dimanche, août 31, 2025

En panne d'histoire

 


On constate et déplore depuis peu une nette chute de la natalité. On prétend prendre des mesures pour la promouvoir, avec le sentiment d’une certaine impuissance à pouvoir inverser la tendance. C’est parce qu’on évacue a priori la véritable question sous-jacente : Faire des enfants ? Mais pour aller vers quel monde ?

Or, c’est bien la question lancinante de cette 3ème décennie de ce 3ème millénaire : « Où allons-nous collectivement ? » Il faut avoir conscience de son caractère inédit puisqu’elle ne s’était encore jamais posée en ces termes : le « nous » qui est en cause englobe en effet, aujourd’hui, l’ensemble de l’humanité.

Il faut essayer de la comprendre. Comment l’espèce humaine a-t-elle pu en arriver là – c’est-à-dire vers une perte de toute maîtrise de son avenir ? Comment interpréter l’apparition d’une telle situation du point de vue du sens de l’histoire ?

Nous proposons de partir de l’affirmation : « L’histoire humaine est progrès. »

Certes, cela  sonner étrangement aujourd’hui. Le mot « progrès » est devenu, au moins depuis le tournant du millénaire, presque unanimement  proscrit. En effet, on l’entend spontanément comme désignant la trajectoire qui est responsable de l’impasse en laquelle se trouve piégée l’humanité. Mais ce progrès là, celui du passage à la 5G, à la dernière version d’un modèle de smartphone, à la dernière mouture d’une application d’IA, etc., n’est que l’écume de l’activisme aveugle contemporain. Qu’est-ce que ce « progrès » dont on n’ose même pas penser vers quel avenir il nous mène ?[1]

L’histoire humaine est progrès tout simplement parce qu’elle est une histoire. Et elle est une histoire parce qu’elle n’existe qu’autant qu’elle se raconte. Il n’y a d’histoire que parce qu’il y a récit qui met en ordre les événements en fonction d’un sens qu’on leur donne. S’il n’y a pas de sens, il y a divagation ou délire, pas histoire !

On peut faire l’histoire d’un lieu particulier à partir de l’étude de ses couches géologiques. Cette histoire là a un sens, puisqu’elle peut rendre compte des propriétés actuelles du sol ou du sous-sol, elle peut permettre de savoir quel type de bâtiments on peut construire, quels forages on peut engager pour quelles ressources venant du sous-sol, etc. Cette histoire a un sens mais elle ne saurait être un progrès. Tout simplement parce qu’elle ne fait que dérouler les conséquences des nécessités naturelles.

Si l’histoire humaine est progrès c’est parce qu’elle met en jeu la liberté des comportements humains. Or quel est le sens propre à la liberté humaine ? Celui de situer les choix de comportement en fonction d’un horizon ultime qu’on appelle le Bien. Tout individu humain choisit son comportement en fonction des possibles qui s’offrent à lui, et donc en fonction des conditions particulières en lesquelles il est placé, mais toujours en tenant compte de ce soleil du Bien qui éclaire son horizon et vers lequel il sait qu’il doit aller.

Nos ancêtres des deux derniers siècles ont vraiment pu penser que ce Bien pourrait être l’abondance de biens entretenant et facilitant leur vie grâce à l’invention de multiples techniques utiles appuyées sur l’avancée des sciences. Beaucoup aussi, parmi ceux qui se sentaient asservis par l’organisation sociale en place, ont cru que ce Bien pourrait être dans l’organisation d’une société enfin juste par la mise en déroute définitive de la caste des profiteurs par tous les autres, c’est-à-dire le peuple. Si l’on remonte aux siècles antérieurs, ceux de l’Ancien Régime et de la Chrétienté, le Bien était dans une vie éternellement heureuse après la mort (du coup ils se pensaient dans une histoire incluant un avenir éternel comme sa ponctuation finale).

On le comprend, l’histoire est progrès parce que l’homme se sait libre. Et cette liberté ne peut se vivre que dans la polarité des valeurs, qu’on peut penser en « bon/mauvais » au niveau des sensations, en « joie/tristesse » au niveau des sentiments, mais toujours en « bien/mal » au niveau le plus général. Et donc toujours le récit historique se situera en fonction du Bien qu’il pense à l’horizon de l’avenir.

Le récit historique ne peut donc pas être neutre, sinon ce n’est plus un récit, c’est une chronique, et même plutôt une chronologie. Ce qui fait l’intérêt, la tension, de l’histoire, ce sont les aléas de l’avancée vers le Bien. Or, « l’avancée vers le Bien » est ce qu’on appelle « progrès ». L’histoire humaine est essentiellement, du fait de la liberté propre à l’homme, progrès.

Prenons l’épisode de la pandémie de Covid-19 que l’on a vécue il y a quelques années. Ce fut indiscutablement un épisode négatif dans l’histoire de l’humanité. Et pourtant tout le récit par lequel on le relate aujourd’hui a des accents d’épopée d’une humanité qui se mobilise, retrouve une solidarité, une capacité à se réorganiser, pour finalement maîtriser l’attaque et s’en sentir grandie. L’histoire qui s’écrit de cette pandémie est donc celle d’un progrès.

Ne nous laissons pas prendre par le contre-exemple des peuples dits « premiers » qui sont censés rester indéfiniment dans des modes de fonctionnement qualifiés de traditionnels. Méfions-nous des biais ethnocentrés de ces jugements. Soit ils sont dévalorisant : ces peuples, trop arriérés, sont incapables d’embrayer sur le progrès occidental ; soit ils sont idéalisés : ces peuples vivant en harmonie avec la nature, n’ont nul besoin de progresser, ils sont déjà dans le bien ! On peut être assuré que la réalité n’est ni l’une, ni l’autre. Ce sont des sociétés qui, quoi qu’elles aient un bon équilibre organisationnel qui les rend durables (on fait ici abstraction de l’intrusion des sociétés à l’occidental), ne sont jamais sans histoires (et donc sans histoire) car elles ont aussi constamment des problèmes à gérer (équilibre démographique, instabilité des ressources, guerres, etc.) qui impliquent la visée d’un idéal de bien commun qui donne sens à une histoire comme progrès.

L’objection la plus conséquente à la thèse de l’histoire comme progrès est celle qui affirme que l’histoire est déterminée, et donc que cette liberté dont s'octroient les humains est une illusion. Autrement dit que le cours et la destination finale de l'histoire humaine sont déjà inscrites dans son origine. Il y a deux versions de ce déterminisme universel :
– la version matérialiste déjà formulée dans l’Antiquité grecque, comme par les atomistes avec Démocrite (– Ve siècle), reprise par le mathématicien et astronome Laplace au début du XIXe siècle dans une célèbre formulation[2], et la perception déterministe de l'histoire propre au marxisme est l'héritière de cette lignée matérialiste ;
– la version religieuse, qui est la prédestination : Dieu qui sait tout et qui peut tout a déjà prévu le destin de chacun avant sa naissance.

On peut considérer le déterminisme de l’histoire humaine comme un enrobage théorique qui a sa cohérence, mais qui est bien incapable de contredire l’expérience existentielle, par chacun, de sa liberté. En 1940, nos aïeux ont vraiment dû choisir, au moins dans leur cœur, entre la collaboration et la résistance ! D’ailleurs, toutes les doctrines matérialistes déterministes, comme toutes les religiosités de la prédestination, ont une morale, laquelle puisqu’elle s’adresse à la liberté de chacun, contredit leur présupposé théorique.

Il reste néanmoins la difficulté, pour nos esprits contemporains, à accueillir la proposition « L’histoire humaine est progrès ». C’est une difficulté tout-à-fait inédite. Jamais les humains n’ont été ainsi fâchés avec leur histoire ! Cela signifie que l’humanité ne se voit plus sous un horizon de Bien appelant un ou des chemins possibles à prendre pour s’en rapprocher. Comme si l’histoire s’était prise dans une ornière, ou mieux, comme s’il elle était bloquée dans une impasse. On peut filer un peu plus la métaphore et dire que c’est un super autobus qui s’est fait ainsi piégé, qu’il y a plein de vivres vers l’avant, si bien que l’équipe de conducteurs, au micro, ne parle que de la valeur et de l’offre des vivres et évite ainsi tout débat sur la continuation du voyage.

Tout se passe comme si l’histoire humaine se retrouvait en panne. En panne de quoi ? En panne de progrès, bien sûr ! La véritable contradiction à notre thèse initiale – L’histoire humaine est progrès –  n’est-elle pas la réalité de notre période historique, celle du premier tiers du XXIe siècle ?

Pour mieux saisir la singularité de notre situation, il peut être intéressant de faire un petit exercice de prise de recul. Comment, dans le futur, sera écrite l’histoire de cette période historique qui est la nôtre ?

Parce que, tout au long de ce blog, on s’est efforcé de prendre du recul, on sait que cette histoire prendra en compte trois éléments caractéristiques de cette période :

– Un aveuglement commun sur la situation réelle de l’humanité. Cet aveuglement n’est pas tant dans l’absence de conscience de la situation menaçante en laquelle est entrée l’humanité (la preuve en est dans la chute de la natalité), mais dans la non prise en considération des chemins possibles qui permettraient d’en sortir. C’est ce qu’on a appelé le courtermisme : « Je ne peux pas me permettre de me prendre la tête avec ça, j’ai trop de sollicitations immédiates auxquelles je dois répondre ! ». Cette « non prise en considération » est délibérément provoquée par la pression communicationnelle émanant de la mercatocratie, et entérinée par une organisation sociale toute orientée pour favoriser le marché – les premiers courtermistes sont les grands affairistes et les politiques qui les servent car, quoiqu'ils pérorent, pratiquement, leur but essentiel est la croissance du marché.

