils ne sont pas dans l’irresponsabilité infantile).
La cause immédiate de la dérive contemporaine de l’humanité vers une situation de plus en plus incontrôlable, c’est la multiplication des pouvoirs toxiques, c’est-à-dire le fait que de plus en plus d’individus accèdent au pouvoir, même dans les postes aux plus grandes responsabilités, alors qu’ils s’affichent sans vergogne dans la démesure.
Il y a un facteur commun à tous ces profils de pouvoir toxique, c’est un désir du pouvoir pour le pouvoir qui relève de la passion plutôt que de la raison. C’est pourquoi il est pertinent de considérer la passion de pouvoir comme le facteur, de nature psychologique, qui est la cause immédiate de l’infortune actuelle de l’humanité.
La passion est une forme particulière de motivation à agir. Elle procède d’un désir excessif en ce qu’il accapare la conscience de l’individu et le porte à lui donner satisfaction prioritairement à tout autre désir. Pourtant, cette satisfaction passionnelle, aussi renouvelée qu’elle puisse être, n’amène jamais au contentement qui puisse laisser son désir derrière lui. Telle est la démesure du passionné : il n’en n’a jamais assez de devoir se satisfaire !
Il ne faut pourtant pas penser la passion univoquement comme négative. Elle peut être positive, aussi bien socialement que pour le passionné. C’est la passion du collectionneur, ou la passion de connaître du chercheur. Ce sens positif est d’ailleurs exploité par l’idéologie mercatocratique qui a promu dans l’opinion commune une approche valorisante de la passion, d’abord dans la communication commerciale en tant que profitable aux comportements d’achat, ensuite dans la communication managériale lorsqu’elle cherche à motiver le salarié pour sa tache particulière.
Ce qui nous interpelle particulièrement, en notre situation historique si paradoxale, ce sont les passions qui investissent les relations sociales. Elles peuvent être bien sûr positives, comme la passion amoureuse, ou la passion adoratrice (pour une « idole », ou un leader crédité de charisme). Celles qui nous intéressent ici sont les passions sociales négatives.
Kant s’est particulièrement penché sur ces passions, qu’il qualifie d’« asociales », lorsqu’il a voulu comprendre pourquoi l’histoire humaine présentait un profil aussi largement tragique – voir Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784). Voici ce qu’il en écrit dans son Anthropologie (1797) : « Ce pouvoir comporte trois forces : la gloire, la domination, et l'argent ; si on les possède (au moins deux d'entre elles), on a prise sur les gens et on peut les utiliser à ses propres fins. » Et il précise plus loin que ces trois forces sont effectivement des passions : « La passion de la gloire est cette faiblesse des hommes qui permet d'influer sur eux par leur opinion ; la passion de la domination est celle qui permet d'influer sur eux par la crainte ; la passion de la possession, par leur intérêt. Dans tous les cas, c'est une situation d'esclavage qui permet à un autre d'utiliser un homme, par l'intermédiaire de ses tendances, pour ses propres fins à lui. »
Cette analyse est très intéressante, parce ce qu’elle établit que le désir de pouvoir devient une passion dès lors qu’il résulte de la combinaison d’au moins deux des trois passions asociales fondamentales, à savoir la cupidité (vouloir être le plus riche), la domination (vouloir être le plus redouté), et la gloire (vouloir être le plus admiré). Ce qui permet de réunir sous le même diagnostic de « passion », donc d’exercice toxique du pouvoir relevant de la même structuration psychologique malgré un « mix » passionnel différent, aussi bien Trump que Poutine, aussi bien le chef d’État d’une grande puissance que le tribun populiste en ascension électorale dans un État secondaire, ou qu’un dictateur quasiment à vie d’un pays du Sud, ou que le potentat d’une unité territoriale plus locale, ou que le petit chef harceleur de quelque sous-département d’une unité de production ou d’une administration.
Il faut donc s’intéresser à cette structuration psychologique passionnelle si l’on veut mieux combattre l’extension de ces phénomènes de pouvoir toxique.
La passion est héritière pour la pensée moderne de l’hubris des Grecs de l’Antiquité. L’hubris, c’était alors l’accusation d’excès, de démesure, dans ses comportements, se nourrissant d’une enflure irréaliste de son ego qu’on peut appeler orgueil. L’hubris était considérée par les Grecs comme la faute de comportement la plus grave ! C’est ce qu’illustre cette harangue de Démosthène : « En vain il criera, en vain il invectivera, il sera puni comme nous autres, s'il se porte à quelque excès (hubris). » (Contre Midias, IVe siècle av. J.-C.).
D’autre part, le mot passion est dérivé du verbe latin patior = souffrir, endurer, subir. Tous ces verbes déclinent la passivité, alors que la notion d’hubris souligne l’activité, et même la suractivité.