– L’accumulation, dans une dynamique d’accélération, d’événements catastrophiques : inondations jamais vues, incendies monstrueux, guerres extrêmement cruelles s'en prenant aux populations civiles, etc., qui auront ravagés des régions de plus en plus larges. En espérant que cela n’ira pas jusqu’à des explosions nucléaires, ou même à la simple dissémination de matières radioactives (il y en a tant entreposées assez clandestinement).

– Un temps de sursaut et résilience. Il viendra obligatoirement. Il sera motivé par l’expérience des conséquences catastrophiques des valeurs ayant eu cours jusqu’alors. Car les catastrophes, au-delà des réactions de survie, signifient l’effondrement de la perspective courtermiste promue par la mercatocratie, en mettant à jour son artificialité, sa superficialité et, au fond, son inhumanité. C’est pourquoi elles sont aussi la prise de conscience de la nécessité de réinvestir l’avenir pour aller vers un monde bien. La seule inconnue étant le niveau de catastrophes requis pour que cette prise de conscience soit suffisamment claire et large pour générer des initiatives de sursaut partagées capables de disqualifier les pouvoirs en place et d’esquisser la vision d’un monde à venir désirable fondé sur d’autres valeurs. Posons-nous la question, quand on voit l’état actuel du monde, et l’avenir très prochain qui s’annonce au vu de l’irresponsabilité de certains leaders politiques désormais aux plus hauts postes de pouvoir : ce niveau de malheurs n’est-il pas presque atteint ? Il faut en tout cas que, avant que les victimes et les champs de décombres s'accumulent, il soit le plus prochain possible !

Ces historiens du futur, parce qu’ils raconteront cette histoire de notre temps dans leur perspective d’une humanité qui se pensera dans l’histoire, c’est-à-dire en souci de progresser vers un monde bien, sauront tirer la leçon de ces premières décennies du IIIe millénaire : on ne déserte pas impunément l’histoire !

Ils expliqueront :

En une époque où on se détournait communément de l’investissement de l’avenir, il était logique qu’on négligea la mémoire du passé – car c'est l'expérience du passé qui permet de voir les possibilités d'avenir. Se privant de l’avenir et du passé, il était logique que l’on se vécut dans une époque sans histoire, au sens propre comme au sens figuré – l’abondance des biens à acheter faisant le bien de cet état social, il n’y avait pas à investir un avenir qui incitât à progresser.

Les catastrophes s’annonçaient. Mais on était impuissant à anticiper puisque tout le bien à amasser pour notre vie était là-devant nous, s’offrant au plus court terme. Allait-on entrer dans des histoires à n’en plus finir, alors que les biens étaient à portée de simples actes d’achat ?

Il était inévitable que cette époque fut vécue comme une impasse en laquelle les humains se soient vus impuissants pour ménager l’avenir.

Pour la première fois dans l’aventure humaine, l’histoire était en panne.
 

*   *   *
 

Le progrès aura été que, désormais, les historiens du futur sauront rappeler : 
                 – que l’histoire peut tomber en panne,
                 – et comment elle peut tomber en panne.

 


[1] On n’ignore pas que ce « progrès » reste porteur d’avenir pour quelques illuminés qui prétendent coloniser des planètes voisines ou dépasser les limites de l’humanité en soignant le vieillissement et en greffant de l’intelligence artificielle aux organismes humains. On ne sait si ces personnes croient vraiment à leurs annonces, mais il est certain qu’elles leur permettent de moissonner de considérables financements.

[2] « Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre.  Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ses données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir comme le passé serait présent à ses yeux. » Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 1814.

 

dimanche, août 24, 2025

Brève nouvelle électrique

 


On l’appelait Ramb (cela vient peut-être de Rambo, vieille idole filmique testostéronée). Il était, à la fin des années vingt, un homme encore jeune, né avec le millénaire, plutôt porté au bricolage qu’à la théorie, et qui avait fini par mener à terme des études de technicien supérieur en électronique. Muni de son diplôme, il avait facilement trouvé un emploi de maintenance dans une entreprise qui le faisait intervenir sur sites professionnels dans sa région.

Cette fin des années vingt était socialement une période difficile. Elle voyait cohabiter des situations extrêmes d’injustice, et des épisodes répétés de catastrophes climatiques, alors même que les figures les plus tonitruantes et les plus obtuses du pouvoir mercatocratique de l’époque menaient une campagne réactionnaire contre les mesures, prises ou préconisées, pour ralentir la détérioration évidente des situations sociale et écologique.

Ramb était sensible à ces problèmes sociaux récurrents, mais il se sentait incapable de participer aux débats, d’intervenir dans l’espace public, la tâche lui semblant trop démesurée. Or, ce qu’il détestait par-dessus tout était de se sentir impuissant. C’est pourquoi Ramb regardait, accessoirement, comme de l’extérieur, la question du progrès collectif, et investissait véritablement celle de son progrès personnel.

Il savait qu’il avait belle allure – il n’était pas appelé « Ramb » pour rien – et avait pris le parti de cultiver prioritairement sa puissance physique – ou du moins l’apparence de cette puissance. Il s’était inscrit dans une salle de musculation-fitness locale, très prisée : le Lookcool.

Il savait très bien, d’ailleurs, que de fort beaux spécimens de la gent féminine fréquentaient la salle, et que, s’il fallait qu’il formule vraiment son rêve personnel, ce serait de séduire une belle fille qui résonnerait bien avec lui, et avec qui il pourrait former un beau couple durable et admiré – c’est ainsi qu’il ressentait en lui le « mec bien » qui aspirait à prendre la lumière.

Il faut dire que le Lookcool avait réussi à drainer largement l’énergie de la jeunesse du millénium de cette ville moyenne où habitait Ramb. C’était une enseigne rassemblant une chaîne de salles implantées nationalement, et qui s’était installée récemment dans la zone d’activité de l’agglomération. Sa venue, avec la richesse de ses équipements et une politique tarifaire proposant des forfaits hebdomadaires imbattables, avait à peu près éteint toute la concurrence déjà installée.

En semaine ordinaire, Ramb y consacrait 45 minutes, 5 jours par semaines en fin de journée après le travail. En général, il faisait 10 minutes d’échauffement (tapis de course ou vélo d’intérieur) puis ils choisissait deux appareils pour faire travailler de manière différente les muscles du haut du corps. Cela le « lavait » aussi des tensions occasionnées par les problèmes électroniques à résoudre. Finalement la fréquentation régulière du Lookcool lui procurait indubitablement un équilibre psychique et physique. Et, la dernière fois, le regard direct et intéressé de Julia, bien belle blonde qu’il avait plusieurs fois côtoyée au tapis de course, le faisait rêvasser à la séance d’après… et pourquoi pas à une proposition d’un jogging à deux en extérieur, dans la nature, où il se voyait dans un rôle protecteur – comme quoi il était dans une bonne dynamique de sa vie !

En fait, il n’y eut pas la séance d’après, du moins pas le jour prévu. Une nuit d’orage ; la foudre qui frappe aux abords du bâtiment Lookcool. Au petit matin le gérant ne put que constater que toute l’alimentation électrique était hors-service, et en particulier les compteurs sur les appareils d’exercices permettant de suivre les différents paramètres liés aux efforts des utilisateurs restaient muets. Il y eut donc fermeture exceptionnelle et appel au prestataire avec qui avait été signé le contrat de maintenance. C’était l’entreprise qui employait Ramb. Ce dernier fut dépêché le jour même sur les lieux avec sa fourgonnette, sa boîte à outils, ses instruments, et surtout son savoir-faire !

Ramb constata rapidement que le parafoudre avait grillé et qu'il fallait le remplacer. Il fit ensuite le tour de l'installation électrique dans l'éventualité qu’il y eût d'autres dommages. C'est alors qu'il découvrit tout un pan de celle-ci qu'il ne soupçonnait pas. Chaque appareil d'exercice physique de la salle était logiquement branché par fil sur le secteur pour alimenter son électronique, en particulier l’écran utilisateur et le clavier à touches permettant de gérer l’exercice. Mais l'inédit était qu'il y avait un second fil conducteur qui sortait du boîtier d’entraînement de tous les vélos, rameurs et tapis de course, soit la grande majorité des appareils de la salle. Tous ces fils supplémentaires rejoignaient un petit local aveugle et ventilé. Là, ils étaient reliés, par un branchement électrique standard, à un gros boîtier pourvu d’un écran à leds, alors éteint à cause de la panne ; celui-ci était accompagné, sur le même plan de travail, d’une petite unité centrale reliée par câble USB, avec son propre écran, clavier et souris. Ramb comprit vite qu’il avait affaire à une installation électrique annexe reliée au réseau public au moyen d’un onduleur de grande capacité.

Un onduleur est un appareil électronique que l’on trouve dans toutes les habitations équipées en capteurs solaires, et grâce auquel l’électricité d’origine solaire produite peut être injectée sur le réseau public. Cela signifiait donc que les appareils de la salle ainsi branchés, lorsqu’ils étaient utilisés par le client de Lookcool, transformaient le mouvement, au moyen d’une dynamo dissimulée dans le boîtier d’entraînement, en flux de courant continu jusqu’à l’onduleur. Dès lors le rôle de l’onduleur perfectionné qu’il avait sous les yeux était double : réguler la puissance du courant électrique émise, convertir le courant continu en courant alternatif de bonne fréquence pour qu’il puisse alimenter le réseau public – l’ordinateur annexe permettant de piloter l’ensemble cette production électrique. Et l'on sait que l'opérateur public EDF propose un contrat de rachat de l'énergie électrique ainsi produite par un particulier. 

Ramb fit son travail – remplacer le parafoudre, rejoncter, vérifier – et après une journée de suspension, Lookcool redevint cette ruche à débauche généreuse d’énergie humaine qui faisait sa réputation.

Sauf que pour Ramb, cette « débauche généreuse d’énergie » avait pris une nouvelle signification. Vu le nombre d’appareils en service et l’intensité de leur utilisation, on pouvait considérer que la salle du Lookcool fonctionnait comme une petite centrale électrique privée, d’une puissance de quelques centaines de kilowatts, qui vendait sa production à l’opérateur national. Il comprenait mieux dès lors pourquoi Lookcool pouvait se permettre des tarifs suffisamment bas pour terrasser toute concurrence. D’ailleurs, il n’y avait aucune raison pour que ce système de fonctionnement, très lucratif puisque combinant deux sources de revenus, n’ait pas été généralisé à toutes les salles Lookcool.

Bien sûr, Ramb reprit ses séances d’exercices en salle. Mais il n’avait plus le même entrain, la même innocence. Il savait qu’il ne faisait pas simplement de la culture de son physique, mais qu’il travaillait aussi à produire de l’électricité, au profit de quelqu’un d’autre par qui il savait maintenant qu'il avait été utilisé à son insu.

Julia, qui était sur le tapis de course voisin, remarqua cette différence d’humeur : « Tu n’as pas l’air très en forme aujourd’hui …! », « Ho, c’est rien, un jour sans…ça arrive ! » répondit-il en forme d’échappatoire. Elle hocha la tête, perplexe.

En réalité, Ramb se sentait coupable d’être en décalage avec l’ambiance générale d’enthousiasme sérieux qui prévalait chez les pratiquants des divers appareils dans la salle. De quel droit pouvait-il casser l’ambiance ? N’était-ce pas le mieux pour tous qu’ils gardent le même enthousiasme et fassent comme si rien n’était ?

Il ressassa ces interrogations en assurant tant bien que mal ses exercices jusqu’à la fin de la séance. Au moment de sortir il vit Julia qui sirotait une boisson près du distributeur. Le regard interrogateur, elle lui demanda : « Ça va mieux ? » Il lui répondit : « Tu sors là ? » Elle acquiesça avec un sourire. Ils sortirent. Il l’invita à s’asseoir sur le premier banc disponible. Et il se délivra dans l’oreille féminine accueillante en déballant tout ce qu’il venait d’apprendre sur le fonctionnement de Lookcool. Julia fut très surprise, mais sa réaction fut sobre : « Il y a quand même un vrai problème de tromperie, il me semble que le mieux serait d’en parler à une association de consommateurs. » Elle connaissait une association de consommateurs puissante et de bonne réputation qui tenait un permanence ouverte un jour par semaine au centre-ville – "Bien choisir !". Ils échangèrent leurs numéros de téléphone et se donnèrent rendez-vous en lieu et heure de la prochaine permanence.

La permanente bénévole de Bien choisir ! se fit exposer les faits de manière précise : « Il me semble clair que l’entreprise peut être attaquée pour le délit de travail dissimulé puisque l’activité physique des clients équivaut à une prestation de service non déclarée, et qui plus est, faisant l’objet d’un profit marchand. » Elle examina ensuite la possibilité d’une action de groupe de la part de l’association au nom de plaignants qui se seraient adressés à elle, puisque ce délit pouvait concerner tous les établissements de l’enseigne. Seulement comme c’était la première fois qu’elle entendait parler de cet abus, il fallait qu’elle en réfère au siège national de l’association pour savoir s’il y avait d’autres signalements en ce sens. Si c'était le cas, l'association pourrait juger opportun qu’une plainte soit déposée pour qu’une enquête soit diligentée au niveau national. Elle informerait donc Ramb du retour qui lui serait fait par la direction nationale de l’association.

Le retour venant du siège de Bien choisir ! se fit directement sur la boîte mail de Ramb :

–   Bien choisir ! prend très au sérieux cette affaire qui touche au cœur de son objet puisqu’elle remet en cause le statut du consommateur.

–   Elle a pris l’initiative de s’adresser à la direction nationale de Lookcool afin de l’interroger sur sa conscience de l’illégalité de l’exploitation commerciale de l’énergie de sa clientèle. Et si, dans ce cas, elle comptait y mettre fin.

–   La direction de Lookcool a reconnu la réalité de cette pratique dans « la majorité de ses salles de musculation-fitness », mais a argué de sa pleine bonne foi, affirmant que ses clients n’étaient absolument pas lésés par cette pratique, au contraire, ils étaient avantagés par des prix plus bas.

–   Bien choisir ! a décidé de faire crédit de la bonne foi de Lookcool, et a proposé à sa direction, plutôt que d’aller au procès, de faire appel à un conciliateur de justice, ce que Lookcool a accepté.

–   Ramb sera informé de la tenue de l’audience et de son résultat. De toute façon l’importance de l’affaire amènera l’association à en rendre compte dans un article publié dans sa revue mensuelle.

Compte-rendu de l’audience de conciliation :

Du côté de l’association Bien choisir ! il a été argumenté un délit de travail dissimulé de la part de Lookcool à double titre :

  • D’une part il y a une prestation de services non déclarée puisque le client par son activité fournit de l’électricité à l’entreprise.
  • D’autre part, il y a travail dissimulé proprement dit puisque le produit de l’activité du client est commercialisée au profit de l’entreprise sans qu’un salaire proprement dit soit versé, la contrepartie étant masquée sous forme d’une réduction du prix de l’activité.

Pour sa défense Lookcool a argumenté :

  • La récupération de l’énergie sous forme d’électricité ne change absolument rien à la qualité de la prestation – mise à disposition et conseils d’usage d’appareils contribuant à la musculation et à l’équilibre pondéral du client – achetée par les utilisateurs de la salle. Mieux ! Elle permet d’en démocratiser l’accès en contribuant à une baisse générale des prix de telles prestations.
  • Notre vente d’électricité ne relève pas d’un affairisme spéculatif. Nous ne faisons que revendre, sous forme d'électricité, à EDF et à ses conditions – dont le prix – fixées par la loi, l’énergie inévitablement produite par le service que nous vendons pour répondre à une importante demande sociale, et qui sans cela serait gaspillée. Cela correspond à l’intérêt de tous.
  • Nous sommes dans une société mondialisée de crise de l’énergie. En effet l’usage des énergies fossiles apparaît de moins en moins viable du fait du dérèglement climatique qu’il induit. D’autre part la volonté des gouvernants de favoriser la production d’énergie électrique par le recours au nucléaire se heurte aux redoutables problèmes de sécurité des installations et de gestion des déchets à haute activité radioactive, et à très longue durée. Oui ! Nous assumons de proposer avec nos établissements, de petites centrales électriques locales, absolument sans danger et sans pollution, en utilisant une énergie qui sans cela serait entièrement gaspillée, c’est-à-dire dégradée en chaleur, une énergie, en fait, impeccablement verte.

Après avoir écouté les deux parties, le conciliateur de justice relève que le délit de « travail dissimulé » est, en cette affaire, délicat à invoquer. En effet la situation examinée ici déborde de la notion de travail telle qu’elle était pensée par le législateur lorsqu’il a voulu sanctionner le travail dissimulé. Il ne pensait pas du tout à une situation de travail, achetée par celui qui en est l'acteur, pour son propre bien.

C’est pourquoi il préconise de recentrer le litige sur la situation tout-à-fait incontestable de tromperie de la clientèle. Même si cette tromperie est délicate à qualifier en termes de droit, elle est de toute façon malsaine dans les relations commerciales, d'autant plus que pèse le risque de son dévoilement.

Le conciliateur recommande donc de ne pas laisser les choses en l’état. Il demande à la société Lookcool d’avoir, avec sa clientèle, une communication transparente sur sa production d’électricité, ce qui devrait être possible puisqu’elle en assume la légitimité. Mais il admet que cela implique une refonte des principes de sa relation avec sa clientèle, puisqu’il faut que celle-ci accepte de produire de l’électricité.

Le conseiller juridique du représentant de Bien choisir ! affirme que la solution qui s’impose est de se tourner vers l’économie sociale et solidaire. Pour lever tout soupçon de tromperie, il faut que les clients de Lookcool se sachent partie prenante de la production d’électricité. Pour cela il faut que la société Lookcool quitte le droit privé lucratif pour le droit coopératif à vocation sociale. Ce pourrait être la constitution d’une SCIC – Société Coopérative d’Intérêt Collectif – dont le statut juridique est suffisamment souple pour associer usagers, salariés, ainsi que des partenaires commerciaux obligés comme les collectivités locales et EDF. Le but social serait à la fois la culture de la forme physique des usagers pour un faible coût et la production d’électricité pour la collectivité.

Le représentant de la société Lookcool admet que c’est effectivement la seule voie de sortie par le haut de la crise de confiance que créerait la révélation de l’exploitation électrique de l’activité physique de ses clients. Afin de ne pas subir l’obligation de gérer une telle situation de crise, il annonce la transformation « sans  délais » de son entreprise de droit privé lucratif en société coopérative SCIC. Il sollicite la collaboration de l’association Bien choisir ! pour la constitution d’une association des usagers de Lookcool qui sera nécessaire pour cette mutation. Ce qui est accepté.
 

*   *   *

Après avoir lu à ses côtés le compte-rendu de la conciliation, Julia, rêveuse, dit « Finalement, la véritable source d’énergie, c’est bien nous ! » Ramb, lui souriant dans un hochement de tête approbatif : « C’est vrai ! » Après un temps, il ajoute : « Oui, nous tous ! Parce qu’il faudra faire vivre notre coopérative ! L’association m’a contacté pour me demander de m’occuper de la constitution de l’association des usagers de Lookcool. J’ai accepté bien sûr puisque tu es déjà ma première coopératrice ! » Elle lui sourit. Il la câline affectueusement, quoiqu’elle ressente un rien de plus allant au-delà de l’affection. Il dit : « On pourrait faire un jogging en forêt demain… » Elle répond simplement, mais fermement « Oui ! » avec un large sourire et son regard direct et déterminé. Il pense : « devenir un "mec bien" ce n’est pas former un beau couple, c’est avoir confiance et donner confiance pour avancer dans la bonne direction. »

dimanche, août 17, 2025

Cet intenable paradoxe de notre temps

 

Robots humanoïdes dansant
Spring Festival Gala, Chine 2025

Nous pouvons tout, du moins nous pouvons comme jamais n’ont pu nos prédécesseurs sur cette planète …

…et pourtant nous sommes totalement impuissants !