Là est le mystère de la passion comme sentiment qui motive des comportements. Elle implique que le passionné soit dans la situation paradoxale d’être à la fois actif et passif : il est passif, il subit, dans son activité même ! Comment cela est-il possible ?
Pour dépasser ce paradoxe il faut revenir à la distinction entre besoin et désir. Nous opposions dans l’article précédent (du 02-11-2025), la liberté du désir à la nécessité urgente du besoin. Il faut ajouter ici qu’il y a pourtant un lien fort, on pourrait dire de filiation, entre le besoin et le désir. C’est ce qu’a établi Freud de manière convaincante par sa théorie de l’étayage.
C’est le besoin qui est premier dans la conscience du nouveau-né humain, car il faut prioritairement que soit assurée sa nouvelle vie aérobie. Mais l’expérience répétée du plaisir physique lié à la satisfaction du besoin, par exemple le plaisir de la succion par excitation des lèvres, devient progressivement investi pour lui-même, alors même qu’il n’a pas le caractère de nécessité du besoin. Ce plaisir d’organe, indépendant de sa fonction physiologique, c’est précisément l’étayage du désir sur le besoin.
Alors que le besoin est investi instinctivement comme condition pour continuer à vivre, le désir est investi imaginairement comme promesse de plaisir valant comme fin en soi. Le besoin se répète cycliquement selon les rythmes physiologiques du corps, et il a un objet déterminé auquel l’accès est impératif et signifie une satisfaction assurée – il faut boire quand on a soif ! Au contraire parce qu’il se forme par l’imaginaire d’un individu singulier, le désir est plus incertain quant à son objet et à la satisfaction qu’on peut en attendre – on désire boire telle boisson en terrasse avec telle personne. C’est pourquoi il est caractéristique du désir qu’il laisse la possibilité qu’on le diffère ou qu’on y renonce.
Or le passionné relève indubitablement de son imaginaire quant à la position de l’objet de sa passion. C’est pourquoi la passion est une forme du désir. Et pourtant il faut reconnaître que la passion revêt maints caractères propres au besoin, comme son exigence impérieuse d’être satisfaite prioritairement, son absence totale de souplesse concernant son objet, son caractère répétitif !
Le philosophe Ferdinand Alquié écrivait à ce propos (Le désir d’éternité, chap III – 1943) : « On a souvent remarqué que la passion se nourrit d'images (…). Mais souvent aussi on a cru que la passion créait ces images, celles-ci étant produites par la fantaisie du passionné et naissant de ses rêves. Il semble au contraire que les images préexistent à la passion, l'expliquent et lui donnent naissance : les images passionnelles ne sont pas des images quelconques, modifiables, arbitraires : le passionné les retrouve à diverses périodes de sa vie avec leur contour et leur poids. Ces images sont des souvenirs. »
Ce qui ferait la différence serait donc la nature des images sollicitées par la conscience pour incarner son désir. Alors que dans le cas général ces images sont créées, inédites, évolutives, expressions de la liberté de la personne qui désire (sa « fantaisie »), l’imaginaire du passionné est figé, prédéterminé par son vécu passé, il est constitué par « des souvenirs ».
Quels sont ces souvenirs qui détermineraient la passion ? Descartes, dans une lettre à un ami, lui avoue une passion pour les filles qui louchent : « … lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. » (Lettre à Chanut, 6 juin 1647)
Cette très simple présentation d’un cas nous laisse voir l’essentiel sur le mécanisme de la passion. D’abord l’image-souvenir qui commande la passion est fortement investie affectivement, mais de manière négative – ici c’est l’image de la fille « qui était un peu louche » –, et l’affect négatif est la frustration amoureuse – un désir d’union resté image morte. Il est très remarquable également que Descartes avoue que cette image agissait dans sa passion de façon inconsciente. Descartes est quand même le philosophe qui a construit tout son système sur la conscience de soi !
En fait Descartes signale la non conscience de l’imaginaire générant sa passion, comme en passant, sans lui donner d’importance. Pourtant, ce n’est pas un détail : il est constitutif de la passion que l’imaginaire qui lui donne son inlassable énergie soit inconscient. Dans les termes de la psychanalyse, c’est un imaginaire refoulé. Il est refoulé parce qu’il est un imaginaire qui porte un désir de réparation du passé. Or, il est impossible de réparer le passé. Et, si l’on en croit l’expérience clinique telle qu’interprétée par la psychanalyse, l’énergie propre au désir refoulé, qui a besoin d’un débouché, trouve à s’investir dans le présent en choisissant un objet qui puisse être pris, par quelque rapport analogique, comme valant pour l’objet vainement désiré dans le passé. Mais la satisfaction par ce déplacement vers un objet actuel artificiellement associé à l’objet passé reste … comment dire ?... « fantasmatique », car elle n’a pas pu venir de l’accomplissement réel que visait le désir passé. C’est pourquoi le passionné n’en jamais fini d’avoir à satisfaire sa passion. Ainsi, c'est véritablement le désir passé inconscient qui a la main sur
l'activisme du passionné et qui donne sa dimension de passivité à la passion.