Tel est l’intenable paradoxe de notre temps.

Nos pouvoirs sont liés aux multiples possibilités ouvertes par les formidables avancées technoscientifiques depuis deux siècles – on peut payer un billet d’avion dans l’heure et se retrouver le lendemain sur une merveilleuse plage à des milliers de kilomètres, on peut poser une question pointue à l’IA à portée de clic et avoir une réponse pertinente et détaillée en quelques secondes, on peut rejoindre en visiocommunication et presque gratuitement son proche qui est parti aux antipodes, et j’en passe (chacun peut abonder la liste). Ah, que la vie semble facilitée pour nous, en contraste avec nos ascendants, avec tous ces pouvoirs !

Il est vrai que nous ne sommes pas tous égaux dans l’accès à ces moyens techniques que nous apporte le monde contemporain ! Mais si on reconnaît que ces injustices sont circonstancielles, alors il faut considérer que tous ces nouveaux pouvoirs technoscientifiques sont des possibilités pour tout humain. C’est d’ailleurs pour se mettre en situation de faire valoir ces possibles que tant de personnes partent, de nos jours, de façon périlleuse, sur des chemins d’exil.

Et pourtant nous sommes impuissants au sens le plus radical du mot. Nous sommes incapables de nous projeter dans l’avenir ! Ce qui se voit de la manière la plus significative dans notre attitude à l’égard des jeunes générations : nous avons de plus en plus de difficultés à parler les yeux dans les yeux de leur avenir à nos enfants, nous avons de plus en plus de réticences à accepter les contraintes de l’enfantement et de l’éducation pour des descendants pour lesquels nous n’arrivons plus à penser que le monde à venir leur sera accueillant.

Les paradoxes sont habituellement connus comme des curiosités de la pensée qui ont surtout l’intérêt de défier les esprits intrépides – les paradoxes, de l’ensemble de tous les ensembles, d’Achille qui ne rattrape jamais la tortue, du Crétois qui affirme que tous les Crétois sont menteurs, etc.. Mais ici il ne s’agit pas de jeux d’esprit. C’est bien le sens de notre existence qui est en jeu dans le fait de nous sentir dans l’instabilité d’être à la fois tout-puissant et totalement impuissant. C'est pourquoi la pensée commune a tendance à supprimer un des termes de la contradiction ; et on n’est pas étonné que ce soit la pensée de notre impuissance radicale quant à l’avenir qui soit dès lors volontiers gommée. Par exemple lors d’un repas familial : « Non, on ne parle pas de çà ! Il ne s’agit pas de casser l’ambiance ! » Ce qui est raccord avec l’idéologie dominante : « Le principal, c’est d’accumuler des sensations bonnes ! On n’a qu’une vie n’est-ce pas ?! »

Hé bien non, on n’a pas qu’une vie ! Notre vie est celle qui s’est nourrie de nos ascendants et dont se nourrit nos descendants. Notre vie est aussi constamment impliquée dans la vie de nos relations amoureuses, de nos relations de fraternité, d’amitié, dans toutes les relations de confiance, ou de défiance qu’on établit avec autrui. Cette intersubjectivité foncière des humains fait que chacun est beaucoup plus que ce qu’il est lorsque ne considère que soi. Pour le dire autrement : chacun est pleinement impliqué dans l’aventure qu’est l’histoire de l’espèce humaine sur Terre.

Tel est le fondement de notre puissance d’agir pour l’avenir : faire des projets qui vont non seulement au-delà de nos intérêts immédiats, mais au-delà de nous ! Il apparaît que cette capacité était toujours, peu ou prou, entretenue par nos ascendants – planter un arbre au centre de la place du village, et qui est toujours là avec son ombre plus généreuse que jamais et ses mille refuges pour oiseaux et insectes quatre siècles plus tard. C’était encore le point de vue de nos aïeux les plus proches, rescapés de terribles guerres mondiales, qui pensaient sincèrement œuvrer, dans leurs engagements dans la vie sociale, pour ce qui était alors la valeur en fonction de laquelle on investissait l’avenir : le Progrès. On l’écrit ainsi avec une majuscule dans la mesure où, dans leur esprit, il n’était pas simplement le progrès des sciences et techniques, car ce progrès-là n’est que l’aspect le plus clinquant d’un progrès essentiel, celui « de l’esprit humain »[1], autrement dit de la raison, car la raison n’est autre que la forme que prend l’esprit humain dans le partage. Ce qui implique d’abord le progrès politique – éducation pour tous, droit de vote des femmes, décolonisation, déstalinisation, etc. – comme le progrès géopolitique –  la régulation des relations internationales qui puisse permettre d’éviter l’absurdité des guerres.

Ainsi, il faut être prudent dans la critique qu’on peut faire du progrès du point de vue écologiste, il ne faut pas méconnaître que cette valeur de Progrès a été populairement investie d’une toute autre manière que ce qu’en a fait, par la suite, la mercatocratie : cette cascade qui ne doit pas s’interrompre de nouveaux produits valorisés pour leur différentiel technologique, et dont le but essentiel est de nourrir le développement du marché.

Il reste que si nous sommes radicalement impuissants aujourd’hui, c’est parce notre pouvoir citoyen d’investir l’avenir comme Progrès s’est trouvé enrayé par des événements historiques récents.

Il y eut d’abord le choix d’utiliser la formidable énergie que permet de libérer la fission artificiellement provoquée de noyaux d’atomes lourds. Ce furent les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki de 1945, et le chapelet d’essais nucléaires qui s’en sont suivis durant des décennies. Mais ce fut aussi le choix d’utiliser cette énergie pour en tirer industriellement de l’électricité. Car on a fait ces choix du point de vue d’intérêts à court et moyen terme, alors que l’on ne maîtrise pas du tout les retombées sanitaires à long terme de la libération de substances radioactives. Bien des esprits lucides (Einstein, Anders, Arendt) avaient dénoncé, comme effet de ces choix, le lourd et sombre nuage qui s’avançait pour obscurcir l’idée de Progrès.

Il y eut ensuite, le désengagement, par les principaux États émetteurs de rejets carbonés, sous la pression de grandes firmes énergétiques du charbon et du pétrole, des accord de Kyoto de 1997 qui avaient posé les principes d’une régulation mondiale de ces émissions de façon à désamorcer un dérèglement climatique dû à l’effet de serre qu’elles induisaient. On sacrifiait donc la prévention de situations catastrophiques à moyen terme – nous y sommes aujourd’hui ! – à des intérêts marchands à court terme.

Ce tournant des premières années du XXIe siècle peut être considéré comme le moment de consécration de la toute-puissance de la mercatocratie, devenue capable d’imposer la logique du marché contre la politique au sens noble du terme c’est-à-dire la régulation pour le bien commun.

Enfin pour ceux qui s’interrogeraient sur ce délaissement du bien commun au début de ce siècle par les citoyens, il faut repérer l’effet sur l’opinion commune de trois facteurs historiques convergents :

1.     Un basculement de générations qui a ôté de l’activité citoyenne les personnes ayant vécu le seconde guerre mondiale.

2.     Une campagne de désinformation financée par les firmes de production d’énergie, souvent cautionnée par des scientifiques complaisants. C’est ce qu’on a appelé le climato-scepticisme.

3.     L’épanouissement du mercatocratisme débridé – ce qu’on appelait alors le libéralisme – qui a investi massivement les médias dominants et l’espace public pour faire valoir sa vision du monde qui est celle de l’investissement du plus court terme pour réparer les frustrations du présent au moyen de la consommation.

En cette troisième décennie du siècle, les conséquences catastrophiques de la politique mercatocratique s’avancent et commencent à nous malmener. Ce qui ne fait pourtant pas tomber le déni commun de notre impuissance par rapport à l’avenir. Il faut dire que ce déni est fortement alimenté par l’idéologie dominante. Que nous dit-elle en effet, la voix des pouvoirs installés, à propos de ces incendies, inondations, et autres catastrophes écologiques qui se multiplient ? Quels que soient les mots employés cela revient à : « Il faut apprendre à s’adapter ! » C’est comme si elle voulait nous contraindre à accepter cette succession de phénomènes catastrophiques comme relevant de la loi de l’évolution, donc comme s’il était acté que nous citoyens, soyons définitivement écartés de la maîtrise de notre avenir. Car il est certains qu’eux – les principaux affairistes acteurs du marché – sont adaptés ! Ils accumulent les propriétés à-droite-à-gauche et, avec leurs avions, ils peuvent les rejoindre sans délai.

En réalité le maintien des comportements de chacun dans les œillères du court terme semble se fissurer de toutes parts. Il y a d’abord les engagements, souvent physiques, très courageux et très précieux, de ceux qui se battent contre des projets d’infrastructures dont il est trop voyant qu'ils ne valent que pour la voracité du marché. La violence de la répression qu’ils subissent interpelle chacun : « Faut-il continuer à ne s’occuper que de son herbe la plus proche, ou bien lever le regard vers l’horizon, et se comporter dans la perspective de l’orage qui approche ? ». Et on a eu récemment un élément de réponse éloquent, avec le succès de la pétition contre la loi Duplomb, loi adoptée sans débat, par un subterfuge peu reluisant, pour favoriser l’agriculture industrielle. En réunissant plus de 2 millions de signataires en quelques jours cette pétition a manifesté un désir populaire, insoupçonné du pouvoir, de réinvestir l’avenir.