On peut synthétiser ainsi ces analyses : la passion est une forme pathogène du désir, lorsque celui-ci, parce qu’il porte inconsciemment une dette par rapport à son passé, prend la forme du besoin. Ou plus simplement : la passion est une forme régressive du désir.
Toute cette logique de la dialectique entre désir et réalité qui fait la genèse de la passion est aisée à concrétiser sur le cas de la passion de Descartes pour les filles qui louchent. Elle permet d’éclairer tout autant le cas d’un individu ayant une passion de pouvoir. Il est facile d’imaginer des situations de totale impuissance face à la domination de plus fort que lui qui empêche physiquement le petit enfant que chacun fut de satisfaire un désir – le père qui l’écarte de l’accès à la mère, le bambin agressif qui lui chipe son goûter à la halte-garderie, etc. On comprend que se mettre en situation de dominer autrui par la force soulage fantasmatiquement ses blessures intimes de frustration, encaissées lorsqu’on était trop faible. On peut reproduire le même type de scénario pour l’accès aux biens (nourriture, jouets, …), comme pour le désir de capter vers soi le regard aimant de la mère, situations qui peuvent déterminer les imaginaires refoulés pour les passions de cupidité et de gloire.
Le véritable problème en ce point est de savoir comment se détermine l’actualisation de ces frustrations très communes, en passions de pouvoir. Car tout le monde a des occasions de frustrations étant enfant, mais tout le monde ne devient pas activiste du pouvoir.
Ce qu’il faut remarquer en ce point est que les passions de pouvoir font toutes intervenir des enjeux de rivalité et donc de compétition entre individus : il ne faut pas être fort, mais le plus fort, ne pas être riche mais le plus riche, ne pas être admiré mais le plus admiré ! Or ce type de logique de relation avec son semblable qu’est la compétition est omniprésent chez les petits enfants (avant l’âge dit « de raison », vers 5-6 ans), et même déjà chez les mammifères supérieurs vivant en groupe (par exemple la meute de loups). Les passions de pouvoir, en tant que telles, ne sont pas encore des expressions de notre humanité, elles manifestent ainsi clairement leur caractère régressif.
Or notre monde contemporain, qui est organisé en faveur du marché ouvert, valorise mondialement les comportements de compétition, aussi bien au niveau des acheteurs que des vendeurs. Car ce marché ne vit que de sa croissance, donc il faut mettre en circulation toujours plus de marchandises alors que les véritables besoins sont limités et que les désirs sont spontanément variables mais doivent nécessairement être contenus concernant les biens matériels (il faut au moins avoir l’espace disponible et gérer les déchets).
D’autre part toute la communication marchande vise à susciter l’achat comme réaction émotionnelle, afin qu’il y ait le moins possible de disponibilité de la conscience pour réfléchir à la pertinence de l’achat – elle nous oriente ainsi vers des comportements infantiles.
Face à la complication du monde, le comportement régressif est toujours le comportement de facilité : se mettre en quête des sensations bonnes comme lors de la prime enfance. C'est ce à quoi nous invite incessamment la mercatocratie. Ce qui ne nous étonne pas puisque ses principaux acteurs, dans leur passion d'enrichissement, sont eux-mêmes en état régressif.
Il y a un cercle vicieux qui s'autoentretient dans un dynamisme ravageur pour la biosphère et donc pour l'humanité. Sur le terreau de cette société, désormais mondialisée, organisée pour l’infantilisation systématique des comportements, fleurissent comme des plantes invasives vénéneuses, les passions asociales de pouvoir, lesquelles sont alors en mesure de manipuler les consciences pour les orienter vers les comportements infantiles dont elles tirent profit.
Si l’on s’en tient à cet état des lieux, à cette dynamique historique présente, le constat est infiniment triste.
Mais si l’on a conscience que la solution est là, en nous, à portée de notre choix, il n’y pas lieu de se lamenter. Il suffit de réfléchir mieux nos comportements. Pensons à la sagesse émanant de la vie quotidienne populaire (d'avant les smartphones ?) qu'Orwell appelait la common decency. Pensons à la fraternité dont nos aînés du XIXe siècle avaient faite l'élément nécessaire de la société bonne.
Comme l'écrivait Spinoza : « Rien de plus utile à un homme qu’un autre homme vivant sous la conduite de la raison ».