Car une vérité s’impose : ceux qui intensifient le marché du côté des fusées, des voitures électriques, des crypto-monnaies, de l’IA, etc., ne maîtrisent pas l’avenir. Pour chaque occurrence il serait aisé de montrer les impasses vers lesquelles ils accourent. La raison en est très simple, les lois du marché sont par nature des lois de court terme. Elles consistent à présenter un offre capable de capter une demande. Si cela marche, on peut investir dans d’autres offres, sinon il faut arrêter au plus vite pour perdre moins de capital. Où est le souci de l’avenir du point de vue de l’histoire humaine là-dedans ?

Face à une situation globale toujours plus catastrophique, alors qu’il est manifeste que la priorité des pouvoirs en place, plutôt que les problèmes humains, apparaît être le maintien de la croissance (du marché), il est clair qu’il revient aux citoyens de renouer avec l’investissement de leur avenir.

Comment aller vers cette réappropriation citoyenne, populaire, de l’avenir.

Il faut d’abord remarquer que la question « Que faire ? » est dépassée. On sait très bien ce qu’il faut faire. Et on le sait même depuis un demi-siècle, depuis le rapport du Club de Rome de 1972 sur la nécessité de limiter la croissance. Par exemple on sait qu’il faut interdire les monstrueux paquebots de croisière ; on sait qu’il faut développer en toute priorité les transports collectifs, tout en évitant les organisations sociales qui impliquent des besoins incessants de déplacements ; on sait qu’il faut bannir les organisations industrielles qui impliquent des gaspillages systématiques ; on sait qu’il faut proscrire des pratiques insupportables propres à l’élevage intensif, la prédation halieutique inconsidérée, la monoculture massive sans oiseaux et sans insectes, etc… chacun peut abonder sur les choix absurdes de la société mercatocratique mondialisée contemporaine.

Et tout cela, on sait non seulement pourquoi le faire, mais aussi comment le faire, et on a les moyens de le faire … c’est beaucoup plus simple à faire, moins coûteux, moins dangereux, moins triste, que de faire la guerre !

D’autre part le problème n’est pas vraiment dans la motivation populaire : les gens ont soif de pouvoir espérer dans l’avenir (comme le montre la pétition contre la loi Duplomb). Il n’y a donc pas à « militer », à convaincre.

Alors où est le problème ? Qu’est-ce qui nous manque pour sortir de l’impuissance et passer à l’action, redresser l’orientation de notre société (qui est rappelons-le, désormais, mondialisée), et lui donner des perspectives d’avenir ?

Ici, il convient de rappeler une formule que l’on trouve chez Spinoza : « Ni pleurer, ni rire, ni maudire, mais comprendre ».

Ce qui signifie qu’il est vain de se répandre émotionnellement avec l’espoir bien aléatoire de faire réagir. Il faut s’efforcer de comprendre cette situation d’impuissance collective, seule voie réaliste pour la maîtriser.

Car qu’est-ce que « comprendre » ? C’est, étymologiquement, prendre avec soi. Et qu’est-ce qu’on « prend » ainsi ? C’est la « cause adéquate » du phénomène que l’on veut comprendre, c’est-à-dire celle qui nous permet à la fois de rendre compte de sa venue et de son caractère propre.

Ainsi nous voulons comprendre pourquoi nous restons collectivement impuissants, alors que nous savons quoi faire, comment le faire, et que nous avons la motivation pour le faire.

Notre démarche présente nous a fait voir que la cause adéquate de cette impuissance est le courtermisme, c’est-à-dire ce régime temporel imposé par une société en laquelle les pouvoirs en place tendent constamment à rabattre l’horizon temporel de chacun sur le futur le plus court qui permette de rectifier le présent qui le frustre. La simple compréhension par le courtermisme est l’ouverture décisive pour nous réapproprier notre avenir.

Mais nous avons besoin que les autres partagent cette compréhension pour aller vers une transformation sociale conséquente. Il nous faut alors comprendre pourquoi nous avons pu être pris collectivement dans le courtermisme. Nous avons vu plus haut que ce ne saurait être une attitude qui va de soi, et nous avons montré les circonstances historiques qui l’on favorisée (dont celles qui ont amené à ne plus croire au Progrès). Mais nous n’avons pas pour autant connaissance de la cause adéquate (pourquoi n’est-on pas retourné au Salut des chrétiens comme vision d’avenir ?). Comprendre adéquatement le courtermisme c’est le saisir comme conséquence nécessaire d’une organisation sociale qui promeut systématiquement les comportements réactifs – les comportements réactifs étant les comportements qui sont déterminés par l’émotion et non par la réflexion. On peut montrer qu’ils sont le plus bas degré de la liberté humaine[2].

Mais notre besoin de compréhension reste inassouvi car nous avons besoin de comprendre pourquoi les humains acceptent massivement de vivre selon un mode dégradé de leur liberté. Ils le peuvent dans la mesure où ils adhèrent à une vision du monde mise en avant, sous pression communicationnelle constante, insistante, voire intrusive, par les pouvoirs sociaux, qui appâte les individus avec une perspective de bonheur comme maximisation de sensations bonnes.

Mais il faut se rendre compte qu’une telle perspective de bonheur nous conduit dans une sorte d’enfer individualiste. Car les sensations bonnes, celles de la société de consommation, ne valent que pour soi. Autrui dans sa propre quête de sensations bonnes ne peut être qu’un obstacle. Chacun doit se battre dans une compétition pour la capacité d’avoir des sensations bonnes. Et la mesure de cette capacité, on la connaît, c’est la richesse …financière, soit le montant de son compte en banque. Et cette richesse, dans une société organisée pour le marché, s’accumule toujours au dépend de celle d’autrui.

Autrement dit, ce bonheur individuel qui est la valeur finale promue par l’idéologie dominante, implique une société de compétition et de défiance a priori envers autrui.

Nous retrouverons notre puissance d’agir pour notre avenir lorsque nous nous vivrons ensemble dans ce mouvement, c’est-à-dire lorsque nous aurons retrouvé, recréé, la confiance[3]. Alors nous aurons la force, l’aplomb, pour nous élever contre les absurdités, qu’elles soient quotidiennes ou d’infrastructures, de la mercatocratie, de façon à ce qu’elles soient disqualifiées comme des aberrations du point de vue de l’avenir de tous.

Précisons que pour ce retissage de la confiance une attention prioritaire doit être apportée à ce qu’on pourrait appeler « une écologie de la communication » : savoir faire taire les canaux de communication dominants, éviter les réseaux sociaux qui enferment dans des bulles d’auto-confirmation, épargner les enfants du racolage publicitaire, ouvrir des espaces et du temps aux échanges vivants en lesquels on sait à la fois s’écouter et argumenter, etc…



[1] Cf. Nicolas de Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1794).

[2] Voir pour ce point et le point suivant les chapitres 3 - La manipulation réactive, et 4 - La nouvelle sophistique, de notre Démocratie… ou mercatocratie ? éditions Yves Michel – 2023.

[3] Cette notion de confiance, essentielle, a été approfondie dans notre Vivre ensemble : dialogue sur la confiance et le droit.

dimanche, août 10, 2025

Qu’il s’agit de mercatocratie et non de capitalisme !


 

Bien nommer la réalité à laquelle on est confronté, c’est être capable de la distinguer clairement des réalités proches par ce qui la caractérise en propre, c’est donc mieux la comprendre, et donc se mettre en capacité d’agir de façon maîtrisée sur elle.

La mercatocratie n’est pas le capitalisme. Pourtant chacun de ces noms prétend désigner le pouvoir de nature fondamentalement économique qui, aujourd’hui, gouverne le monde.

Dans le cadre de l’élaboration des doctrines socialistes et marxistes au milieu du XIXe siècle, le mot « capitalisme » est utilisé pour désigner le pouvoir sur la société des gens riches qui font fructifier leur capital en l’investissant dans la production de biens, en particulier dans l’industrie. Pour Marx cet enrichissement passe essentiellement par une exploitation injuste des travailleurs qui sont employés par les capitalistes pour produire. En effet, au-delà du salaire reçu, le capitaliste extorque systématiquement au travailleur un surplus de valeur qu’il a apporté à la production par son travail (théorie de la plus-value dans Le Capital de K. Marx, 1867). Car le capitaliste, guidé par la maximisation de son profit, tend toujours à payer le travailleur au plus près de ce qui lui est seulement nécessaire pour renouveler sa force de travail.

La mainmise du capitalisme sur la vie sociale oriente celle-ci vers un antagonisme de plus en plus aigu entre deux classes sociales : d’un côté les possédants que dans la tradition post-révolutionnaire française on appelle la classe bourgeoise, et de l’autre les prolétaires considérés comme n’ayant pour toute richesse que leur force de travail. Cette lutte des classes doit inévitablement se terminer par la victoire des prolétaires parce qu’ils sont la majorité et n’ont rien à perdre. Les prolétaires au pouvoir, faisant table rase du passé, forts de leur vécu de lutte solidaire, établiront une société communiste, abolissant la propriété privée, selon le principe « À chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités ». Ils ouvriront enfin le temps du bonheur pour l’humanité.

Cette destinée de l’humanité, bien que présentée comme une nécessité historique par le marxisme, a échouée.

Certes mais, observera-t-on, si l’on enlève cette histoire de lutte de classes permettant à l’humanité de se réaliser dans le bonheur communiste, ne peut-on pas garder l’idée de capitalisme et de pouvoir des riches alimenté par la spoliation des pauvres qui sont obligés de se faire embaucher pour pouvoir survivre ? Car cela correspond bien à l’expérience commune.

Non ! En réalité cela est loin de correspondre à toute l’expérience présente du salariat. En effet, nous ne sommes plus dans la phase première de l’industrialisation par l’exploitation maximale du travailleur au XIXe siècle. La société industrielle a évolué depuis en faisant émerger une classe moyenne de travailleurs enrichis et disposant de congés payés, leur permettant de remplir aussi un rôle tout aussi indispensable pour l’économie de marché que la production, celui de la consommation.

Le salariat prolétarisé, parfois aux confins de l’esclavage, a été largement déporté dans des pays moins riches et moins développés du point de vue technologique que l’Occident, souvent par l’entremise de pouvoirs autocratiques capables de tenir par la force les situations d’injustice ainsi créées.

Il faut comprendre que l’extension du marché, donc des possibilités de consommation, est une nécessité pour le système économique qui s’est mis en place au XIXe siècle en Occident – c’est la fameuse « croissance » dont on nous rebat les oreilles et dont l’absence est présentée par les médias dominants comme une catastrophe. C’est pour cela que le marché s’est mondialisé et doit toujours plus s’intensifier – il y a désormais un marché de l’adoption, des mères porteuses, du sang pour transfusions (même si on s’approvisionne initialement par des dons), etc. Tel est le sens de l’expression « lois du marché ». Ce sont les lois de sa croissance à tout prix : renouvellement incessant de l’offre, obsolescence accélérée des produits, piétinement de la structure des sociétés peu avancées dans le développement économique mais qui possèdent des ressources exploitables, déprédation sans frein de l’environnement naturel, concurrence exacerbée pour s’approprier sa part de marché (d’où plans sociaux, délocalisations, etc.), financiarisation de l’économie – car l’argent lui aussi est un marché, mais comme c’est le marché d’un produit qui permet de contrôler tous les autres, il devient le marché principal.

L’économie est l’ensemble des règles mises au point par les humains pour la circulation des biens. Capitalisme et mercatocratie désignent deux manières différentes de caractériser la manipulation de ces règles qui s’est instaurée dès le début du XIXe siècle Occident au service de visées de pouvoir. Car un pouvoir ancestral fondé sur la force et les liens de sang ayant été renversé, des individus riches ont perçu qu’il y avait des places à prendre en investissant leur capital pour, comme disait Karl Polanyi, « désencastrer l’économie » – ce qui veut dire faire cesser sa subordination au pouvoir politique et prendre la main sur l’organisation de la société.

Parler de capitalisme, c’est considérer que cette manipulation s’est faite essentiellement au niveau de la production des biens – réquisition des terrains communaux par les riches (enclosures), exode rural, constitution d’unités de production autour de machines, exploitation de l’énergie du bois forestier, de celles tirées du sous-sol, déclassement des ouvriers, constitution d’un prolétariat salarié avec embauche en nombre de femmes et d’enfants aux conditions de travail inhumaines, et, finalement, extorsion de la plus-value par le salariat.

Mais il faut avoir conscience que, du point de vue de la dénonciation du capitalisme, ni les impacts de l’industrie sur l’environnement naturel, ni les comportements de consommation, ne sont considérés comme des problèmes. Au contraire : ils font partie de la solution.

D’abord parce que les progrès techniques sont compris comme la raison première de l’évolution historique et que cette évolution est conçue globalement comme un progrès vers une société du bonheur. En effet le marxisme soutient que les classes sociales, dont l’antagonisme est le moteur de l’histoire, sont déterminées par l’état des techniques : il fallait que les machines soient inventées, pour faire tourner des usines, pour que se constitue un prolétariat, pour qu’advienne dans la conscience des opprimés la volonté de faire advenir une société communiste.

Ensuite parce que la consommation n’est vue que comme l’expression du droit légitime de chaque individu à satisfaire ses besoins – ce que veut garantir pour tous l’idéal de société communiste.

Pour le dire simplement le marxisme croit que le sens ultime du bien commun est la société du bonheur – en laquelle chacun pourra satisfaire sans problème ses besoins. Mais n’est-ce pas également l’idéal affiché par la société qu’il combat ? Partout dans ses communications elle met en scène le bonheur à portée d’achat !

Mais faire du bonheur le but social ultime est une escroquerie. Tout simplement parce que « le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble. » (Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785).

Cette impossibilité de se donner un but collectif de bonheur peut plus concrètement se cerner dans la notion de besoin. Le besoin est une inclination vers un objet porteur d’une possibilité de satisfaction qui se manifeste sous la forme de la nécessité : on n’a pas le choix, il faut se l’approprier pour se satisfaire, sinon on se met dans la souffrance, de plus en plus aigü, tant qu’on n’obtient pas satisfaction. Mais les occurrences les plus fréquentes de cet état ne sont-elles pas, pour le consommateur contemporain, des réactions à la multiplication et à l’insistance de communications publicitaires, autrement dit des besoins artificiellement provoqués par un pouvoir qui s’alimente de nos pulsions d’achat ? On peut entendre aujourd’hui :« J’ai besoin d’un nouveau smartphone ! » Voilà un besoin inenvisageable une génération auparavant.

Le bonheur est un mot qui existe, dans toutes les langues, il a donc un sens, mais ce sens est essentiellement personnel – on peut dire que, pour chacun, c’est le rêve de son désir, donc un idéal totalement subjectif. Il faut avoir la lucidité d’admettre que la mise en exergue de la finalité de bonheur, venant de la société – que ce soit d’un parti ou d’une firme marchande – est toujours un moyen par lequel un pouvoir essaie de prendre la main sur notre liberté.

Si le capitalisme pointe un pouvoir économique socialement délétère parce qu’il s’exerce essentiellement au niveau de la production des biens, la mercatocratie met à jour la nocivité sociale de ce pouvoir tout au long du circuit de la circulation de la marchandise. Cette nocivité est désormais largement documentée après deux siècles d’exercice de ce pouvoir économique. Or, ce qui commande cette circulation, c’est bien le marché, c’est-à-dire cet espace social qui fait apparaître une offre, conforme aux intérêts des investisseurs, et qui préempte les besoins des consommateurs – ceux-ci étant pris en compte de manière biaisée par des « études de marché » – en l’accompagnant d’une campagne de communication autant que possible massive et intrusive.

Ce sont aussi les lois du marché qui impliquent aujourd’hui, la persistance de l’utilisation de produits chimiques dangereux dans les denrées alimentaires, la mise à l’écart du bio, le suremballage des produits, la débauche dans l’utilisation de matières plastiques, les injustices monstrueuses entre les conditions des gens sur cette planète (et donc les mouvements d’exil qui en découlent), le gaspillage choquant – environ un tiers – des aliments produits, etc. On connaît trop bien cette litanie de toutes impasses créées par l’économie contemporaine de croissance à tout prix des marchés.

C’est pourquoi, du point de vue de l’expérience de chacun, quand nous parlons de mercatocratie nous sommes beaucoup plus partie prenante que lorsque nous parlons de capitalisme. Et comme ce mot nous permet de saisir en une vision unifiée le pouvoir qui subtilise notre liberté, nous nous sentons moins impuissants. Cela nous aide à penser plus clairement en quoi ce pouvoir consiste, et donc à comprendre que son avenir est compté. Ce qui nous engage à penser l’avenir au-delà.

 Nous espérons prochainement prolonger cette réflexion en abordant les responsabilités dans l’avènement et la fortune de la mercatocratie, et la liberté que nous pouvons avoir pour la dépasser avant qu’elle n’ait généré trop de malheurs et de décombres.

dimanche, août 03, 2025

Au-delà de la primauté de l’offre sur la demande

 



L’économie, c’est le savoir des règles de circulation des biens dans la société.

Il y a une dimension économique dans toute société parce qu’il est quasiment impossible – le « quasiment » renvoie à des situations de survie – que chacun puisse assurer de manière autonome la disponibilité des biens nécessaires pour répondre à ses besoins. Ne serait-ce que parce que chacun à des possibilités (aptitudes, goûts, situations, etc.) différentes qui l’amènent à être plus efficace dans la production de certains types de biens. De ce fait une société devient globalement plus prospère en favorisant la spécialisation dans la mise à disposition de biens et donc leur circulation.

Cette circulation se fait par l’échange de biens. Ce qui implique la rencontre entre une demande et une offre. Au-delà du troc, qui ne peut être que marginal, un échange permet à un bien de circuler grâce à la médiation de la monnaie, laquelle permet de rendre commensurables les uns par rapport aux autres les biens disponibles. Spontanément le transfert d’un bien se fait à la demande de celui qui a besoin du bien en question, pour la simple raison que la notion de « bien » pour caractériser une réalité quelconque – ce peut-être aussi un service (se faire couper les cheveux) – est créée par l’existence d’un besoin qui la vise. Il s’ensuit que c’est d'abord la valeur d’usage du bien – ce en quoi il répond au besoin – qui détermine son prix ; cette valeur d’usage est ensuite pondérée par le temps et la qualité du travail demandé ainsi que la valeur des matériaux mis en œuvre. C’est ce qu’explique le premier économiste de l’histoire, Aristote : « Il est donc indispensable que tous les biens soient mesurés au moyen d’un unique étalon, comme nous l’avons dit plus haut. Et cet étalon n’est autre, en réalité, que le besoin qui est le lien universel (car si les hommes n’avaient besoin de rien, ou si leurs besoins n’étaient pas pareils, il n’y aurait plus d’échange du tout, ou les échanges seraient différents). » (Éthique à Nicomaque, V, 8)

Ce sont là les règles économiques de base que connaissent toutes les sociétés. Même encore la nôtre, bien qu’elle ait massivement dérivée vers la primauté de l’offre sur la demande, car il subsiste toujours un fond inexpugnable de demandes auxquelles doivent s’adapter les offres (par exemple coiffure, soins médicaux, etc.) Mais il y a une autre dimension de l’activité économique, qu’Aristote nommait la chrématistique (dans Politique, livre I). La chrématistique est l’intérêt non pas pour l’utilité propre d’un bien, mais en tant qu’il peut être échangé et ainsi rapporter un bénéfice. C’est la dimension proprement commerçante de la circulation du bien qui s’attache à sa valeur d’échange et non à sa valeur d’usage. Elle est une dimension nécessaire de toute économie car il faut bien des intermédiaires – les commerçants – qui mettent à disposition des biens qu’ils jugent correspondre à la demande locale, ce qui implique des risques et de nombreuses charges pour lesquelles ils doivent se rémunérer.

 Mais tout de suite Aristote met en garde contre une dérive de la chrématistique qu’il repérait déjà dans la société grecque du IVe siècle avant J-C. La transaction commerciale peut être en effet détournée de sa fin propre – assurer la satisfaction des besoins – pour une autre fin qui est l’accumulation de monnaie pour elle-même. Aristote insiste sur le caractère illimité de cette recherche du profit, car elle ne saurait trouver sa fin dans la sérénité des besoins satisfaits. Car en utilisant de l’argent pour faire plus d’argent le marchand – on peut réserver ce mot à celui qui vise un tel profit – acquiert un nouveau pouvoir dans la société. Il peut en effet faire fructifier son capital monétaire s’il l’investit pour réaliser une disponibilité de biens anticipant une demande prévisible : il se met alors en situation d’amasser de grands profits. Ainsi l’activité marchande ne devient finalement qu’une recherche de pouvoir et de jouissance, lesquels n’ayant jamais de fin mènent à l’excès, ce qui fait immanquablement le malheur des sociétés. C’est ce que dénonce le contemporain et concitoyen athénien d’Aristote, l’orateur Démosthène : « En vain il criera, en vain il invectivera, il sera puni comme nous autres, s'il se porte à quelque excès (ubris). » (Contre Midias, IVe siècle av. J.-C.). Ne pouvons-nous pas nous sentir concernés par cette apostrophe d’il y a 25 siècles, en notre situation contemporaine sous une mercatocratie à la fois triomphante et sans avenir ?

C’est pourquoi Aristote préconise de légiférer pour encadrer la chrématistique. Il demande tout particulièrement l’interdiction du prêt à intérêt, qui consiste à mobiliser de l’argent, pour faire plus d’argent. Cette condamnation du prêt à intérêt à été reprise par la chrétienté – on l’appelait alors l’usure. Ce n’est qu’au XIIe siècle, parce que les demandes des cours royales aux marchands (par exemple en tissus et épices venant d’Orient) impliquaient de lourds investissements, que les princes ont obtenu du pape une tolérance de l’usure.

On peut considérer que la véritable fin du Moyen-Âge correspond à la reconnaissance sociale de la chrématistique, autrement dit cette partie de l’économie constituée par la poursuite par les marchands de leur propre profit. Des penseurs vont théoriser que c’est l’enrichissement de ses marchands qui fait la puissance d’un royaume. C’est ce qu’on a appelé la doctrine mercantiliste qui, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, a transformé l’économie de l’Occident, constituant en quelque sorte une première esquisse de mondialisation. Car l’appât du gain du marchand devenant le moteur de l’économie, il appelle des entreprises de quête des métaux précieux qui permettent d’augmenter la masse monétaire de l’État tout en asseyant sa fiabilité, et une prédilection pour le commerce international qui permet de faire les meilleurs profits en se procurant des biens là où ils sont faciles à produire pour les vendre là où ils sont difficiles à se procurer. Il faut savoir que ce commerce est d’autant plus fructueux qu’il s’appuie sans vergogne, malgré la religiosité ambiante, sur des pratiques inhumaines d’esclavage, en particulier de populations africaines.

La voie privilégiée de l’investissement profitable pour le marchand consiste alors à préempter une demande en rendant une offre disponible – pour le dire simplement : « instaurer un marché » (d’où le nom de mercantilisme). Mais ne nous méprenons pas sur ce « marché » du mercantilisme. C’est un marché fait par les riches pour les riches. Au peuple, aux petites gens, aux paysans chassés des campagnes par la pratique des enclosures – enclore des terres communales (qui depuis toujours étaient ouvertes à tous) pour les exploiter et en faire des terres de rapports pour les manufactures ou l’industrie (y mettre des moutons pour la laine) – est réservé pour seul destin de rester pauvres et de travailler. Ceux qui font leur marché dans cette nouvelle économie en développement sont uniquement, dans ces sociétés fortement hiérarchisées, les privilégiés. 

Ainsi, jusqu’aux profonds changements sociaux qui marquèrent la fin du XVIIIe siècle, cette préséance de l’offre ne concerne qu’un marché exigu (les privilégiés sont très minoritaires) et ne présente qu’un faible éventail de produits puisque les privilégiés sont bridés par les phénomènes de mode qui sont un enjeu de reconnaissance de leur statut social.

L’économiste austro-hongrois Karl Polanyi, dans La Grande Transformation (1944), affirmait que « le remplacement du marché régulé par des marchés autorégulateurs constitua à la fin du XVIIIe siècle une transformation complète de la structure de la société. » En effet, le marché, tant qu’il a été pratiqué selon la doctrine mercantiliste, est resté entièrement sous l’autorité du monarque, lequel en est un acteur majeur, à la fois comme le premier client (avec sa cour), et comme un producteur (par exemple les manufactures royales fondées par Colbert). Si bien que tout marchand-entrepreneur doit se conformer à la politique étrangère royale. Enfin la source de la force publique reste dans la main royale. C’est en ce sens que Polanyi peut considérer comme « régulé » le marché sous le mercantilisme.

La véritable rupture économique se fait donc à la fin du XVIIIe siècle en Occident, à la faveur des bouleversements sociaux consécutifs aux révolutions états-unienne et française. Polanyi parle de l’advenue du marché « autorégulé » pour marquer que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le marché – l’espace d’échanges économiques qui, en exposant l’offre, la met en libre concurrence par rapport aux demandes qui s’expriment, déterminant, en fin de compte la valeur d’échange des biens – ce marché donc, ne se soumet plus à l’autorité politique. C’est même le contraire ! Désormais c’est le marché qui, profitant du déverrouillage des hiérarchies, s’efforce d’investir l’État afin qu’il facilite son expansion. Il bénéficie pour cela d’un contexte idéologique favorable, car l’on parle désormais de la liberté du peuple et de son droit au bonheur. Les marchands-entrepreneurs peuvent prétendre offrir à la consommation des biens pouvant aller dans le sens de cette quête populaire de bonheur.

 En ce point, il faut noter que si tout marché est la mise en scène d’une offre, et en tant que tel exprime une primauté de l’offre sur la demande, il ne signifie pas nécessairement la prise de pouvoir du marchand.

Nous connaissons tous la plus simple situation de marché, celle qui occupe périodiquement la place de la ville ou du village, en laquelle, sur des étals provisoires, producteurs et commerçants exposent leur offre variée et ciblée à une population qu’ils connaissent. Dans cette interaction vivante entre l’offre et la demande, la primauté de l’offre n’est pas l’instauration d’un pouvoir du commerçant, parce qu’ici, si l’offre ne paraît pas évidente pour la demande, on argumente et on s’écoute .

À ce marché local, que l’on peut qualifier de « démocratique », il faut opposer le marché global –  on peut même dire aujourd’hui « mondialisé » – que l’on qualifiera de « mercatocratique » – l’usage de cet adjectif signifie qu’il est le lieu d’une forme de pouvoir social qui entrave arbitrairement la liberté humaine. Qu’est-ce qui change lorsqu’on passe de l’un à l’autre ?

  • Il y a une perte essentielle dans la relation de la demande avec l’offre, puisque dans le marché global, vu le nombre de personnes impliquées, l’offre ne se trouve plus confrontée directement à une demande qu’elle doit prendre en compte, elle cible « une clientèle » potentielle par abstraction de certains caractères dans une population donnée. Les besoins de celle-ci vont être étudiés indirectement par des « études de marché » en lesquelles on pose, à un échantillon d’individus censé être représentatif, des questions courtes qui impose des réponses par réaction (non réfléchies ni argumentées) et simples (le plus courant : oui/non/sans avis).

  • L’offre s’appauvrit. En effet, n’ayant plus la régulation de l’État au-dessus d’eux les marchands-entrepreneurs entrent dans une concurrence sans frein, les petits étant engloutis par les gros, lesquels deviennent de plus en plus gros, jusqu’à devenir des oligopoles qui se répartissent le marché. La variété de l’offre se réduit et les prix sont artificiellement tirés vers le haut. Il faut souligner que cette impitoyable concurrence amène à la disparition de nombreux produits originaux ou locaux, exigeant des ressources et un savoir-faire spécifiques, créant d’autant un décalage de l’offre par rapport à la demande.

  • Elle implique une agression communicationnelle massive. La stratégie de la mercatocratie est la saturation de l’espace par des messages promouvant son offre. Ceux-ci s’insinuent jusqu’aux chambres à coucher par l’intermédiaire des terminaux de communications personnels, …et n’épargnent pas les enfants. Son procédé est ce qu’on peut appeler « la manipulation réactive » – une interpellation émotionnelle avivée par l’image qui, soulignant une frustration, fait réagir, alors même que le produit à vendre est mis en valeur comme la solution – la grosse automobile bien haute avec gros pneus pour le mâle de classe moyenne en menace d’être déclassé professionnellement, et peut-être aussi dans son genre. 

J’entendais ce jour un reportage plein de commisération et d’interrogations sur les gens qui ne pouvaient pas partir en vacances, et qui seraient un pourcentage de la population anormalement important. L’étonnante omniprésence du verbe négativement conjugué « ne peuvent pas » imposait le présupposé d’une thèse idéologique incontestable : « On ne peut que vouloir choisir quelque lieu de destination dans l’offre si variée et si séduisante qui s’étale sur le marché des vacances ! » Nul soupçon que l’on puisse ne point avoir une demande de vacances, du moins en ce sens particulier où l’entend le reportage et qui est celui de l’offre marchande, qu’on puisse, par exemple, vouloir simplement profiter d’un espace urbain rendu plus calme et plus disponible, qu’on puisse vouloir se dispenser de l’épreuve d’une transhumance dans les bouchons des samedis d’été, etc.

Ce type de reportage laisse voir le pouvoir que s’attribue la mercatocratie, en fait le pouvoir des principaux acteurs du marché. En saturant l’espace public de son offre de biens, avec la communication intrusive et proliférante qui la promeut, elle parvient à réduire, en l’orientant selon ses intérêts, le champ des possibles pour chacun. Or, l’ouverture du champ des possibles entre lesquels on peut choisir n’est rien d’autre que la mesure de notre liberté !

Au fond, le pouvoir mercatocratique n’est-il pas essentiellement là : étouffer l’infinie variété des demandes possibles sous son offre, et finalement imposer une organisation sociale en fonction de cette offre ?

On voyait bien, dès les années 70, qu’il fallait valoriser le très dense réseau ferroviaire français pour contrer l’envahissement de l’espace public par l’automobile, et prévenir l’excès d’émissions carbonées qui s’annonçait. Mais non ! Les demandes en ce sens ont été marginalisées ; on a voulu faire croire que seule l’offre automobile pouvait répondre aux besoins de déplacement de chacun, que le choix du moyen de déplacement ne pouvait pas être autre que le choix entre les grandes marques de cette offre. Et, toujours par rapport aux besoins de déplacement, cela continue. On offre des destinations dites « paradisiaques » avec voyages en avion, ou des croisières dites « de rêve » dans des méga-paquebots, à des prix si abordables qu’on parvient à ne même pas laisser une partie de nos chers retraités envisager des activités qui ne compromettent pas à ce point l’avenir de leurs petits-enfants.

La primauté de l’offre, ce sont donc plein de micro-pouvoirs de la mercatocratie sur nous, c’est-à-dire contre la pleine maîtrise de nos vies. Mais c’est plus, c’est l’induction d’une certaine organisation de la société qui nous bride dans des manières de vivre que l’on n’a pas choisies, et qui nous amène à une impasse à la fois sociale et écologique.

Mais ceci étant constaté, on peut se rendre compte qu’on n’est pas nécessairement impuissant face à cette emprise de la mercatocratie sur nos vies par la primauté de l’offre. Car chacun peut faire pour lui-même le petit examen de conscience que constitue la réponse à la question : « Qu’est-ce que j’aurai voulu en ce domaine si je n’avais pas connu cette offre ? » S’il est fait sincèrement, en fonction de soi et de ce qu’on veut être, on verra que cet examen changera notre vision du monde.

Un dernier mot quand même. Nous critiquons, nous condamnons, cette économie de la primauté de l’offre. Mais nous ne voulons en aucun cas incriminer l’emploi du mot « offre » lui-même. C’est un des plus beaux mots de notre langue. Car c’est le mot qui désigne l’initiative d’un autre mode d’échange que l’échange économique : l’échange symbolique du don. Ce type d’échange a une présence et une importance dans nos vies trop méconnue par l’économisme ambiant. Il faudra que nous en reparlions !

dimanche, juillet 27, 2025

La logique du ghetto

 

Déplacement de Juifs vers le ghetto de Varsovie (1940)

 

La logique du ghetto est l’enfermement d’une population particulière, reconnaissable par des caractères physiques propres, dans un espace délimité – celui qu’on nomme « ghetto » – parce qu’elle est jugée indésirable. Cet espace, qui est toujours trop réduit par rapport au nombre d’habitants, implique d’emblée la difficulté de vivre en trop forte densité.

La logique du ghetto est donc celle d’une maltraitance arbitraire d’une population particulière, d’abord par le déni de sa liberté essentielle de circulation. Elle est arbitraire parce que nul n’est responsable de ses caractères physiques génétiques (les israéliens descendants des rescapés de l'antisémitisme génocidaire en Europe au siècle dernier ont-ils oublié cela ?)

L’existence du ghetto implique donc l’action d’un pouvoir qui l’impose par la force. Comme ce pouvoir en contrôle totalement l’accès, ses moyens de maltraitance sont illimités. Cette population peut être simplement exploitée plus fortement et systématiquement que les autres habitants, mais, de toute façon, elle est à la merci de l’usage de la force par rapport à laquelle elle a perdu tous ses droits. C’est pourquoi, elle peut faire l’objet d’un black-out sur ce qui se passe dans le ghetto, de réquisitions, déportations, emprisonnements d’individus ou de groupes, de blocus alimentaire (qui affame) ou de médicaments, de déni de soins, d’assassinats ciblés, de bombardements aveugles, etc.

L’existence de certaines situations de ghettos dans l’histoire humaine est un tache significative de ses épisodes de pire inhumanité et de pire malheur. Il faut le dire :  la logique du ghetto, du fait de la disproportion des forces et de l’abolition du droit, tend à devenir une logique de « terreur » ! Cela signifie qu’elle fait partie de ces épisodes qui interpellent prioritairement la mémoire humaine avec l’impératif catégorique « Plus jamais ça ! »

Imaginons un arrière-grand-père – il doit être nonagénaire – israélien, originaire de Varsovie, ayant visionné des images sur ce qui se passe aujourd’hui à Gaza, interpellant le dirigeant de son pays : « Dis-moi Benyamin, ce que tu fais là-bas, ça me rappelle beaucoup ce que j’ai vécu à Varsovie entre 1940 et 1943 ! » Que lui répondrait ledit Benyamin ? Peut-être, trop extérieur à son horizon, le regarderait-il comme un OVNI, et passerait-il à autre chose ?

D’ailleurs, peu importe, il est probable que ledit nonagénaire n’existe plus : il y eut peu de rescapés du ghetto de Varsovie ! Mais posons-nous la question : Benyamin aurait-il pu traiter ainsi la population de Gaza, il y a  seulement 10 ans (supposant qu’ait été subi le même carnage terroriste) ?

Non !

Non pas parce qu’il est évidemment absurde de prétendre sortir de la terreur en la répandant à son tour (cette évidence ne semble pas avoir trouvé les connexions pour atteindre la conscience de Benyamin). Mais parce que la mémoire du ghetto de Varsovie était encore trop présente, les témoins directs ou indirects trop prêts à rappeler la terreur vécue.

«  Ami israélien, que j’ai jadis rencontré au kibboutz Sarid, qu’est devenue la mémoire de tes parents, de ta famille, dans l’Israël d’aujourd’hui ? »

Mais ce problème de transmission de la mémoire dans la succession des générations n’est-il pas un problème général du temps présent ?

La génération ayant vécue, jeune, la seconde guerre mondiale était encore largement au pouvoir en 1997 lorsque furent signés les accords de Kyoto, en lesquels presque tous les pays de la planète s’engageaient à prendre des mesures pour désamorcer un dérèglement climatique lié à l’excès d’émissions carbonées de la civilisation industrielle. Elle n’était plus au pouvoir 10 ans après lorsque les principaux pays émetteurs s’en sont désengagés, conduisant à la crise écologique actuelle que l’on connaît.

L’élection d’un Trump, piétinant les institutions de régulation internationale créées au lendemain de la seconde guerre mondiale, eut-elle été possible de la part de générations précédant la sienne (celle des baby-boomers) ?

Tous les orages du temps présent – guerres qui s’allument de toutes parts, épisodes climatiques catastrophiques, effondrement de la biodiversité, multiplication des cancers, « maladies rares » de moins en moins rares, injustices comme jamais vues dans la répartition des biens, étouffement sous les déchets humains, réarmement généralisé, etc. – n’ont-ils pas eu pour condition des nouvelles générations en négligence de la mémoire des dangers de la compétition effrénée pour faire valoir ses intérêts particuliers conjuguée avec le rejet de toute régulation pour préserver le bien commun ?

Cette perte de la mémoire dans le passage des générations est-elle naturelle à l’humain ?

Pas du tout !

Pascal écrivait : « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement » (Préface sur Le Traité du vide – 1651). C’était acter que la mémoire transgénérationnelle est essentielle à l’humanité. Effectivement, les hommes prennent soin, de leurs musées, d’écrire l’histoire, de transmettre les savoir-faire, les théorèmes mathématiques, les lois de la nature qu’ils ont su dégager, etc.

Ils devrait être capables – prioritairement capables – de transmettre les leçons de leur histoire ! N’est-ce pas la condition de la meilleure maîtrise de leur destin ?

Il faut donc interpréter cette perte du sens de la transmission comme une déficience caractéristique de notre temps. Cette sorte de rétrécissement du temps vécu qui gomme le passé relève de l’idéologie moderniste, toute puissante aujourd’hui parce qu’elle sert les intérêts marchands. Le modernisme implique le mépris du passé et les choix de comportement prioritairement voué au soulagement au plus court délai des frustrations du présent – ce qui nourrit effectivement les transactions marchandes.

S’il amène à oublier le passé, le modernisme, symétriquement, néglige l’avenir à moyen et long terme. Il rabat l’horizon au plus court terme. De là vient l’impuissance commune actuelle face aux catastrophes écologiques – et sociales – qui s’avancent.

Nous accédons à un vécu serein du temps – ce qui pourrait être une définition du bonheur –  dans la mesure où nous nous dégageons du modernisme. Ce qui se fait en prenant du recul par rapport aux scintillements des invitations aux sensations bonnes qui prétendent accaparer nos consciences.

Nous sommes alors en mesure de comprendre la constitution de ghettos terribles au Moyen-Orient comme un indice majeur, parmi beaucoup d’autres, d’un parallélisme frappant entre les années trente du siècle dernier et les années vingt de notre siècle. Nous pensons alors à ce qu’ont dû vivre nos aïeux, et à tout ce qu’ils ont pu faire quand ils en ont réchappé, pour contribuer à construire un monde où nous ne le revivions pas.

Nous ne disons pas qu’ils ont échoué. Nous disons que les succès de l’emprise du mercatocratisme sur les consciences – sous la forme du modernisme – ces dernières décennies, nous en ont éloignés. Nous disons qu’il faut aller vers eux pour voir plus lucidement les menaces qui grèvent notre avenir, et ce que nous devons faire pour le maîtriser.